Читать книгу Pile et face - Lucien Biart - Страница 7
GASTON FAIT SES PREMIÈRES DENTS.
ОглавлениеInsensible aux tristes événements qui signalèrent son entrée dans le monde, le nouveau-né fit d'abord peu de bruit. Dix fois dans les vingt-quatre heures, il s'éveillait pour se coller au sein de Françoise, jeune femme du village de Maulette, choisie pour allaiter le dernier des La Taillade. Il fallait voir les effarements de Mademoiselle lorsque la nourrice, chargée du précieux marmot, se transportait d'une chambre à une autre.
«Vous marchez trop vite, criait Catherine.
—Attendez qu'on écarte cette chaise, ajoutait Mademoiselle.
—Prenez garde à la porte!»
La porte était grande ouverte, la chaise ne gênait en rien, et Françoise haussait bravement les épaules.
«Mais je sais comment ça se manie; j'en ai déjà eu deux, répétait en vain la Normande.»
Ni Mademoiselle ni Catherine ne voulaient reconnaître cette expérience de la nourrice, qui, par bonheur pour le poupon, prit le parti de laisser dire et d'agir à sa guise.
«Monsieur crie, dépêchez-vous! disait Catherine aux heures de la toilette.
—Ça leur forme les poumons, répondait Françoise avec calme.
—Il a peut-être faim?
—Allons donc, il vient de boire; il est gris, au contraire.
—Il fait la grimace, il souffre.
—C'est des petites coliques qu'ils ont tous, les chérubins; ça passe en leur frottant le dos, comme aux chats.»
Françoise n'était jamais embarrassée pour répondre, et sa logique dépitait Catherine, qui n'en courait pas moins préparer à la nourrice un excellent plat dont l'enfant devait profiter.
Le baptême de Gaston se célébra sans bruit, autant que la chose est possible dans une ville de quatre mille âmes. Mademoiselle choisit pour compère son plus vieil ami, le docteur Fontaine, qui, si sa science eût été doublée d'un grain de savoir-faire, se serait enrichi à Houdan. Mais le bon médecin, véritable original, n'oubliait que les services qu'il rendait, excellente condition pour rester pauvre, aussi bien en Normandie qu'ailleurs. Toujours prêt à se mettre en route sur une jument qui n'avait plus d'âge, il visitait les châteaux, les fermes et les chaumières, semant d'une main ce qu'il récoltait de l'autre. C'était un homme de quarante ans, gros, court, pensif, à l'œil doux, au front développé, la tête sans cesse préoccupée de réformes sociales, et croyant au progrès. Plein d'admiration pour les merveilles du monde physique, le docteur refusait d'en faire honneur au hasard.
«Je suis un esprit fort, disait-il quelquefois en souriant, car je crois non-seulement en Dieu, mais encore à l'immortalité de l'âme.»
Au résumé, il riait avec Voltaire, s'attendrissait avec Rousseau, leur préférait Bayle, et, bien que philosophe, pratiquait la tolérance et vivait en paix avec son curé.
Mademoiselle, qui se croyait inconsolable, reprit insensiblement goût à la vie. Ce qu'elle avait d'abord considéré comme une tâche, comme un devoir sérieux, devint une douce occupation, un plaisir, puis une source de jouissances. Du matin au soir elle rôdait autour du berceau, le penchait, le redressait, taillait, rognait, cousait des bavettes ou des béguins, et jamais son activité ne fut mise à plus rude épreuve. On suffisait à peine aux soins nécessités par ce bambin moins bruyant que la grande horloge, mais qu'il ne fallait perdre de vue ni jour ni nuit. Peu à peu ses yeux perdirent cette expression vague qui ferait croire que les nouveau-nés contemplent encore les merveilles d'un monde inconnu. Comme un oiseau privé soudain de sa liberté meurt faute de pouvoir oublier le buisson natal, combien de babies succombent l'œil fixé sur cette patrie perdue qu'ils regrettent sans doute, jusqu'à l'heure où le sourire maternel les éblouit de son rayon! Gaston, grâce à sa tante, triompha de l'épreuve, se tourna vaillamment vers la vie, et commença à suivre la marche de la lumière, dès qu'on déplaçait une lampe ou une bougie. Catherine, émerveillée, raconta partout ce prodige, et Mademoiselle sentit se réveiller en elle l'orgueil héréditaire en songeant que ce petit être si intelligent était un La Taillade. Françoise déclarait en vain que tous les fieux de cet âge en font autant, Mademoiselle n'en voulait rien croire. Ce n'est pas que la nourrice n'eût aussi l'orgueil de son poupon; mais elle le plaçait dans le poids qu'il pouvait avoir, et offrait sans cesse de gager qu'avant six mois il serait plus lourd que l'enfant si vanté de la Claude.
Que faisons-nous de nos grâces en grandissant? Au dire des mères,—personnes généralement bien informées,—il n'existe pas de bambin au-dessous de dix ans qui ne soit un prodige à plusieurs points de vue. Beauté, esprit, mémoire, raison, ils ont tout, ces lutins roses, ces monstres toujours trop vifs, trop ardents, trop grands pour leur âge.
«Il est extraordinaire, madame; songez qu'il n'aura six ans que la semaine prochaine.
—Et ma fille, elle surprend tous ceux qui l'entendent; son père n'en revient pas.
—L'autre jour, M. Martinet avouait n'avoir jamais vu le pareil de
Jules, et vous le connaissez M. Martinet,—un homme sérieux.
—Croiriez-vous que Laure, qui sait à peine lire, met l'orthographe, c'est-à-dire qu'elle m'épouvante.»
Réjouissons-nous; la génération qui va nous succéder sera composée d'êtres beaux, supérieurs, idéals. Mais, hélas! n'est-ce pas un leurre? n'avons-nous pas tous été charmants lorsque nous étions petits, et ces bonshommes qui passent là, devant nous, bêtes, laids, méchants, vicieux, hargneux, jaloux, tarés, blasés, n'auraient-ils pas été aussi des prodiges? N'approfondissons pas; les grâces divines de l'enfance ne peuvent se nier, elles séduisent jusqu'aux indifférents, et Gaston en montrait chaque jour une nouvelle. A quatre mois, il tendait ses bras vers Mademoiselle ou vers Catherine aussitôt qu'il les apercevait, et les comblait ainsi d'une joie ineffable. Elle méritait bien cette gentillesse, car jamais véritable mère ne témoigna plus d'affection à un enfant. Mademoiselle, dans son abnégation, demeurait immobile des heures entières, de crainte d'éveiller le poupon endormi sur ses genoux. Elle oubliait alors le passé pour ne songer qu'à l'avenir, et Dieu sait les rêves d'or que son imagination faisait planer au-dessus de la tête de son neveu!
Gaston grandit sans autre accident que la rougeole. Il apprit à lire de bonne heure, dans le livre de messe de sa tante, excité par les images dont il voulait déchiffrer les légendes. Il était d'une bonne santé, vif, nerveux, intelligent, et gâté à l'excès. Ses traits fins, ses yeux bleus, ses cheveux bouclés, rappelaient sa mère à ceux qui l'avaient connue enfant. Le docteur blâmait souvent la condescendance de Mademoiselle pour le bambin, dont il craignait qu'on n'altérât l'excellent naturel. L'enfant se plaçait entre ses genoux pour l'écouter sermonner; puis, comme péroraison, l'amenait à confectionner des bateaux en papier, art dans lequel son parrain déclarait lui-même avec complaisance n'avoir jamais connu de rival.
La vieille horloge, qui avait sonné à la fois l'heure de la naissance du petit garçon et celle de la mort de sa mère, exerçait sur lui une singulière fascination. Françoise, pour apaiser les colères de l'enfant, l'amenait près de l'espèce de cercueil au fond duquel le balancier se démenait avec un entrain diabolique. Aussitôt qu'il put marcher, Gaston se dirigea de lui-même vers la salle à manger; il s'arrêtait sur le seuil, et, la bouche entr'ouverte, regardait les aiguilles courir sur les chiffres noirs. Quelquefois la tempête produite par la sonnerie se déchaînait à l'improviste, et alors il fuyait éperdu. L'âge le rendit plus brave; peu à peu il osa affronter le vacarme qui précédait l'annonce de l'heure, et le tic-tac du balancier devint sa musique de prédilection.
Un jour, Mademoiselle reçut une lettre de M. de La Taillade, qui vivait heureux à Paris et demandait de l'argent. Il annonçait en outre son prochain mariage avec Mme veuve Blanche Taupin, propriétaire de l'établissement du Cœur-Enflammé, et offrait à sa sœur de lui amener sa nouvelle épouse. Le soudard oubliait de s'informer de son fils, oubli qui n'affligea personne.
Oh! le temps, il nous échappe, il fuit, il n'est plus! Nous marchons en avant, dépensant les heures qui s'amoncellent derrière nous. Tout à coup un souvenir nous traverse l'esprit, nous faisons volte-face: comme l'horizon a changé! On croyait que c'était hier, et c'était il y a dix ans. On devient pensif devant ce passé qui a été nous, qui est mort et qui ne reviendra plus. On doute, on croit se tromper, on regarde autour de soi. Les enfants sont devenus des hommes, les hommes des vieillards; les vieillards, où sont-ils? D'autres êtres qui n'existaient pas hier les remplacent aujourd'hui. Quoi! c'était il y a dix ans! On se tâte, on s'examine, l'œil est moins sûr, les cheveux sont moins épais, les lèvres moins rouges, et ces plis qui sillonnent le front, quelle main les a formés? On montait, voilà qu'on descend, et l'on n'y songeait pas. Que d'angoisses, que de joies, que de douleurs, que d'espérances enfouies dans cette ombre qui est une moitié de notre vie! Ah! pourquoi s'être retourné? Et pourtant, on s'attarde à contempler ces ténèbres d'où la mémoire fait jaillir maintes étincelles, dont la plus brillante, par un phénomène singulier, n'est pas toujours celle des jours heureux.
Mademoiselle se livrait à ces réflexions alors que Gaston accomplissait sa septième année. «Déjà!» disait-elle; elle n'y pouvait croire et secouait la tête avec mélancolie. A cette époque, sur les instances du docteur, le petit garçon fut placé sous la surveillance d'une brave et honnête dame qui, en même temps que la civilité puérile et honnête, enseignait aux principaux enfants de la ville à distinguer un substantif d'un adverbe. Le jour où il fut conduit pour la première fois à l'école resta gravé dans l'esprit de Gaston. Dès la veille, il vit pleurer sa tante, qui ne se décidait qu'à contre-cœur à se séparer de lui, même pour quelques heures. Catherine, silencieuse, embrassait à chaque instant son favori, qui alla se coucher assez inquiet, se demandant si l'école où son parrain voulait le mener n'était pas en réalité un antre d'ogre. Le matin arrivé, deux heures se perdirent en pourparlers; enfin on se mit en route. Le soir, Gaston rentra enchanté: il avait jeté les fondements de plusieurs amitiés et négocié l'échange d'une toupie contre cinq billes, dont une de marbre.
Quelques mois plus tard, le docteur, en diplomate habile, prononça le mot collége. Mademoiselle, qui s'effrayait de voir Gaston grandir, imposait alors silence à son vieil ami.
«Il faut s'accoutumer à regarder l'avenir en face, disait celui-ci, c'est pour eux, non pour soi, qu'on élève les enfants, et nous l'oublions trop dans notre beau pays de France. Lorsque la société, grâce au progrès…
—Le progrès sera la suppression de vos affreux colléges.
—Ou du moins la suppression des méthodes vicieuses qu'on y suit par routine, reprenait le docteur. Le progrès…»
Et une fois sur ce thème, je ne sais qui eût pu l'arrêter. La belle âme que celle du docteur Fontaine! Les hommes devenaient bons, sages, dignes et libres dans ses utopies; la veuve était protégée, l'enfance instruite, et les jeunes gens, robustes et sains, épousaient vaillamment les jeunes filles sans dot. Comme sa vieille jument jaune avait raison de hennir lorsqu'elle passait, selon sa fantaisie, d'un bord à l'autre de la route, portant son maître toujours absorbé dans la recherche des nouvelles perfections dont il voulait doter le monde futur! Les bêtes ne le sont pas tant qu'on pense, et si la jument hennissait, c'était sans doute par orgueil de sentir sur son dos ce fardeau aussi rare sur une selle que partout ailleurs: un homme de bien.
Heureux, content, choyé, Gaston atteignit sa huitième année. A cette date, on vit souvent Mademoiselle en conférence avec son notaire. Le soir, elle s'oubliait pensive près du lit de son neveu, qu'elle embrassait de temps à autre, tout en prenant garde de ne pas l'éveiller.
«Chère tante, dit-il une nuit qu'elle le croyait endormi, pourquoi pleures-tu?
—Je songe à ton avenir, répondit Mademoiselle, qui souleva l'enfant pour le presser contre son cœur.
—Vas-tu donc m'envoyer au collége, ainsi que le demande mon parrain?
—Pas encore; mais il faudra nous y résoudre; tu n'es pas riche et tu dois apprendre à travailler.
—Je veux bien travailler; ce que je ne veux pas, c'est te quitter. Tu es riche, toi!
—Hélas! non, cher petit, murmura Mademoiselle, dont les larmes recommencèrent à couler.
—Et c'est pour cela que tu pleures? Ris donc, va! lorsque je serai grand, je saurai bien gagner de l'argent pour toi et pour Catherine.»
Et, prenant la main de Mademoiselle entre les siennes, l'enfant se rendormit.
Catherine, sans connaître le docteur Pangloss, était presque de son avis. Que lui manquait-il? la maison était assez vaste pour occuper son activité, et, après Mademoiselle, Gaston ne chérissait personne autant que la vieille servante. L'été, elle conduisait son favori chez Françoise, à Maulette, où Petit-Pierre, gars de la plus belle venue, s'évertuait à compléter l'éducation de son frère de lait. Il l'entraînait au grenier, parmi les bottes de foin; à l'étable, où Jeannette, tout en ruminant, contemplait d'un air pensif les deux amis. Puis on visitait le poulailler pour chercher des œufs, et enfin on revenait dans l'enclos pour grimper aux arbres. Le docteur approuvait ces exercices hygiéniques. Parfois, les jours de vacances, il prenait son filleul en croupe et lui exposait, entre deux visites, quelques-unes de ses théories sur les sociétés de l'avenir.
«Il y a donc des gens méchants? demanda un jour Gaston.
—Non, répondit le docteur, il n'y a que des ignorants qu'il faut plaindre; le mal, sur la terre, vient de l'ignorance.
—Catherine ne sait pas lire, mon parrain, et tout le monde la trouve bonne.»
Le docteur sourit et pinça le bout de l'oreille de l'enfant.
«Tu me comprendras plus tard», dit-il.
Ces jours d'excursion, Mademoiselle se rendait au-devant de son ami et de son neveu, vers l'heure présumée de leur retour. Gaston était le premier à l'apercevoir, tantôt assise au bord d'un fossé, tantôt cheminant sur la route, un livre à la main, abritée sous une vaste ombrelle. Si le docteur eût alors écouté son compagnon, la vieille jument aurait pris le galop pour rejoindre plus vite la chère promeneuse. Quelquefois Gaston, impatienté de la lente allure de la bête, se laissait glisser à terre et s'élançait pour tomber hors d'haleine entre les bras de Mademoiselle, qui le grondait de sa course folle, tout en l'embrassant. Le docteur arrivait à son tour, et les trois amis regagnaient la ville, salués par les piétons et les cavaliers. On faisait halte pour voir le soleil disparaître derrière les murailles de l'ancien château et embraser ses créneaux de lueurs rouges.
«Le progrès…» commençait le docteur.
Mais il était bientôt interrompu par une consultation en plein air. Du fond d'une charrette dont une fermière coiffée d'un grand bonnet, à la jupe rayée, au fichu croisé, guidait la haridelle, sortaient cinq ou six gars perdus dans leurs cols de chemise. Dociles aux ordres de la matrone, l'un montrait sa langue, l'autre un genou endommagé par une chute, un troisième une blessure honorablement acquise dans une lutte avec un de ses pareils. Gaston, parti en avant, cueillait des pâquerettes et des boutons d'or, regardait les cousins diaphanes danser sur l'eau des fossés, les bourdons s'enfuir effarés, les pies sautiller dans les prés humides. Le ciel s'incendiait vers le couchant, on entendait mugir, au fond des chemins creux, les bestiaux qui regagnaient l'étable et que gourmandait une voix d'enfant. De la masse sombre des taillis, bordés de tanaisie aux fleurons d'or, de mûriers sauvages et de fines bruyères, sortaient, comme des apparitions fantastiques, de vieilles femmes courbées sous un fardeau de bois mort. Un paysan, assis sur un cheval de labour, traînait une herse aux dents polies, et la mèche bruyante de son fouet décapitait au passage une grappe de gaillet ou la tige cotonneuse d'un bouillon-blanc. La nuit venait, lente, paisible, majestueuse, rétrécissant peu à peu l'horizon. Les grillons faisaient bruire l'air imprégné de senteurs balsamiques; de légères vapeurs montaient du sol, s'irisant sous un dernier rayon; on eût dit qu'une main invisible agitait une de ces étoffes chatoyantes dont l'œil veut en vain préciser la couleur. La nature, comme recueillie, apaisait ses voix tumultueuses, et le grand silence des solitudes semblait descendre avec l'ombre sur la plaine déserte. Mais bientôt le cri moqueur d'un coucou s'élevait du fond d'un bois, et les grenouilles préludaient au loin à leur monotone concert. Une cloche d'église tintait à l'improviste; la brise emportait les notes vibrantes et les semait sur la vallée. A ce signal, des chauves-souris échappées de la vieille tour commençaient leur chasse nocturne; des vers luisants allumaient leurs fanaux dans l'herbe; les trembles frémissaient. Toujours ému par la grandeur et l'harmonie solennelle de ces couchers du soleil, le docteur s'arrêtait, l'âme rêveuse, l'oreille charmée, l'œil fixé sur le ciel où brillaient les étoiles, et secouait sa tête grise en murmurant: «Spinoza s'est trompé: il y a un Dieu.»
Peu à peu on pénétrait dans la grande rue où Mademoiselle et son compagnon suffisaient à peine à répondre aux bonsoirs qui les accueillaient. Bientôt on apercevait Catherine, installée sur le seuil de la maison, inquiète, comme toujours, de l'absence de sa maîtresse. Le plus souvent, le docteur prenait place à table, et, à l'heure du café, Dieu sait si le monde était réformé et l'humanité heureuse!
«Tu verras tout cela, toi, disait-il en caressant la joue de son filleul, qui luttait contre le sommeil; le progrès…»
A ce mot, Gaston fermait les yeux, croyant les ouvrir, et se trouvait transporté sur la place du marché. L'église, la vieille tour, les deux écussons du notaire et l'énorme rasoir qui servait d'enseigne au coutelier lui apparaissaient noyés dans une lumière éblouissante. Cinq ou six soleils brillaient dans le ciel, et les passants, par la mise et les traits, ressemblaient à Mademoiselle, à Catherine ou au docteur. C'est ainsi que l'enfant voyait en rêve le monde perfectionné de son parrain; aux hommes devenus bons, il ne pouvait prêter une autre forme que celle des êtres dévoués qui ne savaient que lui sourire depuis qu'il était né.
Un soir de l'automne de 1842, un vent furieux, âpre, glacial, ébranlait les maisons de Houdan et présageait le retour de l'hiver. Neuf heures sonnaient; Catherine tricotait près de Mademoiselle; Gaston, établi sur une chaise, lisait à haute voix un conte de Berquin. Le petit garçon interrompait parfois sa lecture pour écouter la bise siffler dans la cheminée ou le bruit de la girouette, qui représentait un chasseur visant un gibier imaginaire. Catherine levait alors les yeux, mais sa maîtresse, perdue dans une rêverie, semblait ne pas s'apercevoir de l'interruption. C'est que, l'âme émue, elle prêtait l'oreille aux plaintes désespérées de la rafale, qui tantôt murmurait avec une voix plaintive et tantôt rugissait comme irritée.
«Catherine, dit Gaston à voix basse en posant son livre sur les genoux de la vieille bonne, qui est le plus fort, le vent ou les arbres?
—Le vent, monsieur Gaston, car il déracine jusqu'aux chênes.
—Comment peut-il être aussi fort, puisqu'on ne le voit pas?
—On ne voit pas Dieu qui pourtant est plus fort que le vent, dit
Catherine en introduisant une de ses longues aiguilles sous sa coiffe.»
L'enfant allait reprendre sa lecture; mais il releva de nouveau la tête:
«Pourquoi le vent fait-il semblant de rire et de pleurer? demanda-t-il; écoute…
—Il pleure lorsqu'il passe sur le cimetière, répondit la Normande, qui se signa.
—Et pourquoi rit-il?»
En ce moment, le marteau de la porte retentit.
Mademoiselle tressaillit; ses yeux inquiets interrogèrent ceux de
Catherine, qui restait bouche béante.
«On dirait…», murmura-t-elle sans pouvoir achever.
Le marteau résonna de nouveau; la servante s'élança: il y eut un grand bruit de voix, puis Catherine reparut précédant M. Alexis de La Taillade et son épouse, la propriétaire du Cœur-Enflammé.