Читать книгу Dans les Alpes, 1896-1899 - Louis d' Orléans-Bragance - Страница 5

(15-16 septembre 1896)

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Pierre d’Orléans. — Louis d’Orléans. — (Antoine d’Orléans.) — Candido de Guimarâës. — Hubert Archer. — Albert Latapie, domestique. — (Augustin Damen, id.) — Guides: Frédéric Payot, Alphonse Payot, Joseph Charlet, François Couttet. - Porteurs: Jules Ravanel, Édouard Ravanel, Léon Bazan, Jules Simon des Bois, Charles Édouard.

Peu gaie, notre arrivée à Chamonix! Il est 5 heures de l’après-midi, et depuis le matin le temps ne fait qu’empirer. Le Mont-Blanc a mis son chapeau, et, de toute la chaîne, c’est à peine si l’on aperçoit le haut des glaciers des Bossons et de Taconnaz, dont les crevasses ont des teintes livides; sur la route, le vent du Sud-Ouest, tiède, humide, soulève la poussière en tourbillons annonçant l’orage. S’il allait nous empêcher de monter au Mont-Blanc!

A l’hôtel, chez les guides, en ville, on est peu rassurant; seul, M. Janssen , chez qui nous dînons, espère encore, appuyé de son baromètre. — A 8 heures, l’orage éclate: les éclairs se succèdent sans relâche, et le bruit du tonnerre, roulant de montagne en montagne, ébranle la vallée; puis la pluie commence, et c’est sous des torrents d’eau que nous regagnons l’hôtel.

Le lendemain, à 5 heures du matin, un moment d’espoir! Le ciel est pur et la chaîne du Mont-Blanc, toute saupoudrée de neige fraîche, étincelle au soleil levant. Mais bientôt, au bas de la vallée, apparaît un point noir qui grandit à chaque instant; de tous les côtés à la fois arrivent des nuages; la pluie se met à tomber, fine et froide, plus menaçante que l’orage d’hier.

Que faire? Renoncer à l’ascension, pour aujourd’hui du moins! C’est ce que nous conseillent les guides: pourtant nous espérons encore. A 9 heures, enfin, le temps semble vouloir s’éclaircir; une lutte s’engage entre les vents d’Ouest et d’Est; à 9 heures et demie c’est notre allié qui l’emporte, et les nuages, en longues bandes blanches, descendent le long des montagnes vers le bas de la vallée. En avant pour le Mont-Blanc! Il pleut bien encore un peu; mais, bah! M. Janssen répond du temps, et la chance est toujours pour nous.

A 10 heures, notre caravane quitte Chamonix et peu après, laissant la grande route à droite, s’engage sur le sentier de Pierre-Pointue. Le chemin est facile et notre pied encore léger. Aussi, en moins de deux heures, sommes-nous à la cabane de ce nom, au pied de l’Aiguille du Midi et au bord du glacier des Bossons. Trois quarts d’heure d’arrêt pour déjeuner; puis, en route! Nos guides sont maintenant au complet: nous formons en tout une troupe de seize personnes.

En trois quarts d’heure nous atteignons Pierre-à-l’Échelle, à l’entrée du glacier; là-bas, au milieu des neiges, se dressent les Grands-Mulets, notre but d’aujourd’hui; ils semblent tout près, et pourtant trois heures de chemin nous en séparent encore.

Le temps qui s’était de nouveau recouvert s’éclaircit tout à coup; les uns après les autres, les pics apparaissent: voilà enfin le Mont-Blanc dans une auréole de nuages qui le fait paraître encore plus haut.

Le cœur joyeux, nous nous engageons sur le glacier; le chemin d’ailleurs est aujourd’hui facile, la neige nouvelle a rempli la plupart des crevasses, et seules, les plus grandes, faciles à contourner, nous montrent leurs fonds aux teintes bleues, vertes, effrayantes.

Nous longeons ici des séracs magnifiques dont les uns ont plus de 10 mètres de hauteur, énormes blocs de glace aux nuances vertes, prêts à s’écrouler sous la poussée du glacier dont ils symbolisent la puissance et à broyer tout ce qui se trouvera sous eux. Ce n’est heureusement d’ordinaire qu’au printemps et pendant la nuit que ces chutes ont lieu. Le principal danger de ce passage provient surtout, paraît-il, des pierres qui parfois, à l’heure du dégel, se détachent de l’Aiguille du Midi.

A droite, les guides nous montrent, à travers les crevasses et les séracs, le chemin, bien autrement difficile, de la montagne de la Côte, suivi par Jacques Balmat, lors de sa première ascension.

C’est maintenant que commence la partie la plus pénible de la traversée des glaciers: la jonction. Les glaciers de Bossons et de Taconnaz, marchant ici côte à côte avec des vitesses différentes, forment entre eux une sorte de ravin dans lequel les blocs, entassés pêle-mêle, alternent avec de profondes crevasses. Il faut chercher son chemin à travers ce dédale de ruines naturelles, contourner les séracs, sauter les crevasses, ou même, quand le glacier est mauvais, les passer sur des échelles.

Les guides nous attachent par groupes, plutôt par précaution que par nécessité ; car aujourd’hui la jonction ne présente aucun danger. En moins d’une demi-heure, d’ailleurs, nous atteignons l’autre bord: le glacier de Taconnaz, juste au-dessous des Grands-Mulets. Encore une montée en zig-zag, assez pénible dans la neige ici profonde, puis une petite escalade de quelques mètres, et nous nous trouvons sur la plate-forme qui porte l’hôtellerie: il est un peu moins de 5 heures. — Vite nous entrons, car il fait déjà froid dehors et nos pieds sont gelés. Puis, réchauffés, nous ressortons: le soleil se couche en ce moment; à nos pieds, Chamonix, éclairé de ses derniers rayons, apparaît dans tous ses détails. Nous nous amusons, avec la longue-vue de l’hôtellerie, à rechercher les endroits connus; nous apercevons même, dans le jardin de l’hôtel d’Angleterre, M. de Guimarâës, père de notre compagnon Candido, qui, de son côté, nous examine avec la lunette de l’hôtel.

Puis, nous visitons l’Observatoire de M.. Janssen, construit en 1889, avant celui du sommet. Il contient, comme l’autre, un météorographe donnant automatiquement pendant huit mois les indications relatives au vent, à l’hygrométrie, à la pression atmosphérique, à la température, etc.

Après le dîner, très bon pour l’altitude, nous ressortons, et, à 8 heures, comme il a été convenu avec M. Janssen, nous allumons un feu de Bengale rouge qui pendant quelques minutes éclaire tout le rocher. — La vallée ne tarde pas à répondre; là-bas, au bout de Chamonix, une lueur bleue nous souhaite bonne nuit.

Nous rentrons nous coucher, Pedro, Candido et Archer à l’hôtellerie, Antoine et moi à la cabane de l’Observatoire que M. Janssen avait aimablement mise à notre disposition.

Bientôt nous nous endormons, et seul le bruit des avalanches qui gronde autour de nous parvient à interrompre pour quelques instants notre sommeil d’ascensionnistes fatigués.

A 3 heures du matin, brusque réveil! Les habitants de l’hôtellerie, ayant assez dormi, viennent me chercher en toute hâte. Précipitation inutile d’ailleurs, car les guides ne sont pas pressés: ils attendent pour partir qu’un petit nuage qui couvre encore le Mont-Blanc se soit entièrement dissipé. Pendant ce temps, nous déjeunons et échangeons nos impressions de la nuit: il paraît qu’un de nos compagnons a été réveillé par une martre qui grattait à la fenêtre et qu’il a vue s’enfuir au clair de lune.

A 4 heures enfin, nous nous attachons par groupes de trois ou quatre et nous nous mettons en marche. Il fait encore nuit, et les guides sont obligés d’allumer deux lanternes. Le thermomètre marque cependant déjà zéro, malheureusement pour nous, car la neige n’étant pas gelée, à chaque pas nous enfonçons jusqu’aux genoux. Je suis en tête, et mon guide fait les pas. Mais au bout d’un quart d’heure nous laissons passer l’équipe suivante que relaye la troisième, et ainsi de suite. De cette façon nous avançons sans trop de peine, quoique lentement.

Peu à peu cependant le jour se lève: c’est d’abord, derrière nous, la chaîne du Buet qui s’éclaire, puis, une à une, les pointes de la chaîne du Mont-Blanc. La neige, bleuâtre dans l’ombre, rougit déjà en certains points qu’atteint le soleil levant; à gauche, l’Aiguille du Midi se détache avec ses dentelures, en noir sur le ciel.

Les pentes deviennent cependant plus raides. En plusieurs endroits, les guides sont obligés de tailler des marches dans la neige. Voici la crevasse du Dôme, qui parfois n’est pas commode; aujourd’hui rétrécie par la neige, elle n’a que la largeur d’un mètre tout au plus, ce qui permet, avec l’aide des guides, de la sauter sans difficulté. Encore une pente de neige glacée, assez raide, et nous sommes sur le Petit Plateau (3,620 m. d’altitude). A droite, sur les contreforts du Dôme du Goûter, pendent des séracs menaçants, dernière digue arrêtant l’avalanche qui, amenée lentement par la marche du glacier, un jour ou l’autre balayera le plateau. Malheur à ceux qu’elle rencontrera sur son passage! C’est ici qu’il y a deux ans a été ensevelie la plus grande partie d’une caravane.

Les guides nous font hâter le pas. Heureusement la zone dangereuse est peu étendue: en moins d’un quart d’heure le Petit Plateau est traversé, et la montée recommence. De nouveau les piolets travaillent et la marche se ralentit. Quelques crevasses, entremêlées de séracs, nous forcent à faire un détour à gauche, jusqu’à la limite des deux glaciers, formée ici par une chaîne de rochers se continuant jusqu’aux Grands-Mulets; le premier est le rocher du Bon Retour, ainsi nommé par de Saussure en souvenir de sa première ascension.

A 7 h. 20 enfin, nous débouchons sur le Grand Plateau (3,900 m.), trois heures et demie après notre départ des Grands-Mulets; sinon la fatigue, du moins la faim commence à se faire sentir; d’ailleurs c’est toujours ici qu’on déjeune. Halte donc! Sur la neige les guides étendent une couverture, et sur la couverture nos provisions. Nous nous asseyons autour, soit sur la neige, soit sur nos piolets. Le beau soleil qui nous éclaire n’arrive pas cependant à réchauffer nos pieds trempés par la neige.

Nous sommes ici dans un cirque comme ceux des Pyrénées, cirque étincelant et gigantesque qui a pour arène le Grand Plateau et pour gradins les pentes du Mont-Maudit, du Mont-Blanc et du Dôme du Goûter. L’ouverture, du côté de la vallée, forme à nos yeux une ligne blanche toute droite, horizontale, au-dessus de laquelle apparaissent au loin quelques pointes de la chaîne du Buet. C’est ici le véritable royaume des neiges; autour de nous, tout est idéalement blanc; seuls quelques rochers font tache sur cette blancheur. Le ciel, par contre, est, comme on le remarque souvent sur les hauteurs neigeuses, presque noir, et sur ce fond les crêtes, encore plus blanches, se détachent admirablement.

Le déjeuner dure à peine une demi-heure, car le froid nous chasse de notre campement. Nous reprenons nos piolets, les guides leurs sacs, et en marche!

Trois chemins conduisent d’ici au Mont-Blanc: celui des Bosses du Dromadaire, celui du Corridor et l’ancien chemin de Jacques Balmat, de beaucoup le plus court, mais aussi le plus dangereux à cause des avalanches. Nos guides choisissent le Corridor; nous prenons donc à gauche, traversant un grand éboulis de blocs de glace provoqué sans doute par quelque récente avalanche. Puis nous attaquons la montée qui du Grand Plateau mène au Corridor: c’est peut-être la partie la plus raide de l’ascension; aussi n’est-ce qu’en faisant des zigzags et en mettant soigneusement nos pieds dans les foulées des premiers que nous montons sans glisser. La partie supérieure surtout est difficile: c’est un véritable mur de glace qu’il s’agit d’escalader. Les guides montent d’abord et taillent, à coups redoublés de piolet, quelques marches, faisant tomber une vraie grêle sur ceux qui les suivent; puis, les uns après les autres, nous nous hissons à notre tour. Enfin tout le monde est en haut, et la marche continue plus facile dans la neige du Corridor. A gauche, nous avons le Mont-Maudit, qui ne semble guère plus haut que nous; à droite, la Pierre-Rouge avec ses murs de glace. Puis tout à coup, au fond, apparaissent quelques pics. Peu à peu la vue s’étend: voici devant nous la chaîne du Mont-Blanc, le Mont-Rose, la Jungfrau... un avant-goût de la vue du sommet.

Après une courte halte, nous recommençons l’escalade sur les pentes de glace de Pierre-Rouge. Nous glissons à qui mieux mieux, et il faut toute la sûreté de pied de nos guides pour nous retenir pendant cette montée d’environ une heure.

Aussi n’est-ce qu’après maint effort, maint arrêt, que nous arrivons au haut du Mur de la Côte. Nous nous trouvons alors sur un plateau d’assez grande dimension, parsemé de quelques rochers. Sur la droite, nous apercevons l’Abri de Pierre-Rouge, petite cabane qui est rarement utilisée. Devant nous, nous avons la calotte du Mont-Blanc avec l’Observatoire qui semble être tout près...

Quelques minutes de repos, et en route pour la dernière étape. Étape dure s’il en est! Non que la pente soit escarpée ou même glissante, non qu’on enfonce dans la neige; mais le manque d’air se fait sentir: plus d’énergie, plus de vigueur! On se sent abattu, fatigué, on voudrait continuellement s’asseoir. — Ces trois petits trajets d’un quart d’heure chacun: Pierre-Rouge — Petits Rochers, Petits Rochers — Petits Mulets, Petits Mulets — Observatoire, le dernier surtout, semblent d’une longueur décourageante, et pourtant entre chacun de ces points il y a peut-être 800 mètres...

Cependant, cette fois-ci, on y est: plus que cinq minutes... plus que quelques mètres, que quelques pas... Midi juste! Nous arrivons à l’Observatoire... Deux coups de canon bien distincts parviennent jusqu’à nous: on nous a vus de Chamonix... En un moment, fatigue, faiblesse, ennui... tout disparaît! On est pour cinq minutes à la joie du triomphe. Rien ne peut plus nous empêcher d’atteindre le sommet du Mont-Blanc, 4,810 mètres au-dessus du niveau de la mer.

L’observatoire de M. Janssen était, le jour de notre ascension, habité par neuf ouvriers, chargés de compléter la pose du nouveau télescope. L’édifice forme une pyramide quadrangulaire tronquée émergeant de la neige, à 5 ou 6 mètres de hauteur. Il se compose de deux étages. L’étage inférieur, souterrain ou plutôt enfoui dans la neige, contient les instruments de précision, le météorographe et le petit télescope que M. Janssen vient d’y faire transporter. L’étage supérieur donne de plain-pied sur la neige du sommet. Il est divisé en trois chambres assez confortablement aménagées et où l’on peut, comme le jour de notre ascension, obtenir une agréable chaleur. Enfin, sur le toit de l’Observatoire, une tourelle, desservie par une échelle, porte une plate-forme d’où l’on embrasse toute la circonférence du panorama.

Pour jouir de ce coup d’œil nous étions favorisés par un temps merveilleux: quelques nuages à peine s’élevaient du côté du Dauphiné.

La vue qu’on embrasse du sommet du Mont-Blanc a pour elle son étendue; sous d’autres rapports on peut ne la placer qu’au second rang. Au point de vue esthétique, elle a les défauts de celles des grands sommets: il lui manque quelque chose de plus haut, une masse dominante qui fasse -ressortir le reste du paysage, telle qu’est le Mont-Blanc lui-même pour tous autres points de la chaîne. De plus, on se perd dans le trop grand horizon: à cette distance, les plus belles montagnes ne ressemblent plus qu’à d’énormes pâtés de neige.

Comme vue géographique, on pourrait faire au Mont-Blanc le reproche de n’être pas assez central: le Nord et l’Ouest semblent, à côté de l’Est ou du Sud, bien dégarnis.

La partie la plus intéressante est peut-être la chaîne du Mont-Blanc elle-même avec l’Aiguille du Midi, l’Aiguille du Dru, les Aiguilles Vertes, les Aiguilles du Tacul, les Grandes Jorasses, l’Aiguille et le Col du Géant. Vue d’en haut, cette série de pointes, de minarets et de crénelures, d’arêtes tranchantes, de cirques énormes, de fleuves gelés, a quelque chose d’étrange, de saisissant.

Plus loin à l’Est, c’est le Mont-Rose, avec sa grande masse blanche, qui frappe d’abord la vue; puis le Cervin avec sa corne gigantesque et fascinante; plus au Nord, la chaîne imposante des Alpes Bernoises: la Jungfrau, blanche et souriante; le Finsteraarhorn et le Moine, renfrognés et terribles. Puis, petit à petit, les montagnes vont s’abaissant. Voilà le lac de Genève, entouré de montagnes qui semblent des collines, et, dans le fond, les sommets du Jura. Puis c’est la vallée du Rhône qui commence. Ici tout près, dans ses moindres détails, l’œil suit la vallée de l’Arve: Chamonix, Sallanches, aussi nettes que du Mont-Fleuri Bonneville...; du côté opposé, celles de Courmayeur et d’Aoste.

Voici, plus loin, quelques parties de la vallée de l’Isère... Puis ce sont de nouveau de grandes masses blanches: les Alpes du Dauphiné, le Pelvoux imposant, la Barre des Écrins et la Meije, semblables à de grandes ruines... puis la Tarantaise... la chaîne du Grand Paradis, toute blanche avec ses sommets en forme de plateau; enfin, tout à fait au sud, un amas indéchiffrable de montagnes, de vallées, de collines, allant jusqu’à la Méditerranée...

Mais Frédéric Payot paraît au haut de l’échelle: il faut partir si nous voulons être le soir même à Chamonix. Vite, nous cassons une croûte, comme disent les guides, puis en route, et adieu au Mont-Blanc! Il est une heure un quart.

Quelle différence entre la descente et la montée! En quelques minutes, glissant, culbutant, roulant, courant, nous sommes sur le plateau de Pierre-Rouge d’où nous avions mis plus d’une heure à atteindre le sommet. Sans nous arrêter, nous continuons notre marche. Encore quelques coups de piolet pour le Mur de la Côte, quelques pas pénibles dans la neige du Corridor, un petit arrêt au haut du Mur de Glace, et nous reprenons notre course vers le Grand Plateau. Il est 2 heures un quart quand nous atteignons l’endroit de notre déjeuner. Notre ami Archer, parti du sommet quelques instants avant nous, nous y a précédés de 20 minutes.

Cependant le soleil commence à baisser, et l’ombre gagne de plus en plus. Il faut repartir! Nos guides prennent dans leurs sacs les objets laissés le matin au Grand Plateau, et la course recommence. Cette fois-ci, nous sommes entièrement séparés les uns des autres: chacun cherche, avec son guide et son porteur, à aller le plus vite possible. La neige est molle, et nous enfonçons à chaque enjambée: aussi n’est-ce qu’une suite de chutes interminable, Quelquefois, entraînés par l’élan, nous faisons plusieurs mètres sur le dos. Heureusement que les guides sont là pour nous retenir. Hurrah! Voici les Grands Mulets, non loin desquels mon guide me montre la crevasse où, l’an dernier, tombèrent le voyageur et les deux guides de Courmayeur, victimes d’une glissade, qui semble cependant ne présenter aucun danger. J’arrive à l’hôtellerie à 3 heures trois quarts, ayant mis deux heures et demie à descendre ce que nous avions monté en huit heures. Bientôt, les uns après les autres, tous arrivent, et, à 4 heures et demie, nous étant rattachés, nous repartons avec mon jeune frère Antoine qui nous a attendus aux Grands Mulets.

Le glacier est aujourd’hui plus mauvais qu’hier; la neige a en grande partie fondu, et le chemin, piétiné par plus de vingt personnes qui ont fait l’ascension des Grands Mulets, est extrêmement glissant. Le mieux est encore de se laisser aller en tâchant de garder l’équilibre; en tout cas, l’utilité de la corde se fait bien sentir: seule, parfois, elle nous retient au bord des crevasses qui se sont ouvertes entièrement; il y en a que nous n’avions même pas vues hier et qui sont aujourd’hui difficiles à passer. Enfin, après mainte chute, mainte glissade involontaire, nous posons le pied en terre ferme, et en quelques minutes nous arrivons à Pierre-à-l’Échelle.

Le spectacle est en ce moment magnifique... Aux derniers rayons du soleil couchant, la chaîne du Mont-Blanc s’est comme embrasée. Devant nous, tout est rouge, depuis l’Aiguille du Midi, pourpre, jusqu’à la cime rose du Dôme du Goûter. Les plateaux, déjà dans l’ombre, sont rouge foncé, les crevasses violettes. Par des fentes non soupçonnées, la lumière pénètre, se jouant sur la neige en contrastes charmants; les nuances les plus diverses se rencontrent sans se heurter; le rouge domine tout!... Soudain, tout s’éteint... le soleil s’est couché derrière les Aiguilles de Varens... nous nous remettons en route.

En vingt minutes nous sommes à Pierre Pointue. Le temps d’offrir un vin d’honneur aux guides qui nous ont si bien aidés, et nous repartons. Il est 6 heures trois quarts, et la nuit commence à tomber. Les deux Payot allument des lanternes, et alors commence, dans l’obscurité du bois, la descente rapide, fantastique. Frédéric Payot marche devant nous de son pas souple et nerveux; il tient sa lanterne tournée vers nous; lui même ne s’inquiète guère du chemin. A chaque coude, automatiquement il tourne, et la colonne le suit presque au pas de course; à 8 heures on débouche à Chamonix, six heures trois quarts après notre départ de l’Observatoire du sommet.

Notre première visite est naturellement pour M. Janssen, dont les bons conseils et l’obligeance à nous choisir les meilleurs guides nous ont permis de profiter de l’heureuse chance que le temps nous offrait, et ont assuré le succès de notre ascension. Puis, gaiement, on s’en va dîner: l’énervement et la joie nous empêchent de sentir la fatigue, et ce n’est que tard que nous allons nous coucher. Le lendemain, au réveil, la fatigue se révèle par un peu de courbature; mais ce n’est pas payer trop cher la plus belle ascension que l’on puisse faire, accomplie dans les meilleures conditions qu’on pût souhaiter.

A 2 heures, nous disions au revoir au Mont-Blanc et à Chamonix. Si, à nos yeux d’alpinistes, le prestige du plus élevé des sommets européens est quelque peu diminué par la facilité avec laquelle nous en avons triomphé, il est rehaussé par le souvenir des spectacles incomparables dont nous avons joui.

Octobre 1896.

Dans les Alpes, 1896-1899

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