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III

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Table des matières

C'était une douce et calme soirée d'automne. Il était à peine sept heures et demie; mais les arbres qui entouraient la maison du côté de l'avenue obscurcissaient les dernières heures du crépuscule. La chambre, bien que parfaitement propre, ne servait probablement qu'à de rares intervalles, car il y régnait cette odeur renfermée, ce léger relent de moisissure qui caractérise les vieilles maisons.

Landry ouvrit la fenêtre, chercha à distinguer les bâtiments lourds de la cour d'entrée, puis examina son logis. C'était une vaste pièce, au plafond bas, sillonné de poutres en chêne. Un revêtement de bois couvrait les murailles; à la fenêtre et au lit, des rideaux de calicot d'une blancheur immaculée pendaient sous les courtines d'un damas vert aux tons jaunis. Le mobilier se composait d'une armoire de chêne aux panneaux grossièrement sculptés, d'une commode sans style, mais ornée de curieuses poignées de cuivre, d'un fauteuil Voltaire recouvert de reps vert, de chaises de paille et d'une table ronde. Une pendule en bois noir, à colonnes, ornait la cheminée, flanquée de deux flambeaux d'argent, et à la tête du lit, il y avait un bénitier surmonté d'une croix.

Si Landry se fût trouvé transporté dans cette chambre au sortir de son nid parisien si douillet, si délicieusement rempli d'objets d'art, il n'y eût évidemment trouvé ni confort ni agrément; mais il venait de mener pendant quinze jours une vie fort primitive. Le plaisir d'être son maître, le sentiment vague d'une émancipation lui avaient fait accepter avec une sorte d'enthousiasme les auberges de village, la nourriture rustique, le coucher grossier, et l'absence complète du bien-être. Ces quinze jours vécus intensément, remplis d'émotions, de pensées, lui avaient paru courts pendant qu'ils s'écoulaient, et cependant, lui laissaient l'impression bizarre d'avoir creusé une sorte d'abîme le séparant de sa vie ordinaire. Il se figurait avoir mûri dans cet essai d'indépendance, ou plutôt avoir subi des changements intimes dans ce tête-à-tête avec sa jeunesse. Enfin, avec la souplesse de son âge, il se sentait en quelque sorte désaccoutumé, par cette vie nouvelle, de ce qui, jusqu'à présent, lui avait paru nécessaire à son existence. Aussi ne prenait-il pas, pour apprécier l'hospitalité de cette ferme, un terme de comparaison qui lui semblait déjà éloigné; il ne pensait pas à sa chambre du quai d'Orsay, mais aux réduits malpropres où il avait récemment dormi d'un sommeil sans rêves après des courses sur les collines. Et il goûta pleinement la netteté de la chambre, la blancheur des rideaux et du linge un peu rude, le modeste confort des meubles rustiques. Il trouva une jouissance délicieuse à s'enfoncer dans le grand lit que rendait douillet une couette de plumes à l'ancienne mode. Il prit consciencieusement de l'eau bénite, moitié attendri, moitié souriant de la simplicité d'enfant avec laquelle ce vieillard athlétique l'avait averti de ce pieux raffinement d'hospitalité. Et, avec une indicible impression de sécurité, sans même penser à sa machine abandonnée là-bas sur la bruyère, il s'endormit d'un lourd sommeil.

...Bien lourd, en effet, car la ferme recommença à vivre dès l'aube, et il n'entendit rien, ni le cri strident des coqs, ni le mugissement grave des vaches qu'on venait de traire, ni les aboiements joyeux des chiens, ni, à plus forte raison, le bruit du balai que Marianna heurtait contre les cloisons de bois. Mais, chose singulière, il s'éveilla subitement lorsqu'un coup léger fut frappé à sa porte.

—Entrez! balbutia-t-il, encore lourd de sommeil.

On n'entra pas. Seulement, une voix de femme, douce et un peu chantante, se fit entendre derrière la porte:

—Mon oncle m'a envoyée demander comment vous allez, Monsieur. Il est à la mairie; mais, si vous désirez un médecin, il a dit de faire atteler.

Landry se secoua comme un jeune chien. Il se sentait bien encore douloureusement meurtri; mais ce bon sommeil l'avait déjà à moitié remis, et il n'avait évidemment nul besoin d'un docteur, ni de remèdes.

—Je suis presque bien, répondit-il, amusé, à travers la porte. Oserai-je demander l'heure? La pendule n'est pas montée, et ma montre s'est arrêtée dans ma chute.

—Il est dix heures, Monsieur; Marianna doit-elle vous apporter votre déjeuner, ou voulez-vous descendre?

—Je descends... Mille grâces!

Il sauta à bas de son lit, étouffant un petit cri, car ses mouvements demeuraient pénibles, et il commença avec délices ses ablutions. La fenêtre ouverte laissait entrer non pas un rayon, mais une véritable nappe de soleil. Tout semblait irradié, embelli à miracle dans cette lumière, et, tout en faisant sa toilette, il admirait la masse des arbres de l'avenue, richement teintés de pourpre et d'or. Puis, en disposition joyeuse, il descendit l'escalier de pierre, et chercha à retrouver la chambre où il avait été introduit la veille. Comme il hésitait devant plusieurs portes closes, une lueur ardente attira son regard, elle venait d'une vaste cuisine, et remplissait un âtre immense où une marmite était suspendue. Au-dessus des fagots enflammés, une large plaque de fer, luisante de beurre, était posée, et la vieille Marianna faisait des crêpes. Avec sa robe de bure, son col de mousseline étroit, épinglé sur son cou ridé, sa petite coiffe serrée sur ses tempes, elle était singulièrement pittoresque. Et le cadre dans lequel elle était placée eût tenté un peintre flamand.

La cuisine occupait toute la largeur de la maison; l'une de ses fenêtres à petits carreaux donnait sur la cour, l'autre sur un potager sans clôture, qui dévalait le long d'une pente, et laissait voir un horizon immense de champs, de landes, de collines. Aux poutres enfumées pendaient les objets les plus divers: lard fumé, guirlandes d'oignons, paquets de chandelles, touffes flétries d'herbes de la Saint Jean. Une table flanquée de bancs la traversait dans une partie de sa longueur, et, dans un angle, le lit clos de Marianna se dressait, noir et luisant, laissant voir, par une étroite ouverture, sa courte-pointe à fleurs rouges. Sur le manteau de l'énorme cheminée, il y avait des pots d'étain, une rangée de chandeliers de cuivre, et, à la place d'honneur, une antique Vierge en faïence coloriée, au manteau semé d'étoiles. Des dressoirs grossiers supportaient une vaisselle pittoresque, à grosses fleurs, et des cuillers de bois. Enfin, sur les murs enfumés s'étalaient des ustensiles de cuivre rouge, qui réfléchissait à l'envi les lueurs du feu et la lumière du soleil.

Marianna était sourde, et elle ne se retourna point au bruit des pas de Landry. Mais, comme il commençait a être embarrassé de son personnage, il entendit derrière lui la même voix douce et chantante qui lui avait parlé derrière la porte.

—Voulez-vous entrer dans la salle, Monsieur? Je vais vous servir votre déjeuner.

—Vraiment, je ne puis consentir à vous donner cette peine! balbutia-t-il, embarrassé.

Il avait devant lui une paysanne vêtue à peu près comme Marianna, du costume de Carhaix ou de Huelgoat: corsage ajusté, petit col de mousseline, coiffe serrée, cachant un grand chignon arrondi; seulement, la robe était de drap fin, le tablier de taffetas noir, et la coiffe laissait voir deux bandeaux de cheveux blonds, encadrant un visage sans beauté, mais agréable. Une chaîne sautoir, en or, soutenait une montre placée dans la piècette, ou bavette du tablier.

Landry, mis en garde par la conversation de la veille avec le maire, devina qu'il avait devant lui une des jeunes filles de la maison. Son hôte avait, en effet, parlé de ses nièces.

La jeune fille ouvrit la porte de la «salle», pièce d'apparat qui servait, pour les étrangers, de salon et de salle à manger. Une grande table carrée en occupait le milieu. Il s'y trouvait des bahuts sculptés de forme disgracieuse, mais d'un travail ancien et soigné, des sièges très divers de styles, puis le piano et l'harmonium entrevus la veille.

Landry se sentit embarrassé lorsqu'il vit la jeune fille ouvrir un des bahuts pour y prendre une tasse. Il s'avança pour l'aider; mais, à ce moment, la voix chevrotante de Marianna se fit entendre. Bien qu'elle parlât breton, Landry comprit le sens de ses paroles en la voyant désigner d'un geste les préparatifs qu'elle aussi avait faits en vue du déjeuner du «Monsieur». Il s'aperçut alors, à travers le corridor, qu'un couvert était dressé sur la longue table de la cuisine.

—De grâce, Mademoiselle, s'écria-t-il, ne m'infligez pas la mortification d'être servi par vous! Je vois que votre servante a eu la bonne idée de me traiter en hôte familier, et j'apprécie, croyez-le, le charme très pittoresque de cette belle cuisine.... Si vous saviez la vie rustique que j'ai menée, dans les auberges des montagnes d'Arrez!

La jeune fille se mit à rire, et n'insista point.

—Moi aussi, dit-elle, j'aime bien à déjeuner dans la cuisine, et nous y dînons, même, quand nous sommes seuls....

Elle allait et venait, avec une certaine grâce de mouvements, complétant les préparatifs du déjeuner, apportant la moche de beurre frais, le pain de ménage; puis, invitant Landry à s'asseoir, elle versa le café fumant, et s'assit elle-même sur le banc, de l'autre côté de la table. Il la regardait, tout en beurrant ses tartines, et s'étonnait, en face de ce type inconnu et insoupçonné.

On ne pouvait dire que Loïzik fût distinguée; mais elle paraissait telle, en opposition avec son costume de paysanne. Ses mains brunes n'avaient pas, évidemment, l'habitude des gants. Évidemment aussi, elles accomplissaient des besognes de ménagère; cependant, ni la forme ni l'épiderme n'étaient altérés par des travaux trop rudes. Le français qu'elle parlait était pur, bien que marqué d'accent breton. Ce n'était sans doute pas à l'école du village qu'elle avait pris ces tours corrects ni ces aperçus bornés, mais justes, sur les choses en dehors de sa simple vie. Elle n'était pas positivement timide: elle donnait l'impression d'une personne habituée à dominer dans sa sphère, et elle semblait trouver naturel d'être traitée avec égard et respect par ce jeune homme élégant, dont les raffinements de politesse la troublaient toutefois secrètement.

Landry eut bientôt appris qu'elle avait été élevée dans un couvent, puis qu'elle était revenue près de son oncle, qui lui tenait lieu de père.

—N'ai-je pas entendu M. de Coatlanguy parler de ses nièces? Avez-vous une sœur, Mademoiselle?

—Non, malheureusement, et Léna n'est même pas ma cousine: elle est, la propre nièce de mon oncle, une Coatlanguy, tandis que je tiens, moi, à la famille de sa femme.

—Et elle a été élevée comme vous, au couvent?

—Oh! oui, de même que les fils de mon oncle sont allés au collège.

—Et cependant, ils cultivent la terre?

Il regretta d'avoir dit ces paroles, en voyant rougir la jeune fille.

—L'un d'eux est avec mon oncle, l'autre est notaire à Châteauneuf-du-Faou.... Pourquoi les cultivateurs ne profiteraient-ils pas des bienfaits de l'instruction, monsieur? Cela les rend plus aptes à comprendre les affaires, et aussi à servir leur pays. Et puis, c'est une jouissance, de savoir....

—Oh! sans doute! Et il faut des vues très nobles, des motifs très désintéressés pour faire des études classiques sans le but immédiat d'une carrière déterminée....

—Mon cousin Goulven succédera un jour à son père à la mairie, dit la jeune fille, baissant les yeux pour cacher l'éclair de plaisir qui venait d'y briller. Il mène une campagne acharnée pour éloigner d'ici les mauvais journaux, les doctrines perverses.... Il aime aussi la terre, Monsieur.... Il a déjà mis en culture des arpents de lande et de bruyère....

Elle s'interrompit en voyant entrer son oncle, et elle se leva avec un empressement qui témoignait d'habitudes de respect très patriarcales pour le chef de la famille.

Au grand jour, le maire était plus brun, plus ridé; noueux comme un chêne, la force éclatait dans ses membres encore bien proportionnés. Ses cheveux gris étaient lisses et soignés, et sa chemise d'un éclat irréprochable.

—On vous a laissé dormir? C'est le meilleur remède, dit-il en souriant. Je vois que vous déjeunez de bon appétit.... Continuez, pendant que nous traiterons de vos affaires. Que désirez-vous de moi? En quoi puis-je vous être utile?

—Je voudrais envoyer un télégramme à mon chauffeur, afin qu'il amène un mécanicien de Morlaix. On trouvera bien ici des chevaux pour conduire la machine à la prochaine gare?

—Sans doute. Et vous? Je vous observe depuis un moment, et je crois que vous êtes plus meurtri que vous ne voulez le paraître.... Vous êtes blanc comme une demoiselle, et vous retenez une plainte quand vous faites un mouvement.

—Ce n'est rien, puisque je peux marcher. J'ai fait mon année de service, Monsieur, et je suis endurci, dit Landry en souriant.

—N'importe; si vous voulez suivre le conseil d'un homme qui n'est habitué ni à s'écouter, ni à trop ménager les autres, vous prendrez un ou deux jours de repos avant d'aller surveiller les réparations de votre auto. D'où venez-vous?

—De Ber-ar-lane.

—Vous n'êtes pas difficile, mon jeune Monsieur, si vous vous êtes contenté de la maison de la mère Lehouarn.... Puisque vous êtes ici, restez vous reposer deux ou trois jours; il serait imprudent de partir dans l'état où vous êtes.

—C'est trop de bonté, s'écria Landry, et je crains vraiment d'abuser....

—Quand j'invite les gens, c'est que cela me convient, interrompit le maire d'un ton brusque; mais je n'ai pas l'habitude de les garder malgré eux, et si vous préférez partir, ma voiture est à votre disposition.

Cette petite aventure, l'imprévu de cette situation, la nouveauté de ce milieu, tout cela semblait trop charmant à Landry pour qu'il refusât une offre si hospitalière.

—Alors, vous restez, c'est arrangé. Vous êtes chez vous, et nous, nous irons à nos affaires comme si vous n'étiez pas là.... Où est Léna?

—Elle travaille au bourg, aux oriflammes des Sœurs.... C'est demain la procession du Rosaire, dit Loïzik, se tournant vers Landry. Comme notre église est célèbre dans le pays, on y vient de loin, et.... je porte la Vierge, ajouta-t-elle, rougissant de plaisir.

—Je serai ravi de voir une de vos processions! s'écria Landry, de plus en plus satisfait.

—Allons, Loïzik, à l'ouvrage! interrompit le maire. Monsieur, vous pourrez vous reposer à votre aise, à moins que vous ne vouliez aller au jardin. A midi, le dîner sonnera... Mais d'abord, écrivez votre dépêche; un de mes pâtours ira la porter au bureau.

Landry entra, pour rédiger un télégramme, dans le «bureau», pièce sombre, encombrée de paperasses et de registres, où se traitaient les détails de l'exploitation.

—Voulez-vous des livres, Monsieur? demanda Loïzik de sa voix traînante.

Sur sa réponse affirmative, elle ouvrit devant lui un des bahuts du salon, et lui montra du geste des rangées de livres de prix.

Il en choisi deux ou trois au hasard, pour ne pas la mortifier, et remonta dans sa chambre, d'où il découvrait la cour, l'avenue, et un ciel de ce gris doux qu'il avait appris à aimer sur les monts d'Arrez. Il n'ouvrit pas les livres. Il aurait dû écrire à sa mère, et il se demandait dans quelle mesure il lui ferait part de son accident, quelle édition abrégée il en pourrait donner, et enfin sous quel aspect il lui présenterait son séjour dans cette ferme-manoir. Elle concevrait des inquiétudes immédiates, elle le rappellerait ou viendrait le retrouver... Et il voulait, lui, poursuivre le cours de cette amusante excursion, boire seul et à longs traits l'ivresse de son indépendance....

Midi sonna avant qu'il eût pris une plume; et cependant, sur sa table, une main attentive avait éparpillé du papier mauve, des enveloppes, et un porte-plume en nacre, portant écrits ces mots, en minuscules lettres bleues: Souvenir de Sainte-Anne d'Auray.

Une grande cloche fut mise en branle sous sa fenêtre, et presque aussitôt il entendit dans la cour un bruit de sabots. Il descendit, et vit les domestiques et les journaliers, en habit de travail, se presser dans la cuisine, remplie des vapeurs d'une succulente soupe aux choux. Les crêpes rissolaient sur la poêle, et les écuelles s'alignaient sur la table avec des pichets pleins d'eau. Mais en face, la porte de la «salle» était ouverte, et la famille, réunie autour de la table carrée, n'attendait évidemment que lui.

En effet, dès qu'il eut passé le seuil, Loïzik lui montra sa place avec un petit sourire familier, tandis que le maire ôtait son chapeau et commençait le Benedicite. Aussitôt l'amen répondu, il replaça le feutre lourd sur sa tête, et désigna à Landry un jeune homme qu'il n'avait point encore aperçu.

—Mon fils Goulven... Tout à l'heure, vous verrez ma nièce Léna, ou Hélène, si l'on veut, et vous connaîtrez alors tous les habitants du Coatlanguy, dit-il en plongeant une cuiller d'argent dans une soupière ventrue, pleine de la même soupe aux choux qu'on servait aux travailleurs.

Dans la famille du maire, les jeunes filles étaient évidemment considérées comme sans importance. Aucune d'elles ne tenait la place de maîtresse de la maison; c'était Goulven qui s'asseyait en face de son père, et celui-ci plaça Landry à sa droite.

Goulven de Coatlanguy était grand et robuste comme le maire; mais il n'avait pas, comme lui, un type aristocratique conservé à travers des générations, malgré les alliances nombreuses contractées avec des races à la fois plus rudes et plus humbles. Il était, lui aussi, habillé en paysan, avec une extrême propreté. Lui aussi parlait un français absolument pur, avec le même accent dur et chantant qu'avaient son père et sa cousine. Il semblait intelligent et s'intéressa aux réponses que lui fit Landry au sujet de son accident et de son auto.

Mais, tout en parlant, les regards de Landry se portaient involontairement sur la place vacante en face de lui. Le maire aussi la regardait, et Loïzik se hâta de prévenir les signes de mécontentement qui devenaient visibles sur sa figure.

—Mon oncle, les Sœurs auront retenu Léna jusqu'à l'Angelus, dit-elle, et, même en courant, il y a bien six minutes de la maison d'école au manoir...

Elle parlait encore lorsqu'une voix gaie résonna dans l'allée.

—Ne me grondez pas, oncle Alain! Nous avons collé des lettres dorées sur cinquante oriflammes! Il y en aura même pour les garçons, et je....

Elle s'interrompit, confuse, s'apercevant de la présence de l'étranger, qu'elle avait oubliée, et s'arrêtant sur le seuil tandis que Landry se levait précipitamment.

—Ne vous dérangez pas, ce n'est que Léna, dit le maire avec un sourire presque doux à l'adresse de la nouvelle venue. Allons, Lénik, mange vite ta soupe, tu bavarderas après.

La jeune fille, intimidée, se glissa à sa place d'un pas souple, mais d'une allure effarouchée, et, dépliant sa serviette, en passa le coin dans la bavette de son tablier.

Elle aussi était vêtue en paysanne, mais son costume était plus riche, et surtout plus seyant que celui de sa cousine. Elle portait, elle, la coiffe de dentelles aux ailes légères des Fouesnantaises. Le grand col empesé à la paille s'étalait sur ses épaules élégantes, en dégageant son cou à peine bruni. De dessous la coiffe, un épais chignon châtain clair, bien lissé, retombait sur la nuque, tandis que, de ses bandeaux, s'échappaient des frisures légères, accompagnant à ravir le plus joli visage qu'eut jamais vu Landry.

—On voit bien que tu as couru et que tu as été au grand vent! dit Goulven d'un air mécontent. Voilà encore tes cheveux qui recommencent à s'échapper.

Une vive rougeur couvrit les joues de Léna, et elle jeta un regard rapide sur Landry, tandis que, levant ses mains fines et légèrement dorées, elle essayait de remettre de l'ordre parmi les boucles rebelles. Elle rencontra le regard du jeune homme, si rempli d'une involontaire admiration, qu'elle rougit encore davantage, tout en répondant d'un air de reproche à son cousin.

—Je ne puis changer la nature de mes cheveux, Goulven....

Sa voix était plus harmonieuse que celle de sa cousine, et son accent moins prononcé.

—Tu pourrais les cacher sous ta coiffe, comme faisaient ta tante et les jeunes filles de son temps, dit le maire secouant la tête.

Le visage de Léna exprima un si vif effroi, que son oncle lui-même sourit.

—Oui, oui, reprit-il, nos Bretonnes d'autrefois, les vraies, cachaient leurs cheveux à la manière des religieuses, et ne se souciaient pas de paraître jolies, mais d'être sages et vertueuses. Et les anciennes estampes montrent notre reine Anne elle-même sans un cheveu sur son grand front bombé.

—Le temps a marché, depuis Anne de Bretagne, dit Léna avec une inflexion douce et moqueuse, et les reines d'aujourd'hui ne porteraient pas les coiffes d'antan!

Le maire s'adressa à Landry, sans cesser de manger avec lenteur sa soupe aux choux. Il demeurait un peu éloigné de la table, et se penchait en avant, à la mode paysanne.

—Nous sommes encore quelques-uns, dit-il, qui prétendons conserver les coutumes et le costume du pays. Le costume garde l'esprit breton, comme la robe de moine garde le religieux. Il conserve avec lui beaucoup d'autres choses: notre belle langue, qui se prête mal aux déclamations révolutionnaires et aux revendications modernes, nos usages, qui sont sains et respectables, nos qualités physiques elles-mêmes, et, si je puis le dire, une part d'attachement à la religion. Le Breton qui aime son costume et ses habitudes n'émigrera pas vers les villes, où l'on perd trop souvent la santé et la foi. La Bretonne qui respecte les traditions de sa mère et conserve les atours chastes, des aïeules, sera moins vaniteuse, moins coquette et moins dépensière que d'autres. Et comme il souffle chez nous un vent dangereux de changement et de prétendu progrès, il est bon que les plus instruits et les plus riches donnent l'exemple. J'ai gardé à ce sol maints bras robustes parce que je cultive ma terre, et beaucoup de filles sont restées honnêtes et bonnes ménagères parce que mes nièces portent une coiffe et font leur beurre...

Landry l'écoutait, intéressé. Le regard de Goulven reflétait des idées toutes semblables à celles de son père, et une joyeuse approbation se lisait sur le frais visage de Loïzik. Seule, Léna demeurait secrètement hostile, bien que le respect auquel elle était pliée ne lui permît pas de discuter les paroles de son oncle.

—Ceux du pays, reprit le maire, posant sa lourde cuiller d'argent dans son assiette vide, parlent de m'envoyer quelque jour à la Chambre.... Et pourquoi pas, s'il n'y en a pas de meilleur? dit-il, regardant son hôte avec une expression de défi.

Mais comme il ne vit sur la figure du jeune homme qu'une attention sympathique dénuée de surprise, il continua plus doucement:

—Eh bien! si je vais jamais là-bas, ce sera avec ma veste et mon chapeau rond, comme mon vieil ami Soubigou, qui siégea des années dans notre costume, et qui fut respecté de tous. Je leur montrerai, moi aussi, qu'un vrai Breton reste immuable, et que non seulement ses principes et ses idées, mais encore les sages coutumes qu'il tient de ses pères sont comme le granit de son sol....

—J'admire de tout mon cœur cette fidélité! s'écria Landry, et je fais des vœux pour qu'on voie de nouveau le costume breton sous les voûtes du Palais-Bourbon... Je le souhaite d'autant plus, qu'un homme de votre valeur trouverait dans une situation législative des objets et des occupations mieux en rapport avec son éducation et son intelligence....

—Que dites-vous là? s'écria brusquement le maire. Croyez-vous donc que l'agriculture n'offre pas un aliment suffisant à l'activité et à l'intelligence? Améliorer ce sol, atténuer la pauvreté de cette race, lui conserver ses forces vives, c'est un but, cela, et digne d'un homme!

—Oh! certes! répliqua Landry, de plus en plus intéressé par la sphère inconnue qui lui était révélée. Mais, même au point de vue du bien à faire, votre cadre n'est-il point restreint? Les soins domestiques, par exemple, suffisent-ils toujours aux aspirations des jeunes femmes et des jeunes filles élevées comme celles des villes?

Un sourire paisible errait sur les lèvres de Loïzik, qui échangea un regard avec Goulven, tandis que Léna baissait les yeux.

—Mon jeune Monsieur, dit le vieux paysan avec la même brusquerie, nous ne sommes pas en ce monde pour satisfaire les fantaisies de notre imagination, mais tout simplement pour servir Dieu. Or, on le sert surtout là où il vous a placé. Sauf certaines exceptions, il est bon, il est sage de rester à l'endroit que la Providence a choisi pour nous. On ne transplante guère les arbres sans dommage; le sol qui nourrit les chênes n'est pas clément aux palmiers, ni les climats exotiques aux bruyères. Il y a partout du bien à faire; l'âme d'un paysan vaut celle d'un prince ou d'un savant, et Dieu même a enseigné que ce que l'on fait «à l'un de ces petits» est fait à lui-même.... Mais je vais vous ennuyer de mes théories.... Quand je parle de mon pays, je radote un peu.... Si ce n'est pas indiscret de vous le demander, dites-nous ce que vous faites, et où vous habitez.

Landry sourit, et répondit de bonne grâce qu'il habitait Paris, avec une mère veuve dont il était l'unique fils; qu'il venait de faire son service militaire, et qu'il allait achever son doctorat, puis se faire inscrire au barreau. Ceci lui attira une spéciale sympathie de la part du maire, qui gardait de sa race maternelle un respect marqué pour les hommes de loi.

La conversation prit ensuite un tour général, Landry s'émerveilla de voir ces deux hommes au courant de la politique, des plus récentes découvertes scientifiques, des publications sérieuses.

L'enthousiasme, auquel sa nature était prédisposée, s'éveillait en lui. Il admirait ces vies cachées, mais utiles, fertilisantes, ces intelligences un peu frustes qui, enchaînées à un labeur modeste, ne se désintéressaient point de ce qui touchait l'humanité. Il trouvait superbes cet attachement au sol, ce mépris de l'opinion, cette fidélité à d'antiques et respectables coutumes, et il se proposait de faire partager son enthousiasme à son ami Séverin, et même à sa mère, demeurée facile à émouvoir.

Dans son admiration exaltée, il pensait que M. de Coatlanguy et son fils étaient certes les égaux, en intelligence, des gens qu'il avait fréquentés jusque-là, et qu'ils les dépassaient en valeur morale. Et combien Loïzik et Léna, différaient des jeunes filles banales, toutes pareilles en apparence, un peu émancipées, un peu fin de siècle, qu'il rencontrait à Paris! Cette réserve, cette gravité le charmaient, et les paroles rares, mais pleines de sens qu'il les avait entendues prononcer, lui donnaient l'idée de facultés développées par la solitude et la réflexion.

L'excitation de ces pensées ne lui permettait évidemment pas de se rendre compte qu'il venait de passer quinze ou vingt jours sans communications intellectuelles, et que la reprise de ses relations avec le monde civilisé, ce monde fût-il tout petit, devait lui paraître doublement agréable. Il était porté—et c'était naturel,—à s'exagérer le charme de sa découverte. Enfin le cadre, le costume, les habitudes des Coatlanguy mettaient en lumières leurs qualités très réelles, et leur donnaient une note de pittoresque et d'inattendu. Landry ne songeait pas à se demander si, transportés hors de leur milieu et privés de cet entourage spécial qui leur prêtait son charme et sa rude poésie, ils lui auraient paru aussi remarquables.

Rencontrés dans un salon, ne les aurait-il pas trouvés rustiques, brusques, dépourvus de la distinction convenue que donne seule l'habitude d'un certain monde? Encore une fois, il était sans arrière-pensée, tout à la joie de sa découverte en pleine Bretagne sauvage.

La Robe brodée d'argent

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