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»THÉRÈSE.» II

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Table des matières

Le voyageur que l'express emporte vers Marseille aperçoit la masse grandiose du château de Sénac, sur la rive opposée du Rhône, entre Montélimart et Orange. L'habitation a subi le sort commun des demeures seigneuriales de ce pays, que les guerres de religion traitèrent aussi rudement qu'aucun pays de France. Elle porte les traces profondes du fer et du feu. Mais les châteaux d'alors—et aussi les châtelains—étaient bâtis pour tenir tête aux horions. La grosse tour semble encore guetter l'approche des lansquenets ennemis, se glissant à l'improviste par les chemins de chèvre étagés sur les coteaux du Rhône. Elle pourrait conter l'effroyable saut de plus d'un prisonnier catholique ou huguenot, à qui, «pour descendre en ceste mode, plus auraient fait de proufict aisles que iambes». Ainsi parlent les chroniqueurs du temps, peu coutumiers de sensiblerie.

Vers le milieu du XVIIe siècle, une habitation moderne s'est soudée à la vieille tour restaurée à grands frais; tel on voit un guerrier blanchi sous le harnais, mais encore vert, marier sa gloire à la beauté d'une jeune épouse couronnée de grâce. L'habitation, malgré tout passablement austère, occupe avec ses dépendances une bande de terrain fortement incliné que bordent, au pied, le cours du Rhône et, au sommet, l'ancienne route de poste. La cour d'entrée, les communs, le château, les parterres, le potager remplissent la zone horizontale, située sur la hauteur. Le reste du terrain, planté de chênes encore jeunes, descend jusqu'au chemin de halage par une pente assez raide. Une enceinte à peu près carrée clôt la propriété dont la surface approche de cinquante hectares, presque entièrement rebelles à la culture. Aussi les habitants du petit village, faisant allusion à la dépense de cette muraille de trois quarts de lieue répètent volontiers:

—L'écorce de Sénac vaut mieux que la châtaigne.

Il y a cinquante ans, la malle-poste passait chaque jour devant la grille armoriée qui forme un côté de la cour d'honneur du château. Mais, depuis l'établissement de la grande ligne ferrée qui longe l'autre rive du Rhône, les châtelains, moins favorisés que jadis, doivent quitter le train à la station située en face de la vieille tour et traverser le fleuve en bac pour entrer chez eux, à moins qu'ils ne veuillent affronter l'interminable lenteur des embranchements de la rive droite. Le progrès, comme la vertu, a ses côtés incommodes.

Les ouvrages spéciaux écrits pour les voyageurs citent le panorama du donjon de Sénac parmi les plus beaux du midi de la France. A l'est, le Rhône et sa vallée, encore étroite, forment le premier plan, magnifique tapis de verdure, où se détache la broderie plus pâle du feuillage de l'olivier qui commence à paraître. Au delà s'arrondit l'amphithéâtre majestueux du Grésivaudan et des Alpes, appuyé à droite sur le Ventoux désolé et neigeux. Parfois, dans les pures soirées d'automne, un géant inconnu se dresse un instant parmi les voiles roses de l'Orient prêt à s'endormir dans l'ombre. C'est le Pelvoux dont la haute cime, écrasant tous les pics voisins, reçoit la dernière caresse du soleil, de même que, le lendemain, il sera touché avant tous de sa flèche d'or.

A l'ouest, la vue moins réjouie n'a pour se reposer que le paysage austère et tourmenté des Cévennes. Les aspects les plus divers se trouvent mélangés comme au hasard. D'étroits vallons, parés d'une riche culture, sont encaissés dans la sécheresse désolée de collines granitiques aux contours anguleux. Sur les plateaux, la garrigue monotone déroule son vêtement de bruyères et d'arbustes rabougris, sans autre habitation que la cabane en pierres grises du berger, seul habitant de ce désert sauvage. Des hameaux se cachent, de loin en loin, parmi d'énormes châtaigniers à la cime arrondie. Et l'horizon est fermé bientôt par des ondulations médiocres assez hautes cependant pour empêcher le regard de découvrir la chaîne du Tanargue et du Gerbier des Joncs. Tels ces importuns sans valeur et sans mérite qu'on voit détourner à leur profit l'attention du vulgaire, en empêchant d'admirer le génie.

Depuis l'époque où Laurent, comte de Sénac, maréchal de camp des armées du roi, restaurait sa vieille tour et élevait sous son abri la demeure actuelle, ce lieu pittoresque fut rarement honoré de la résidence et même de la visite de ses maîtres. Gaston de Sénac, fils du précédent, moitié homme de guerre, moitié diplomate, mais par-dessus tout courtisan renforcé, disait à qui voulait l'entendre: «Le plus beau point de vue que je connaisse au monde est celui de l'orangerie de Versailles, quand le roi descend le grand escalier au milieu d'une cinquantaine de jolies femmes. Le paysage qu'on aperçoit de mon logis des bords du Rhône vient ensuite, autant qu'il m'en souvient, car je ne l'ai pas contemplé depuis l'âge de quinze ans.»

Une belle dame lui demandant un jour pourquoi il ne mettait jamais les pieds dans ce site merveilleux, le galant gentilhomme répondit:

—Pour deux raisons: la première, que je ne vous y verrais pas; la seconde, que l'air du lieu est malsain pour nous autres. Depuis cinq cents ans, il y est mort plus de cinquante Sénac, hommes ou femmes.

Le plus curieux c'est qu'il y mourut lui-même, durant un séjour—absolument forcé—qu'il dut y faire après un mot trop spirituel sur la Pompadour. Il mourut un peu de vieillesse et beaucoup du chagrin de ne plus voir le roi, maladie qui n'était pas sans exemple à cette époque. De nos jours ce sont les rois qui pourraient être malades, assez souvent, de ne plus voir leurs sujets.

Le fils de ce courtisan à la langue trop leste et à l'âme trop sensible, suivit les princes en émigration et ne rentra en France qu'avec eux. Après son départ, le château, mis en vente comme bien de proscrit, fut acheté par un marchand de fagots du village, nommé Cadaroux, lequel fit l'emplette, comme de juste, à un prix avantageux. Au moment où l'aïeul d'Albert, à peine revenu à Paris dans l'état-major du comte de Provence, allait s'informer s'il était possible de rentrer dans son bien, il vit poindre chez lui un bourgeois bien vêtu, à la mine papelarde, qui lui proposait le rachat, au prix coûtant, du château, du parc et des dépendances. Par précaution il apportait les titres de propriété dans sa poche. Cet exemple rare de probité arracha des cris d'admiration à tout le monde, et d'envie à quelques-uns moins bien partagés que l'heureux Sénac. Celui-ci voulait présenter son bienfaiteur, comme il l'appelait, à Sa Majesté, et ne parlait rien moins que de lui faire donner une sous-préfecture, le jugeant sur sa mine fort entendu aux affaires, ce qu'il était en effet. Mais le bonhomme refusa tous les honneurs et demanda seulement qu'on l'expédiât au plus vite, se disant fort pressé de regagner la «maisonnette» qu'il avait fait bâtir non loin du château. Admirant ses goûts modestes, le comte de Sénac lui fit compter la somme, serra les titres de la propriété redevenue sienne, et reconduisit lui-même son bienfaiteur à la diligence, avec mille cadeaux pour sa femme et pour ses enfants.

Quelques semaines plus tard, quand le trop confiant gentilhomme fit à son tour le voyage pour contempler son domaine qu'il n'avait pas vu depuis vingt ans et plus, il trouva son parc, célèbre dans tout le Languedoc par ses chênes séculaires, tondu comme un champ d'avoine après la moisson. L'honnête Cadaroux avait négligé de lui apprendre qu'il avait coupé tout le bois qui pouvait servir, ne fût-ce qu'à fabriquer des échalas. Cette opération, accomplie sans bruit, avait remboursé deux fois l'acquisition, en dehors du remboursement en espèces. Résultat, en faveur de Cadaroux: deux cent bonnes mille livres, sans compter la «maisonnette» qui était et qui est encore un petit château ne faisant point trop mauvaise figure à côté du grand. Depuis ce temps-là, le brave homme fut connu dans tout le pays sous le sobriquet significatif de Bouscatié (coupeur de bois), que sa famille conservait encore à l'époque de cette histoire.

Voilà comment le Sénac d'alors entendait les affaires. Le nôtre, ou plutôt celui de Thérèse de Quilliane, se montrait fidèle aux traditions, même quant aux goûts de résidence. Mais, pour lui, l'éloignement, d'abord, ne fut pas volontaire. Privé très jeune de ses parents, il était tombé entre les mains, fort dignes d'ailleurs, d'un tuteur assez mûr et encore plus maniaque. Cet excellent vidame, ainsi qu'on l'appelait dans le Faubourg parce que le titre semblait fait pour lui, se croyait en pleine province durant les six mois qu'il passait à sa terre de Brie, à deux heures de Paris, jugeant Lyon, Toulouse ou Bordeaux comme des possessions coloniales, visitées seulement par les Mungo-Park et les René Caillié de son époque. Jusqu'à sa sortie du collège, Albert n'avait entendu parler de son domaine patrimonial que comme d'une île inconnue, habitée, sinon par des cannibales, au moins par des tribus étrangères à toute civilisation. De l'explorer par lui-même, il ne pouvait avoir l'idée. Le vieux tuteur, qui n'était pas solide et se croyait encore plus malade qu'il n'était, poussait les hauts cris quand son neveu demandait la permission d'aller dîner à Saint-Germain. En réalité, c'était le jeune qui était le tuteur de l'autre.

Quand le bonhomme fut tombé en enfance, accident qui suivit de près la reddition de ses comptes à son pupille, celui-ci eut quelque liberté, mais il n'en abusa point. Toutefois, poussé un beau matin par le démon des grandes aventures, il s'embarqua pour Sénac où il arriva sain et sauf, le soir même, un peu surpris que la route fût si peu longue et plus surpris encore qu'on entendit le français, ou à peu près, dans le département de l'Ardèche. A dire le vrai, la surprise alla jusqu'à la désillusion. Les fleurs, les arbres, les animaux, tout, jusqu'aux êtres humains eux-mêmes, ressemblait d'une façon désespérante à ce qu'Albert avait vu chez son tuteur, entre Meaux et Lagny.

Le château lui parut fort triste, non sans cause. Au dedans, les pièces dégageaient un parfum d'abandon qui serrait l'âme. Au dehors il pleuvait, ce qui empêcha le visiteur de jouir de son parc impénétrable autant qu'une forêt vierge, car, depuis les exploits de Bouscatié Ier, les arbres replantés avaient eu tout le loisir d'emmêler leurs branches et de faire disparaître les allées, comme pour noyer dans l'oubli des jours néfastes.

Le village tout entier fit grand accueil au descendant des anciens seigneurs, sauf toutefois les Cadaroux que ce retour malencontreux allait faire descendre au second rang, du premier qu'ils occupaient. Déjà on leur adressait leurs lettres au «château de Sénac», absolument comme si le vieux manoir n'eût été qu'une grange. On était loin du temps où Cadaroux, le coupeur de chênes, parlait de sa «maisonnette» en tournant dans ses doigts les bords graisseux de son feutre. Quant aux paysans, ils espéraient une restauration prochaine du souverain légitime, moitié par intérêt, moitié par affection traditionnelle pour une race qui ne leur avait fait que du bien, quand elle leur avait fait quelque chose. Mais Albert comprenait de reste qu'un de ses aïeux fût mort d'ennui dans cet endroit que l'absence de soleil rendait lugubre, ainsi qu'il arrive pour les plus beaux sites du Midi. La santé de son oncle lui servit de prétexte pour ne faire qu'une apparition à Sénac, prétexte assez fallacieux, car le vieillard était dans l'incapacité la plus absolue de distinguer les moustaches de la sœur Félicité, sa garde-malade, des moustaches plus longues mais non plus fournies de son beau neveu.

Cependant le jeune comte revint l'année suivante. Cette fois une lumière d'or inondait la plaine, et le séjour lui parut ce qu'il était en effet, c'est-à-dire une merveille d'éclat et de pittoresque. Mais il avait à peine eu le temps d'admirer le point de vue de sa tour, que les métayers firent queue chez lui, sachant qu'il ne fallait pas compter sur une longue visite de leur maître. A la fin de la journée, quand il additionna le total des sommes demandées pour augmenter ou consolider les édifices, rétablir les clôtures, améliorer les chemins, sans parler de l'église qui menaçait ruine et de l'école des sœurs mise en interdit comme insalubre, le malheureux s'aperçut qu'il ne s'en tirerait pas avec dix années de ses revenus. Le domaine, à vrai dire, rendait peu de chose, à moins qu'on n'y pratiquât le mode d'exploitation jadis employé avec tant de désinvolture par le fondateur de la dynastie Cadaroux.

Devant cette pluie de réclamations bien autrement décourageante que la pluie du bon Dieu, Albert s'enfuit de nouveau; mais, pour le coup, il était désolé de partir. Le charme de la tradition de famille, du nom fièrement porté, de la chose possédée de tout temps par d'autres lui-même, toutes ces voix, subitement éveillées, parlaient d'autant plus à l'oreille du jeune homme, qu'on aurait pu le définir: un cœur de poète dans une poitrine d'aristocrate.

Ce fut donc avec le regret de l'exilé disant adieu à sa patrie qu'il mit le pied dans le bateau du passeur, pour aller prendre le train sur l'autre rive du Rhône. Le lendemain matin, il reparaissait à cheval au Bois.

L'un de ses amis—précisément ce même Quilliane dont il devait être un jour le beau-frère posthume—l'interpella ironiquement au détour d'une allée:

—Déjà de retour dans l'affreux Paris! Est-ce que, par hasard, ta haute philosophie s'accommoderait encore mieux des poupées de nos salons et des pantins de nos clubs, pour me servir de tes expressions, que des chats-huants et des loups de ton désert?

—Pourquoi pas des autruches et des tigres? fit Sénac en riant. Cher ami, apprends que mon désert est tout simplement un château d'assez grand air, bâti dans un site à peu près sans rival.

—Ce n'est pas ce que tu disais l'année dernière.

—Je n'avais pu sortir qu'avec un parapluie et des sabots.

—Et cette année?…

—Soleil magnifique. Seulement j'ai dû m'enfuir, laissant ma cour pleine de fermiers qui me demandaient de l'argent, au lieu de m'en apporter. J'attendrai d'être riche pour aller de nouveau toucher mes fermages.

Mais sa troisième visite devait apporter à Sénac bien autre chose que de la pluie ou des difficultés d'argent. Après deux années de cette existence mondaine qu'il menait en mécontent, révolté de son propre ennui, exaspéré du facile amusement des autres, Albert, encore une fois, se mit en route pour Sénac. Vers huit heures du matin, par un soleil de printemps qui lui semblait un rêve de volupté après le givre laissé la veille aux arbres du boulevard, il prit place dans le bateau qui devait le conduire à l'autre rive du Rhône où, non sans un peu d'orgueil, il voyait se dresser sa tour. Déjà, sur le banc de bois grossier de l'embarcation, une jeune fille était assise à côté d'une sorte de paysanne endimanchée, qui devait être la duègne.

Un «vrai Parisien» eût à peine honoré d'un regard cette matineuse beauté, la jugeant trop campagnarde à son goût. Mais Sénac n'était pas de ceux qu'on flatte en les traitant de Parisiens. Le charme inattendu et violent qui se dégageait de sa compagne s'empara de lui par la surprise et le contraste, comme venait de faire le soleil de Provence.

Cette brune superbe avait la timidité que comportaient ses yeux noirs, brillants d'une flamme qu'elle n'aurait pu éteindre sous ses longs cils, même si elle l'eût essayé. Cela signifie qu'elle n'était point timide. Mais la hardiesse avec l'étranger n'est que la civilité puérile et honnête pour les femmes du Midi, quand la civilisation ne leur a pas encore donné l'hypocrisie.

Avant qu'on fût à cent mètres du bord, tout le monde causait dans la barque entraînée par le courant rapide le long du câble en fer jeté d'une rive à l'autre. Le vieux Signol, debout à l'arrière, les mains dans ses poches, son large dos appuyé au gouvernail, faisait assaut de bons mots avec la duègne. A l'avant, la jolie passagère toisait son compagnon, et jugeait à sa mise qu'il était pour le moins l'un des élégants de la place Bellecour, à Lyon, c'est-à-dire ce qu'elle connaissait de plus accompli dans le genre. Lui, de son côté, pensait avoir affaire à quelque fille de bourgeois cossu de la petite ville où le train l'avait déposé.

—Vous allez loin, monsieur? demanda la brunette à bout de patience, car il y avait au moins deux minutes qu'elle se taisait.

—Oh! non, répondit Albert. Je crois même que je serai arrivé avant vous.

—J'en doute, fit l'ingénue en montrant ses dents blanches. Je me rends dans ce château—elle désignait, assez fière, la maison de Cadaroux sur l'autre rive—pour y passer la journée avec une amie.

—Et moi, dit Albert en indiquant la masse imposante du vieux manoir, je me rends dans celui-ci pour y passer, tout seul, je ne sais combien de journées.

—Oh! bien, monsieur le comte, fit-elle un peu désarçonnée, le château où vous allez vaut mieux que celui où je vais.

—En temps ordinaire, c'est possible; mais le logis du seigneur

Cadaroux vaudra mieux que le mien tout à l'heure, quand vous y serez.

Elle accepta la galanterie assez tranquillement; puis, sentant le besoin de réparer son impair:

—Vous devez me trouver bien sotte, dit-elle. Mais voilà ce qu'on gagne à ne point habiter son château. Le voisin en confisque le titre.

—Heureux quand il ne confisque pas autre chose! remarqua le jeune homme en songeant aux chênes de son aïeul.

Plusieurs mois après, Sénac était encore dans sa terre, et la jeune fille du bateau n'était plus une inconnue pour lui. Il savait son nom; elle appartenait à la petite noblesse du Dauphiné. Vingt fois il avait traversé le Rhône, sur le bateau du vieux Signol, pour aller voir Clotilde de Chauxneuve dans la gentilhommière assez pauvre qu'elle habitait avec son père. La jeune fille, en revanche, ne venait plus chez les Cadaroux, les jugeant indignes d'elle depuis que le seigneur du lieu avait mis à ses pieds sa tour et sa couronne. C'était encore un secret, mais pour être comtesse de Sénac, la belle Clotilde n'attendait plus… Du diable si le pauvre Albert pouvait dire lui-même ce qu'elle attendait!

Hélas! la perfide gagnait du temps. Un autre voisin de campagne, moins titré mais non moins épris qu'Albert et dix fois plus riche, la visitait à des heures différentes. La belle avait si bien manœuvré que le châtelain de la rive droite apprit du même coup qu'il y avait, sur la rive gauche, un châtelain du nom de Questembert, enrichi dans les affaires parisiennes, que cet homme possédait un fils, que ce fils avait demandé la main de Clotilde, et que Clotilde la lui avait donnée—pour tout de bon cette fois.

En quelques heures, la passion du jeune gentilhomme se transforma en une haine furieuse, non pas contre Clotilde seulement, mais contre tout le sexe féminin pour lequel, déjà, il professait moins d'enthousiasme que de défiance. D'abord, il voulut se faire moine et choisit la Grande-Chartreuse, en raison de sa proximité. Mais il s'aperçut bientôt qu'au lieu de méditer sur la mort il méditait sur Clotilde de Chauxneuve ce qui était beaucoup moins utile pour l'autre monde et pas beaucoup plus agréable pour celui-ci. Alors il partit pour aller aux antipodes, se réservant d'y rester s'il y trouvait un pays sans femmes. Vainement une dépêche l'avait rejoint, comme son bateau quittait le mouillage d'Aden, lui annonçant que son vieil oncle était mort, et qu'il héritait d'un peu plus de cinquante mille livres de rentes. La pauvre Clotilde n'avait pas prévu ce coup-là, encore moins le suicide et la ruine de son beau-père, survenus presque en même temps, qui la mirent à la portion congrue. Sénac, devenu un beau parti, n'en continua son voyage que de plus belle.

Mais tout à coup il fallut retomber dans l'ornière de la civilisation. Un procès dangereux pour sa fortune le rappelait en France. Comme il s'agissait, pour cette fois, d'être indignement volé, il se mit en route, non sans avoir hésité longuement, car, même en supposant le procès perdu, il lui restait plus de bien qu'il n'en fallait à un homme décidé à finir sa race dans le célibat.

Quinze jours plus tard, il traversait l'Égypte, gagnant Marseille, lorsqu'il fit la rencontre de son ami Quilliane, venu au Caire pour soigner le dernier poumon qui lui restait. Le poitrinaire était accompagné de sa sœur, belle jeune fille au regard poétique et profond qui partageait le dégoût d'Albert pour le monde. Ensemble ils parlèrent du néant des affections humaines, tant et si bien que Sénac resta en Égypte, oubliant son procès, qu'il perdit.

Puis Thérèse retourna dans son cloître, un peu comme Régulus était retourné chez les Carthaginois. Mais là s'arrête la ressemblance, et l'on a vu que la jeune comtesse avait encore ses yeux, les plus beaux du monde, quand elle fit, sur les bords du Nil, son second voyage—qui était son voyage de noces.

Plus fort que la haine

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