Читать книгу Aux mines d'or du Klondike du lac Bennett à Dawson City - Léon Boillot - Страница 4
II
ОглавлениеSkagway, le Sésame du Nord.—La Babel de l'Alaska.—Soapy Smith et sa bande.—Un grec fameux et sa fin.—Le Comité de vigilance des 101.—La foule.—Les restaurants.—Un Yankee entreprenant.—Pêche à travers la glace.—Le «Whitelaw» en flammes.—L'hôpital.
Le passager débarqué à Skagway vers la fin de l'hiver dernier arrivait, après avoir arpenté rapidement la jetée de bois qui relie l'embarcadère à la ville, devant quelques baraques en troncs superposés, mortaisés aux extrémités, ou encore en simples planches grossièrement façonnées, qui s'alignaient, flanquées d'un espèce de trottoir en planches, élevé de quelques centimètres au-dessus du sol. Le passager en question était dans l'une des artères de la ville. Il s'y trouvait tout à coup en présence d'un individu à mine peu engageante, mais dissimulée plus ou moins sous les touffes d'un immense bonnet en fourrure de rat musqué ou de renard, un manteau en poil de chien, des mitaines fourrées, des mocassins en peau de phoque ou des bottes en cuir jaune montant aux genoux, complétaient son accoutrement. Le Chi-Cha-Ko (c'est le nom indien signifiant «nouveau venu»; il est donné dans le Yukon aux chercheurs d'or venus pour la première fois en Alaska) répondait à l'invitation d'entrer se chauffer, non sans avoir jeté un regard investigateur sur ledit individu, sur la rue, et sur la baraque surmontée de l'inévitable enseigne Saloon, qui n'est ni salon, ni café, ni cabaret, ni tripot, mais qui combine les traits caractéristiques de ces trois derniers genres d'établissements. À l'intérieur, un comparse derrière le comptoir indiquait d'un geste l'énorme poêle en fonte, ronflant, gémissant, rugissant, craquant sous l'action des mille et une langues de feu jaillissant des bûches, des souches de bouleau et de pin qui se succèdent et se consument rapidement, car, au dehors le froid était intense, avivé par une bise du Nord qui pénétrait même les plus épais vêtements de laine.
SKAGWAY, VU DE LA MER. DESSIN DE SLOM, D'APRÈS LA PHOTOGRAPHIE DE M. GOLDSCHMIDT.
La conversation s'engageait sur les sujets habituels, le froid, le temps, etc. Sur ces entrefaites, un autre comparse attifé à peu près comme le premier faisait son apparition, prenait place autour du poêle et racontait à ses auditeurs comment il venait d'arriver de Dawson, sur la glace, en vingt ou vingt-cinq jours, en preuve de quoi il faisait circuler un flacon rempli de poudre et de pépites d'or: cela venait d'un claim nº X sur Bonanza ou Eldorado Creek, valant des millions; il partait pour aller le vendre aux États-Unis et se disait fort satisfait de son séjour au Klondyke. Sans doute il y avait de légers inconvénients: ainsi il n'avait pas été heureux au jeu et avait perdu quelques milliers de dollars en quelques soirées au black Jack ou au poker, mais on ne pouvait tout avoir, et qu'est-ce que cinq ou dix mille piastres pour un homme qui ramasse l'or à la pelle sur son claim? Absolument rien. Et puis le jeu est si plaisant! Savez-vous comment il se joue? Non? Eh bien, tenez, vous allez voir! Alors on passait dans une chambre à côté, garnie d'une table et de quelques chaises; les cartes sortaient de la poche où retournait le flacon d'or, et le jeu commençait entre les deux gaillards à fourrures; si le nouveau venu n'était pas entièrement un greenhorn (un benêt), il trouvait une excuse pour se retirer aussi vivement que possible. Sinon il se mettait de la partie, et invariablement son apport allait grossir les millions du soi-disant mineur chanceux. Neuf fois sur dix, c'est ce dernier cas qui se produisait et le malheureux dépouillé s'esquivait d'ordinaire sans se plaindre: en guise de consolation il pouvait, une fois sur le trottoir, lire la proclamation du «Comité de vigilance des 101», laquelle était affichée sur la porte même du «Salon», ordonnant aux joueurs de profession, grecs, escrocs, filous, chevaliers d'industrie et leurs confrères, de quitter la ville immédiatement. Deux compagnies du 14e réguliers des États-Unis étaient là campées pour prêter main-forte à l'autorité, représentée en ce moment-là par ledit comité des 101, composé des citoyens les plus considérés de Skagway. Quelquefois aussi la dupe se fâchait tout rouge et faisait un tel vacarme qu'un rassemblement se formait aussitôt et que, devant son attitude menaçante, les escrocs rendaient à leur victime tout ou partie de son argent.
SOLDAT DE POLICE DANS UN CAMPEMENT DE MINEURS—DESSIN D'A. PARIS, D'APRÈS LE CROQUIS DE L'AUTEUR.
Ces filous faisaient partie d'une bande organisée par un homme fort intelligent et de bonne famille, qu'on nommait Soapy Smith; il avait une quantité d'acolytes pour son œuvre néfaste de pillage, et peu de jours avant la fin de sa carrière de crime (juillet), quelques-uns d'entre eux avaient dévalisé d'une somme de trois mille dollars en poudre d'or un mineur revenant de Dawson. Les autorités ouvrirent une enquête; Soapy prétendit que ses amis avaient gagné cet argent à un jeu honnête. Mais cette réponse ne satisfit personne. Son arrestation fut demandée. Le prévôt étant jugé incapable d'apaiser l'opinion publique, un corps de volontaires fut organisé afin de disperser la bande. L'un des volontaires, M. Reid, s'attaqua certain jour à Smith. Revolvers et fusils furent de la partie. Reid fut mortellement blessé. Smith fut emporté mort. La foule présente mit aussitôt la main au collet de deux Soapy, un nœud coulant leur fut prestement glissé sur les épaules et ils allaient être lynchés quand la police, prévenue, arriva juste à temps pour les délivrer. Les autres membres de la confrérie se dispersèrent aussitôt: quelques-uns allèrent à Dawson, mais là ils furent prévenus qu'à la moindre plainte contre eux, ils seraient expulsés en plein hiver et lâchés sur la glace, soit en haut, soit en bas de la rivière. L'avis fut compris, paraît-il, car jamais plus on n'entendit parler d'eux.
Libre de poursuivre sa route, notre Chi-Cha-Ko enfilait Broadway, la principale rue de la ville, à peine débarrassée des cadavres de chiens ou de chevaux qui encombraient encore les autres rues; il voyait des cabanes en bois, en toile ou en tôle de fer; partout des perches supportant les fils transmettant l'électricité pour la lumière et le téléphone; des tentes de toute forme, etc. Un bon nombre de ces constructions provisoires, de ce provisoire qui dure indéfiniment et jusqu'à ruine complète, étaient recouvertes d'une toile goudronnée noire fixée avec des pointes à large tête de métal blanc, ce qui donnait à l'ensemble une apparence de monument funèbre d'un effet sinistre; on voyait là des traîneaux, des chars, des canots traînés par des chiens, des chèvres, des chevaux, des bœufs, des ânes, des mules, montés, guidés, chassés par des individus de tout sexe, de tout âge, jurant, criant, hurlant, se disputant dans les langues les plus diverses. Cette foule était vêtue de costumes non moins divers, de ces costumes qui, à distance, font prendre un homme pour une femme et vice versa; ici, en effet, les dames portent des culottes et des bottes. Ajoutez à cela les odeurs, provenant de différentes causes, mais principalement de plats et de ragoûts inédits autant que singuliers, composés par les nombreux restaurants pour les goûts variés de l'Européen, de l'Australien, de l'Américain, de l'Asiatique; seul le prix était uniforme et assez raisonnable. Un repas passable consistant en une soupe, une viande rôtie avec pommes de terre, un morceau de gâteau ou un fruit, le tout arrosé d'une tasse de thé ou de café, valait 2 fr. 50. Les salles à manger offraient de simples bancs de bois blanc, des tables pareilles pas toujours recouvertes d'une nappe ou d'une toile cirée, des services en étain et des femmes pour servir aux tables, car la main-d'œuvre était trop élevée pour y employer des hommes. Généralement les hôtels n'étaient qu'une sorte de garni, à chambres divisées en compartiments en planches brutes, offrant chacun juste l'espace nécessaire à une personne pour y dormir; le plus souvent la literie, consistant en une paire de couvertures de laine, était fournie par le logeur. Vous aviez alors à payer de 2 fr. 50 à 3 francs par nuit; une très petite chambre à un lit, des plus simples, se payait 7 fr. 50 par jour; la vermine, par contre, était gratis et abondante. Les enseignes étaient d'autant plus prétentieuses que l'établissement était d'importance moindre; une foule affairée remplissait les boutiques, restaurants, et surtout faisait queue à la porte du bureau de poste. Car le titulaire, avec l'aide insuffisante qu'il avait à sa disposition, ne pouvait suffire à distribuer assez promptement, au gré du public, les milliers de missives qui, partant de tous les points du monde, s'étaient donné rendez-vous à Skagway. Et l'orthographe! quels outrages commis en son nom, s'étalant sur les enseignes, les bâtiments, les clôtures, les journaux, les circulaires, etc.! Quels noms et quelles professions, quelles réclames et quelles annonces! Le volapük serait nécessairement né de ce chaos linguistique, s'il n'avait été déjà inventé. Il y avait cependant un trait commun pour unir cette masse si disparate d'éléments humains: c'était la poursuite du même but, c'était la recherche de l'or. Et, croisés modernes, leur cri n'est plus «Jérusalem, Jérusalem!», mais «Eldorado, Eldorado!» Et, sous l'influence de ce terme magique, tous se tournent vers ce Nord mystérieux et terrible, ce Nord aux deux pôles, auquel il faut peut-être en ajouter un troisième, le pôle de l'or.
UN CONVOI DE BÉTAIL DANS LA GRANDE RUE DE SKAGWAY. DESSIN DE MADAME PAULE CRAMPEL, D'APRÈS UN CROQUIS DE L'AUTEUR.
Voyez-les, ces fils d'Antée, portant sur leurs épaules non un monde, mais un fardeau de 20 à 50 kilos; ces épaules vont à la conquête d'un pays; leurs armes, c'est le fardeau qui contient la ration quotidienne de farine, de lard, de provisions de tout genre, tout un lot de vêtements, d'outils et d'ustensiles divers. Le terrain doit être conquis à pied, l'approvisionnement doit être transporté de la mer au lac, et, bien que beaucoup s'aident de chevaux, de chiens et d'autres moyens de transport, néanmoins un grand nombre n'ont que leurs bras et leurs muscles pour ce combat acharné où plusieurs perdront leurs biens ou même leur vie.
PÊCHE À LA TRUITE SUR LA GLACE. DESSIN D'A. PARIS, D'APRÈS LE CROQUIS DE L'AUTEUR.
À cette époque, Skagway avait une formidable rivale dans la petite ville de Dyea, à environ 10 kilomètres plus au Nord et de l'autre côté d'un éperon de rochers qui sépare les deux localités. Dyea, en effet, commande le Chilkoot Pass, plus élevé de 300 mètres que le White Pass, offrant par contre une route moins longue jusqu'à Bennett. Mais depuis quelques mois, la construction d'une route carrossable et ensuite d'une voix ferrée de Skagway à Bennett par le White Pass a décidément fait pencher la balance en faveur de cette dernière roule; le chemin de fer, aux dernières nouvelles, marchait jusqu'au pied du sommet, et on s'attend à ce qu'il soit complété jusqu'à Bennett au printemps 1899; la distance de Skagway au sommet est de 25 kilomètres environ; de là au lac Bennett, de 26 à 27; la route de Dyea par le Chilkoot est de quelques kilomètres plus courte, mais comme nous l'avons dit, plus escarpée. Le Chilkoot Pass est de 1 200 mètres et le White Pass de 800 mètres de hauteur, mais sous cette latitude la limite de la végétation se trouve à la faible hauteur de 400 à 500 mètres, de sorte que ces deux cols sont entièrement dépourvus d'arbres sur plusieurs kilomètres à chaque versant.
Skagway, qui, il y a un an, ne comptait que quelques douzaines de baraques et de tentes, est maintenant une ville de 5 à 6 000 âmes régulièrement disposée, comme toutes les villes américaines, en rues et avenues se coupant à angle droit, un côté de l'angle représentant environ 75 mètres. Il y a quelques églises qui, le dimanche, réunissent un certain nombre de fidèles, pressés de se recommander à la protection divine pour leur voyage aventureux. Toutes les constructions sont en bois, et il y a encore bon nombre de tentes. L'eau se tirait de puits creusés en arrière des maisons, car Skagway est située sur l'ancien lit de la rivière; maintenant elle est amenée, par des conduites en fer, d'un réservoir naturel formé par un lac à 4 kilomètres de la ville et à une altitude de 150 mètres. C'est sur ce lac qu'en hiver on pêchait la truite; des trous étaient pratiqués à travers la glace, et quand le poisson venait respirer à la surface, il était harponné d'une main sûre.
Pour arriver au lac on se dirige vers la scierie plantée au pied de la côte, au point où la plage cesse d'être baignée par les eaux de la baie; un sentier pittoresque s'élance à l'assaut des hauteurs boisées, passant d'un côté du ravin à l'autre par de petits ponts rustiques en branches d'arbres, ensuite au pied d'une paroi de rochers verticale où un Yankee entreprenant a réussi à faire peindre une enseigne en lettres de plusieurs mètres de hauteur vantant les mérites du cigare «Général Arthur»; le portrait de cet ancien président (sans ressemblance garantie!) peut être aperçu à deux ou trois kilomètres de distance.