Читать книгу Étude physiologique sur l'action des poisons - Louis Félix Henneguy - Страница 3
INTRODUCTION
ОглавлениеLe nombre des substances toxiques connues est déjà considérable, et ce nombre s’accroît de jour en jour. Ces substances toxiques sont d’origine minérale, végétale ou animale. On réservait autrefois le nom de poison aux substances délétères minérales et végétales, pour donnner celui de venin et de virus aux produits nuisibles d’origine animale. Depuis longtemps cependant on distingue les venins des virus: leur mode d’action les sépare nettement. Comme les poisons minéraux et végétaux, les venins agissent immédiatement après leur inoculation, et leurs effets sont proportionnels à la quantité absorbée; les virus ont une période d’incubation plus ou moins longue, et agissent de la même manière, qu’ils aient été absorbés en petite ou en grande quantité. De plus, les venins diffèrent encore des virus par leurs propriétés physiques et chimiques, qui les rapprochent au contraire, comme nous le verrons, des autres poisons. Nous regarderons donc comme substance toxique toute substance absorbable qui, introduite dans l’économie animale, peut amener la mort en modifiant le fonctionnement des organes.
Les premières classifications des substances toxiques reposèrent sur l’origine de ces substances: telles sont celles de Pleuck ( 1785) et de Mahon ( 1801 ). Fodéré, le premier, tint compte de l’action des poisons sur l’organisme et les répartit en six classes: les septiques, les stupéfiants ou narcotiques, les narcotico âcres, les âcres ou rubéfiants, les corrosifs et les astringents. Orfila, Christison, Galtier, ne firent que modifier la classification de Fodéré.
M. Tardieu, tout en ne considérant les poisons qu’au point de vue pratique, c’est-à-dire sous le rapport des empoisonnements qu’ils peuvent causer chez l’homme, établit cependant une division des substances toxiques en se basant sur l’ensemble des symptômes dominants observés dans chaque empoisonnement. Ainsi il admet des poisons irritants et corrosifs, des poisons hyposthénisants, des poisons stupéfiants, des poisons narcotiques et des poisons névrosthéniques.
Les expériences de Magendie, d’Orfila, de M. CI. Bernard, ayant ouvert une voie nouvelle à la toxicologie expérimentale, on analysa avec plus de soin qu’on ne l’avait fait jusqu’alors le mode d’action sur l’organisme, et l’on essaya de diviser les substances toxiques d’après leur action sur tel ou tel système organique. Le premier essai de ce genre est dû à Taylor. Cet auteur anglais admet deux classes de poisons:
M. Rabuteau, dans son Traité de toxicologie, se basant sur le même principe que Taylor, établit cinq classes de poisons:
La classification de M. Rabuteau est très-séduisante au premier abord, par sa simplicité et sa rationalité ; mais, si l’on vient à prendre, chacun en particulier, les poisons qui forment ses diverses classes, on s’aperçoit bientôt qu’il y en a un grand nombre qui devraient figurer dans plusieurs classes à la fois, et d’autres qui sont dans une division à laquelle ils ne devraient pas appartenir. Ainsi M. Rabuteau range les sels d’argent parmi les poisons hématiques. Or M. le professeur Rouget a démontré, par une série d’expériences faites sur un grand nombre d’animaux appartenant à diverses espèces, que ce qui a induit M. Rabuteau en erreur, c’est qu’il n’a expérimenté que sur des chiens auxquels il injectait la substance toxique dans les veines: la mort peut être dans ce cas foudroyante, par suite des troubles apportés à la circulation, dus à une altération du sang. Il en est tout autrement quand le poison pénètre dans l’organisme par les voies normales d’absorption; les symptômes observés alors sont la conséquence directe de l’intoxication sur les éléments des centres nerveux encéphalo-rachidiens, compliquée, dans quelques cas, de l’intoxication des éléments musculaires de la vie animale
Ce que nous venons de dire à propos des sels d’argent est vrai pour un grand nombre de substances toxiques dont l’action n’est ni aussi simple, ni aussi limitée à tel ou tel système, que l’admettent un grand nombre d’expérimentateurs modernes. C’est ainsi que M. Cl. Bernard a dit encore dernièrement, en parlant des poisons: «Ils peuvent nous servir comme de véritables bistouris, avec lesquels nous allons atteindre tel ou tel élément anatomique, de façon à pouvoir bien constater les troubles que cette unique lésion amène dans l’harmonie de l’organisme général . «Nous trouvons aussi la même idée dans ses Leçons de pathologie expérimentale: «Les poisons n’agissent primitivement que sur certains éléments histologiques spéciaux, même dans le cas où ils paraissent produire un trouble général de toute l’économie. C’est ainsi que la strychnine localise son action sur les nerfs sensitifs, à l’exclusion de tous les autres appareils nerveux; d’un autre côté, le curare concentre son activité sur les nerfs moteurs.»
Le travail que nous avons entrepris a pour but de montrer que l’action des substances toxiques est, au contraire, beaucoup plus complexe que ne le pensent certains physiologistes, et de plus que cette action porte généralement, d’une manière plus spéciale, sur le système le plus important, qui tient, chez les animaux supérieurs, toutes les fonctions sous sa dépendance: le système nerveux central.
Nous n’avons pas eu la prétention de faire une étude complète de toutes les substances toxiques. Il est d’abord toute une classe de poisons dont nous ne nous sommes pas occupés: ce sont les poisons irritants ou corrosifs. Ces substances ont en effet une action, pour ainsi dire, purement mécanique; ils amènent la mort, par suite du retentissement sur tout l’organisme des lésions traumatiques qu’ils produisent: brûlures, inflammation plus ou moins violente du tube digestif, des voies respiratoires, etc. Parmi les autres poisons, nous avons pris dans chaque classe admise par les toxicologistes une ou plusieurs substances types, que nous avons étudiées au point de vue de leurs propriétés physiologiques.
Pour un grand nombre d’entre elles, nous avons cherché à établir par nous-même leur mode d’action sur les différents systèmes de l’économie, et principalement sur le système nerveux central.
On pourra nous reprocher d’avoir fait nos expériences presque exclusivement sur des grenouilles, et de n’avoir employé qu’exceptionnellement des mammifères. Nous avons choisi la grenouille, parce que c’est un animal à sang froid, présentant par conséquent, pour l’expérimentation physiologique, des avantages considérables. Chez ces animaux, en effet, les phénomènes vitaux sont très-lents et résistent aux perturbations qu’on peut leur apporter: une grenouille résiste à des opérations considérables, telles que ligature du cœur ou de toute autre partie du corps, ablation du bulbe, etc., qui chez les vertébrés supérieurs amènent une mort immédiate, et ses tissus conservent leurs propriétés longtemps après la mort. De plus, au point de vue qui nous intéresse, la grenouille a encore l’avantage d’être en général très-sensible à l’action des poisons, et, la marche de l’intoxication étant relativement très-lente, permet d’analyser les différents phénomènes produits sous l’influence d’une substance toxique.
Un toxicologiste, au contraire, qui étudie les poisons au point de vue pratique, médico-légal, doit expérimenter ces substances sur des animaux aussi près que possible de l’homme. Les symptômes et les lésions qu’il observe chez des chiens, avec un poison donné, lui feront reconnaître la nature de ce poison quand il retrouvera ces mêmes symptômes et ces lésions chez l’homme. Mais tel n’était pas notre but, puisque nous nous sommes proposé d’étudier seulement l’action physiologique des substances toxiques.
Nos expériences ont été nombreuses et variées; nous n’en avons cependant rapporté qu’un petit nombre, pour ne pas allonger inutilement ce travail. Celles qui ne faisaient que confirmer des faits déjà reconnus par d’autres expérimentateurs ont été négligées, et nous n’avons mentionné que celles qui nous ont paru nécessaires pour établir des faits contestés ou ignorés. Nous avons, du reste, mis largement à contribution les travaux qui ont été faits depuis le commencement de ce siècle, et qui ont fait accomplir de si rapides progrès à la connaissance des propriétés physiologiques des poisons.
Notre travail se compose de deux parties. La première comprend l’étude d’un certain nombre de substances toxiques, prises, comme nous l’avons déjà dit, dans les différentes classes admises par les auteurs. Pour chacun de ces poisons, nous cherchons à établir, par des preuves tirées des symptômes observés chez l’homme et les animaux, et des expériences faites par nos devanciers et par nous-même, que son action principale porte généralement sur le système nerveux, puis sur les autres systèmes de l’économie. Nous avons insisté sur les substances dont l’action sur le système nerveux central est controversée, et particulièrement sur la strychnine et le curare.
L’ordre dans lequel nous passons en revue ces différentes substances toxiques n’est pas complètement arbitraire. Nous commençons par les poisons qui agissent presque exclusivement sur les centres nerveux, et dont l’action sur les autres systèmes est très-peu marquée; puis viennent les poisons qui atteignent les centres et les appareils nerveux périphériques; enfin ceux qui altèrent les fonctions des systèmes nerveux central et périphérique, et du système musculaire. Parmi ces derniers, nous étudions d’abord les poisons dont l’action sur le système musculaire est peu énergique, pour terminer par ceux qui paraissent n’atteindre que ce système, et principalement le muscle cardiaque.
Dans la seconde partie, nous considérons la marche générale des empoisonnements, puis les troubles apportés aux fonctions du système nerveux par l’introduction des substances toxiques dans l’économie; nous passons très rapidement sur l’action de ces mêmes substances sur les autres systèmes de l’organisme. Après avoir dit un mot de l’absorption des poisons, nous consacrons un chapitre spécial à la recherche, dans la structure même des tissus nerveux, des causes qui peuvent expliquer l’électivité des poisons pour le système nerveux. Enfin nous terminons notre travail en essayant de démontrer qu’il est à peu près impossible de faire une bonne classification des poisons.
Si j’ai pu recueillir un certain nombre de faits nouveaux, et donner par là quelque intérêt au travail que je présente aujourd’ hui, c’est à M. le professeur Rouget que je le dois. Après avoir eu la bonne fortune d’être admis à travailler dans le laboratoire de chimie de la Faculté des sciences de Montpellier, sous la bienveillante direction de M. le professeur Chancel, doyen de cette Faculté, j’ai eu l’inestimable avantage d’être attaché pendant quatre ans, comme aide physiologiste, au laboratoire des Hautes Études pratiques dirigé par M. Rou get, professeur de physiologie à la Faculté de médecine. Peut-être n’appartient-il pas à un débutant de faire l’éloge de l’homme éminent qui, par ses incessantes recherches et ses remarquables découvertes, s’est fait une place si importantes dans la science. Trop heureux l’élève, si, en prouvant qu’il a profité des leçons du maître, il peut porter ainsi témoignage de la valeur de son enseignement! Mais, en dehors et au-dessus de la dette intellectuelle, il y a une dette de cœur que j’ai contractée pour tant de sollicitude et d’affection. C’est surtout cette dette que je m’empresse de reconnaître; d’autant plus que, quels que soient ma gratitude et mon dévouement, je ne croirai jamais m’être acquitté envers M. le professeur Rouget.
Je tiens aussi à remercier publiquement mes amis Alfred Faure et G. Assaki, pour le précieux concours qu’ils m’ont prêté, en m’aidant dans mes recherches et pour la traduction des ouvrages étrangers.