Читать книгу Un mariage excentrique - Luigi Gualdo - Страница 4
I
ОглавлениеLes domestiques paraissaient très-affairés dans la salle à manger de la villa Arombelli. C’était une grande pièce de forme demi-circulaire, un peu froide avec ses murs couverts de stuc rose et ses colonnes en marbre blanc soutenant un plafond où l’on voyait une classique naissance de l’Aurore sur un fond d’azur. La table, toute prête, était simple, mais non sans luxe. On n’y remarquait pas les raffinements de l’élégance moderne, mais de grandes pyramides de fruits, entassés dans des vases de Chine, entourés de fleurs, égayaient la blancheur de la nappe et alternaient avec de riches candélabres d’argent, l’éclairage étant composé de bougies seulement. Les coins de la salle restaient sombres.
Les autres pièces du rez-de-chaussée, le vestibule, le grand salon, la salle de billard, la bibliothèque étaient désertes; le parloir du coin, si habité dans la journée, semblait le plus solitaire. Les fauteuils vides paraissaient plus grands que de coutume; le feu–ce feu qu’on allume si joyeusement et qui donne tant de bien-être dans les premiers jours de l’automne–n’avait plus de flamme; mais transformé en un brasier incandescent qu’on aurait pu croire alimenté par des métaux en fusion, il jetait dans le milieu de la pièce un large reflet rougeâtre qui rendait plus noire l’obscurité environnante. De temps en temps un domestique, traversant les salles sans bruit, troublait seul le silence profond de l’appartement; les choses mêmes avaient l’air d’attendre. La cloche du dîner donnait le premier signal; les horloges, en sonnant six heures, semblaient se répondre.
Cette tranquillité contrastait avec l’animation qui régnait en haut, au premier étage. Dans les corridors, les chambrières se croisaient, portant sur le bras des robes sous l’ampleur desquelles elles disparaissaient presque, et dont les bouts frôlaient le parquet; des portes s’ouvraient parfois montrant de petits intérieurs coquets et en désordre. Les coups de sonnette se succédaient, avec des timbres divers, vifs, prolongés ou impatients. Dans les chambres, les messieurs s’habillaient gravement, les dames se faisaient belles avec des soins minutieux; on entendait par moments quelques mots prononcés à voix haute ou des éclats de rire étouffés.
Dans son boudoir, retraite où l’on ne pénétrait pas facilement, la maîtresse de la maison, la marquise Arombelli–vieille dame très-aimable, veuve et sans enfants, choyée par ses très-nombreux parents, et aimée de tous ses amis–déjà habillée pour le dîner, comme presque toujours en satin brun avec de vieilles guipures,–donnait des ordres à sa femme de chambre. La marquise était Une petite femme assez forte et peu majestueuse, à la figure calme et bonne, au teint frais, aux cheveux gris bouclés; ses petits yeux noirs dénonçaient toutefois une vivacité latente, et, malgré tout cela, elle avait assez grand air. A l’attention que la camériste prêtait à sa maîtresse on aurait pu deviner facilement qu’il se passait quelque chose d’un peu insolite.
On s’en serait persuadé encore davantage si l’on avait pu visiter une à une les chambres des invités, et surprendre le babil des dames, qui se pressaient un peu, sans pour cela négliger les moindres détails de leur toilette. La plus élégante, la belle comtesse Lassardi, avait impérieusement renvoyé sa femme de chambre qui, disait-elle, ne comprenait plus rien.
Mais, dans la dernière pièce au fond du grand corridor, à droite, une jeune fille se trouvait toute prête, assise sur une chaise, le coude appuyé à un petit bureau, dans une attitude d’accablement. Élisa Valenti était très-pâle, avec les yeux rougis, la figure tirée; une grosse larme, une de ces larmes brûlantes qu’on ne se soucie plus d’arrêter, lui descendait le long de la joue. Elle regardait fixement le pupitre sans prononcer une parole sans prendre garde à ce qu’on lui mettait, elle s’était laissé habiller, sérieuse et calme en apparence, puis à peine restée seule, elle avait profité de ce moment de répit pour pleurer à son aise. Maintenant elle ne voulait plus pleurer, mais sur son visage se peignait l’expression d’une douleur voisine du désespoir. Dans cette dernière chambre de cette villa où la vie paraissait si facile et si douce, il y avait donc la souffrance, et la souffrance aiguë; une scène solitaire d’un drame peut-être simple, mais poignant.
L’événement qu’on attendait ce jour-là n’avait certes rien de bien extraordinaire; il s’agissait de l’arrivée du neveu de la marquise, le beau Massimo d’Astorre, célèbre par ses folies, sa prodigalité et sa vie d’aventures. Sa tante, qui ne l’avait plus revu depuis plusieurs années, l’aimait beaucoup, tout en désapprouvant sa conduite, et elle s’était sentie tout émue lorsqu’il lui avait écrit qu’il irait enfin lui rendre la visite depuis si longtemps promise. Il aurait dû arriver ce jour-là vers deux heures; on l’avait attendu avec impatience, avec curiosité, presque avec émotion–inutilement. On ne parlait plus que de lui dans la maison depuis dix jours. La vie y était si tranquille, les habitudes si uniformes, que l’arrivée de Massimo prenait la valeur d’un événement de la plus haute importance. C’était quelque chose d’intéressant, de savoureux, de piquant, presque comme un léger scandale. Vers cinq heures, au salon on causait toujours de lui, on disait qu’il n’arriverait que le lendemain, lorsque, annoncé à haute voix, il entra tout à coup avec une aisance particulière, baisa la main à la marquise, s’inclina devant les dames, causa avec une facilité calme, et mit tout le monde à son aise.
Puis tous étaient montés s’habiller. Et, en haut, on causait encore de M. d’Astorre; à voix basse, on le détaillait, on se vantait d’être lié avec lui ou de n’avoir pas voulu le connaître; on discutait sur sa figure, sur ses manières, sur sa vie. Les femmes de chambre se chuchotaient une histoire qu’elles avaient entendue à l’office, et, qu’en bas, dans la salle à manger, les domestiques se répétaient aussi. Les invités mêmes en avaient su quelque chose et se le disaient à l’oreille. C’était une explication de la cause du retard du marquis. On prétendait qu’il était réellement arrivé par le train d’une heure, mais accompagné d’une dame à toilette tapageuse et parlant un peu trop haut; qu’on les avait vus déjeuner ensemble au petit restaurant de la gare, puis qu’il était remonté seul en wagon, et que pour cela seulement il n’avait pu arriver qu’à cinq heures.–Certes il ne s’imaginait pas qu’on s’occupât de lui à ce point, tandis que dans le joli petit appartement où l’on venait de le conduire, il causait avec son valet de chambre qui défaisait rapidement sa malle.
Le deuxième coup de cloche se fit entendre. M. Gorletti, petit personnage désagréable, très-riche et très-laid, l’air vieillot et à figure de fouine–espèce d’homme d’affaires retiré que la marquise invitait parce qu’il l’avait autrefois puissamment aidée à gagner un procès très-important–était déjà dans le salon du coin et avait ravivé le feu, quand tous descendirent. La salle reprit sa vie; des lumières avaient été apportées; on s’assit pour un instant dans les grands fauteuils.
–Je suis sûre qu’il va se faire attendre, dit la comtesse.
Mais non; Massimo entra au même instant où, par une autre porte, un domestique annonçait le dîner.–La marquise donna le bras à son neveu, et l’on passa dans la salle à manger.
Mlle Valenti s’était bien lavé les yeux, avait refait son visage, et rien en elle n’accusait aucune émotion. La pâleur de ses traits fatigués dénotait plutôt l’état d’affreuse apathie où l’on arrive quand on n’espère plus rien.
Élisa Valenti était belle, d’une beauté triste et douce qui n’impressionnait pas tout d’abord, mais qu’on n’oubliait pas:–maigre, très-blanche, avec des yeux bleus, longs et voilés et de magnifiques cheveux châtains.–Massimo, qui ne l’avait point revue depuis quelques années, la trouva changée; déjà la vie avait tracé ses lignes mystérieuses sur ce visage et elle paraissait souffrante. Quelque grand changement devait s’être produit pour qu’on le remarquât ainsi à l’extérieur. Certes elle devait déjà avoir acquis une grande force de caractère pour savoir dissimuler à ce point; personne en la voyant causer, sourire et manger n’aurait pu deviner qu’un quart d’heure auparavant elle pleurait comme affolée de douleur; sans doute elle avait dû prendre de précoces leçons à la dure école du monde, puisqu’elle savait déjà mettre un masque sur sa figure. Une seule fois son regard se fixa un instant dans le vide et y resta comme fasciné par une épouvantable vision; mais cela ne dura qu’une minute et on ne s’en aperçut pas.
On était douze à table: ceux que nous avons nommés, puis donna Maria Terzi, parente de la maîtresse de maison, jeune femme d’une laideur piquante et d’une élégance excessive, son mari, brave homme assez mûr et très-insignifiant, qui ne savait causer que de chevaux; leur ravissante petite fille et son institutrice, une Anglaise très-pincée, victime à la fois des parents insoucieux et de l’enfant volontaire; le petit Giacomo Arombelli, héritier présomptif de la maîtresse de maison, qu’on accusait de faire trop visiblement la cour à la belle comtesse; un jeune peintre protégé par la marquise, et enfin le médecin, vieillard silencieux et grand mangeur. La comtesse était venue sans son mari, qui, comme d’habitude, avait refusé de l’accompagner, détestant la vie de campagne.
Ce jour-là, la conversation roulait très-bien; on écoutait Massimo avec beaucoup d’attention et non sans une nuance de curiosité trop vive que la politesse cachait à peine. La comtesse Lassardi et le petit Giacomo lui adressaient même des questions trop directes, auxquelles il répondait vaguement, mais de la manière la plus courtoise; il fut amusant et raconta des histoires scabreuses avec un magnifique sang-froid;–enfin il étonna tout le monde par ce simple fait, extraordinaire pour eux, qu’il disait quelque chose. Il fut très-aimable envers sa tante qu’il avait à sa droite, et galant avec une légère pointe d’ironie pour la belle comtesse placée à sa gauche et dont le teint et les yeux paraissaient plus brillants que d’ordinaire.
Tout cela ne l’empêchait pas d’observer. Il ne perdait rien de ce qui se passait sous ses yeux, et il devinait même assez bien ce qu’on ne voyait pas. Par habitude et par goût, il aimait, dans le monde où il allait rarement, à regarder «le dessous», à chercher les causes cachées des effets à peine visibles, à entrevoir les véritables visages sous les physionomies d’emprunt, la nature sous la convention, les vices et les vertus badigeonnées par la teinte uniforme de la vie mondaine. La gloutonnerie du médecin l’amusait, et il remarqua que M. Gorletti regardait à la dérobée Mlle Valenti, à peu près de la même façon que le digne docteur contemplait ce qu’il avait sur son assiette. Plusieurs prétentions cachées ressortaient pour lui du babil bruyant de Mme Lassardi et, tout en y répondant, il ne pouvait s’empêcher de sourire aux œillades féroces que le cousin lui lançait pendant ce temps.
En regardant Élisa Valenti, il se persuada tout à fait qu’un secret se cachait maintenant sous son maintien tranquille et digne, sous l’expression calme et un peu forcée de son visage. Sa pensée devait être absente. Pourquoi, n’étant pas timide, et dans un milieu intime, baissait-elle si souvent les yeux? Était-ce pour éviter des regards trop souvent fixés sur elle? Sa réserve, excessive par moments et contrastant avec le naturel de ses manières, dérivait-elle simplement de la supériorité que, même sans se l’avouer, elle devait se sentir sur ceux qui l’entouraient?
–Le train de Mouza a été aujourd’hui horriblement en retard, n’est-ce pas, mon cher cousin? –dit Giacomo.
–Je n’en sais rien; j’arrive du lac de Como où j’ai été voir un ami d’enfance, et je suis venu ici en voiture.
–Ah, voilà! Es-tu venu vite?
–En trois heures vingt-trois minutes.
Tout le monde le regardait, mais il n’avait pas l’air de s’en apercevoir; seulement, comme M. Gorletti ébauchait un sourire bêtement malicieux, il lui jeta un coup d’œil qui le fit cesser.
–Est-ce qu’on peut espérer, Élisa, que vos parents arrivent enfin demain? demanda la maîtresse de maison.
–Maman arrivera pour sûr; je viens de recevoir une lettre d’elle. Mais je crois que mon père est encore retenu à Milan pour quelques jours.
–Je serai heureux de revoir madame votre mère, dit M. Gorletti, avec un sourire. Élisa baissa les yeux et ne répondit rien.
–Oserais-je vous demander, mademoiselle, si votre migraine est passée?
–Oui, docteur, cela va beaucoup mieux, grâce à vous.
En même temps une petite discussion s’était engagée à l’autre bout de la table.
–Eh! donna Maria, vous exagérez...
–Que dit donna Maria?
–Mais je prétends tout simplement–dit Mme Terzi, en se tournant vers Giacomo qui avait fait l’interruption,–qu’il n’est pas possible pour un ménage de vivre maintenant selon les exigences d’aujourd’hui dans un certain monde; enfin de vivre convenablement et à son aise–à moins de cent mille livres de rente. Voyons, marquis, n’ai-je pas raison?
–C’est une théorie dangereuse,–murmura M. Gorletti.
–Et qui peut conduire très-loin,–riposta le peintre à voix basse.
–Permettez-moi de vous déclarer, donna Maria, répondit d’Astorre, que je ne suis pas de votre avis. Cent mille francs par an, c’est trop, ou pas assez.
–Oh! voilà du nouveau!
–Je pourrais même le prouver parfaitement, mais cela serait trop long. Réfléchissez et vous conclurez que je n’ai pas tort.
–Moi, je voudrais un million pour moi toute seule, avec Sarah! s’écria la petite fille de sa voix flûtée, en embrassant son institutrice.–Tout le monde rit, mais son père lui fit: chut! en riant aussi cependant, et se tournant vers Mlle Valenti:
––Peut-on savoir l’opinion de mademoiselle sur ce grave sujet?
La marquise fit à son neveu une moue très-significative, comme pour l’arrêter. Massimo le remarqua. Il savait, du reste, que les Valenti n’étaient pas riches. M. Gorletti, au même instant, se pencha avec curiosité, en attendant la réponse.
–Je trouve que tout est relatif, et qu’on peut être content avec peu ou pauvre avec des millions.
–Vous ne faites, mademoiselle, qu’exprimer mon opinion d’une façon plus simple.
–Ah! pardon, ce n’est pas la même chose, s’écria Giacomo.
–Je croyais–dit M. Gorletti,–que Mlle Valenti méprisait l’argent et toutes les choses positives.
Le docteur dit qu’il le croyait aussi, car elle devait être un peu romanesque.
–Vous vous trompez, docteur, j’estime au contraire la fortune à un très-haut degré, et pour une raison bien juste, c’est que seule elle nous assure l’indépendance.
On se tut pendant une minute; la marquise en profita pour changer la conversation. Quelques instants après le dîner était fini, on se leva.
A peine au salon, la comtesse Lassardi s’approcha de d’Astorre:
–Vous savez que je suis en colère contre vous? lui dit-elle, en baissant un peu la voix.
–Déjà? Prenez garde, vous allez me rendre fat.
–Comme si vous ne l’étiez pas! Oui, je suis furieuse, parce que vous n’avez pas voulu dire ce qu’on racontait de moi à Nice; il ne fallait pas alors me laisser savoir qu’on racontait quelque chose. Mais je peux me venger, car j’en sais de belles sur votre compte.
–Eh bien, comtesse, faisons la paix. Venez ici, je vous raconterai votre histoire, vous me direz les miennes; nous verrons qui sera le plus amusant.
Ils prirent place sur une causeuse et pendant vingt minutes au moins, ils furent comme séparés des autres. Deux ou trois fois elle jeta de petits cris, en se cachant la figure avec son grand éventail. Pendant un instant elle le regarda fixement dans les yeux, et un léger sourire parut sur ses lèvres. A l’autre bout du salon le cousin tenait un journal à la main et les regardait en dessous d’un air furieux.
Quand la confession de la belle dame fut finie, la marquise appela son neveu près d’elle.
–Voyons, Massimo, viens un peu causer avec moi maintenant. Seras-tu donc toujours incorrigible, mauvais sujet?
–Toujours, chère tante. On a des principes...
–Ou on n’en pas. Tu dis des choses affreuses... et tu en fais.–On m’a raconté des histoires à faire frémir. On prétend que tu es tellement épris d’une actrice célèbre dont j’ai oublié le nom (j’oublie toujours les noms), que tu veux diriger un théâtre pour elle.
–Oui, c’est un projet qui me tourne par la tête. Il faut encourager les arts, et je vous assure, ma tante, que la Kantzler est une artiste d’un ordre supérieur.
–Non, ne m’en parle pas. Mais cela n’est encore rien. Et cet affreux vice du jeu!
–Ah! quant à cela, vous ne savez donc pas que c’est une passion qui vous enlève le libre arbitre?
–Tais-toi, tu me fais horreur. C’est ridicule de ma part de persister à t’aimer malgré tout. Je veux oublier tes méfaits, puisque tu es ici; car c’est très-bien d’être enfin venu. J’en avais presque perdu l’espoir. Savez-vous, monsieur, qu’il y a bien longtemps qu’on ne vous a vu?
–C’est effrayant. Dix fois j’ai été sur le point de venir et toujours. Songez, ma tante, il y a trois jours j’étais encore à Paris, et je n’étais pas sûr de pouvoir venir. Enfin, m’y voilà.
Près de la grande cheminée, la causerie continuait très-animée. Une nouvelle discussion s’était engagée entre Terzi et la comtesse, et Giacomo voulait y prendre part. Élisa regardait le feu qui flambait, pensive. A une certaine distance, M. Gorletti l’observait.
–Qu’a donc Élisa? Elle a encore l’air triste ce soir,–disait donna Maria, qui feuilletait des livres sur une table.
–Je n’en sais rien, répondit Terzi. Ma foi, je m’y perds.
–Depuis quelques jours cela devient tout à fait incompréhensible.
–J’ai beau l’observer, c’est un mystère même pour moi, ajouta le médecin.
Donna Maria s’approcha alors de la marquise et de son neveu.
–Savez-vous de quoi nous parlions?– demanda-t-elle en jetant un regard de côté sur Élisa.
–Je le devine. Laissez-la tranquille, la pauvre enfant; elle fait des efforts pour être sociable; il ne faut avoir l’air de s’apercevoir de rien.
–Naturellement. Mais je vais lui parler pour la tirer de sa contemplation.–Et elle alla aussi s’asseoir près du feu.
–As-tu déjà remarqué, Massimo, qu’Élisa est préoccupée?
–Oui, aussitôt que je l’ai vue. Elle m’a même paru très-changée.
–Je la trouve belle, cependant.
–Oui, mais il y a sur son visage une expression qui fait de la peine à voir.
–Crois-tu qu’il te serait possible de parvenir à comprendre quelle est la cause de sa tristesse?
–C’est à moi que vous le demandez? Mais, chère tante, vous devez bien le savoir, vous qui l’avez toujours sous les yeux; puisque moi, en la revoyant ce soir après des années, je l’ai deviné depuis une heure.
–Encausant avec la comtesse?
–Mais oui; cela ne me fermait pas les yeux.
–Eh bien, pourquoi est-elle si pensive?
–Mais, ma tante, pourquoi veut-on la forcer à épouser ce vilain M. Gorletti?
La marquise eut un soubresaut.
–Massimo, tu dois être le diable en personne!
Il se mit à rire.
–Mais point du tout. Quelques petits indices à table, à l’attitude de Mlle Valenti et de ce vilain monsieur ont suffi à me mettre sur la voie. A propos, comment se fait-il qu’il soit de vos amis?
–Il m’a rendu service autrefois dans une circonstance très-difficile. A dire vrai je comprends que tu ne l’aimes pas à première vue. Il n’est pas sympathique, j’en conviens; mais je t’assure qu’il possède d’excellentes qualités. C’est un homme droit et habile, qui a doublé sa fortune honnêtement et lentement. Il fait beaucoup de bien, et est très-serviable. Entre nous, il y a trois ans, il a sauvé les Valenti d’une ruine certaine.
–Et c’est pour cela qu’ils veulent lui donner leur fille?
–Il l’a demandée en mariage; Élisa ne voulait pas, on l’a priée d’attendre avant de donner une réponse définitive, mais cela finira par arriver. Elle n’a presque rien; les affaires de sa famille sont de nouveau horriblement embrouillées; on les dit criblés de dettes. Je comprends qu’elle n’aime pas M. Gorletti; je la plains même de tout mon cœur; mais, je l’avoue en même temps, il me semble que refuser, dans sa position, serait une folie et une méchanceté envers ses parents.–Du reste, n’en parle pas, je t’en prie; on n’en sait rien. Toi, tu devines tout! Quel flair tu as!
–Vous avez peut-être raison en disant qu’elle ne peut refuser; cependant ce M. Gorletti est laid, vieux, dur, vraiment trop affreux! Au point de vue simple et naturel, en dehors des nécessités sociales, c’est une infamie! Mais peut-on les compter dans ce détestable monde?
Il se leva; sa figure, un instant rembrunie tandis qu’il prononçait les dernières paroles, reprit son expression habituelle, et, le sourire sur les lèvres, il se rapprocha de la comtesse. La conversation redevint bientôt générale. M. le curé arriva, et la marquise joua avec lui une longue partie à tresette. Giacomo, dans un coin, tenant toujours un livre à la main, boudait; ce qui naturellement faisait redoubler les agaceries de la belle comtesse envers le nouvel arrivé. Celui-ci raconta de nouveau les anecdotes parisiennes, parla de ses voyages, lança à Giacomo, à M. Gorletti et même au médecin quelques réponses très-applaudies, et devint de plus en plus amusant. On se répétait à voix basse qu’il avait réellement de l’esprit; et ses récits ne faisant qu’augmenter le désir d’en savoir davantage, on le regardait avec une curiosité toujours croissante. La marquise surtout, bien qu’en faisant ses réserves, l’admirait. Élisa elle-même, avait presque vaincu sa tristesse, et prenait part à la causerie, tranquillement. On servit le thé. Le feu flambait de nouveau, jetait de grandes lueurs dorées sur la tapisserie vert-clair à grands ramages de couleurs vives, sur les cadres luisants des vieux tableaux sombres. Peu à peu, on causa moins; leur tasse à la main, les dames parlaient chiffons, avec une certaine langueur. Massimo avait été entraîné dans un coin par le petit Giacomo, qui le questionnait sur des sujets équivoques, et riait aux éclats, en flatteur sincère, des réponses de son magnifique cousin. Sur un canapé M. Gorletti prenait des notes dans son carnet, et le docteur dormait du sommeil du juste, dans un des grands fauteuils, en digérant selon la science.
Onze heures et demie sonnèrent; le vieux curé avait pris congé, et tout le monde se souhaita le bonsoir sur le vaste escalier, éclairé par les domestiques portant des flambeaux.
Un quart d’heure après, tout était tranquille dans la villa. Le peintre s’endormait d’un sommeil de plomb, le petit Giacomo et Arombelli veillèrent encore en fumant et en causant chevaux; la maîtresse de la maison lisait dans un grand lit à colonnes le dernier roman de la Tauchnitz Edition; donna Maria, dans la chambre de son amie, la taquinait à cause de d’Astorre, qui, de son côté, ne pensait certes pas à elle, car, assis à une petite table, près du feu, une cigarette éteinte à la bouche, il écrivait des lettres qui paraissaient absorber toute son attention.–Mais, tout au fond du grand corridor, dans la solitude de sa chambre, Élisa Valenti venait d’éteindre sa lumière, et, la figure sur l’oreiller, elle pleurait encore silencieusement dans la nuit.