Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy - Страница 48

DU VOYAGE À MAYENCE.

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Table des matières

SECONDE PARTIE.

Le duc et la duchesse de Bavière;—leurs enfans.—Le prince Pie.—Le petit corps et les grands cordons.—La princesse Elisabeth (depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram).—L'empereur blessé de l'entendre causer à table.—Bonté et politesse du prince Eugène.—Départ d'Aix-la-Chapelle et arrivée à Cologne.—Les cloches, les églises et les couvens.—Erreurs communes au sujet de l'empereur, relevées par l'auteur.—Travail et sommeil de l'empereur.—Usage du café.—Les grands hommes vus de près.—L'empereur à la toilette de l'impératrice.—L'écrin bouleversé par l'empereur.—Désespoir de la première femme de chambre.—Les mystères de la toilette.—Les femmes de chambre métamorphosées en dames d'annonce.—L'empereur très-occupé de la toilette des dames de sa cour.—L'écritoire vidée par l'empereur sur une robe de l'impératrice,—Cinq toilettes par jour.—Antipathie de l'empereur pour les femmes d'esprit.—Les femmes considérées par lui comme faisant partie de son ameublement.—Un mot de Joséphine, au sujet de l'influence des femmes sur l'empereur.—L'empereur et la reine de Prusse.—Les souverains ont tort de se dire mutuellement des injures.—Départ de Cologne, et séjour à Bonn.—La maison et les jardins de monsieur de Belderbuch.—Méditation nocturne au bord du Rhin.—Les chants des pèlerins allemands.—M. de Chahan, préfet de Coblentz.—Simplicité d'un sage administrateur, et luxe de Napoléon.—L'auteur s'avoue coupable d'une escobarderie,—L'empereur incommodé pendant la nuit.—Erreur de l'auteur relevée par Constant,—Les généraux Cafarelli, Rapp et Lauriston.—Erreur de l'auteur au sujet de M. de Caulaincourt, relevée par l'éditeur.—Voyage sur le Rhin.—Sites pittoresques.—La tour de la souris.—Orage et tempête sur le Rhin.—Arrivée à Bingen.—Retard.—Double entrée à Mayence.—Mécontentement attribué à Napoléon.—Tête-à-tête orageux.—Le petit salut.—Larmes de l'impératrice.—Les héros et leurs valets de chambre.—Présentation des princes de Bade.—Querelle d'intérieur, à propos du prince Eugène.—Fermeté de l'impératrice.—Je n'ai pas pleuré pour être princesse.—L'empereur esclave de l'étiquette, malgré son affection pour le prince Eugène.—Taquinerie du grand chambellan.—Manœuvre adroite de Joséphine.—Le prince Eugène est présenté.—L'empereur ne se souvenant plus de sa colère.—M. de Caulaincourt et les princes de Bade.—Nouvelle erreur sur M. de Caulaincourt.—Ignorance des usages de la cour, attribuée par l'auteur à M. le grand écuyer.—Note de l'éditeur sur ce passage.—Cambacérès, grand métaphysicien.—Sortie de l'empereur contre Kant.—Prédilection de Cambacérès pour ce philosophe.—La profondeur traitée d'obscurité par les esprits inattentifs.—La princesse et le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt et sa femme la princesse Willelmine de Bade.—Curiosité de Joséphine.—Portrait de la princesse Willelmine.—Petit triomphe de Joséphine.—Le yacht du prince de Nassau-Weilbourg.—Déjeuner dans une île du Rhin.—Ravages de la guerre.—L'empereur exauce le vœu d'une pauvre femme.—Sévérité excessive d'un jugement de l'auteur.—Promenade dans l'île.—Trait de bienfaisance de Joséphine.—L'empereur parlant beaucoup et ne causant jamais.—Définition du bonheur, donnée par l'empereur.—L'auteur applique à cette définition la méthode de l'archi-chancelier.—Résultat de cette analyse.—Les schalls prêtés et non rendus.—Excursion de l'auteur et de madame de Larochefoucault à Francfort.—Les marchandises anglaises.—Joséphine encourageant la fraude.—La mèche éventée.—L'empereur ne se fâche pas.—Le grand bal de Mayence.—Exigence de l'empereur.—Joséphine obligée d'aller au bal, quoique souffrante.—Les princesses de Nassau.—Humiliation de l'auteur, en voyant que l'empereur ignore les usages des cours.—Déjeuner chez le prince de Nassau.—Dureté de l'empereur à l'égard de madame de Lorges.—Le goût allemand et le goût français.—L'empereur de la Chine et l'empereur Napoléon.—Regard lancé à l'auteur par l'empereur.—Hardiesse de l'auteur.—Les petits hibous.—Départ de Mayence.—Monotonie des harangues.—La harangue du renard.

Aix-la-Chapelle, le 28 août.

Le duc et la duchesse Léopold de Bavière, le prince Pie leur fils, et la princesse Elisabeth leur fille[34], sont arrivés ici pour faire leur cour; ils viennent de prendre possession de Dusseldorf, qui leur est échu en indemnité. La duchesse a dû être une fort belle femme; elle a une belle taille et l'air très-noble. Le prince Pie son fils est justement à cet âge si désavantageux qui tient le milieu entre l'enfance et la jeunesse. L'empereur a beaucoup ri de ses petites jambes, qui ont peine à porter son petit corps surchargé d'ordres et de grands cordons. Cela fait une drôle de petite caricature. La princesse Elisabeth n'est pas jolie, mais je crois que si elle était mieux habillée elle serait bien faite. Elle est très-polie, très-parlante, chose qui scandalise fort Napoléon. À dîner, elle était placée entre lui et Eugène Beauharnais: habituée à la petite cour de son père, à celle de l'électeur de Bavière, il est assez simple qu'elle ne soit point intimidée en parlant à Bonaparte. Il trouve fort extraordinaire qu'elle n'attende pas qu'on l'interroge, ainsi que le font toutes les personnes dont il est entouré. Aussi, j'ai remarqué à table qu'il s'en est très-peu occupé, comme s'il eût voulu la punir de n'avoir pas peur de lui; mais Eugène, dont les manières sont si bonnes, qui était placé de l'autre côté de la princesse, a été ce qu'il est toujours, parfaitement poli.

Cologne, le 31 août.

Nous avons quitté Aix-la-Chapelle, et nous sommes arrivées avant-hier à Cologne, ville qui me paraît assez triste. En arrivant, on m'a fait remarquer qu'on y compte trois cent soixante-cinq cloches, ce qui indique quelle quantité énorme d'églises et de couvens on y trouvait avant que les Français en eussent pris possession. J'espère que nous n'y passerons que peu de jours. Une chose que j'ai remarquée déjà à Aix-la-Chapelle, mais plus particulièrement ici, c'est l'erreur où chacun est sur le compte de Napoléon. Le vulgaire est persuadé qu'il ne dort presque jamais, et qu'il travaille sans cesse; mais je vois que, s'il se lève de bonne heure pour faire manœuvrer des régimens, il a grand soin de se coucher beaucoup plus tôt le soir: hier, par exemple, il était monté à cheval à cinq heures du matin; le soir il s'est retiré avant neuf dans son appartement; et Joséphine nous a dit que c'était pour se coucher. On prétendait aussi qu'il faisait un usage immodéré de café, pour éloigner le sommeil; il en prend une tasse après son déjeuner et autant à dîner. Mais le public est ainsi: si un homme, placé dans des circonstances heureuses, opère de grandes choses, nous mettons tout sur le compte de son génie. Nous ne voulons rien devoir à la puissance du hasard; cet aveu répugne à l'amour-propre humain. Notre imagination crée un fantôme; elle l'entoure d'une brillante auréole[35]; mais sommes-nous admis à le voir de près, tout ce prestige, dont nous l'avions paré dans l'éloignement, s'évanouit; nous retrouvons l'homme avec toutes ses faiblesses, toutes ses petitesses, et nous nous indignons du culte que nous lui avons rendu.

Cologne, le 1e septembre.

Ce matin, je causais avec Joséphine, pendant qu'on la coiffait. L'empereur est arrivé, il a culbuté tout l'écrin pour lui faire essayer plusieurs parures. Madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, chargée du soin des bijoux, était bonne à voir dans cet instant où Bonaparte mettait en désordre les objets confiés à ses soins. Elle était autrefois femme de chambre de madame Adélaïde, et elle voudrait établir, dans le département de la toilette, l'étiquette à laquelle elle était habituée à l'ancienne cour; mais cela n'est pas facile. On avait nommé un assez grand nombre de femmes de chambre qui devaient faire leur service par quartier de trois mois. Joséphine, qui arrive à cet âge où l'on a besoin de tout l'art, de tous les mystères de la toilette, était fort ennuyée d'avoir toutes ces spectatrices; elle a prié qu'on lui laissât seulement ses anciennes femmes de chambre; et, à la réserve de madame Saint-Hilaire, on a fait des dames d'annonce de toutes les femmes de chambre qu'on venait de nommer. Ces dames n'ont pas d'autres fonctions que celle d'annoncer l'empereur, lorsqu'il vient chez l'impératrice; elles sont, par conséquent, dans l'intérieur des petits appartemens.

Cette manie de se mêler de la toilette des femmes est bien extraordinaire dans un homme chargé (je dirais presque) des destinées du monde. Cela est si connu qu'Herbaut, valet de chambre de Joséphine, m'a observé, la première fois qu'il m'a coiffée, que je plaçais mon diadème de côté, et que l'empereur voulait qu'on le plaçât absolument droit. J'ai ri de son observation, et l'ai assuré que je me coiffe pour moi, et en ne consultant que mon goût. Il en a été fort étonné, et m'a assuré que toutes ces dames ont soin de se conformer à celui de Napoléon. Il s'occupe tellement de ces détails, qu'un jour de grande cérémonie, Joséphine ayant paru avec une robe rose et argent qu'il n'aimait pas, il jeta violemment son écritoire sur elle, pour la forcer à changer de robe. Ici, nous ne faisons pas autre chose: le matin, à dix heures, on s'habille pour déjeuner; à midi, on fait une autre toilette, pour assister à des représentations; souvent, ces représentations se renouvellent à différentes heures, et la toilette doit toujours être en rapport avec l'espèce de personnes présentées: en sorte qu'il nous est arrivé quelquefois de changer de toilette trois fois dans la matinée, une quatrième pour le dîner, et une cinquième pour un bal. Cette occupation continuelle est tout-à-fait un supplice pour moi.

Cologne, le 2 septembre.

L'empereur a une antipathie bien prononcée pour ce qu'on appelle les femmes d'esprit; il borne notre destination à orner un salon. En sorte que je crois qu'il ne fait pas une grande différence entre un beau vase de fleurs et une jolie femme. Quand il s'occupe de leur toilette, c'est par suite du luxe qu'il veut établir dans tous ses meubles; il blâme ou approuve une robe, comme il ferait de l'étoffe d'un fauteuil; une femme à sa cour n'est qu'un meuble de représentation de plus dans son salon. Joséphine dit assez plaisamment qu'il y a bien cinq ou six jours dans l'année où les femmes peuvent avoir quelque influence sur lui, mais qu'à l'exception de ce petit nombre de jours elles ne sont rien (ou presque rien) pour lui. Ce soir, la conversation est tombée sur la reine de Prusse; il ne peut pas la souffrir, et ne s'en cache pas. Les souverains sont tout-à-fait comme les amans: sont-ils brouillés, ils disent un mal horrible les uns des autres. Ils devraient se rappeler, lorsqu'ils sont en guerre, qu'ils finiront par faire la paix, et que dans ce cas, s'ils se rendent mutuellement les forteresses qu'ils se sont prises, ils ne pourront effacer les injures qu'ils se seront dites. Je crois que cette méthode, si à la mode aujourd'hui, de remplir les journaux d'invectives réciproques, tient beaucoup au caractère de Napoléon, et à la nouveauté de sa dynastie; car, en lisant l'histoire, je trouve qu'il y avait autrefois entre les princes qui se faisaient la guerre, un ton de modération qui n'existe plus aujourd'hui.

Bonn, le 5 septembre.

Nous avons quitté Cologne ce matin. Depuis long-temps, je n'avais passé une soirée aussi agréablement qu'aujourd'hui. L'impératrice a été reçue chez M. de Belderbuch, qui a une maison charmante; le jardin, qui était illuminé, s'étend jusqu'au bord du Rhin, très-large en cet endroit. On avait placé des musiciens dans un bateau sur le fleuve. Pendant le feu d'artifice qu'on a tiré après souper, je me suis glissée seule dans le fond du jardin, jusqu'au bord du Rhin. J'avais besoin d'échapper quelques instans à cette contrainte qui pèse sur moi si péniblement. L'air était pur et calme; peu à peu on a quitté le jardin. Une musique douce, harmonieuse, se faisait seule entendre; mais bientôt elle a cessé, le plus profond silence n'était interrompu que par le bruit des vagues qui venaient se briser sur les pierres près desquelles j'étais appuyée. La lune, qui se reflétait sur le fleuve, est venue remplacer les lampions qui s'éteignaient dans le jardin, et répandre l'harmonie de sa douce lueur sur le beau tableau que j'avais sous les yeux. Absorbée dans un recueillement profond, je ne m'apercevais pas que les heures s'écoulaient, lorsque des chants religieux, qui se sont fait entendre dans un extrême éloignement, ont réveillé mon attention. Je ne puis bien exprimer leur effet sur moi dans cet instant; on eût pu prendre pour un concert d'esprits célestes ces chants que les vents apportaient de l'autre côté du Rhin jusqu'à moi. Mais le plaisir que je trouvais à écouter ces sons, en quelque sorte aériens, a été interrompu. Des personnes inquiètes de ma longue absence, qui me cherchaient dans le jardin, sont arrivées près de moi dans cet instant; elles m'ont appris qu'à cette époque de l'année il est très-commun, en Allemagne, de voir les habitans de plusieurs villages se réunir pour aller visiter quelques saints en réputation dans le pays; que ces pèlerins marchent souvent la nuit, pour éviter la chaleur, et quelquefois en chantant des hymnes avec cette harmonie presque naturelle aux Allemands. Ainsi ont été expliqués les chants religieux que je venais d'entendre.

Coblentz, le 8 septembre.

Nous sommes logées ici à la préfecture. La simplicité, je dirai presque la pauvreté des meubles, fait grand honneur au préfet, M. de Chaban. L'empereur s'est étonné de ce dénûment; le préfet a répondu: «Ce pays est si pauvre, il y a tant de malheureux, que je me serais reproché de demander à la ville une augmentation d'impôts pour payer des meubles de luxe. J'ai tout ce qui est nécessaire.» Ce nécessaire, c'est quelques vieux fauteuils, un vieux lit et quelques tables. Cette simplicité est admirable. Il ne s'occupe que du soin de soulager les pauvres. On est heureux de rencontrer un être semblable qui joint beaucoup d'esprit à tant de vertus. L'empereur, toujours entouré d'un luxe asiatique, était tenté de se fâcher en arrivant, d'être logé ainsi; son âme sèche et aride ne peut apprécier tout ce que vaut M. de Chaban[36]; mais, cependant il sait combien son administration paternelle est utile pour faire aimer les Français dans ce pays.

Coblentz, le 9 septembre.

Je crois que j'ai à me reprocher aujourd'hui un peu de fausseté; car on ne transige pas avec sa conscience; elle ne prend pas le change sur les expressions. L'empereur a promis ce matin à Joséphine que, s'il ne rendait pas à mon mari les biens non vendus dont je désire la restitution, au moins il l'en dédommagerait par un emploi. Après dîner, dans le moment où l'on prenait le café, l'impératrice m'engageait à remercier Napoléon. Lorsqu'il s'est approché, en demandant ce qui nous occupait, «Elle me dit, a répondu Joséphine, qu'elle n'ose pas vous remercier de ce que vous m'avez promis ce matin pour elle.—Pourquoi donc? a dit l'empereur. Est-ce que je vous fais peur?—Mais, Sire, ai-je répondu, il n'est pas extraordinaire que l'idée de ce que Votre Majesté a fait se rattache à sa personne, et par conséquent qu'elle impose.» Je disais la vérité: c'est la mort du duc d'Enghien, et celle de tant d'autres victimes, qui, pour moi, se rattachent à sa personne, et me le montrent toujours empreint de leur sang. Et cependant (voyez la perversité!) je n'ai pas été fâchée qu'il ait pris le change sur ma réponse, dont il a fait un compliment qui l'a fait sourire. Ah! je crois que l'exemple commence à me corrompre. Il est bien temps que je retourne cultiver mes champs!

Coblentz, le 10 septembre.

Il paraît que Napoléon a eu, cette nuit, une attaque violente de la maladie de nerfs ou d'épilepsie à laquelle il est sujet. Il a été long-temps très-incommodé, avant que Joséphine, qui occupait la même chambre, ait osé demander du secours; mais enfin, cet état de souffrance se prolongeant, elle a voulu avoir de la lumière. Roustan, qui couche toujours à la porte de l'empereur, dormait si profondément qu'elle n'a pas pu le réveiller. L'appartement du préfet est si éloigné du luxe, qu'on n'y trouve pas même les objets de simple commodité. Il n'y avait pas une sonnette; les valets de chambre étaient logés fort loin; et Joséphine, à moitié nue, a été obligée d'aller entr'ouvrir la porte de l'aide-de-camp de service, pour avoir de la lumière. Le général Rapp, un peu étonné de cette visite nocturne, lui en a donné; et, après plusieurs heures d'angoisse, cette attaque s'est calmée. Napoléon a défendu à Joséphine de dire un seul mot de son incommodité. Aussi a-t-elle imposé le secret à tous ceux ou celles auxquels elle l'a racontée ce matin. Mais peut-on espérer qu'on gardera le secret que nous ne pouvons garder nous-mêmes? Et avons-nous le droit d'imposer aux autres la discrétion dont nous manquons? L'empereur était assez pâle ce soir, assez abattu; mais personne ne s'est avisé de lui demander de ses nouvelles. On sait qu'on encourrait sa disgrâce, si on pouvait croire Sa Majesté sujette à quelque infirmité humaine[37].

Coblentz, le 11 septembre.

Je m'étais arrêtée un instant dans le salon des aides-de-champ: les généraux Cafarelli, Rapp, Lauriston s'y trouvaient; on parlait de la faveur extrême dont jouit M. de Caulaincourt. «Nous ne l'envions pas, ont dit ces messieurs; nous ne voudrions pas l'avoir achetée au même prix.» Ce sentiment, sans doute, est commun à beaucoup de gens; mais, dans la position de ces messieurs, j'ai trouvé qu'il y avait quelque mérite à l'énoncer si franchement[38].

Coblentz, le 12 septembre 1804.

Le prince de Nassau-Weilbourg est venu ici faire sa cour. Il a proposé à Joséphine de lui envoyer deux yachts pour remonter le Rhin jusqu'à Mayence; ce qu'elle a accepté. Nous partons demain, et l'empereur suivra la nouvelle route qu'on a fait pratiquer aux bords du Rhin.

Bingen, le 13 septembre.

Notre voyage a été très-agréable toute la journée, et, pour qu'il n'y manque rien, nous pouvons même y joindre la description d'une tempête qui a manqué nous être funeste, et qui a retardé notre arrivée ici jusqu'à minuit. Les bords du Rhin, depuis Coblentz jusqu'à Bingen, sont très-pittoresques; dans la plus grande partie, ils sont hérissés de rochers, de montagnes très-élevées, sur lesquelles on voit une grande quantité de ruines d'anciens châteaux. On est étonné que des lieux qui paraissent si sauvages aient pu être habités par des créatures humaines. On nous a fait remarquer une tour qui s'élève au milieu du Rhin. Les princesses palatines étaient obligées autrefois de venir habiter cette tour pour donner le jour à leurs enfans. Je ne sais ce qui motivait cet usage, car la tour paraît inhabitable. Elle s'appelle le château de la Souris, et en effet je pense qu'il ne peut convenir qu'à cette espèce d'animaux d'y faire leur demeure. En passant devant Rhinsels et Bacareuch, quelques habitans sont venus dans des bateaux, accompagnés de musique, nous offrir des fruits. En arrivant à Bingen, le Rhin se trouve très-resserré entre des montagnes, et roule ses flots avec une rapidité effrayante, qui n'est pas toujours sans danger (m'a-t-on dit). Le ciel, qui avait été très-pur, très-serein toute la journée, s'est couvert ce soir de nuages, et nous avons été surprises par un orage, épouvantable (ont dit les uns), très-beau, suivant les autres; car, dans ce monde, presque chaque chose prend une dénomination relative à l'impression qu'éprouve celui qui en parle. Je dirai donc qu'un très-bel orage est venu éclairer notre navigation. Joséphine, et plusieurs dames, un peu effrayées, se sont enfermées dans une petite chambre du yacht; j'ai voulu jouir d'un coup-d'œil nouveau pour moi. Les éclairs qui se succédaient rapidement laissaient voir, en arrière de notre yacht, celui qui portait les femmes et la suite de l'impératrice. Ses grandes voiles blanches, agitées par un vent violent, se détachaient sur les nuages noirs qui obscurcissaient le ciel. Le bruit des vagues et du tonnerre, qui se faisait entendre doublement dans les hautes montagnes entre lesquelles le Rhin est resserré dans cet endroit, ajoutait quelque chose de solennel à ce tableau. Peu à peu, cet orage s'est calmé, et nous sommes arrivées à Bingen, à minuit.

Mayence, le 14 septembre.

Les bords du Rhin, de Bingen à Mayence, sont beaucoup moins pittoresques que ceux que nous avons vus hier. Le pays est plus ouvert. Nous sommes arrivées à trois heures. Nous étions attendues à onze; mais Joséphine, fatiguée, la veille, par l'orage qui avait retardé son arrivée à Bingen, ayant été malade, n'a pu partir aussitôt qu'on le croyait. D'ailleurs, les relais de chevaux qu'on avait placés sur les bords du Rhin pour remonter les yachts, ayant été mal servis, on n'a pas pu arriver plus tôt. Cette circonstance, qui paraît bien indifférente, ne l'a pas été pour Bonaparte. Le hasard a voulu que le courrier qui l'annonçait soit arrivé précisément dans l'instant où l'on commençait à apercevoir les deux yachts de l'impératrice. Toute la population de Mayence était sur le port, depuis onze heures. Des jeunes filles habillées de blanc, portant des corbeilles de fleurs, étaient placées des deux côtés d'un petit pont qu'on avait préparé pour le débarquement. Le général Lorges, commandant la division, le maire, le préfet, étaient là pour recevoir Joséphine, lorsque le courrier qui précédait l'empereur a annoncé son arrivée. Le général Lorges, suivi seulement d'un aide-de-camp, est monté à cheval pour aller le recevoir. Napoléon, en entrant à Mayence, a été surpris désagréablement, en voyant toutes les maisons fermées, pas une seule personne sur son passage, pas un seul cri de Vive l'empereur! Il a cru entrer dans un tombeau. Il était assez simple que tout le peuple qui s'était porté sur le port, depuis onze heures, n'ait pas quitté à l'instant où l'on apercevait les yachts. L'arrivée de l'impératrice, qui devait s'arrêter pour être haranguée, présentait un coup-d'œil plus agréable que la voiture dans laquelle Napoléon était enfermé. Il n'est donc pas étonnant que l'on soit resté sur le bord du Rhin. Il paraît que cette préférence a blessé vivement l'empereur. Les voitures de Joséphine arrivaient dans la cour du palais en même temps que la sienne. Napoléon, en passant devant nous, a fait un petit salut de la tête avec un air d'humeur; mais, comme cela lui arrive souvent, nous l'avons peu remarqué, et nous sommes allées, chacune dans les appartemens qui nous étaient destinés. Ce soir, l'empereur et l'impératrice ayant dîné seuls, nous attendions chez madame de La Rochefoucault l'avertissement qu'on nous donne assez ordinairement à sept heures, pour descendre dans le salon; mais sept, huit, neuf heures ont sonné, et l'on ne venait pas nous chercher. Nous plaisantions sur le long tête-à-tête de Leurs Majestés, lorsqu'on est venu nous avertir. En entrant dans le salon, nous avons été surprises de n'y trouver personne. Peu de temps après, Bonaparte est sorti de la chambre de Joséphine; il a traversé le salon en nous faisant encore son petit salut d'humeur, et il s'est retiré dans son appartement, d'où il n'est pas sorti de la soirée.

L'impératrice ne quittant pas sa chambre, madame de La Rochefoucault y est entrée; elle l'a trouvée pleurant amèrement. Napoléon lui avait fait une scène affreuse qui s'était prolongée jusqu'à ce moment. C'était sa faute si les chevaux avaient eu peine à remonter le Rhin; c'était sa faute si elle était partie aussi tard de Bingen; dans son injuste colère, je ne sais s'il ne lui a point fait un tort de l'orage qui avait causé son incommodité. Tout, selon lui, avait été arrangé et préparé par elle pour arriver à la même heure que lui. Il lui a reproché d'aimer à capter les suffrages; enfin, il lui a fait la scène la plus violente, la plus déraisonnable qu'on puisse imaginer, et sûrement la moins méritée. Ah! ce vieux adage qui dit qu'il n'y a point de héros pour les valets de chambre, est plus vrai qu'on ne pense. Nous voyons celui-ci de moins près que ne le voit son valet de chambre, et cependant que de petitesses nous découvrons chaque jour en lui[39]!

Mayence, le 16 septembre.

Ce matin devaient avoir lieu les présentations des princes de Bade, et celle de l'électeur archi-chancelier[40].

Après la présentation, ces princes devaient demander la permission à l'impératrice de lui nommer une partie des officiers de leur maison, et un neveu de l'archi-chancelier.

En recevant les instructions de Napoléon sur l'étiquette de cette présentation, Joséphine lui a demandé quelle était celle à suivre pour son fils; car enfin il fallait bien qu'il fût nommé aux princes. Bonaparte, qui n'avait pas pensé à cela, et qui se fâche toujours quand il est pris au dépourvu sur un sujet quelconque, a répondu avec humeur que son fils ne serait pas présenté; qu'il n'en voyait pas la nécessité. Joséphine, très-bonne, très facile, très-faible même dans presque toutes les circonstances, a un courage extrême et beaucoup de fermeté pour tout ce qui concerne ses enfans. Elle a représenté à l'empereur que, pour elle et pour lui-même, il n'était pas convenable que le fils de l'impératrice fût compté pour rien; qu'elle n'avait jamais rien demandé pour elle; et elle a eu le courage d'ajouter qu'elle n'avait pas pleuré pour être princesse[41]; mais que, son fils devant dîner chez elle avec ces princes, il fallait bien qu'il leur fût nommé; que dans l'ancien régime, si M. de Beauharnais (quoique non présenté à la cour de France) eût voyagé en Allemagne, il eût été admis partout. Ces derniers mots ont enflammé la colère de Napoléon à un point excessif. Il lui a dit qu'elle citait toujours son impertinent ancien régime (c'est l'expression dont il s'est servi); et qu'après tout, son fils pouvait ne pas dîner ce jour-là chez elle[42].

Il est sorti après ces mots, laissant Joséphine bien peu disposée à paraître dans le salon, pour la présentation. Pendant une demi-heure qu'elle y a passé, en attendant les princes, elle n'a pas cessé d'essuyer ses yeux, qui étaient encore gonflés de larmes lorsqu'ils ont paru. Pendant qu'elle avait cette scène avec l'empereur, M. de Talleyrand, qui, par les prérogatives de sa place, devait désigner les grands officiers de la couronne qui devaient aller prendre les princes à la portière de leurs carrosses, et qui ne néglige pas une occasion de causer une contrariété à Joséphine, a dit à son fils qu'il était désigné pour recevoir les princes. Eugène, qui a parfaitement le sentiment des convenances, et qui trouvait qu'il était ridicule que le fils de l'impératrice fût confondu dans le cortége des princes qui allaient lui être présentés, a répondu, avec cette simplicité digne qu'il possède si bien, qu'il s'y trouverait, si toutefois il lui était démontré qu'il dût s'y trouver. Il est venu conter à sa mère ce petit trait de malveillance de M. de Talleyrand; et il est convenu avec elle qu'il n'accompagnerait pas les princes; qu'il se rendrait le soir, dans le salon, un peu avant six heures, que Joséphine y serait pour le présenter. Tout cela s'est bien passé; Bonaparte n'est arrivé dans le salon qu'après six heures, à l'instant de se mettre à table; il ne s'est point informé si la présentation avait eu lieu; sa colère était calmée.

Lorsqu'il y a des princes à dîner, la dame d'honneur doit y être, avec une ou deux dames du palais. J'étais désignée aujourd'hui. Les princes de Nassau-Weilbourg, d'Issembourg, de Nassau-Usingen sont venus ce soir au cercle, qui était très-brillant.

Mayence, le 17 septembre.

Nous remarquions ce soir, madame de La Rochefoucault et moi, une chose bien extraordinaire; c'est l'empressement de M. de Caulaincourt envers les princes de Bade[43]. Il se croit obligé de leur faire les honneurs du salon. Lorsque je sus que ces princes seraient ici, j'étais très-curieuse d'observer leur première entrevue avec lui. Je supposais que, ne les ayant point vus depuis l'enlèvement qu'il avait fait, dans leurs états, du duc d'Enghien, et cet enlèvement ayant eu des suites si funestes, il devait, en se tenant à l'écart, en évitant de renouveler par sa vue le souvenir de l'affront cruel qu'il leur a fait, leur témoigner tacitement par sa contenance que, lorsqu'il exécuta cet ordre, il était loin d'en prévoir l'horrible suite. Mais je m'étais bien trompée: il est allé à eux avec une gaîté qui paraissait fort naturelle. Dès que les princes arrivent, il est près d'eux, il s'en empare absolument; il semble que la connaissance qu'il a faite avec eux d'une manière si funeste soit un titre à leur bienveillance. Cette conduite me confond. Il faut n'avoir pas le moindre tact, pas le plus léger sentiment des convenances, pour en agir ainsi. Le père, déjà vieux, craintif, comme on l'est à cet âge, tremblant toujours de voir la main toute-puissante de l'empereur le rayer du nombre des souverains, n'a presque rien témoigné extérieurement, en voyant M. de Caulaincourt[44]; la contenance de son petit-fils, le prince héréditaire, qui n'a encore aucun caractère, et, je crois, assez peu d'esprit, n'a pas mieux indiqué ce qui se passait en eux; mais à l'égard du prince Louis[45], je remarque que, chaque fois que M. de Caulaincourt s'approche d'eux, il se retire en arrière de son père et de son neveu, et qu'il évite, autant qu'il est possible, de parler avec lui; mais cette réserve n'ôte rien à l'aisance de M. de Caulaincourt. Quand je dis aisance, tout est relatif: car personne n'en possède moins que lui. On le prendrait plutôt pour un Prussien que pour un officier français; ses phrases même ont quelque chose de la tournure allemande; car en parlant à l'empereur ou à l'impératrice, il ne manque jamais de dire oui, ou non, votre Majesté. Il est extraordinaire que M. de Caulaincourt, dont les parens étaient à la cour, n'en connaisse pas mieux les usages[46].

Le 18 septembre

Je trouve que l'empereur ressemble beaucoup à cet homme qui, ennuyé des raisonnemens qu'une personne sage apportait en preuve de son opinion, s'écria: Hé! Monsieur, je ne veux pas qu'on me prouve. Il était bien tenté d'en dire autant ce soir. Le prince archi-chancelier, qui possède particulièrement cet esprit d'analyse qui décompose jusqu'au dernier principe d'une idée, discutait avec lui une question métaphysique de Kant; mais l'empereur a tranché la question en disant que Kant était obscur, qu'il ne l'aimait pas; et il a quitté brusquement le prince, qui est venu s'asseoir près de moi. Il y avait pour un observateur un combat très-plaisant entre la volonté déterminée du prince courtisan de tout admirer dans l'empereur, et le petit mécontentement d'avoir été arrêté au milieu de sa discussion sur son cher philosophe; car il est grand partisan de Kant. Il m'a dit, en thèse générale, que souvent on déprisait les ouvrages de pur raisonnement, uniquement par la peine qu'il faut se donner pour les comprendre; qu'on ne tient pour bien pensé que ce qu'on entend sans peine; mais qu'il en est d'une idée profonde, comme de l'eau, dont la profondeur ternit la limpidité; et que rien n'est plus facile, avec le secours des idées intermédiaires, que d'élever les esprits (même les plus médiocres) jusqu'aux plus hautes conceptions qu'il ne faut pour cela que perfectionner l'analyse et décomposer une question; que, si le fond en est vrai, on peut toujours la réduire à un point simple. J'ai profité de son petit mouvement d'humeur contre l'empereur (humeur dont il ne serait pas convenu pour tout au monde), et j'ai trouvé un grand plaisir à causer avec lui.

Mayence, le 19 septembre.

La princesse de Hesse-Darmstadt, son fils le prince héréditaire, et la jeune princesse Willelmine de Bade qu'il vient d'épouser, arrivent demain. Joséphine ne peut dissimuler une vive curiosité de voir cette jeune femme. C'est elle dont M. de Talleyrand parlait à l'empereur comme de la plus jolie personne de l'Europe, lorsqu'il l'engageait dernièrement à divorcer. J'entendais ce soir Joséphine qui faisait à son frère, le prince héréditaire, une foule de questions sur sa sœur. On voit que, quoique rassurée sur les craintes d'un divorce, elle serait fâchée que sa vue pût donner quelques regrets à l'empereur.

Le 20 septembre.

Enfin nous avons vu cette princesse si vantée! et jamais il n'y eut surprise si générale. On ne peut imaginer comment on a pu lui trouver quelque agrément. Elle est, je ne dirai pas d'une grandeur, mais d'une longueur démesurée. Il n'y a pas la moindre proportion dans sa taille, beaucoup trop mince et dépourvue tout-à-fait de grâce. Ses yeux sont petits: sa figure longue et sans expression. Elle a la peau très blanche, peu de coloris. Il est possible que, dans quelques années, quand elle sera formée, elle soit assez belle femme; mais, quant à présent, elle n'est nullement séduisante. J'étais charmée que Joséphine ait eu ce petit triomphe dont elle a bien joui. Jamais peut-être elle n'a eu autant de grâce qu'elle en a mis dans cette réception. En général, on est si bienveillant, si gracieux, quand on est heureux. On voyait qu'elle était ravie de trouver la princesse si peu agréable, et si différente de ce qu'on en avait dit à Napoléon. La princesse-mère a dû être charmante: elle a la physionomie la plus spirituelle et la plus agréable. Elle a beaucoup de vivacité et d'esprit. C'est elle qui gouverne entièrement ses petits états et son mari. Son fils, le prince héréditaire, est très-grand et très-beau; mais je crois que, lorsqu'on a dit cela de lui, on a tout dit.

Le 20 septembre 1804.

Le prince de Nassau-Weilbourg ayant laissé son yacht ici aux ordres de Joséphine, pour tout le temps qu'elle y passera, nous nous en sommes servies ce matin pour aller déjeuner dans une île du Rhin, près de Mayence, où était autrefois la maison de campagne de l'électeur, appelée la Favorite. Il n'en reste aucune trace: elle a été démolie. Cette île, ainsi que les environs de Mayence, offre une image assez triste des suites de la guerre. On n'y voit pas un arbre. Lorsque nous sommes arrivées, nous avons trouvé le déjeuner prêt. Pendant qu'on était à table, l'empereur a aperçu une pauvre femme qui, n'osant s'avancer, regardait de loin ce spectacle si nouveau pour elle; il lui a fait donner l'ordre de s'approcher. Lorsqu'elle a été près de la table, il lui a fait demander en allemand (car elle n'entend pas le français) si jamais elle avait rêvé qu'elle fût riche, et, dans ce cas, qu'est-ce qu'elle avait cru posséder. Cette pauvre femme avait beaucoup de peine à comprendre cette question, et encore plus à y répondre. Enfin, elle a dit qu'elle pensait qu'une personne qui avait 500 florins était la plus riche qu'il y eût au monde. «Son rêve est un peu cher, a dit l'empereur; mais n'importe, il faut le réaliser.» Aussitôt, ces messieurs ont pris tout l'or qu'ils avaient sur eux, et on lui a compté cette somme. C'était la chose la plus touchante que l'étonnement et la joie de cette femme; ses mains laissaient échapper l'or qu'elles ne pouvaient contenir; tous les yeux étaient mouillés de larmes d'attendrissement, en voyant la surprise et le bonheur de cette pauvre créature. J'ai regardé l'empereur dans cet instant; je pensais qu'il devait être si heureux! Non, sa physionomie ne peignait rien, absolument rien..... qu'un peu d'humeur. «J'ai déjà demandé deux fois la même chose, a-t-il dit, mais leurs rêves étaient plus modérés; elle est ambitieuse, cette bonne femme.» Il n'avait, dans ce moment, d'autre sensation que le regret qu'elle eût tant demandé. Qu'il est malheureux cet homme! À quoi lui sert son immense pouvoir, s'il ne sait pas jouir du bonheur qu'il peut répandre?... Après le déjeuner, on s'est dispersé dans l'île pour se promener. L'impératrice, accompagnée seulement par moi et deux autres personnes, a rencontré une jeune femme qui allaitait son enfant. Sa situation n'était pas très-heureuse. Joséphine avait sur elle seulement cinq pièces de vingt francs; elle les a données à cette femme sans appareil, sans ostentation, et une larme d'attendrissement est tombée sur l'enfant qu'elle avait pris dans ses bras, et qui la caressait avec ses petites mains, comme s'il eût senti le bien qu'elle venait de faire à sa mère, et qu'il voulût l'en remercier. En revenant à Mayence, l'empereur a beaucoup causé, ou, pour mieux dire, beaucoup parlé, car il ne cause jamais. Je n'oublierai de ma vie la singulière définition qu'il nous a donnée du bonheur et du malheur. «Il n'y a, a-t-il dit, ni bonheur ni malheur dans le monde; la seule différence, c'est que la vie d'un homme heureux est un tableau à fond d'argent avec quelques étoiles noires, et la vie d'un homme malheureux est un fond noir avec quelques étoiles d'argent.» Si l'on comprend cette définition, je trouve qu'on est bien habile; quant à moi, je ne l'entends pas du tout; et je n'ai pas la ressource d'appliquer le précepte de l'archi-chancelier, qui prétend que la question métaphysique la plus obscure (si toutefois elle repose sur une idée vraie) peut toujours être entendue avec le secours de l'analyse. Ici, je décompose, j'analyse, et je trouve.... zéro.

Mayence, le 22 septembre 1804.

Hier, les deux princesses de Hesse-Darmstadt qui devaient quitter Mayence aujourd'hui, étaient à dîner. Le soir, on est allé au théâtre. Ces dames n'avaient pas de schalls; et Joséphine, ayant craint qu'elles n'eussent froid, en a fait demander deux pour les leur prêter. Ce matin, en partant, la princesse mère a écrit un billet très-spirituel, très-aimable à l'impératrice, pour dire qu'elle gardait les schalls comme un souvenir. Le billet était fort bien tourné, mais j'ai cru voir qu'il ne consolait pas Joséphine de la privation des deux schalls qui se trouvaient être précisément les deux plus beaux de ses schalls blancs. Elle eût autant aimé que ses femmes en eussent choisi d'autres.

Mayence, le 24 septembre.

Hier, en quittant le salon, nous sommes parties, madame de La Rochefoucault et moi, pour Francfort[47].

Nous espérions que cette course rapide pourrait être ignorée de l'empereur. Nous avons passé la matinée à visiter la ville, à acheter quelques marchandises anglaises, que Joséphine nous avait prié de lui rapporter; car elle était dans notre confidence. Nous avons quitté Francfort à trois heures après midi, avec l'intention d'arriver à Mayence, à six. Ayant été désignée hier pour le dîner, je ne devais pas m'attendre à l'être encore aujourd'hui, et je pensais avoir tout le temps nécessaire pour me reposer, faire ma toilette et paraître à huit heures dans le salon. Quant à madame de Larochefoucault, sa santé est si faible qu'elle comptait se faire excuser de ne pas paraître ce soir, en prétextant qu'elle était incommodée. Mais tout cet arrangement s'est trouvé détruit, au moins relativement à moi. En arrivant, j'ai trouvé un billet du premier chambellan, qui me désignait pour le dîner. Il était six heures moins dix minutes; à six heures cinq, j'étais à table. J'avais cherché à réparer, par le choix d'une très belle robe, la précipitation de ma toilette. Tout en mangeant mon potage, je me félicitais d'être arrivée assez tôt pour ne pas trahir le secret de notre voyage; lorsque l'empereur avec un sourire un peu ironique, m'a dit que ma robe était bien belle, et m'a demandé si je l'avais rapportée de Francfort. Il n'y avait plus moyen de nier notre voyage; il fallait en rire, et tourner la chose en plaisanterie, pour que l'empereur ne s'en fâchât pas, et c'est ce que j'ai fait. Il a demandé si nous avions rapporté beaucoup de marchandises anglaises; mais comme rien apparemment ne l'avait contrarié aujourd'hui, il était dans une disposition d'esprit assez bienveillante, il ne s'est fâché qu'à moitié.

Mayence, le 25 septembre.

La ville de Mayence donnait un grand bal aujourd'hui à l'impératrice; mais étant très-incommodée, il lui paraissait impossible de s'y rendre; elle était dans son lit à cinq heures, avec une forte transpiration de la fièvre. Napoléon est entré chez elle, il lui a dit qu'il fallait qu'elle se levât, qu'elle allât à ce bal. Joséphine lui ayant représenté ses souffrances et le danger de se découvrir, ayant une éruption très-forte à la peau, Bonaparte l'a tirée brusquement de son lit, par un bras, et l'a forcée de faire sa toilette. Madame de La Rochefoucault, qui a été témoin de cette action brutale, me l'a contée, les larmes aux yeux; Joséphine, avec sa douceur, sa soumission si touchante, s'est habillée, et a paru une demi-heure au bal.

Mayence, le 26 septembre.

En entendant Napoléon appeler les princesses de Nassau qui étaient au cercle, mesdemoiselles, je souffrais incroyablement. Quelque peu d'attraits que cette cour ait pour moi, il n'en est pas moins vrai que j'en fais partie dans cet instant; et je suis humiliée comme française, que le souverain à la suite duquel je me trouve, ait si peu l'habitude des usages des cours. Comment ignore-t-il que les princes, entre eux, se donnent leurs titres respectifs, sans pour cela déroger à leur puissance? Mais Bonaparte croirait compromettre tout-à-fait la sienne, s'il en usait ainsi. Il ne manque jamais de dire au prince archi-chancelier, monsieur l'électeur, et mademoiselle, à toutes les princesses; j'en ai vu plus d'une sourire un peu ironiquement.

Mayence, le 27 septembre 1804.

L'impératrice a passé le Rhin ce matin, pour aller faire une visite au prince et à la princesse de Nassau, au château de Biberich, près de Mayence. Les troupes du prince étaient sous les armes; tous les officiers de sa petite cour, en grande tenue. Un déjeuner très-élégant était servi dans une salle, dont la vue s'étend au loin sur le Rhin, et offre un coup-d'œil magnifique. C'est une grande et superbe habitation. En revenant à Mayence, les troupes du prince ont accompagné l'impératrice jusqu'au bord du Rhin.

Mayence, le 28 septembre.

Napoléon a dit aujourd'hui, devant quarante personnes, à madame Lorges, dont le mari commande la division: «Ah! madame, quelle horreur que votre robe! c'est tout-à-fait une vieille tapisserie. C'est bien là le goût allemand!» (Madame Lorges est allemande.) Je ne sais si la robe est dans le goût allemand, mais ce que je sais mieux, c'est que ce compliment n'est pas dans le goût français.

Mayence, le 29 septembre.

Ce soir, en causant dans un coin du salon, avec deux personnes, je ne sais comment la conversation m'a amenée à parler de cet empereur de la Chine, qui demandait à Confucius de quelle manière on parlait de lui, de son gouvernement. «Chacun se tait, lui dit le philosophe, tous gardent le silence.» C'est ce que je veux, reprit l'empereur, Napoléon, qui était assez près de moi, causant avec le prince d'Issembourg, s'est retourné vivement. Je vivrais mille ans, que je n'oublierais jamais le regard menaçant qu'il m'a lancé. Je ne me suis pas troublée; j'ai continué ma conversation, et j'ai ajouté que cet empereur de la Chine ressemblait à beaucoup d'autres, qui sont comme les petits hiboux qui crient quand on porte de la lumière dans leur nid. Je ne sais si Napoléon a saisi le sens de cette dernière phrase; mais il a probablement senti qu'il avait eu tort de paraître se faire l'application de l'histoire de l'empereur chinois, et sa figure a repris cette immobilité, ce défaut total d'expression qu'il sait se donner à volonté.

1er octobre 1804.

Nous avons quitté Mayence hier, pour retourner à Paris, où nous serons dans peu de jours. Les autorités de tous les pays que nous traversons se donnent une peine incroyable pour composer des harangues; mais en vérité, ce sont des soins perdus; car je remarque qu'elles sont toutes les mêmes. Depuis celle du maire d'un petit village allemand, jusqu'à celle du président du sénat, on pourrait toutes les traduire par cette fable, dans laquelle le renard dit au lion:

«Vous leur fîtes, seigneur,

En les croquant, beaucoup d'honneur.»

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon

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