Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - M. Ducray-Duminil - Страница 21
LES NUITS DE LA FORÊT
ОглавлениеPREMIÈRE NUIT.
«Qu'ils sont cruels, les aiguillons du remords, qu'ils sont cruels! Comme il souffre, l'homme qui en ressent l'atteinte lorsqu'il est seul, seul avec sa conscience!.... Le jour, la nuit, point de trève, point de paix pour lui. Cette conscience timorée, cet ennemi terrible, le poursuit par-tout; par-tout il souffre: il n'est mieux que dans les antres des forêts, dans le silence de la nuit. Là, il ressent une espèce de volupté à se rappeler ses torts, à les détester, à détester son existence....
»J'éprouvais cet état déchirant, mes amis; j'étais dans cette horrible situation. Depuis la mort de deux époux que j'avais assassinés, je fuyais l'aspect du jour et des hommes; sur-tout la présence des hommes heureux. Tout m'était devenu insupportable. Si j'eusse pu retrouver leur enfant, cet intéressant orphelin m'eût consolé, m'eût dégagé du poids de mes remords; j'aurais cru, en l'élevant comme mon fils, appaiser les mânes sanglans de ses parens; il eût été tout pour moi. Mais cet enfant, j'avais perdu l'espoir de jamais le rencontrer. Quel moyen, en effet? J'ignorais son nom, son asyle; lui-même pouvait ignorer le secret de sa naissance, le nom des auteurs de ses jours. Il était isolé dans la nature, près de moi, peut-être, mais aussi éloigné que s'il eût été à mille lieues.... J'avais fait serment à Dieu, à ma conscience, d'adopter le premier orphelin; mais je ne faisais aucune démarche pour en trouver un. Je passais les jours enfermé seul dans l'endroit le plus ténébreux de mon château. Les nuits, j'errais çà et là dans mes jardins: les rayons du soleil ne frappaient plus mes yeux, comme les pavots de la nuit avaient cessé de les fermer....
»Depuis quelques jours j'avais pris l'habitude de sortir vers le soir, et d'aller me promener dans la campagne au loin, souvent jusqu'à l'entrée de la forêt de Kingratz. On la disait, dans ce temps-là, infestée par une troupe de brigands. J'aurais pu les craindre, j'étais seul et sans armes; mais tout entier à ma douleur, livré à mes tristes réflexions, je marchais toujours sans savoir où j'étais, où j'allais, et l'aurore seule me faisait remarquer que je m'étais égaré, que j'avais passé la nuit entière à parcourir les vastes forêts, dont je me hâtais de sortir au point du jour, effrayé de mon imprudence, et remerciant le ciel des m'avoir préservé de tout accident.
»Une nuit, ma mélancolie m'avait entraîné plus avant qu'à l'ordinaire dans ces forêts immenses. Je m'assis, accablé de lassitude, sur un monticule de gazon, au pied d'un taillis d'arbrisseaux touffus. J'y étais à peine, que quelques gouttes d'eau me tirèrent de ma rêverie, en m'annonçant un orage que je n'avais pas prévu. Je lève la tête, et j'apperçois quelques éclairs violens qui sillonnaient une nuée épaisse et noire. Bientôt les éclats de la foudre m'avertissent d'un danger auquel il m'est impossible de me soustraire. Que faire dans ce fatal moment? Les cataractes du firmament s'ouvrent, et m'abîment déjà d'un torrent de pluie large et sulfureuse. Les échos d'alentour répètent les longs et bruyans éclats de la foudre; c'est un bruit violent et continuel, qui semble produit par mille tonnerres prêts à fondre sur ma tête. Dans ce péril imminent, je sens chanceler mon courage et s'affaiblir mes genoux.... Un coup affreux de tonnerre écrase un arbre à mes côtés; les autres sont à tous momens frappés: seul, serai-je épargné dans cette lutte affreuse des cieux contre la terre? Je rappelle ma fermeté; je ramasse, pour ainsi dire, toutes mes forces, et je fuis, je fuis dans l'espoir de rencontrer un abri salutaire. La lueur des éclairs m'en fait découvrir un tout près de moi. C'est une espèce de grotte formée par la nature, dans le creux d'un monticule couvert d'arbrisseaux et de broussailles; elle est tapissée de verdure. La chûte d'un torrent, produit par les eaux de pluie, se fait entendre dans le fond; mais la pente du terrain me fait juger que ce torrent va se perdre au loin dans quelque cavité. Nul danger dans ce réduit, tout m'engage à m'y abriter, tout m'y présente la sûreté, la paix et la tranquillité.
»J'entre dans cette grotte favorable, je m'y asseois; et bientôt, oubliant le désordre de la nature, bien moins violent que celui qui règne dans mon cœur, je me livre de nouveau à mes pensées affligeantes. Je me rappelle mes malheurs, ceux que j'ai causés à deux êtres infortunés, et je verse des larmes. Peu à peu, par un effet de l'orage, qui engourdit mes sens, mes yeux se ferment pour la première fois depuis bien long-temps. Je ne puis résister au profond assoupissement qui me domine; ma tête tombe sur le gazon, et je m'endors en prononçant le nom de la malheureuse Cécile..... Le sommeil, mes amis, ne devait pas rafraîchir mon sang; il était trop agité pour me procurer le plus léger repos. À peine suis-je endormi, que Cécile et son époux se retracent à ma pensée. Je les vois; ils m'accusent de leur mort; ils me montrent leurs plaies sanglantes, le fer étincelant qu'ils viennent d'en arracher. Je leur demande leur fils, leur fils, à qui je dois le bonheur... Ils ne me répondent point. Un tombeau s'élève, ces deux ombres plaintives s'y précipitent; elles m'entraînent avec elles: qu'apperçois-je! le cadavre d'un jeune enfant qu'elles pressent dans leurs bras.... Je tombe à la renverse, et le charme disparaît.... Un moment après je me trouve près de ce fatal tombeau: il est fermé; mais le même enfant que j'ai vu est à côté de moi, il respire, il me tend ses petits bras. Viens, lui dis-je, viens; tu seras mon fils; fils de Cécile, tu seras mon bien, mon espoir, ma consolation. Je le saisis, je le presse contre mon sein.... À l'instant où je le presse, une foule immense se précipite sur moi; on m'arrache cette innocente créature, on l'emporte, on la place, où, grands dieux? sur un échafaud!.... Un homme coupable vient d'y expier ses crimes.... On s'écrie autour de moi: C'est son père!.... Des bourreaux, des tortures, des flambeaux funèbres, tout glace mes sens épouvantés.... Je cours, je m'éloigne de cet affreux spectacle.... Un fleuve agité se présente à mes yeux.... la foudre gronde sur ma tête.... J'apperçois une petite nacelle.... je veux m'y précipiter.... je tombe dans le fleuve, et je me réveille en sursaut....
»Ce rêve effrayant m'avait agité au point que je me lève brusquement, et fais quelques pas, croyant encore être poursuivi par les images horribles qu'il m'a tracées; mais mon cœur bat moins violemment, mes sens se calment, et j'éprouve un mouvement de joie de me voir seul, hors des dangers que j'ai courus en songe. Pendant cette espèce de sommeil, l'orage s'était dissipé, le ciel s'était éclairci, la nature avait repris sa tranquillité première, et l'aurore annonçait déjà le retour du soleil. Il faisait assez clair pour que je pusse distinguer les objets qui m'environnaient. J'allais, par pure curiosité, parcourir la grotte qui venait de me servir d'asyle, lorsque j'apperçus à mes pieds une espèce de portefeuille fait en forme de tablettes. Je le prends, je l'examine extérieurement; et, bien persuadé qu'il ne m'appartient pas, je m'imagine qu'il a été perdu dans ce lieu par quelqu'un à qui, peut-être, il était d'une grande utilité. Quelle est ma surprise, en l'ouvrant, d'y trouver ces mots écrits avec un crayon, et qui semblent m'être adressés:
«Homme infortuné, mais qui paraissez vertueux et sensible, lisez, et prononcez.
»Le hasard m'a conduit dans cette grotte, où vous reposiez. Au milieu du songe qui vous agitait, vous avez laissé échapper quelques exclamations. Oui, disiez-vous, j'adopte le premier enfant qui s'offrira à mes regards; il sera mon fils, je le dois, j'en ai fait serment, rien ne pourra m'empêcher de le tenir.... Homme généreux, venez donc au secours d'un malheureux enfant, d'une mère plus infortunée. Cette mère vous livrera son fils; mais promettez le secret, promettez de ne point vous informer de son nom, de celui de ses parens: qu'il vous suffise de savoir qu'il est né d'une Française et d'un Allemand. Adoptez-le, quelque danger que vous puissiez courir, et vous aurez secouru l'enfance, vous aurez soulagé le malheur....».
»Frappé d'étonnement, j'interromps ici ma lecture pour regarder autour de moi, si je n'apperçois pas l'enfant qu'on recommande à mon humanité. Rien ne s'offre à mes regards, je ne vois rien, et je reprends les tablettes, où je lis:
«Que ce papier, que je mouille de mes larmes en y traçant cette prière, devienne l'interprète de votre sensibilité. Écrivez-y vos réponses à toutes les questions que je vais vous faire.
»Êtes-vous marié?
»Êtes-vous père?
»Êtes-vous bien né?
»Votre asyle est-il éloigné?
»Êtes-vous libre?
»Êtes-vous assez intrépide pour courir cette étonnante aventure?
»Assez discret pour garder le secret?
»Pour ne faire nulle question?
»Pour céder aux moindres vœux de la mère de l'enfant?
»En un mot, peut-on compter avec vous sur toutes les vertus qui distinguent une belle ame, un grand cœur?
»Voilà ce qu'on vous prie d'expliquer. Ne craignez rien d'ailleurs; vos jours, votre fortune seront plus en sûreté que jamais. Veuillez répondre, laisser les tablettes dans cette grotte, où l'on viendra les chercher; et demain, trouvez-vous ici seul, à minuit.... on vous en dira davantage.
»P. S. Homme sensible! la prière qu'on vous fait vous paraîtra singulière; mais comptez, si vous y cédez, sur la reconnaissance éternelle d'une femme, hélas! bien infortunée!.... eh! vous ne pouvez rejeter ses vœux, si vous avez connu le malheur!»
»Vous jugez de ma surprise et de mon embarras. Quel était ce malheureux enfant qu'on abandonnait ainsi dans une forêt, à la merci d'un inconnu? Quels malheurs entouraient son berceau? On ne me parlait que de sa mère. Son père l'avait-il proscrit? Ce père inhumain était-il la cause de tant de précautions.... Je vous l'avouerai, mes amis, toutes les loix qu'on me prescrivait me firent balancer un moment sur le parti que j'avais à prendre. Je craignais de trop m'exposer en souscrivant aux desirs de ceux qui m'écrivaient. Ce mystère étonnant, ce rendez-vous donné, au milieu de la nuit, dans une forêt infestée de brigands, tout me fit réfléchir quelques momens: mais bientôt mon indécision s'évanouit devant le serment que j'avais prononcé, et que je me rappelai. Il était sacré; il devait appaiser mes remords, calmer la colère des deux victimes à qui je l'avais fait. Cet enfant qu'on m'offrait devait remplacer celui de Cécile. J'avais juré d'adopter le premier qu'on me présenterait, quelque peine que j'en dusse éprouver, dans l'instant ou par la suite. Je ne songeais plus qu'à tenir mon serment. Courons cette aventure, me dis-je, j'en aurai la force; oui, j'aurai tous les sentimens qu'on exige de moi. Donnons un frère à ma fille, à Clémence, et servons l'humanité après l'avoir outragée en répandant le sang d'un homme plus à plaindre que coupable.
»Me voilà décidé à surmonter tous les événemens, à braver tous les dangers. Je relis les tablettes mystérieuses, et, me servant du même crayon qu'on y a fixé, j'écris au bas cette réponse:
«Je suis veuf, père d'une fille en bas âge. Mes biens sont considérables. Mon château est voisin de cette forêt. Personne ne peut m'empêcher de servir les infortunés, et je suis honnête homme. C'est dire assez que j'accepte les propositions qu'on me fait. Demain, à minuit, on peut me livrer l'enfant sans crainte; il trouvera chez moi, éducation, protection, toute la tendresse d'un père».
»Je ne jugeai pas à propos de me faire connaître davantage, ni de signer cet écrit: la prudence exigeait cette précaution. Je remis les tablettes à la place indiquée, et je revins chez moi me reposer un peu des agitations dans lesquelles j'avais été plongé pendant cette nuit entière passée dans la forêt».
IIe NUIT DE LA FORÊT.
«Vous vous doutez bien, mes amis, que pendant toute la journée je fis une foule de réflexions, qui toutes aboutirent à me confirmer dans le projet d'adopter l'enfant qu'une mère me confiait. Dans tous les temps, j'avais eu du goût pour les aventures extraordinaires. Celle-ci exigeait du courage, de la patience, c'était assez pour qu'elle me plût; j'étais d'ailleurs accablé de chagrins. En adoptant l'orphelin, je soulageais ma conscience, et je me donnais une consolation, un délassement au moins pour le moment. Les soins que je devais donner à mon fils adoptif pouvaient me distraire de ma noire mélancolie. Je verrai, me disais-je, en lui le fils de Cécile, et je croirai Cécile vengée.
»Après m'être bien affermi dans l'entreprise que je formais, j'attendis le soir avec une espèce d'impatience. Elle arriva enfin cette soirée, qui devait m'enchaîner pour long-temps à l'enfance; au malheur! Je sortis de chez moi à mon heure ordinaire, vers onze heures; mais pour cette fois, je m'armai; je pris une paire de pistolets à ma ceinture, et mon sabre sous le bras. Cette précaution était nécessaire; on pouvait m'entraîner dans un piége; les brigands de la forêt pouvaient m'attaquer; je pouvais enfin trouver l'occasion d'opposer de la résistance, soit en protégeant la mère et l'enfant, soit en me défendant moi-même. Je partis donc bien armé, et, après avoir marché pendant plus d'une heure dans les longs détours de la forêt, je retrouvai ma grotte chérie, celle qui m'avait préservé de l'orage, celle qui m'avait offert les moyens de faire une bonne action. Il faisait très-nuit; cependant il était impossible de distinguer les objets, et je n'avais point fait la réflexion qu'il me serait difficile de trouver l'enfant qu'on devait exposer dans la grotte. D'ailleurs si l'on avait écrit de nouveau sur les tablettes, pouvais-je en distinguer les caractères? Cette réflexion m'alarma, et je me repentis de n'avoir point apporté une lanterne sourde. J'étais arrivé à la grotte, dont la veille j'avais bien remarqué la situation; mais devais-je y entrer sans craindre de fouler aux pieds, d'écraser peut-être l'innocente créature qu'on y avait sans doute déposée! Tout mon sang se glaça à cette idée; et j'allais me disposer à attendre le jour à la porte de la grotte, lorsque je crus appercevoir de la clarté dans le fond de cette espèce de souterrain. Je ne me trompe point; c'est une lumière éloignée, mais qui peut guider mes pas. Je sens que j'ai besoin de toute ma fermeté, d'un peu de témérité même, et je m'avance, non sans éprouver une espèce de frémissement involontaire.... Mes yeux sont attachés à la terre.... Je crains de rencontrer sous mes pieds ce que mon cœur brûle de trouver.... Mes pas sont lents.... mes regards se fixent en vain de tous les côtés, je ne vois rien. À mesure que je m'enfonce dans cette grotte tortueuse, mes yeux distinguent plus aisément. J'apperçois enfin la lumière qui m'a guidé: c'est une torche.... elle est enfoncée dans la terre.... À côté d'elle sont les tablettes mystérieuses qui nous servent de fidèle interprète: je les ouvre précipitamment, et j'y lis ces mots nouvellement tracés.
«On est satisfait des éclaircissemens que vous avez donnés, et l'on s'en repose entièrement sur votre probité. Homme rare!.... prenez ce flambeau.... suivez la grotte à droite.... vous y trouverez l'enfant».
»Je suis l'avis qui m'est donné.... Me voilà, un flambeau à la main, cherchant dans les détours obscurs d'un immense souterrain, non la fortune, non les trésors de la cupidité, mais l'enfance et le malheur.... La tendre pitié guide mes pas chancelans.... la douce humanité fait battre délicieusement mon cœur, et quelques larmes de sensibilité coulent de mes yeux attentifs....
»Tu partages ma situation, mon cher Victor; je te vois m'écouter, haletant d'inquiétude.... Tu suis ma démarche incertaine, et tu soupires après le moment où je te rencontrerai, faible nouveau-né, couché sur la pierre, abandonné à la pitié, aux soins de la tendre humanité.... C'était toi, mon Victor: je te trouvai enfin; tu me tendais tes petits bras; ta bouche semblait me sourire, et me demander un père, une mère, que la nature t'enlevait, peut-être pour ne jamais les revoir!.... Comme j'aime à me rappeler ce moment, ce doux moment où je t'apperçus pour la première fois!.... Le voilà! m'écriai-je involontairement, le voilà, ce cher enfant! Ô mon Dieu, conserve-lui l'existence, à moi la vie, la patience et la paix de l'ame!....
»Mes genoux fléchissent, mon cœur bat violemment, mes yeux se troublent, je me laisse tomber sur la terre, et je prends dans mes bras l'enfant, que je serre étroitement contre mon sein. Pauvre petit, pauvre petit! lui dis-je, qu'es-tu? qui sont les cruels qui te persécutent, qui forcent ta pauvre mère à t'éloigner, à t'abandonner? Oh! faut-il qu'à peine entré dans la carrière de la vie, ton berceau soit livré aux orages du malheur! Tes yeux sont ouverts, petit ami, et c'est pour fixer la pierre de ce souterrain, où l'on me confie le soin de tes jours!.... Tes premiers cris sont ceux de la douleur, tes premiers pas dans la vie t'ont plongé dans l'infortune. Mais non, non, tu n'es plus malheureux, tu ne le seras plus, au moins. Je t'emporte, je t'emporte avec moi; tu seras mon fils, tu seras le frère de Clémence, et peut-être, par la suite, seras-tu son époux.... Comme cette idée sourit à mon cœur! Je vois déjà mes petits-enfans, ma postérité dans cet enfant; je vois l'appui de ma vieillesse, ma consolation, mon ami, tout mon bonheur à venir.... Viens, viens, ne perdons pas de temps; arrachons ton enfance à l'abandon; créons en toi un homme, et un homme heureux....
»Tu pleures, Victor, tu pleures, Clémence, et vous aussi, madame Wolf!.... ce récit vous émeut tous les trois; et moi-même.... Viens, mon Victor, viens essuyer les larmes que fait couler de mes yeux le souvenir touchant du moment de ton adoption.... En voyant alors tes petites mains, je me doutais bien qu'un jour elles seraient mouillées des pleurs de ton vieux père, oui, de ton père, je le suis, je le fus dès cet instant, qui sera toujours gravé dans ma mémoire et.... dans mon cœur!....».
(Ici Victor et le baron se serrèrent étroitement dans les bras l'un de l'autre. Clémence porta sur ses lèvres la main de son père, et madame Wolf parut plongée dans un trouble violent, auquel ses trois amis n'eurent pas le temps de faire attention. Au bout d'un moment, M. de Fritzierne reprit sa narration en ces termes):
«L'enfant était richement habillé; je me doutais qu'il appartenait à des gens très-aisés. Il était couché dans une espèce de barcelonnette couverte de rubans et d'étoffes précieuses; on l'avait déposé, dans ce berceau, sur une pierre angulaire, qui formait comme un banc à cet endroit du souterrain. Quand j'eus bien caressé cette petite créature, qui semblait me sourire, je songeais à l'emporter; et, chargé de ce précieux dépôt, je repris le même chemin que j'avais parcouru déjà. Je croyais ma correspondance finie avec les étrangers qui me le confiaient; je me trompais: à la même place où j'avais trouvé la torche allumée, j'apperçus un autre flambeau et d'autres tablettes; je les ouvris, après avoir mis à terre ma barcelonnette.
«À présent, m'y disait-on, que vous possédez le bien le plus précieux dont une mère puisse se priver, accordez une faveur bien chère à cette mère malheureuse, et qui l'attend de votre générosité. Gardez l'enfant pendant toute la journée: il le faut pour sa sûreté, pour celle de sa mère; mais souffrez qu'elle le nourrisse de son lait pendant la nuit; promettez que demain vous l'apporterez ici à la même heure, vous-même, car il ne faut mettre personne dans votre confidence. Voyez si vous voulez consentir à le rendre à sa mère, toutes les nuits seulement? ce n'est qu'à cette seule condition qu'on peut vous le confier. Prononcez oui à haute voix et sans crainte: on vous écoute, il suffira de votre parole».
»Cette loi qu'on m'imposait me parut bien dure à observer; il fallait me résoudre à venir passer toutes les nuits dans cette grotte.... Tout autre que moi n'aurait pas souscrit à ce traité; mais j'avais vu l'enfant; il était si beau, si intéressant!.... Un regard que je jetai de nouveau sur lui acheva de me déterminer. J'y consens, m'écriai-je tout haut; mais ce manége durera-t-il long-temps? l'enfant est-il à moi, ou si je n'en ai que la garde pendant un temps prescrit?....
»J'attendais qu'on me répondit: personne.... le silence le plus absolu.... Je pris le parti de reprendre le berceau, l'enfant, et de sortir de cette grotte pour revenir au château. Je laissais les deux flambeaux, que j'eus le soin d'éteindre pour ne donner aucun soupçon, et je pris sur moi les premières tablettes dans lesquelles on m'avait fait les premières propositions. Bientôt je perdis de vue la forêt de Kingratz; et je rentrai chez moi avant que le jour parût. Je fis éveiller sur-le-champ la nourrice de ma fille Clémence, et je lui confiais l'enfant, en lui disant, pour toute explication, que je l'avais trouvé. Cette bonne femme alaitait ma fille, qui n'avait que deux mois: l'enfant de la forêt pouvait avoir plus d'un an; mais il était si faible, si délicat, qu'il avait besoin encore long-temps de cette nourriture céleste dont la nature a rendu les femme dépositaires, et qui est qui le premier aliment de tous les hommes. Je me proposais de prendre une seconde nourrice pour l'orphelin; mais, dans le moment, celle que j'avais chez moi me fut d'un grand secours. Quand j'eus pris ces premiers soins, je me jetai sur mon lit, où je dormis avec un calme qui m'était étranger depuis bien long-temps, tant il est vrai qu'une bonne action rafraîchit le sang, et donne le repos aux cœurs les plus troublés par les malheurs ou par les passions».
IIIe NUIT DE LA FORÊT.
«À mon réveil, mon premier vœu fut pour qu'on m'apportât mon petit Victor. Je lui avais donné ce nom que portait autrefois un Français, mon ami, avec lequel j'avais été fort lié. J'aimais beaucoup les Français; je savais que la mère de l'enfant était française, et ce titre réveillait en moi des souvenirs agréables. L'enfant avait bien reposé; on en avait eu le plus grand soin; j'étais tranquille sur sa santé; mais, d'un autre côté, j'étais tourmenté par la promesse que j'avais faite de le porter toutes les nuits à sa mère; cette contrainte me gênait singulièrement, et il fallait tout l'intérêt que j'avais ressenti pour des malheurs que je supposais bien grands, pour avoir souscrit à une condition aussi dure. Je devais cependant tenir ma promesse; je me flattai d'ailleurs de tirer des explications de la mère pendant ces entrevues nocturnes. Elle viendra, me dis-je, elle alaitera son fils à mes côtés, je la verrai, je lui parlerai, je l'interrogerai; elle me confiera ses chagrins; et j'aurai le bonheur de lui offrir des consolations, que sait-on, un appui, des secours peut-être....
»Cet espoir me fit désirer la fin de la journée, trop longue à mon impatience. La soirée arriva enfin: à mon heure accoutumée, je pris l'enfant dans mes bras et partis pour la forêt, toujours armé comme la veille. Combien de réflexions je fis en chemin sur cette aventure bizarre, extraordinaire, dans laquelle je me trouvais engagé sans en connaître le fond, sans en prévoir les suites!.... Comment se faisait-il en effet qu'une femme se trouvât régulièrement toutes les nuits dans une forêt infestée de brigands? L'habitait-elle, cette forêt? ou si elle ne l'habitait pas, pourquoi choisissait-elle un rendez-vous aussi dangereux, aussi effrayant pour un sexe timide? L'écriture des deux tablettes que j'avais vues, était celle d'une femme. Était-ce la mère de l'enfant avec qui je correspondais directement?.... Mais que faisait-elle donc dans cette forêt? y était-elle retenue par quelque lâche ravisseur? Pourquoi se priver de son enfant pendant le jour, et ne l'alaiter que la nuit? était-elle alors débarrassée de ses surveillans? Ceux qui la persécutaient, qui la forçaient à se priver de son fils, étaient-ils ses parens, son époux lui-même?.... Compte-t-elle que je lui porterai comme cela son fils toutes les nuits? n'en serai-je que le gardien? m'enlèvera-t-elle ensuite cette innocente créature au moment où j'y serai le plus attaché?.... Il faut qu'elle me satisfasse sur tous ces points, il le faut. Si elle n'est point digne de mon estime, si sa conduite est toujours aussi obscure, si je m'expose trop moi-même en lui donnant la satisfaction d'embrasser son fils, elle ignore mon nom, mon asyle; je garderai l'enfant, et je ne reviendrai plus à la forêt.... Mais quoi! soustraire un enfant à sa mère!.... Eh bien! est-ce faire son malheur, à ce petit? Eh! n'aura-t-il pas en moi le plus tendre des pères?
»Je m'avance vers la grotte, plein, de ces idées, fermement décidé à pénétrer, dès cette nuit même, le secret de la mère de mon petit enfant; bien déterminé à lui rendre son fils, si elle s'obstine à se voiler toujours à mes regards, à me cacher ses malheurs.... Je m'approche, chargé de mon précieux fardeau...... La plus grande obscurité règne autour de moi.... Je fais quelques pas encore... Rien... Je vous avoue qu'ici, mes amis, une espèce de terreur vint se mêler au dépit de me voir trompé dans mon attente.... On me demandait l'enfant pour le nourrir pendant la nuit, il était tout naturel que je m'attendisse à voir paraître une femme qui, remplissant à mes yeux les devoirs entiers d'une mère, me convainquît qu'on n'avait pas voulu se jouer de ma complaisance. Fut-ce la mère de l'enfant, fut-ce une nourrice mercenaire, quelqu'un au moins devait se présenter.... Mais toujours rien!... personne!..... l'obscurité la plus profonde!....
»Interdit, outré d'indignation, effrayé même, j'allais abandonner la grotte, sans toutefois me dessaisir de mon fils adoptif; j'allais reprendre le chemin de la forêt, quitter la voûte immense qui m'interceptait la sombre clarté du firmament étoilé, lorsque l'incident le plus étonnant glace tout-à-coup mes sens, et m'enfonce plus que jamais dans l'aventure bizarre que je courais depuis trois jours... Redoublez d'attention, mes amis, écoutez-moi bien.
»Au milieu des ténèbres épaisses qui m'environnent, une main, une main invisible me saisit par le bras.... Cette main puissante cherche à m'entraîner; ou à m'arracher la faible créature qu'avec confiance je rapporte à sa mère.... Tremblant, non pour moi, mais pour l'enfant auquel déjà je m'intéresse comme un père, je tente de me dégager. Que me veut-on, m'écriai-je?—Imprudent, me répond-on! taisez-vous, et suivez-moi sans effroi.—Où me conduisez-vous, répliquai-je avec un ton de voix plus bas?—Où la nature et le malheur réclament votre générosité, votre sensibilité....—Mais pourquoi sans lumière?....—Craignez-vous?.... Rendez, rendez-moi l'enfant, et fuyez loin d'ici; trompez l'espoir d'une infortunée qui a cru à votre probité, à votre délicatesse, à votre fermeté.... Mais sachez qu'en abusant de sa confiance, vous faites son malheur; oui, homme faible et timide, vous causez à la mère des remords éternels, et à l'enfant, l'enfant que vous tenez, la mort.—La mort?—La mort!.... tel est l'arrêt de.... Dirai-je, ô ciel! l'arrêt de celle qui lui a donné l'être?—Quoi! sa mère?....—Lui a donné la vie; si vous abandonnez l'enfant, cette mère malheureuse se verra forcée de lui donner la mort.—Ô crime!.... Eh! vous ai-je dit, vous ai-je fait entendre seulement que j'étais capable d'abandonner cette innocente créature, qui dans ce moment me tend les bras? Oui, je sens ce petit garçon charmant, je le sens qui caresse mes joues inondées de larmes; il me sourit sans doute, et moi je l'arrose des pleurs de la compassion!.... Guide invisible et inhumain, homme, femme, qui que vous soyez, votre conduite étrange me fait bien du mal: vous connaissez mon cœur sensible, bon, et vous en abusez d'une manière bien cruelle!....
»Pendant cette espèce de dialogue, je suivais l'inconnu ou l'inconnue, dont la main me pressait assez vigoureusement le bras gauche, et me forçait à céder, pour ne pas faire un éclat sans doute imprudent. Le son de sa voix paraissait appartenir à une femme; mais la force de son poignet m'annonçait un homme, et un homme fort; un autre indice encore me persuadait que mon guide était un homme, c'est qu'il marchait à pas de géant; ses pas étaient très-grands, et je ne pouvais le suivre qu'en pressant singulièrement ma marche. Quand nous eûmes cessé, moi de l'interroger, lui de me répondre, mille réflexions se présentèrent en foule à mon esprit. Il me tenait toujours, et moi je me laissais conduire comme un agneau; quelque chose même me disait intérieurement que je ne m'en repentirais pas, que je n'avais aucun danger à courir.... Je tenais toujours mon petit Victor, et je sentais que ma fermeté ne m'abandonnerait pas, tant que j'aurais dans mes bras cet enfant qui me causait tant d'inquiétude.
»Enfin, après avoir suivi mon guide pendant tout au plus cinq minutes, je me trouvai dans un lieu, obscur toujours, mais qui me parut meublé. J'entendis remuer un fauteuil, une table fut culbutée, une commode rudement heurtée, et tout cela, parce qu'une personne se leva brusquement à mon arrivée, et se précipita vivement à ma rencontre. Est-ce lui, s'écria-t-elle, est-ce mon fils?—Oui, madame, répondit mon guide; je vous l'amène avec son généreux bienfaiteur....—Homme bon, homme estimable, me dit la mère, si vous saviez.... Vous ne sa saurez jamais.... non: vous ignorerez long-temps, toujours peut-être, le secret de sa naissance.... Il le faut, il est absolument nécessaire.... Mais donnez-le-moi, donnez-le-moi, ce malheureux enfant; qu'il repose encore une fois sur mon sein.... que ses lèvres s'humectent encore une fois du lait maternel.... Oh! donnez-moi mon fils, si vous ne voulez que j'expire à vos pieds!
»Quand on pense, mes amis, que cette scène se passait dans les ténèbres, que j'ignorais où j'étais, qui me parlait, comment je reverrais la lumière du jour!.... vous frémissez; et, si jamais je publie mes aventures, cette aventure du moins, quiconque la lira frémira comme vous, s'il se met bien à ma place, s'il veut ne pas confondre cet événement avec ces récits fabuleux, mensongers, exagérés, invraisemblables, que nous rencontrons dans les romans, et qui n'ont d'autre objet que de nous effrayer sans nous intéresser, sans arriver à un but moral: j'en ai lu aussi, moi, des romans; mais j'ai éprouvé!.... et des malheurs réels n'effacent que trop le souvenir de malheurs imaginaires!.... Je reviens à ma situation.... elle était pénible: je ne savais si je devais exiger des aveux, des explications, ou céder à l'effusion de la tendresse maternelle... Cependant cette femme venait de donner un accent si douloureux à cette exclamation: Oh! donnez-moi mon fils, si vous ne voulez que j'expire à vos pieds!.... Elle avait un son de voix si touchant! toutes les facultés de mon ame étaient tellement ébranlées!.... un moment d'attendrissement, une espèce d'enchantement de mon cœur!.... enfin, je ne sais comment cela se fit, mais l'enfant me fut pris dans mes bras, sans que je songeasse à le retenir, à le refuser.
»Soudain je me sentis repris par mon guide. On me fit faire une vingtaine de pas, toujours dans l'obscurité: ensuite une porte se ferma derrière moi; je me trouvai seul, absolument seul.... La clarté d'un flambeau frappa de loin mes yeux.... Une demi-heure s'écoula toute entière avant que j'arrivasse à l'endroit où brillait cette clarté salutaire. Je m'approche pour m'en emparer; ô surprise! des tablettes sont à côté; j'y lis ce que j'avais lu la veille à la même place: Prenez ce flambeau; suivez la grotte à droite, vous y retrouverez l'enfant.
»Pour le coup mon imagination se trouble; elle croit entrevoir quelque chose de magique dans la suite de ces événemens.... La tête presque égarée, je prends le flambeau; je cherche, comme j'avais cherché la veille; je trouve et saisis l'enfant avec autant de plaisir que j'en avais eu l'autre nuit à le découvrir: je reprends le chemin de la forêt, celui de mon château, et je rentre chez moi sans m'être apperçu du long trajet que j'ai eu à faire pour y arriver, tant mon esprit était troublé des aventures extraordinaires dont je venais de me trouver le héros.... Bon Victor! pauvre ami!.... je te remis aux soins de ta nourrice, de la nourrice de Clémence; tu dormis, toi, tu dormis!.... et moi je veillai; toute la nuit tu occupas ma pensée, toi et ta mère, ta mère invisible, impénétrable, mais sans doute infortunée; oh oui, bien infortunée!...».
IVe NUIT DE LA FORÊT.
«Je vous laisse à penser, mes amis, quelle foule de réflexions m'assiégea pendant toute la journée du lendemain. Le rôle que la mère inconnue me faisait jouer, était si bizarre, si dangereux même, que malgré mon goût pour les aventures extraordinaires, celle-ci commençait à me déplaire singulièrement; non que je me détachasse de l'enfant; hélas! cet innocent nouveau-né était-il cause des inquiétudes que j'éprouvais, des courses qu'on me faisait faire? devait-il souffrir des malheurs ou de la bizarrerie de ses parens? fallait-il que je l'exposasse de nouveau aux dangers que paraissait courir sa mère infortunée, à la mort même que cette mère égarée par le malheur sans doute, pouvait lui donner dans un moment de désespoir, ainsi que me l'avait fait entendre le guide de la forêt! Devais-je m'exposer moi-même à la cruelle incertitude d'en être privé, à la crainte de me le voir enlever par sa mère, plus calme ou moins malheureuse? Je l'aimais déjà ce pauvre enfant, oui, je sentais déjà que son existence était nécessaire à la mienne, et que si je devais le perdre, il fallait me résoudre à perdre la paix et le bonheur. Charme inconnu qu'on éprouve à la vue de l'enfance abandonnée, qu'êtes-vous? par quel talisman pénétrez-vous l'homme sensible!.... Oh! quel empire vous aviez sur mon ame! comme vous faisiez palpiter mon cœur! combien de larmes, combien de soupirs vous m'arrachiez en fixant le petit Victor, ce fils du crime ou du malheur!.... J'étais père, j'avais reçu Clémence dans mes bras, je lui avais donné le premier baiser de la paternité, et jamais je n'avais éprouvé, à la vue de ma fille naissante, les sensations délicieuses que me faisait éprouver le petit Victor qui m'était point mon fils!.... Qui n'était point mon fils, que dis-je! il l'était dès ce moment, tout autre homme l'aurait adopté pour moi: eh! les émotions de la commisération sont-elles autre chose que les douces étreintes de la tendresse paternelle!....
»Je chérissais donc davantage l'enfant abandonné; mais je ne voulais plus m'exposer aux dangers qu'on me faisait courir pour lui. Trois courses nocturnes m'avaient fatigué, je me proposais de garder Victor, de le faire sévrer chez moi, et de ne plus le conduire à une mère assez peu confiante en ma probité pour me cacher ses traits, son nom et ses aventures. D'après ce que je faisais pour son fils, que craignait-elle de m'ouvrir son cœur? Son secret eût-il été moins sacré pour moi que son enfant? Non, me dis-je, je ne le lui porterai plus; elle m'inspire trop peu d'estime: elle peut être infortunée, mais, à coup sûr, elle a la tête égarée, romanesque; elle a une ame qui n'est pas faite pour s'épancher dans le sein d'un homme sensible et généreux, elle ne reverra plus son fils!....
(Ici madame Wolf, qui paraissait émue, fit un mouvement pour interrompre le baron. Celui-ci, qui s'en apperçut, se tut comme pour lui laisser la faculté de parler.... Madame Wolf se contenta, après une pause qui étonna singulièrement son bienfaiteur, de soupirer, de lever les yeux au ciel, et de lui dire, d'une voix étouffée: Je vous demande pardon, monsieur, je n'avais rien à dire.... J'ose vous prier de continuer!.... Fritzierne fut le seul de sa famille qui fit attention à cette espèce de réticence de madame Wolf. Il parut s'inquiéter; mais bientôt il se remit, et reprit ainsi son intéressante narration.)
»Fort de ces réflexions, je formai d'abord le projet de ne plus retourner à la forêt.... Cependant je changeai d'avis.... Je veux absolument connaître cette femme singulière, me dis-je.... J'irai la trouver cette nuit; mais j'irai seul, sans son fils; je la questionnerai, je la supplierai de m'accorder sa confiance, de me raconter ses malheurs: si elle s'y refuse, si elle s'obstine à me cacher son sort, son nom, celui du père de Victor, alors je la fuirai, je l'abandonnerai pour toujours; et dussé-je cacher son fils dans le coin le plus obscur de l'univers, jamais elle ne découvrira son asyle ni le mien!
»Ce parti, j'en conviens aujourd'hui, ce parti était peu réfléchi; il prouvait le désordre de ma raison et de mon cœur; car allant seul voir cette femme, en mettant la vue de son fils à des conditions que la nécessité pouvait la contraindre de rejeter, je m'exposais à tout son ressentiment, je m'exposais à perdre ma vie, ma liberté, ou à voir cette mère désolée s'attacher à mes pas, me suivre, ou me faire suivre par-tout par ses gens, peut-être par le guide vigoureux qui m'avait déjà entraîné dans la caverne, et cela dans l'espoir de découvrir mon nom, ma retraite, celle de son fils.... Toutes ces conjectures, que je ne fis pas alors, pouvaient être fausses; mais enfin il était possible aussi qu'elles se vérifiassent: j'ignorais à qui j'avais affaire: servais-je le crime, l'imprudence ou le malheur, je n'en savais rien! et mon Victor, que je vois sourire sans doute de la peur à laquelle il suppose que je cédai, ne peut pas me taxer de faiblesse, s'il se rappelle que pendant trois nuits j'avais couru les aventures les plus extraordinaires, des aventures que mille autres, à ma place, auraient abandonnées dès la première.
»Je pris donc le parti de retourner seul à la forêt, et j'y fus à mon heure accoutumée, je le répète, sans le petit Victor, que j'avais confié à sa fidelle nourrice; mais il était écrit que mon projet serait renversé cette nuit-là, et que la fortune, cruelle me préparait un événement terrible autant qu'inattendu. Prêtez-moi toute votre attention.
»La nuit la plus sombre couvrait la nature; le ciel n'était éclairé que par des milliers d'étoiles, qui, par leur scintillation, ne donnaient pas assez de clarté pour distinguer les objets, mais en jetaient cependant assez encore pour me faire reconnaître la route tortueuse qui devait me conduire à mon souterrain.... Je marchais absorbé dans mes réflexions, et méditant dans mon esprit les moyens qu'il me fallait prendre pour m'insinuer dans la confiance de la mère inconnue.... Déjà j'en avais trouvé un que je croyais excellent, lorsqu'un coup de sifflet, parti à mes côtés, me réveille de ma méditation, et me rappelle à la prudence, au courage. Je m'élance contre un arbre, et je me jette sur mes armes; mais soin inutile!.... Une corde, que je n'avais pas remarquée à mes pieds, se dresse soudain; je me sens garrotter les jambes, l'estomac et les bras, après l'arbre que j'avais embrassé comme un abri. Tout cela se fait sans que j'aie le temps de me défendre, et par des gens que je ne puis voir, car j'ai le dos tourné contre l'arbre, et l'arbre me sépare de mes bourreaux, qui, dans le moment, s'élancent sur mon sabre, sur mes pistolets, et me désarment avec une agilité qui prouve leur long exercice dans ce genre de travail.
»Vous dépeindre ma situation est une chose impossible. Je vous dirai seulement que ma première idée fut que j'étais trahi par les inconnus à qui appartenait l'enfant, ou surpris par leurs ennemis. La suite me prouva que mon malheur ne provenait d'aucune de ces deux causes. Heureusement que je ne l'avais pas avec moi, cet aimable enfant, heureusement.... (Ô bonheur inoui! s'écrie ici madame Wolf, avec un accent plus fort que celui qui naît du simple intérêt qu'excite un récit.... M. de Fritzierne, étonné de nouveau de cette exclamation, fixe un moment l'étonnante madame Wolf, et continue) Heureusement que ce pauvre enfant n'était pas dans mes bras, car je l'en aurais vu tomber, et peut-être se briser la tête à mes pieds....
Après que les brigands m'eurent ainsi garrotté, l'un d'eux m'adressa la parole, et nous eûmes ensemble la singulière conversation que je vais vous rapporter: Qui es-tu, me dit-il?—Qui es-tu toi-même, répondis-je?—Tu le sauras; mais réponds, ou tu es mort. Qui es-tu?—Militaire.—Comment t'appelles-tu?—Mon nom est un secret pour les scélérats de ton espèce.—Imprudent!.... que faisais-tu à cette heure dans cette forêt?—J'y cherchais ma route....—Un moment, reprend un autre brigand, je connais cette voix; je me trompe fort, ou c'est celle du fameux baron de Fritzierne.—Je le suis, répondis-je.—Tu es Fritzierne, je te reconnais, j'ai servi sous toi: je suis déserteur d'un de tes régimens.—Lâche!....—C'est toi qui, dans la dernière guerre, as trouvé le secret de simplifier le travail des mines, et de faire sauter une plus grande étendue de terrain avec moins de bras et moins de poudre.—Eh bien! que me veux tu?—Camarades, c'est un des plus grands savans de l'Europe. Il faut le ménager et le conduire à notre capitaine. Quelle bonne prise!.... Comme Roger, qui aime l'art de la guerre, va s'instruire avec un homme comme ça!—Quel est ce Roger? (Madame Wolf frémit.)—Un grand homme, que tu aimeras, car tu deviendras son ami, si tu veux lui prouver de la confiance et de la franchise.—Un brigand qui vous commande aurait ma confiance! Jamais, jamais....—Nous pardonnons aux injures d'un homme dont le nom nous commande le respect. Notre capitaine nous a cent fois raconté tes exploits; il t'estime; et si nous t'estimons à son exemple, c'est te prouver assez que nous ne sommes pas des brigands.—Avez vous bientôt décidé de mon sort?—Ton sort? il est entre les mains de notre capitaine: c'est à lui que nous allons te présenter: seul il est maître de tes jours, de ta liberté. Viens avec nous, Fritzierne; nous te promettons d'avoir pour toi les plus grands égards.
»Ces égards, que ces messieurs me promirent, furent de me garrotter fortement les bras, de me faire descendre un long bâton entre les jambes, pour m'empêcher de courir, et de m'entraîner au milieu d'eux, après m'avoir détaché de l'arbre où ils m'avaient lié d'abord.
»Je marchais en silence, absorbé sous le poids du malheur qui m'accablait, formant mille réflexions plus douloureuses les unes que les autres, et ne m'arrêtant qu'à celle de l'abandon où le destin condamnait mon petit Victor, s'il me fallait rencontrer la mort parmi les monstres dont j'étais l'esclave. Ma vie, je ne la regrettais pas; mais mon fils adoptif, mon cher fils!....
»Après une heure de marche, nous entrâmes dans une espèce de chaumière, dont la porte se referma sur nous. Elle conduisait à un souterrain dans lequel mes bourreaux s'enfoncèrent. Trois d'entre eux m'attachèrent à une forte chaîne qui était scellée dans le roc. Ils me laissèrent un flambeau, qui brûlait à quelque distance; puis ils me dirent en riant: Bonne nuit, baron de Fritzierne; demain matin, tu verras Roger notre chef, notre père et notre ami.
«Bonne nuit!.... Les monstres!.... Ils partent, et bientôt je ne vois plus autour de moi qu'une affreuse solitude, des fers, toute l'horreur, de la plus dure captivité!....».
Ve NUIT DE LA FORÊT.
«Vous n'exigerez pas de moi, mes amis, que je vous détaille les cruelles réflexions qui m'assiégèrent, ni que je vous fasse un tableau déchirant de la douleur à laquelle je fus en proie pendant toute cette nuit, plus affreuse, plus longue que celle qui couvrait la forêt; car le jour ne pénétrait pas dans mon cachot, et quand on vint m'en tirer, je crus voir l'aurore naître, tandis que le soleil avait déjà parcouru près de la moitié de sa carrière.... Il était onze heures à-peu-près. J'étais accablé par la fatigue et le désespoir, lorsque je crus entendre les pas de plusieurs hommes. Je ne me trompais pas. Je prêtai l'oreille, et bientôt j'apperçus huit à dix brigands, chargés de flambeaux, qui venaient vers moi. L'un d'entre eux, qui paraissait supérieur aux autres par sa taille, la richesse de ses vêtemens et la fierté de son maintien, s'écria: Eh quoi! vous avez laissé M. le baron de Fritzierne dans ce caveau, chargé de fers comme un vil criminel! Qui sont ceux qui ont commis cette faute?....—(Un brigand répond:) C'est Morgan qui l'a ordonné.—Eh bien! reprend le chef, je condamne Morgan aux arrêts pendant huit jours. (Il s'approche de moi:) Baron de Fritzierne, tu vois que ce n'est point par mon ordre qu'on t'a fait éprouver un traitement indigne de toi et de moi.... Qu'on détache ses fers. (On me rend ma liberté; Roger continue:) Baron de Fritzierne, me connais-tu?—Non.—Tu ne me connais pas? tu n'as jamais entendu parler de Roger, chef des indépendans?—J'ai entendu parler de Roger, chef d'une troupe de brigands.—(Roger sourit avec amertume.) Baron de Fritzierne, épargne-moi les injures. Je suis digne de ton estime, et je veux la mériter.—Tu le peux, en me rendant la liberté.—Tu n'es point mon prisonnier; tu seras aussi libre ici que dans le sein de ta famille; mais je te prie d'y passer quelques jours, de m'aider de tes conseils, et de me donner ton amitié.—Mes conseils, mon amitié, à toi!—Écoute, baron, dépose ta fierté; elle est déplacée avec moi, et dans cette occasion. Reste ici quelque temps; c'est une prière que j'adresse à l'homme que j'estime: mais s'il me refuse, s'il me hait, tu sais que je puis le traiter en ennemi.
»Roger, à ces mots, me lance un regard furieux, se calme un peu, me prend la main, et m'engage, du ton le plus affectueux, à le suivre dans sa caverne.... Que pouvais-je faire, le braver? J'étais seul, sans armes, en sa puissance: c'eût été le comble de l'imprudence. Je me déterminai à me contraindre, à le suivre, à attendre enfin le sort que le ciel me réservait.
»Il me conduisit dans une espèce de souterrain, à-peu-près pareil à ceux que j'avais déjà parcourus depuis quatre nuits; mais celui-ci était orné de meubles précieux, de sabres, de pistolets, et d'une quantité considérable de caisses, qui paraissaient contenir des effets. Là, Roger me fit servir des rafraîchissemens, et me quitta en me disant qu'il reviendrait passer la soirée avec moi. Deux de ses gens furent mis en sentinelle à ma porte, avec ordre de me traiter avec tous les égards possibles, mais de ne me point laisser sortir, quelque prétexte que je prisse.
»Seul, livré à moi-même, je ne pus que gémir sur ma fatale destinée, sans pouvoir toucher à aucuns des mets qu'on avait servis devant moi. Tout ce qui m'arrivait me paraissait un rêve, et j'en fus tellement abattu, que, vers le soir, lorsque Roger revint, il me trouva à la même place et dans la même position où il m'avait laissé le matin.
»Roger, précédé d'une douzaine de flambeaux, et de deux ou trois de ses affidés, entra donc dans mon cachot, et s'appercevant que je n'avais pris aucune espèce de nourriture, il s'assit près de moi, et me dit avec sensibilité: Vous voulez donc vous faire mourir, baron?.... Songez que j'ai besoin que vous viviez; oui, j'en ai besoin: mon cœur veut s'épancher dans le vôtre; et, vous le dirai-je, ma propre sûreté dépend de vous.—De moi, Roger?—De toi, mon ami!
»Je frémis involontairement à ce nom d'ami qu'il me donne; et Roger qui s'en apperçoit reste un moment troublé...... Il se remet..... Je n'étais pas né pour le crime, me dit-il, non, je n'étais pas fait pour l'état que je professe; mais je l'ai honoré; oui, baron, je l'ai honoré, ce titre de chef qu'ils m'ont décerné, et que tu traites de chef de brigands.... Si tu savais qui je suis.... Si je te racontais mes malheurs, si je te faisais part des loix que je leur ai prescrites, de la discipline que mes troupes observent, de la subordination, de toutes les vertus militaires qu'on pratique ici, tu m'estimerais, baron; oui, tu m'estimerais, et tu me dirais: Roger, tu étais né pour être général d'armée, pour être un grand homme!
»Il m'intéressait!.... Je le fixai avec moins d'indignation; il cacha son visage dans ses deux mains; puis il fit retirer son monde, excepté les deux surveillans qui gardaient l'entrée du souterrain; ensuite il me tint cet étrange discours. Baron de Fritzierne, il faut que tu me sauves la vie; tu le peux.—Moi; et comment?—Écoute-moi avec la plus grande attention?.... L'empereur a résolu ma mort, il la veut; il connaît mes projets, ma puissance, il veut se débarrasser d'un ennemi qui ravage ses états, et dont les succès multipliés accroissent de jour en jour et la force et l'audace.... Je ne crains point ses armées; mais je crains la trahison.... C'est l'arme du lâche et la terreur du brave.... Tu ne connais point ces routes tortueuses et souterraines, ces voûtes ténébreuses où tu es, et que j'habite depuis que j'occupe la forêt de Kingratz? Ici le cruel Boleslas eut autrefois un château-fort; ici des cavernes profondes furent creusées par lui, et prolongées jusqu'aux montagnes de Tabor: celle-ci va se perdre sur la rive gauche du Muldau, au pied des hautes fortifications de Pizeck. C'est par ces souterrains que l'on a résolu de m'investir et de me massacrer; j'en suis averti, je le sais, et déjà je suis certain que les bouches de ces affreuses cavernes sont occupées par les espions de mon ennemi. Mes gens ont entendu, sous ces voûtes sombres, des signaux effrayans; ils ont voulu pénétrer les endroits les plus reculés, un bruit singulier d'armes et de trompettes leur a toujours inspiré une terreur involontaire: ce n'est point en pleine campagne qu'on veut m'attaquer; on sait trop à quel point je suis redoutable! c'est dans des défilés obscurs et tortueux, c'est par la ruse et par la perfidie qu'on veut me soumettre.... Baron, tu peux me tirer de cet embarras. Tu connais le jeu des mines, tu sais l'art d'enfermer le bitume, et de lui donner ensuite une explosion qui porte la mort en déchirant les entrailles, de la terre; donne-moi ton secret, donne-le-moi: Je fais sauter cette caverne, et avec elle les espions qu'elle renferme: ensuite je quitte le pays, et la moitié de mes trésors est à toi.
»Étonné de cette odieuse proposition, je voulus d'abord faire éclater mon indignation; mais, réfléchissant qu'en m'insinuant davantage dans la confiance de Roger, je pourrais adoucir mon sort, trouver peut-être les moyens de m'échapper de ses mains, je feignis d'entrer dans ses vues. Il est tard, lui dis-je; le secret que tu me demandes, et que je consens à te confier, exige des leçons, des dessins, et par conséquent du temps; demain je te le communiquerai, non pour les trésors que tu me proposes, je rougirais de les accepter, mais pour ton instruction, pour ta sûreté. Il est cependant essentiel, avant que de commencer ce travail, que je connaisse les détours de tes souterrains, afin de mieux établir mes plans; consens à m'y conduire sur l'heure, cela me guidera dans mes opérations, et demain mes projets te seront soumis.
»Roger, ravi de la complaisance que je lui témoigne, me serre la main, se lève, et m'engage à le suivre.... Nous partons, accompagnés de quelques brigands armés et munis de flambeaux, et nous commençons l'examen des souterrains, dont Roger m'indique les issues, et les relations qu'ils ont avec le sol qui les couvre. Mon but, en lui demandant de visiter ces cavernes, était de m'éclairer moi-même sur les moyens de me sauver. Je ne sais quel pressentiment même me disait que j'allais recouvrer ma liberté, et j'écoutais avec avidité toutes les explications que me donnait Roger.
»Nous avions déjà mis plus de deux heures à cet examen, et nous n'avions rien découvert encore qui pût nous inspirer de l'effroi, et justifier les alarmes du chef des brigands, lorsqu'au fond d'une caverne sombre, un bruit affreux de trompettes vint frapper nos oreilles, et nous forcer à suspendre notre marche.... Roger pâlit, et j'avoue que moi-même je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête, non que je dusse appréhender rien de fâcheux de la part de ceux qui en voulaient à Roger; au contraire, c'était d'eux seuls que je devais attendre ma liberté; mais je ne fus pas maître d'un premier mouvement de terreur.... Entends-tu, me dit Roger? ce sont eux.... Nous nous sommes trop avancés.... Retournons, il serait imprudent de les chercher, de les attaquer; il vaut mieux les engloutir tous sous les débris de ces souterrains qui les dérobent à mes regards: cher baron, c'est de toi que j'attends ce service signalé....
»Il dit, et m'engage, ainsi que sa troupe, à rétrograder; mais il n'est plus temps; nous nous sommes en effet trop avancés.... Les soldats envoyés par l'empereur, avaient épié depuis deux jours toutes les démarches de Roger; ce brigand venait de tomber, sans y penser, dans une embuscade; la trompette avait rallié ses ennemis; ils nous entouraient de toutes parts, nous ne pouvions leur échapper.... À peine avions-nous fait quelques pas vers notre première habitation, que nous nous trouvons enveloppés par plus de deux cents soldats qui fondent sur nous de toutes les ouvertures des souterrains.... Je frémis soudain, dans la crainte d'être confondu avec les brigands; et, pour éviter le sort qui les attend, je saute sur le sabre de Roger, je le lui arrache, et me rangeant du côté de ses aggresseurs; Scélérat, lui dis-je, combats un ennemi de plus....
»Les soldats, étonnés, n'osent pas s'en fier à mon exclamation: on m'arrête; et pendant qu'il se livre un combat, dont je dois ignorer l'issue, quatre soldats m'entraînent avec eux. Le bruit des armes à feu et du choc des sabres me suit assez loin dans les souterrains que j'avais encore à parcourir. Bientôt je n'entendis plus rien, et je me trouvai, au bout des cavernes, dans la forêt au milieu d'une troupe armée qui me conduisit à son commandant. Je n'étais pas embarrassé de me justifier; je reconnus d'ailleurs ce commandant qui avait servi autrefois sous moi. Il me fit des excuses de la manière dont on m'avait traîné vers lui, et me fit reconduire, sous une bonne escorte, à mon château, où je me hâtais de rassurer mes gens, et d'embrasser mon petit Victor. J'avais besoin de repos, je m'y livrais long-temps, et me promis bien de ne plus aller, la nuit, à la forêt, d'abandonner la mère inconnue, et de ne plus exposer l'enfant, ni moi, aux dangers des courses nocturnes, dans un lieu où ma vie et ma liberté venaient de courir de si grands dangers».
fin de l'aventure de la forêt.
Ici, M. de Fritzierne se reposa un moment, puis il continua ainsi son intéressant récit. «Vous êtes sans doute curieux, mes amis, de savoir ce que devint Roger au milieu de la troupe qui l'investit, et s'il succomba sous les efforts des soldats envoyés par le gouvernement? J'ai ignoré moi-même les détails du combat que j'avais vu commencer; j'ai su seulement que Roger s'était défendu avec une intrépidité vraiment héroïque, que ses gens étaient venus le secourir, et que ces scélérats, après avoir perdu des leurs, et fait mordre la poussière à plusieurs de leurs aggresseurs, avaient remporté la victoire et s'étaient évadés. Quelques jours après, on envoya contre eux des forces plus considérables; mais on apprit que la troupe des brigands avait quitté tout-à-fait la forêt de Kingratz, et qu'ils s'étaient répandus, dans l'Allemagne, qu'ils infestaient, sans qu'on pût parvenir à s'en emparer. Depuis seize ans on n'en avait plus entendu parler dans nos contrées, et il n'y a pas plus de deux mois que Roger est revenu dans les forêts qui nous avoisinent: il est aujourd'hui plus redoutable que jamais; car sa troupe s'est considérablement augmentée, depuis que la paix qui a suivi la dernière guerre a fait rentrer dans nos foyers une foule de déserteurs, de gens habitués à piller, à voler, à incendier des villes entières: tous les mauvais sujets se sont rangés sous les drapeaux sanglans de ce chef redoutable, et c'est vraiment aujourd'hui une troupe formidable, faite pour effrayer le prince, qui ne peut la détruire que par une espèce de guerre civile. Mais laissons l'infâme Roger, que je n'ai vu qu'une seule fois, et revenons à toi, mon cher Victor, à toi dont l'adoption m'a coûté tant de peines, tant d'inquiétudes.
»Je n'entendis plus parler de la mère inconnue, ni de tout le mystère qui avait entouré ton berceau. Je pensai que cette femme, dont je n'avais pu pénétrer les secrets, était morte ou passée dans d'autres contrées. (Ici madame Wolf lève les yeux au ciel, et laisse échapper un soupir, que le baron remarque avec inquiétude.) Qu'avez vous, madame Wolf?—Rien, monsieur le baron; daignez continuer.... Cet enfant vous fut donc laissé sans aucune réclamation.... sans qu'aucun signe, aucun effet ait pu vous... faire... soupçonner?...—Pardonnez-moi... vous me rappelez... j'oubliais de vous dire qu'au fond de la barcelonnette dans laquelle il était couché la première fois qu'il me fut confié, il y avait un portrait, un portrait de femme, je crois; oui, c'était un portrait de femme.... Eh! comment ai-je pu oublier si long-temps.... Je l'ai mis dans ce secrétaire, et depuis seize ans, je n'ai pas eu la curiosité de le regarder.... Tu vas le voir, Victor, je vais vous le montrer, mes amis; ce sont sans doute les traits de sa mère; oh! oui, oui, ce sont ses traits, je n'en puis douter! Le voici! le voici».
Le baron, étonné de n'avoir pas pensé plutôt à ce portrait, qu'il avait oublié dans son secrétaire, courut le chercher. C'était en effet un portrait de femme. Autour du cercle d'or qui l'encadrait, en voyait trois lettres initiales, A. D. L. et derrière, on lisait ces mots: Dreux, rue Parisis, 32. Victor et Clémence baisaient ce portrait précieux en versant des larmes, et cherchaient à y retrouver quelques traits qui pussent leur persuader qu'il retraçait la figure d'une mère infortunée. Pendant que nos deux amans se livraient à cette recherche intéressante, le baron de Fritzierne, qui venait aussi d'examiner le portrait, tomba tout-à-coup dans une profonde rêverie. Il regarda ensuite fixement madame Wolf, qui pâlit, et laissa échapper de ses yeux quelques larmes. Madame Wolf, lui dit le baron très-ému, vous avez une boîte sur laquelle.... (madame Wolf se trouble) oui, sur laquelle il y a un portrait de femme.... Je ne l'ai vu qu'une fois, ce portrait qui vous est si cher.... je ne sais; mais il me semble que je vois ici les mêmes traits que vous possédez!... Quel soupçon me fait naître cette ressemblance! Je ne sais pourquoi je frémis!... Madame Wolf, ah! madame Wolf, de grace, daignez.... ayez la complaisance de me montrer cette boîte, qui ne vous quitte jamais....—Monsieur!....—Mais voyez, voyez donc, madame Wolf, si ce n'est pas là la copie exacte de la femme....
Le baron, ému, prend le portrait des mains de Victor, et le met dans celles de madame Wolf, qui y jette un coup-d'œil, et s'écrie avec l'accent le plus douloureux: Oui, c'est elle, oh! c'est bien elle, l'infortunée!....
Cette exclamation plonge tout le monde dans le plus grand trouble. Vous l'avez connue! c'est le seul cri que jettent ensemble le baron, Victor et Clémence. Madame Wolf est presque évanouie; des soupirs gonflent sa poitrine; elle pleure, et l'état douloureux auquel elle est livrée, arrache des larmes de tous les yeux.... On attend d'elle une explication, elle la doit, elle ne peut plus cacher ses malheurs puisqu'ils sont liés à ceux de ses bienfaiteurs: elle va parler!....
Elle s'y dispose en effet; mais un incident nouveau, imprévu, vient ajouter au trouble de tous les personnages, et reculer une explication, dont néanmoins il va abréger la moitié. C'est dans le livre suivant que je vais tracer les événemens les plus singuliers et les plus touchans. Amis de l'enfance, amis de l'infortune, venez vous attendrir à mes tableaux; et vous; ames froides, vous qui ne croyez pas à la fatalité, aux malheurs inévitables, dont le hasard fait souvent dépendre notre destinée; vous qui ne savez pas que la vertu peut être grande et sublime au milieu des persécutions qu'elle n'a pu s'attirer ni éviter, ne lisez point mon livre, ne lisez point sur-tout mon dernier volume, vous n'y verriez que les défauts d'un roman, tandis que le lecteur philanthrope et sensible y trouvera, j'ose le croire, l'histoire de l'homme et la morale des êtres malheureux.
fin du tome premier.