Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy - Страница 17

CHAPITRE IV.

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Table des matières

Le premier consul prend l'auteur à son service.—Oubli.—Chagrin.—Consolations offertes par madame Bonaparte.—Réparation.—Départ de Constant pour le quartier-général du premier consul.—Enthousiasme des soldats partant pour l'Italie.—L'auteur rejoint le premier consul.—Hospice du mont Saint-Bernard.—Passage.—La ramasse.—Humanité des religieux et générosité du premier consul.—Passage du mont Albaredo.—Coup d'œil du premier consul.—Prise du fort de Bard.—Entrée à Milan.—Joie et confiance des Milanais.—Les collègues de Constant.—Hambard.—Hébert.—Roustan.—Ibrahim-Ali.—Colère d'un Arabe.—Le poignard.—Le bain de Surprise.—Suite de la campagne d'Italie.—Combat de Montebello.—Arrivée de Desaix.—Longue entrevue avec le premier consul.—Colère de Desaix contre les Anglais.—Bataille de Marengo.—Pénible incertitude.—Victoire.—Mort de Desaix.—Douleur du premier consul.—Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du premier consul.—MM. Rapp et Savary.—Tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard.

Vers la fin de mars 1800, cinq à six mois après mon entrée chez madame Bonaparte, le premier consul arrêta un jour ses regards sur moi, pendant son dîner, et après m'avoir assez long-temps examiné et toisé de la tête aux pieds: «Jeune homme, me dit-il, voudriez-vous me suivre en campagne?» Je répondis avec beaucoup d'émotion que je ne demandais pas mieux. «Eh bien, vous me suivrez donc;» et en se levant de table il donna à M. Pfister, intendant, l'ordre de me porter sur la liste des personnes de la maison qui seraient du voyage. Mes apprêts ne furent pas longs; j'étais enchanté de l'idée d'être attaché au service particulier d'un si grand homme, et je me voyais déjà au delà des Alpes... Le premier consul partit sans moi! M. Pfister, par un défaut de mémoire peut-être prémédité, avait oublié de m'inscrire sur la liste. Je fus au désespoir, et j'allai en pleurant conter ma mésaventure à mon excellente maîtresse, qui eut la bonté de chercher à me consoler en me disant: «Eh bien, Constant, tout n'est pas perdu, mon ami: vous resterez avec moi, vous chasserez dans le parc pour vous distraire, et peut-être le premier consul finira-t-il par vous redemander.» Pourtant madame Bonaparte n'y comptait pas, car elle pensait ainsi que moi, quoique par bonté elle ne voulût pas me le dire, que c'était le premier consul qui, ayant changé d'idée et ne voulant plus de mes services en campagne, avait lui-même donné contre-ordre. J'acquis bientôt après la certitude du contraire. En passant à Dijon, dans sa marche vers le mont Saint-Bernard, le premier consul, qui me croyait à sa suite, me demanda et apprit alors que l'on m'avait oublié; il en témoigna quelque mécontentement, et voulut que M. de Bourrienne écrivît sur-le-champ à madame Bonaparte, la priant de me faire partir sans tarder. Un matin que mon chagrin m'était revenu, plus vif encore que de coutume, madame Bonaparte me fait appeler et me dit, la lettre de M. de Bourrienne à la main: «Constant, puisque vous êtes décidé à nous quitter pour faire vos campagnes, réjouissez-vous, vous allez partir; le premier consul vous fait demander. Passez chez M. Maret, pour savoir s'il ne doit pas bientôt expédier un courrier; vous feriez route en sa compagnie.» Je fus, à cette bonne nouvelle, dans un ravissement inexprimable et que je ne cherchai point à dissimuler. «Vous êtes donc bien content de vous éloigner de nous?» observa madame Bonaparte avec un sourire de bonté. «Non, Madame, répondis-je; mais ce n'est pas s'éloigner de Madame que de se rapprocher du premier consul.—Je l'espère bien, répliqua-t-elle. Allez, Constant, et ayez bien soin de lui.» S'il en eût été besoin, cette recommandation de ma noble maîtresse aurait encore ajouté au zèle et à la vigilance avec laquelle j'étais décidé à remplir ma nouvelle condition.

Je courus, sans différer, chez M. Maret, secrétaire d'état, qui me connaissait et avait beaucoup de bonté pour moi. «Préparez-vous tout de suite, me dit-il, il part un courrier ce soir ou demain matin.» Je revins en toute hâte à la Malmaison annoncer a madame Bonaparte mon prochain départ. Elle me fit à l'instant préparer une bonne chaise de poste, et Thibaut (c'était le nom du courrier que je devais accompagner) fut chargé de me commander des chevaux le long de la route. M. Maret me remit huit cents francs pour mes frais de voyage. Cette somme, à laquelle j'étais loin de m'attendre, me fit ouvrir de grands yeux; jamais je ne m'étais vu si riche. À quatre heures du matin on vint de la part de Thibaut m'avertir que tout était prêt. Je me rendis chez lui, où était la chaise de poste, et nous partîmes.

Je voyageai très-agréablement, tantôt en chaise de poste, tantôt en courrier; alors je prenais la place de Thibaut, qui prenait la mienne. Je pensais rejoindre le premier consul à Martigny, mais sa marche avait été si rapide que je ne l'atteignis qu'au couvent du mont Saint-Bernard. Sur notre route, nous dépassions continuellement des régimens en marche, des officiers et des soldats qui se hâtaient de rejoindre leurs différens corps. Leur enthousiasme était inexprimable. Ceux qui avaient fait les campagnes d'Italie se réjouissaient de retourner dans un si beau pays; ceux qui ne le connaissaient point encore brûlaient de voir les champs de bataille immortalisés par la valeur française et par le génie du héros qui marchait encore à leur tête. Tous allaient comme à une fête, et c'était en chantant qu'ils gravissaient les montagnes du Valais. Il était huit heures du matin lorsque j'arrivai au quartier-général. Pfister m'annonça, et je trouvai le général en chef dans la grande salle basse de l'hospice. Il déjeunait debout avec son état-major. Dès qu'il m'aperçut: «Ah! vous voilà donc, monsieur le drôle! Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi?» me dit-il. Je m'excusai sur ce que, à mon grand regret, j'avais reçu contre-ordre, ou du moins sur ce qu'on m'avait laissé derrière au moment du départ. «Ne perdez pas de temps, mon ami, ajouta-t-il, mangez vite un morceau; nous allons partir.» Dès ce moment je fus attaché au service particulier du premier consul, en qualité de valet de chambre ordinaire, c'est-à-dire, selon mon tour. Ce service donnait peu de chose à faire, M. Hambart, premier valet de chambre du premier consul, étant dans l'habitude de l'habiller de la tête aux pieds.

Aussitôt après le déjeuner nous commençâmes à descendre le mont. Plusieurs personnes se laissaient glisser sur la neige, à peu près comme on dégringolait au jardin Beaujon, du haut en bas des montagnes russes. Je suivis leur exemple. On appelait cela se faire ramasser. Le général en chef descendit aussi à la ramasse un glacier presque perpendiculaire. Son guide était un jeune paysan alerte et courageux, à qui le premier consul assura un sort pour le reste de ses jours. De jeunes soldats qui s'étaient égarés dans les neiges avaient été découverts, presque morts de froid, par les chiens des religieux, et transportés à l'hospice, où ils avaient reçu tous les soins imaginables, et s'étaient vus promptement rendre à la vie. Le premier consul fit témoigner aux bons pères sa reconnaissance d'une charité si active et si généreuse. Déjà, avant de quitter l'hospice, où des tables chargées de vivres étaient préparées pour les soldats à mesure qu'ils gravissaient, il avait laissé aux pieux religieux, en récompense de l'hospitalité qu'il en avait reçue, ainsi que ses compagnons d'armes, une somme d'argent considérable, et le titre d'un fonds de rente pour l'entretien de leur couvent.

Le même jour nous escaladâmes le mont Albaredo; mais comme ce passage eût été impraticable pour la cavalerie et l'artillerie, on les fit passer par la ville de Bard, sous les batteries du fort. Le premier consul avait ordonné que l'on passerait de nuit et au galop, et il avait fait entourer de paille les roues des caissons et les pieds des chevaux. Ces précautions ne suffirent pas complétement pour empêcher les Autrichiens d'entendre nos troupes, et les canons du fort ne cessèrent de tirer à mitraille. Mais, par bonheur, les maisons de la ville mettaient nos soldats à l'abri du feu des ennemis, et plus de la moitié de l'armée traversa la ville sans avoir eu beaucoup à souffrir. Quant à la maison du premier consul, commandée par le général Gardanne, et dont je faisais partie, elle tourna le fort de Bard. Le 23 mai nous passâmes à gué un torrent qui coulait entre la ville et le fort, ayant à notre tête le premier consul. Il gravit ensuite, suivi du général Berthier et de quelques officiers, un sentier de l'Albaredo qui dominait sur le fort et sur la ville de Bard. Là, sa lunette d'approche braquée sur les batteries ennemies, contre le feu desquelles il n'était protégé que par quelques buissons, il blâma les dispositions qui avaient été prises par l'officier chargé de commander le siège, en ordonna de nouvelles dont l'effet devait être, comme il le dit lui-même, de faire tomber en peu de temps la place dans ses mains, et débarrassé désormais du souci que lui avait donné ce fort, qui l'avait, dit-il, empêché de dormir pendant les deux jours qu'il avait passés au couvent de Saint-Maurice, il s'étendit au pied d'un sapin et s'endormit d'un bon somme, tandis que l'armée continuait d'effectuer son passage. Rafraîchi par ce court instant de repos, le premier consul redescendit la montagne, continua sa marche, et nous allâmes coucher à Yvrée, où il devait passer la nuit. Le brave général Larnnes, qui commandait l'avant-garde, nous servait en quelque sorte de maréchal-des-logis, s'emparant de vive force de toutes les places qui barraient le chemin. Il n'y avait que quelques heures qu'il avait forcé le passage d'Yvrée lorsque nous y entrâmes.

Tel fut ce miraculeux passage du mont Saint-Bernard. Chevaux, canons, caissons, un matériel immense, tout fut traîné ou porté par-dessus des glaciers qui paraissaient inaccessibles, et par des sentiers en apparence impraticables, même pour un seul homme. Le canon des Autrichiens ne parvint pas plus que les neiges et les glaces à arrêter l'armée française; tant il est vrai que le génie et la persévérance du premier consul s'étaient communiqués, pour ainsi dire, jusqu'aux derniers de ses soldats et leur avaient inspiré un courage et une force dont les résultats paraîtront un jour fabuleux.

Le 2 juin, qui était le lendemain du passage du Tésin, et le jour même de notre entrée à Milan, le premier consul apprit que le fort de Bard avait été emporté la veille. Ainsi ses dispositions avaient eu promptement leur effet, et la route de communication par le Saint-Bernard était déblayée.

Le premier consul entra à Milan sans avoir rencontré beaucoup de résistance. Toute la population était accourue sur son passage, et il fut accueilli par mille acclamations. La confiance des Milanais redoubla lorsqu'ils apprirent qu'il avait promis aux membres du clergé assemblés de maintenir le culte et le clergé catholiques tels qu'ils étaient établis, et leur avait fait prêter serment de fidélité à la république cisalpine.

Le premier consul s'arrêta quelques jours dans cette capitale, et j'eus le temps de lier plus intimement connaissance avec mes collègues: c'étaient, comme je l'ai dit, MM. Hambart, Roustan et Hébert. Nous nous relevions toutes les vingt-quatre heures à midi précis. Mon premier soin, comme toutes les fois que j'ai eu à vivre avec de nouveaux visages, fut d'observer, du plus près que je le pus, le caractère et l'humeur de mes camarades, pour en tirer les conséquences qui régleraient ensuite ma conduite à leur égard, et savoir d'avance à peu près à quoi m'en tenir sur ce qu'il y aurait à craindre ou à espérer de leur commerce.

Hambart avait un dévouement sans bornes pour le premier consul, qu'il avait suivi en Égypte; mais malheureusement il avait un caractère sombre et misanthropique qui le rendait extrêmement maussade et désagréable. La faveur dont jouissait Roustan n'avait peut-être pas peu contribué à augmenter cette noire disposition. Dans son espèce de manie, il s'imaginait être l'objet d'une surveillance toute particulière. Il s'enfermait dans sa chambre, une fois son service fini, et passait dans la plus triste solitude tout son temps de loisir. Le premier consul, lorsqu'il était de bonne humeur, le plaisantait sur cette sauvagerie, l'appelant en riant mademoiselle Hambart. «Eh bien, Mademoiselle, que faites-vous donc ainsi toute seule dans votre chambre? Vous y lisez, sans doute quelques mauvais romans, quelques vieux bouquins traitant de princesses enlevées et tenues en surveillance par un géant barbare.» À quoi le pauvre Hambart répondait d'un air morose: «Mon général, vous savez sans doute mieux que moi ce que je fais;» voulant faire allusion par ces mots à l'espionnage dont il se croyait sans cesse entouré. En dépit de ce malheureux caractère, le premier consul avait beaucoup de bontés pour lui. Lors du voyage au camp de Boulogne, il refusa de suivre l'empereur, qui lui donna pour retraite la conciergerie du palais de Meudon. Là il fit mille traits de folie. Sa fin fut lamentable: pendant les cent jours, après une audience qu'il avait eue de l'empereur, il fut pris d'un de ses accès, et se précipita sur un couteau de cuisine avec tant de violence, que la lame lui sortait de deux pouces derrière le dos. Comme on pensait dans ce temps que j'avais à craindre la colère de l'empereur, le bruit se répandit que c'était moi qui m'étais suicidé, et cette mort tragique fut annoncée dans quelques journaux comme ayant été la mienne.

Hébert, valet de chambre ordinaire, était un jeune homme fort doux, mais d'une excessive timidité. Il avait, comme au reste toutes les personnes de la maison, l'affection la plus dévouée pour le premier consul. Il arriva un jour, en Égypte, que celui-ci, qui n'avait jamais pu se raser lui-même (c'est moi, comme je le raconterai ailleurs avec quelques détails, qui lui ai appris à se faire la barbe), fit demander Hébert en l'absence de Hambart, qui le rasait ordinairement, pour remplir cet office. Comme il était quelquefois arrivé à Hébert, par un effet de sa grande timidité, de couper le menton de son maître, ce dernier, qui avait à la main des ciseaux, dit à Hébert lorsqu'il s'approchait tenant son rasoir: «Prends bien garde à toi, drôles; si tu me coupes, je te fourre mes ciseaux dans le ventre.» Cette menace, faite d'un air presque sérieux, mais qui n'était au fond qu'une plaisanterie, comme j'ai vu cent fois l'empereur aimera en faire, fit une telle impression sur Hébert, qu'il lui fut impossible d'achever son ouvrage. Il lui prit un tremblement convulsif, son rasoir lui tomba des mains, et le général en chef eut beau tendre le cou et lui crier vingt fois en riant: «Allons, achève donc, poltron,» non-seulement Hébert fut pour cette fois obligé d'en rester là, mais même depuis ce temps il lui fallut renoncer à remplir l'office de barbier. L'empereur n'aimait point cette excessive timidité dans les gens de son service; ce qui ne l'empêcha point, lorsqu'il fit remettre à neuf le château de Rambouillet, de donner la place de concierge à Hébert, qui la lui avait demandée.

Roustan, si connu sous le nom de mameluck de l'empereur, était d'une bonne famille de Géorgie; enlevé à l'âge de six à sept ans et conduit au Caire, il y avait été élevé parmi de jeunes esclaves qui servaient les mamelucks, en attendant qu'ils eussent l'âge d'entrer eux-mêmes dans cette belliqueuse milice. Le sheick du Caire, en faisant don au général Bonaparte d'un magnifique cheval arabe, lui avait donné en même temps Roustan et Ibrahim, autre mameluck, qui fut ensuite attaché au service de madame Bonaparte, sous le nom d'Ali. On sait que Rouslan devint un accompagnement indispensable dans toutes les occasions où l'empereur paraissait en public. Il était de tous les voyages, de tous les cortéges, et ce qui lui fait surtout honneur, de toutes les batailles. Dans le brillant état-major qui suivait l'empereur, il brillait plus que tout autre par l'éclat de son riche costume oriental. Sa vue faisait un prodigieux effet, surtout sur les gens du peuple et en province. On le croyait en très-grand crédit auprès de l'empereur, et cela venait, selon quelques personnes crédules, de ce que Roustan avait sauvé les jours de son maître, en se jetant entre lui et le sabre d'un ennemi tout prêt de l'atteindre. Je crois que c'était une erreur. La faveur toute particulière dont il était l'objet était assez motivée par la bonté habituelle de S. M. pour toutes les personnes de son service. D'ailleurs cette faveur ne s'étendait pas au delà du cercle des rapports domestiques. M. Roustan a épousé une jeune et jolie Française, nommée mademoiselle Douville, dont le père était valet de chambre de l'impératrice Joséphine. Lorsque, en 1814 et 1815, quelques journaux lui firent une sorte de reproche de n'avoir point suivi jusqu'au bout la fortune de celui pour lequel il avait toujours annoncé le plus grand dévouement, il répondit que les liens de famille qu'il avait contractés lui défendaient de quitter la France, et qu'il ne pouvait rien déranger au bonheur dont il jouissait dans son intérieur.

Ibrahim prit le nom d'Ali en passant au service de madame Bonaparte. Il était d'une laideur plus qu'arabe et avait le regard méchant. Je me rappelle ici, à son sujet, un petit événement qui eut lieu à la Malmaison, et qui pourra donner une idée de son caractère. Un jour que nous jouions sur la pelouse du château, je le fis tomber, en courant, sans aucune intention. Furieux de sa chute, il se relève, tire son poignard qu'il ne quittait jamais, et s'élance après moi pour m'en frapper. J'avais d'abord ri, comme les autres, de son accident, et je m'amusais à le faire courir. Mais averti par les cris de mes camarades, et m'étant retourné moi-même pour voir où en était sa poursuite, j'aperçus à la fois son arme et sa colère. Je m'arrêtai à l'instant, le pied ferme et l'œil fixé sur son poignard, et je fus assez heureux pour éviter le coup, qui cependant m'effleura la poitrine. Furieux à mon tour, comme on peut le croire, je le saisis par son large pantalon et le lançai à dix pas de moi dans la rivière de la Malmaison, qui avait à peine deux pieds de profondeur. Le plongeon calma tout d'abord ses sens, et d'ailleurs son poignard était descendu au fond de l'eau, ce qui rendait mon homme beaucoup moins redoutable. Mais dans son désappointement il se mit à crier si fort que madame Bonaparte l'entendit, et comme elle était pleine de bontés pour son mameluck, je fus tancé vertement. Toutefois ce pauvre Ali était d'humeur si peu sociable qu'il se brouilla avec toute la maison, et il finit par être envoyé à Fontainebleau comme garçon de château.

Je reviens à notre campagne. Le 13 juin, le premier consul alla coucher à Torre-di-Galifolo, où il établit son quartier-général. Depuis le jour de notre entrée à Milan, la marche de l'armée ne s'était point ralentie. Le général Murat avait passé le Pô et s'était emparé de Plaisance. Le général Lannes, toujours poussant en avant avec sa brave avant-garde, avait livré une sanglante bataille à Montebello, dont plus tard il illustra le nom en le portant. L'arrivée toute récente du général Desaix, venant d'Égypte, comblait de joie le général en chef, et ajoutait aussi beaucoup à la confiance des soldats, dont le bon et modeste Desaix était adoré. Le premier consul l'avait accueilli avec l'amitié la plus franche et la plus cordiale, et ils étaient tout d'abord restés trois heures de suite en tête-à-tête. À la fin de cette conférence, un ordre du jour avait annoncé à l'armée que le général Desaix prendrait le commandement de la division Boudet. J'entendis quelques personnes de la suite du général Desaix dire que sa patience et l'égalité de son humeur avaient été mises à de rudes épreuves, pendant sa traversée, par des vents contraires, des relâches forcées, l'ennui de la quarantaine, et surtout par les mauvais procédés des Anglais, qui l'avaient quelque temps retenu prisonnier sur leur flotte, en vue des côtes de France, quoiqu'il fût porteur d'un passe-port signé en Égypte par les autorités anglaises et par suite d'une capitulation réciproquement acceptée. Aussi son ressentiment contre eux était des plus ardens, et il regrettait vivement, disait-il, que les ennemis qu'il allait avoir à combattre ne fussent pas des Anglais. Malgré la simplicité de ses goûts et de ses habitudes, personne n'était plus avide de gloire que ce brave général. Toute sa colère contre les Anglais ne venait que de la crainte qu'il avait eue de ne point arriver à temps pour cueillir de nouveaux lauriers. Il n'arriva que trop à temps pour trouver une mort glorieuse, mais, hélas! si prématurée!

Ce fut le 14 que se livra la célèbre bataille de Marengo. Elle commença de bonne heure et dura toute la journée. J'étais resté au quartier avec toute la maison du premier consul. Nous étions en quelque sorte à portée de canon du champ de bataille, et il en arrivait sans cesse des nouvelles qui ne s'accordaient guère: l'une représentait la bataille comme entièrement perdue, la suivante nous donnait la victoire; il y eut un moment où l'augmentation du nombre de nos blessés et le redoublement du canon des Autrichiens nous firent croire un instant que nous étions perdus; puis tout à coup on vint nous dire que cette déroute apparente n'était que l'effet d'une manœuvre hardie du premier consul, et qu'une charge du général Desaix avait assuré le gain de la bataille. Mais la victoire coûtait cher à la France et au cœur du premier consul. Desaix, atteint d'une balle, était tombé mort sur le coup, et la douleur des siens n'ayant fait qu'exaspérer leur courage, ils avaient culbuté à la baïonnette l'ennemi déjà coupé par une charge brillante du général Kellermann.

Le premier consul coucha sur le champ de bataille. Malgré la victoire décisive qu'il venait de remporter, il était plein de tristesse, et dit, le soir, devant Hambart et moi, plusieurs choses qui prouvaient la profonde affliction qu'il ressentait de la mort du général Desaix: «que la France venait de perdre un de ses meilleurs défenseurs, et lui son meilleur ami; que personne ne savait tout ce qu'il y avait de vertu, dans le cœur de Desaix, et de génie dans sa tête.» Il se soulagea ainsi de sa douleur, en faisant à tous et à chacun l'éloge du héros qui venait de mourir au champ d'honneur. «Mon brave Desaix, dit-il encore, avait toujours souhaité de mourir ainsi.» Puis il ajouta, ayant presque les larmes aux yeux, «Mais la mort devait-elle être si prompte à exaucer son vœu!» Il n'y avait pas un soldat dans notre armée victorieuse qui ne partageât un si juste chagrin. Les aides-de-camp du général, Rapp et Savary, restaient plongés dans le plus amer désespoir auprès du corps de leur chef, que, malgré sa jeunesse, ils appelaient leur père, plus encore pour exprimer son inépuisable bonté pour eux, qu'à cause de la gravité de son caractère. Par une suite de son respect pour la mémoire de son ami, le général en chef, quoique son état-major fût au complet, s'attacha ces deux jeunes officiers en qualité d'aides-de-camp.

Le commandant Rapp (il n'avait alors que ce grade) était dès ce temps ce qu'il a été toute sa vie, bon, plein de courage et universellement aimé. Sa franchise, quelquefois un peu brusque, plaisait à l'empereur. J'ai mille fois entendu celui-ci faire l'éloge de son aide-de-camp; il ne l'appelait que mon brave Rapp. Ce digne général n'était pas heureux dans les combats, et il était fort rare qu'il prît part à une affaire sans en rapporter quelque blessure. Puisque je suis en train d'anticiper sur les événemens, je dirai ici qu'en Russie, la veille de la bataille de la Moskowa, l'empereur dit devant moi au général Rapp, qui arrivait de Dantzick: «Attention, mon brave; nous nous battrons demain, prenez garde à vous, vous n'êtes pas gâté par la fortune.—Ce sont, répondit le général, les revenant-bons du métier. Comptez, sire, que je n'en ferai pas moins de mon mieux.»

M. Savary conserva auprès du premier consul cette chaleur de zèle et ce dévouement sans bornes qui l'avaient attaché au général Desaix. S'il lui manquait quelqu'une des qualités du général Rapp, ce n'était certainement pas la bravoure. De tous les hommes qui entouraient l'empereur, aucun n'était plus absolument dévoué à ses moindres volontés. J'aurai lieu sans doute, dans le cours de ces mémoires, de rappeler quelques traits de cet enthousiasme sans exemple, et dont M. le duc de Rovigo fut magnifiquement récompensé; mais il est juste de dire que lui du moins ne déchira point la main qui l'avait élevé, et qu'il a donné jusqu'à la fin, et même après la fin de son ancien maître (c'est ainsi qu'il se plaît lui-même à appeler l'empereur) l'exemple très-peu suivi de la reconnaissance.

Un arrêté du gouvernement, du mois de juin suivant, décida que le corps de Desaix serait transporté au couvent du grand Saint-Bernard, et qu'il y serait élevé un tombeau; pour attester les regrets de la France, et en particulier ceux du premier consul, dans un lieu où celui-ci s'était couvert d'une gloire immortelle[5].

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon

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