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PREMIÈRE PARTIE.

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Table des matières

La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second.[1] Jamais Cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits, et il sembloit que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Madame Elisabeth de France,[2] qui fut depuis reine d'Espagne, commençoit à faire paroître un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart,[3] reine d'Écosse, qui venoit d'épouser Monsieur le Dauphin,[4] et qu'on appeloit la Reine Dauphine, étoit une personne parfaite pour l'esprit et pour le corps; elle avoit été élevée à la Cour de France; elle en avoit pris toute la politesse, et elle étoit née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse, elle les aimoit et s'y connoissoit mieux que personne. La Reine,[5] sa belle-mère, et Madame, sœur du Roi,[6] aimoient aussi les vers, la comédie et la musique. Le goût que le Roi François Ier[7] avoit eu pour la poésie et pour les lettres régnoit encore en France; et le Roi, son fils, aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étoient à la Cour. Mais, ce qui rendoit cette Cour belle et majestueuse, étoit le nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étoient, en des manières différentes, l'ornement et l'admiration de leur siècle.

Le Roi de Navarre[1] attiroit le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paroissoit en sa personne: il excelloit dans la guerre, et le duc de Guise[2] lui donnoit une émulation qui l'avoit porté plusieurs fois à quitter sa place de général pour aller combattre auprès de lui, comme un simple soldat dans les lieux les plus périlleux. Il est vrai aussi que ce duc avoit donné des marques d'une valeur si admirable, et avoit eu de si heureux succès, qu'il n'y avoit point de grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Sa valeur étoit soutenue de toutes les autres grandes qualités: il avoit un esprit vaste et profond, une âme noble et élevée, et une égale capacité pour la guerre et pour les affaires.

Le cardinal de Lorraine,[3] son frère, étoit né avec une ambition démesurée, avec un esprit vif et une éloquence admirable, et il avoit acquis une science profonde, dont il se servoit pour se rendre considérable en défendant la religion catholique, qui commençoit d'être attaquée. Le chevalier de Guise,[4] que l'on appela depuis le Grand Prieur, étoit un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d'esprit, plein d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute l'Europe. Le prince de Condé,[5] dans un petit corps peu favorisé de la nature, avoit une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendoit aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers,[6] dont la vie étoit glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avoit eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisoit les délices de la cour. Il avoit trois fils parfaitement bien faits. Le second, qu'on appeloit le prince de Clèves,[7] étoit digne de soutenir la gloire de son nom; il étoit brave et magnifique, et il avoit une prudence qui ne se trouve guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres,[1] descendu de cette ancienne maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont pas dédaigné de porter le nom, étoit également distingué dans la guerre et dans la galanterie; il étoit beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral; toutes ces bonnes qualités étoient vives et éclatantes; enfin il étoit seul digne d'être comparé au duc de Nemours,[2] si quelqu'un lui eût pu être comparable. Mais ce prince était un chef-d'œuvre de la nature; ce qu'il avoit de moins admirable, c'étoit d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettoit au-dessus des autres étoit une valeur incomparable et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul. Il avoit un enjouement qui plaisoit également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui étoit toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisoit qu'on ne pouvoit regarder que lui dans tous les lieux où il paroissoit.

Le Roi alloit jusqu'à la prodigalité pour ceux qu'il aimoit. Il n'avoit pas toutes les grandes qualités, mais il en avoit plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre: aussi avoit-il eu d'heureux succès; et, si on en excepte la bataille de Saint-Quentin,[3] son règne n'avoit été qu'une suite de victoires: les Anglois avoient été chassés de France, et l'Empereur Charles-Quint[4] avoit vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz,[5] qu'il avoit assiégée inutilement avec toutes les forces de l'Empire et de l'Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avoit diminué l'espérance de nos conquêtes, et que depuis la fortune avoit semblé se partager entre les deux Rois, ils se trouvèrent insensiblement disposés à la paix.

Cercamp,[6] dans le pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait s'assembler. Les principaux articles étoient le mariage de Madame Elisabeth de France avec don Carlos,[1] infant d'Espagne, et celui de Madame, sœur du Roi, avec Monsieur de Savoie.[2]

Le Roi demeura cependant sur la frontière, et il y reçut la nouvelle de la mort de Marie, Reine d'Angleterre.[3] Il envoya le comte de Randan à Elisabeth,[4] pour la complimenter sur son avénement à la couronne. Elle le reçut avec joie: ses droits étoient si mal établis, qu'il lui étoit avantageux de se voir reconnue par le Roi. Ce comte la trouva instruite des intérêts de la Cour de France et du mérite de ceux qui la composoient; mais surtout il la trouva si remplie de la réputation du duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce prince et avec tant d'empressement, que, quand Monsieur de Randan fut revenu et qu'il rendit compte au Roi de son voyage, il lui dit qu'il n'y avoit rien que Monsieur de Nemours ne pût prétendre auprès de cette princesse, et qu'il ne doutoit point qu'elle ne fût capable de l'épouser. Le Roi en parla à ce prince dès le soir même; il lui fit conter par Monsieur de Randan toutes ses conversations avec Elisabeth, et lui conseilla de tenter cette grande fortune, mais ce prince ne put s'y résoudre. Il envoya Lignerolles, qui étoit un jeune homme d'esprit, son favori, pour voir les sentiments de la Reine, et pour tâcher de commencer quelque liaison.[5] En attendant l'événement de ce voyage, il alla voir le duc de Savoie, qui étoit alors à Bruxelles avec le Roi d'Espagne. La mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix. L'assemblée se rompit à la fin de novembre, et le Roi revint à Paris.

Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'étoit une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on étoit si accoutumé à voir de belles personnes. Elle étoit de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père étoit mort jeune, et l'avoit laissée sous la conduite de Madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étoient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avoit passé plusieurs années sans revenir à la Cour. Pendant cette absence, elle avoit donné ses soins à l'éducation de sa fille; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner; Madame de Chartres avoit une opinion opposée: elle faisoit souvent à sa fille des peintures de l'amour, elle lui montroit ce qu'il a d'agréable, pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenoit de dangereux; elle lui contoit le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements; et elle lui faisoit voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivoit la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnoit d'éclat et d'élévation à une personne qui avoit de la beauté et de la naissance; mais elle lui faisoit voir aussi combien il étoit difficile de conserver cette vertu que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.

Cette héritière étoit alors un des grands partis qu'il y eût en France; et, quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avoit déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui étoit extrêmement glorieuse, ne trouvoit presque rien digne de sa fille. La voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la Cour. Lorsqu'elle arriva, le Vidame alla au-devant d'elle; il fut surpris de la grande beauté de Mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison: la blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnoient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle; tous ses traits étoient réguliers, et son visage et sa personne étoient pleins de grâce et de charme.

Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquoit par tout le monde. Cet homme étoit venu de Florence avec la Reine, et s'étoit tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissoit plutôt celle d'un grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y étoit, le prince de Clèves y arriva: il fut tellement surpris de sa beauté, qu'il ne put cacher sa surprise, et Mademoiselle de Chartres ne put s'empêcher de rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avoit donné; elle se remit néanmoins, sans témoigner d'autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devoit donner pour un homme tel qu'il paroissoit. Monsieur de Clèves la regardoit avec admiration, et il ne pouvoit comprendre qui étoit cette belle personne qu'il ne connoissoit point. Il voyoit bien, par son air et par tout ce qui étoit à sa suite, qu'elle devoit être d'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisoit croire que c'étoit une fille; mais, ne lui voyant point de mère, et l'Italien, qui ne la connoissoit point, l'appelant Madame, il ne savoit que penser, et il la regardoit toujours avec étonnement. Il s'aperçut que ses regards l'embarrassoient, contre l'ordinaire des jeunes personnes, qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui parut même qu'il étoit cause qu'elle avoit de l'impatience de s'en aller, et en effet elle sortit assez promptement. Monsieur de Clèves se consola de la perdre de vue, dans l'espérance de savoir qui elle étoit; mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connoissoit point. Il demeura si touché de sa beauté et de l'air modeste qu'il avoit remarqué dans ses actions, qu'on peut dire qu'il conçut pour elle, dès ce moment, une passion et une estime extraordinaire.

Il alla le soir chez Madame, sœur du Roi. Il étoit si rempli de l'esprit et de la beauté de Mademoiselle de Chartres, qu'il ne pouvoit parler d'autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvoit se lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avoit vue, qu'il ne connoissoit point. Madame lui dit qu'il n'y avoit point de personnes comme celle qu'il dépeignoit; et que, s'il y en avoit quelqu'une, elle seroit connue de tout le monde. Madame de Dampierre, qui étoit sa dame d'honneur, et amie de Madame de Chartres, entendant cette conversation, s'approcha de cette princesse, et lui dit tout bas que c'étoit sans doute Mademoiselle de Chartres que Monsieur de Clèves avoit vue. Madame se retourna vers lui, et lui dit que, s'il vouloit revenir chez elle le lendemain, elle lui feroit voir cette beauté dont il étoit si touché. Mademoiselle de Chartres parut en effet le jour suivant: elle fut reçue des Reines avec tous les agréments qu'on peut s'imaginer, avec une telle admiration de tout le monde, qu'elle n'entendoit autour d'elle que des louanges. Elle les recevoit avec une modestie si noble, qu'il ne sembloit pas qu'elle les entendît, ou du moins qu'elle en fût touchée. Elle alla ensuite chez Madame, sœur du Roi. Cette princesse, après avoir loué sa beauté, lui conta l'étonnement qu'elle avoit donné à Monsieur de Clèves. Ce prince entra un moment après.

"Venez, lui dit-elle; voyez si je ne vous tiens pas ma parole, et si, en vous montrant Mademoiselle de Chartres, je ne vous fais pas voir cette beauté que vous cherchiez; remerciez-moi au moins de lui avoir appris l'admiration que vous aviez déjà pour elle."

Monsieur de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne qu'il avoit trouvée si aimable étoit d'une qualité proportionnée à sa beauté; il s'approcha d'elle, et il la supplia de se souvenir qu'il avait été le premier à l'admirer, et que, sans la connoître, il avoit eu pour elle tous les sentiments de respect et d'estime qui lui étoient dus.

Le chevalier de Guise et lui, qui étoient amis, sortirent ensemble de chez Madame. Ils louèrent d'abord Mademoiselle de Chartres sans se contraindre; ils trouvèrent enfin qu'ils la louoient trop, et ils cessèrent l'un et l'autre de dire ce qu'ils en pensoient; mais ils furent contraints d'en parler les jours suivants partout où ils se rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les conversations. La Reine lui donna de grandes louanges, et eut pour elle une considération extraordinaire; la Reine Dauphine en fit une de ses favorites, et pria Madame de Chartres de la mener souvent chez elle; Mesdames filles du Roi l'envoyoient chercher pour être de tous leurs divertissements; enfin elle étoit aimée et admirée de toute la Cour, excepté de Madame de Valentinois.[1] Ce n'est pas que cette beauté lui donnât de l'ombrage: une trop longue expérience lui avoit appris qu'elle n'avoit rien à craindre auprès du Roi; mais elle avoit tant de haine pour le vidame de Chartres, qu'elle avoit souhaité d'attacher à elle par le mariage d'une de ses filles, et qui s'étoit attaché à la Reine, qu'elle ne pouvoit regarder favorablement une personne qui portoit son nom, et pour qui il faisoit paroître une grande amitié.

Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de Mademoiselle de Chartres, et souhaitoit ardemment de l'épouser; mais il craignoit que l'orgueil de Madame de Chartres ne fût blessé de donner sa fille à un homme qui n'étoit pas l'aîné de sa maison. Cependant cette maison étoit si grande, que c'étoit plutôt la timidité que donne l'amour, que de véritables raisons, qui causoit les craintes de Monsieur de Clèves. Il avoit un grand nombre de rivaux: le chevalier de Guise lui paroissoit le plus redoutable par sa naissance, par son mérite, et par l'éclat que la faveur donnoit à sa maison. Ce prince étoit devenu amoureux de Mademoiselle de Chartres le premier jour qu'il l'avoit vue; il s'étoit aperçu de la passion de Monsieur de Clèves, comme Monsieur de Clèves s'étoit aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent amis, l'éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avoit pas permis de s'expliquer ensemble, et leur amitié s'étoit refroidie sans qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir. L'aventure qui étoit arrivée à Monsieur de Clèves, d'avoir vu le premier Mademoiselle de Chartres, lui paroissoit un heureux présage, et sembloit lui donner quelque avantage sur ses rivaux; mais il prévoyoit de grands obstacles par le duc de Nevers, son père. Ce duc avoit d'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois; elle étoit ennemie du Vidame, et cette raison étoit suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son fils pensât à sa nièce.

Madame de Chartres, qui avoit eu tant d'application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étoient si nécessaires, et où il y avoit tant d'exemples si dangereux. Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes les galanteries qu'on lui diroit, et elle lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l'on étoit souvent embarrassée quand on étoit jeune.

Le chevalier de Guise fit tellement paroître les sentiments et les desseins qu'il avoit pour Mademoiselle de Chartres, qu'ils ne furent ignorés de personne. Il ne voyoit néanmoins que de l'impossibilité dans ce qu'il désiroit: il savoit bien qu'il n'étoit point un parti qui convînt à Mademoiselle de Chartres, par le peu de bien qu'il avoit pour soutenir son rang; et il savoit bien aussi que ses frères n'approuveroient pas qu'il se mariât, par la crainte de l'abaissement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes maisons.

Le prince de Clèves n'avoit pas donné des marques moins publiques de sa passion qu'avoit fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit cet attachement avec chagrin; il crut néanmoins qu'il n'avoit qu'à parler à son fils pour le faire changer de conduite; mais il fut bien surpris de trouver en lui le dessein formé d'épouser Mademoiselle de Chartres. Il blâma ce dessein, il s'emporta, et cacha si peu son emportement, que le sujet s'en répandit bientôt à la Cour, et alla jusqu'à Madame de Chartres. Elle n'avoit pas mis en doute que Monsieur de Nevers ne regardât le mariage de sa fille comme un avantage pour son fils: elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut lui fit penser à trouver un parti pour sa fille qui la mît au-dessus de ceux qui se croyoient au-dessus d'elle.

La mort du duc de Nevers, qui arriva bientôt après, mit le prince de Clèves dans une entière liberté de suivre son inclination, et, sitôt que le temps de la bienséance du deuil fut passé, il ne songea plus qu'aux moyens d'épouser Mademoiselle de Chartres. Il se trouvoit heureux d'en faire la proposition dans un temps où ce qui s'étoit passé avoit éloigné les autres partis, et où il étoit quasi assuré qu'on ne la lui refuseroit pas. Ce qui troubloit sa joie étoit la crainte de ne lui être pas agréable, et il eût préféré le bonheur de lui plaire à la certitude de l'épouser sans en être aimé.

Le chevalier de Guise lui avoit donné quelque sorte de jalousie; mais comme elle étoit plutôt fondée sur le mérite de ce prince que sur aucune des actions de Mademoiselle de Chartres, il songea seulement à tâcher de découvrir s'il étoit assez heureux pour qu'elle approuvât la pensée qu'il avoit pour elle. Il ne la voyoit que chez les Reines[1] ou aux assemblées[2]; il étoit difficile d'avoir une conversation particulière. Il en trouva pourtant les moyens, et il lui parla de son dessein et de sa passion avec tout le respect imaginable; il la pressa de lui faire connoître quels étoient les sentiments qu'elle avoit pour lui, et il lui dit que ceux qu'il avoit pour elle étoient d'une nature qui le rendroient éternellement malheureux si elle n'obéissoit que par devoir aux volontés de Madame sa mère.

Comme Mademoiselle de Chartres avoit le cœur très-noble et très-bien fait,[1] elle fut véritablement touchée de reconnoissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnoissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisoit pour donner de l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'étoit ce prince; de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitoit.

Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et Madame de Chartres lui dit qu'il y avoit tant de grandeur et de bonnes qualités dans Monsieur de Clèves, et qu'il faisoit paraître tant de sagesse pour son âge, que, si elle sentoit son inclination portée à l'épouser, elle y consentiroit avec joie. Mademoiselle de Chartres répondit qu'elle lui remarquoit les mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouseroit même avec moins de répugnance qu'un autre; mais qu'elle n'avoit aucune inclination particulière pour sa personne.

Dès le lendemain, ce prince fit parler à Madame de Chartres. Elle reçut la proposition qu'on lui faisoit, et elle ne craignit point de donner à sa fille un mari qu'elle ne pût aimer en lui donnant le prince de Clèves. Les articles furent conclus; on parla au Roi, et ce mariage fut su de tout le monde.

Monsieur de Clèves se trouvoit heureux, sans être néanmoins entièrement content: il voyoit avec beaucoup de peine que les sentiments de Mademoiselle de Chartres ne passoient pas ceux de l'estime et de la reconnoissance, et il ne pouvoit se flatter qu'elle en cachât de plus obligeants, puisque l'état où ils étoient lui permettoit de les faire paroître sans choquer son extrême modestie. Il ne se passoit guère de jours qu'il ne lui en fit ses plaintes.

"Est-il possible, lui disoit-il, que je puisse n'être pas heureux en vous épousant? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire; vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin; vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne seroit fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre personne."

"Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle; je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage."

"Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je serais content s'il y avoit quelque chose au delà; mais, au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni votre cœur, et ma présence ne vous donne ni plaisir ni trouble."

"Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble."

"Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il: c'est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer."

Mademoiselle de Chartres ne savoit que répondre, et ces distinctions étoient au dessus de ses connoissances. Monsieur de Clèves ne voyoit que trop combien elle étoit éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui le pouvoient satisfaire, puisqu'il lui paroissoit même qu'elle ne les entendoit pas.

Ce mariage s'acheva; la cérémonie s'en fit au Louvre[1]; et le soir le Roi et les Reines vinrent souper chez Madame de Chartres avec toute la Cour, où ils furent reçus avec une magnificence admirable.

Monsieur de Clèves ne trouva pas que Mademoiselle de Chartres eût changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges, mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d'être son amant, parce qu'il avoit toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession; et quoiqu'elle vécût parfaitement bien avec lui, il n'étoit pas entièrement heureux. Il conservoit pour elle une passion violente et inquiète qui troubloit sa joie. La jalousie n'avoit point de part à ce trouble; jamais mari n'a été si loin d'en prendre, et jamais femme n'a été si loin d'en donner. Elle étoit néanmoins exposée au milieu de la Cour; elle alloit tous les jours chez les Reines et chez Madame. Tout ce qu'il y avoit d'hommes jeunes et galants la voyoient chez elle et chez le duc de Nevers,[1] son beau-frère, dont la maison étoit ouverte à tout le monde; mais elle avoit un air qui inspiroit un grand respect et qui paraissoit éloigné de la galanterie.

La duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avoit aussi travaillé pour le mariage du duc de Lorraine,[2] son fils; il avoit été conclu avec Madame Claude de France, seconde fille du Roi. Les noces en furent résolues pour le mois de février.

Cependant le duc de Nemours étoit demeuré à Bruxelles, entièrement rempli et occupé de ses desseins pour l'Angleterre. Il en recevoit ou y envoyoit continuellement des courriers. Ses espérances augmentoient tous les jours, et enfin Lignerolles lui manda qu'il étoit temps que sa présence vînt achever ce qui étoit si bien commencé. Il reçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux, qui se voit porté au trône par sa seule réputation. Son esprit s'étoit insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune, et, au lieu qu'il l'avoit rejetée d'abord comme une chose où il ne pouvoit parvenir, les difficultés s'étoient effacées de son imagination, et il ne voyoit plus d'obstacles.

Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires pour faire un équipage magnifique, afin de paroître en Angleterre avec un éclat proportionné au dessein qui l'y conduisoit, et il se hâta lui-même de venir à la Cour pour assister au mariage de Monsieur de Lorraine.

Il arriva la veille des fiançailles, et, dès le même soir qu'il fut arrivé, il alla rendre compte au Roi de l'état de son dessein, et recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qui lui restoit à faire. Il alla ensuite chez les Reines. Madame de Clèves n'y étoit pas, de sorte qu'elle ne le vit point, et ne sut pas même qu'il fût arrivé. Elle avoit ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avoit de mieux fait et de plus agréable à la Cour; et surtout Madame la Dauphine le lui avoit dépeint d'une sorte et lui en avoit parlé tant de fois, qu'elle lui avoit donné de la curiosité et même de l'impatience de le voir.

Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisoit au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure. Le bal commença, et comme elle dansoit avec Monsieur de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entroit et à qui on faisoit place. Madame de Clèves acheva de danser, et, pendant qu'elle cherchoit des yeux quelqu'un qu'elle avoit dessein de prendre, le Roi lui cria de prendre celui qui arrivoit. Elle se tourna, et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours, qui passoit par dessus quelque siége pour arriver où l'on dansoit. Ce prince étoit fait d'une sorte qu'il étoit difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avoit jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avoit pris de se parer augmentoit encore l'air brillant qui étoit dans sa personne. Mais il étoit difficile aussi de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.

Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que, lorsqu'il fut proche d'elle et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le Roi et les Reines se souvinrent qu'ils ne s'étoient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur donner le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s'ils n'avoient pas envie de savoir qui ils étoient, et s'ils ne s'en doutoient point.

"Pour moi, Madame, dit Monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude; mais, comme Madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnoître, je voudrois bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom."

"Je crois, dit Madame la Dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien."

"Je vous assure, Madame, reprit Madame de Clèves, qui paroissoit un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez."

"Vous devinez fort bien, répondit Madame la Dauphine, et il y a même quelque chose d'obligeant pour Monsieur de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu."

La Reine les interrompit pour faire continuer le bal. Monsieur de Nemours prit la Reine Dauphine. Cette princesse étoit d'une parfaite beauté et avoit paru telle aux yeux de Monsieur de Nemours avant qu'il allât en Flandre; mais de tout le soir il ne put admirer que Madame de Clèves.

Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, étoit à ses pieds, et ce qui se venoit de passer lui avoit donné une douleur sensible. Il prit comme un présage que la fortune destinoit Monsieur de Nemours à être amoureux de Madame de Clèves; et, soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fît voir au chevalier de Guise au delà de la vérité, il crut qu'elle avoit été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que Monsieur de Nemours étoit bien heureux de commencer à être connu d'elle par une aventure qui avoit quelque chose de galant et d'extraordinaire.

Madame de Clèves revint chez elle l'esprit si rempli de ce qui s'étoit passé au bal, que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte, et elle lui loua Monsieur de Nemours avec un certain air qui donna à Madame de Chartres la même pensée qu'avoit eue le chevalier de Guise.

Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Madame de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables, qu'elle en fut encore plus surprise.

Les jours suivants, elle le vit chez la Reine Dauphine; elle le vit jouer à la paume avec le Roi, elle le vit courre la bague,[1] elle l'entendit parler; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres et se rendre tellement maître de la conversation dans tous les lieux où il étoit, par l'air de sa personne et par l'agrément de son esprit, qu'il fit en peu de temps une grande impression dans son cœur.

Il est vrai aussi que, comme Monsieur de Nemours sentoit pour elle une inclination violente qui lui donnoit cette douceur et cet enjouement qu'inspirent les premiers désirs de plaire, il étoit encore plus aimable qu'il n'avoit accoutumé de l'être; de sorte que, se voyant souvent, se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avoit de plus parfait à la Cour, il étoit difficile qu'ils ne se plussent infiniment.

La passion de Monsieur de Nemours pour Madame de Clèves fut d'abord si violente, qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu'il avoit aimées, et avec qui il avoit conservé des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles; il ne put se donner la patience d'écouter leurs plaintes et de répondre à leurs reproches. Madame la Dauphine, pour qui il avoit eu des sentiments assez passionnés, ne put tenir dans son cœur contre Madame de Clèves. Son impatience pour le voyage d'Angleterre commença même à se ralentir, et il ne pressa plus avec tant d'ardeur les choses qui étoient nécessaires pour son départ. Il alloit souvent chez la Reine Dauphine, parce que Madame de Clèves y alloit souvent, et il n'étoit pas fâché de laisser imaginer ce que l'on avoit cru de ses sentiments pour cette Reine. Madame de Clèves lui paraissoit d'un si grand prix, qu'il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion, que de hasarder de la faire connoître au public. Il n'en parla pas même au vidame de Chartres, qui étoit son ami intime, et pour qui il n'avoit rien de caché. Il prit une conduite si sage, et s'observa avec tant de soin, que personne ne le soupçonna d'être amoureux de Madame de Clèves, que le chevalier de Guise; et elle auroit eu peine à s'en apercevoir elle-même, si l'inclination qu'elle avoit pour lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions, qui ne lui permit pas d'en douter.

Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu'elle pensoit des sentiments de ce prince, qu'elle avoit eue à lui parler de ses autres amants: sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne lui en parla point. Mais Madame de Chartres ne le voyoit que trop, aussi bien que le penchant que sa fille avoit pour lui. Cette connoissance lui donna une douleur sensible: elle jugeoit bien le péril où étoit cette jeune personne d'être aimée d'un homme fait comme Monsieur de Nemours, pour qui elle avoit de l'inclination. Elle fut entièrement confirmée dans les soupçons qu'elle avoit de cette inclination par une chose qui arriva peu de jours après.

Le maréchal de Saint-André,[1] qui cherchoit toutes les occasions de faire voir sa magnificence, supplia le Roi, sur le prétexte de lui montrer sa maison, qui ne venoit que d'être achevée, de lui vouloir faire l'honneur d'y aller souper avec les Reines. Ce maréchal étoit bien aise aussi de faire paroître aux yeux de Madame de Clèves cette dépense éclatante qui alloit jusqu'à la profusion.

Quelques jours avant celui qui avoit été choisi pour ce souper, le Roi Dauphin, dont la santé étoit assez mauvaise, s'étoit trouvé mal, et n'avoit vu personne. La Reine sa femme avoit passé tout le jour auprès de lui. Sur le soir, comme il se portoit mieux, il fit entrer toutes les personnes de qualité qui étoient dans son antichambre. La Reine Dauphine s'en alla chez elle; elle y trouva Madame de Clèves et quelques autres dames qui étoient les plus dans sa familiarité.

Comme il étoit déjà assez tard, et qu'elle n'étoit point habillée, elle n'alla pas chez la Reine; elle fit dire qu'on ne la voyoit point,[2] et fit apporter ses pierreries, afin d'en choisir pour le bal du maréchal de Saint-André, et pour en donner à Madame de Clèves, à qui elle en avoit promis. Comme elles étoient dans cette occupation, le prince de Condé arriva. Sa qualité lui rendoit toutes les entrées libres.[3] La Reine Dauphine lui dit qu'il venoit sans doute de chez le Roi son mari, et lui demanda ce que l'on y faisoit. "L'on dispute contre Monsieur de Nemours, Madame, répondit-il, et il défend avec tant de chaleur la cause qu'il soutient, qu'il faut que ce soit la sienne. Je crois qu'il a quelque maîtresse qui lui donne de l'inquiétude quand elle est au bal, tant il trouve que c'est une chose fâcheuse pour un amant, que d'y voir la personne qu'il aime."

"Comment! reprit Madame la Dauphine, Monsieur de Nemours ne veut pas que sa maîtresse[4] aille au bal? J'avois bien cru que les maris pouvoient souhaiter que leurs femmes n'y allassent pas; mais, pour les amants, je n'avois jamais pensé qu'ils pussent être de ce sentiment."

"Monsieur de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que le bal est ce qu'il y a de plus insupportable pour les amants, soit qu'ils soient aimés ou qu'ils ne le soient pas. Il dit que, s'ils sont aimés, ils ont le chagrin de l'être moins pendant plusieurs jours; qu'il n'y a point de femme que le soin de sa parure n'empêche de songer à son amant; qu'elles en sont entièrement occupées; que ce soin de se parer est pour tout le monde, aussi bien que pour celui qu'elles aiment; que lorsqu'elles sont au bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les regardent; que, quand elles sont contentes de leur beauté, elles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit aussi que, quand on n'est point aimé, on souffre encore davantage de voir sa maîtresse dans une assemblée; que plus elle est admirée du public, plus on se trouve malheureux de n'en être point aimé; que l'on craint toujours que sa beauté ne fasse naître quelque amour plus heureux que le sien; enfin, il trouve qu'il n'y a point de souffrance pareille à celle de voir sa maîtresse au bal, si ce n'est de savoir qu'elle y est, et de n'y être pas."

Madame de Clèves ne faisoit pas semblant d'entendre ce que disoit le prince de Condé, mais elle l'écoutoit avec attention. Elle jugeoit aisément quelle part elle avoit à l'opinion que soutenoit Monsieur de Nemours, et surtout à ce qu'il disoit du chagrin de n'être pas au bal où étoit sa maîtresse, parce qu'il ne devoit pas être à celui du maréchal de Saint-André, et que le Roi l'envoyoit au devant du duc de Ferrare.[1]

La Reine Dauphine rioit avec le prince de Condé, et n'approuvoit pas l'opinion de Monsieur de Nemours. "Il n'y a qu'une occasion, Madame, lui dit ce prince, où Monsieur de Nemours consente que sa maîtresse aille au bal c'est lorsque c'est lui qui le donne; que l'année passée, qu'il en donna un à Votre Majesté, il trouva que sa maîtresse lui faisoit une faveur d'y venir, quoiqu'elle ne semblât que vous y suivre; que c'est toujours faire une grâce à un amant que d'aller prendre sa part à un plaisir qu'il donne; que c'est aussi une chose agréable pour l'amant, que sa maîtresse le voie maître d'un lieu où est toute la Cour, et qu'elle le voie se bien acquitter d'en faire les honneurs."

"Monsieur de Nemours avoit raison, dit la Reine Dauphine en souriant, d'approuver que sa maîtresse allât au bal; il y avoit alors un si grand nombre de femmes à qui il donnoit cette qualité, que, si elles n'y fussent point venues, il y auroit eu peu de monde."

Sitôt que le prince de Condé avoit commencé à conter les sentiments de Monsieur de Nemours sur le bal, Madame de Clèves avoit senti une grande envie de ne point aller à celui du maréchal de Saint-André. Elle entra aisément dans l'opinion qu'il ne falloit pas aller chez un homme dont on étoit aimée, et elle fut bien aise d'avoir une raison de sévérité pour faire une chose qui étoit une faveur pour Monsieur de Nemours. Elle emporta néanmoins la parure que lui avoit donnée la Reine Dauphine; mais le soir, lorsqu'elle la montra à sa mère, elle lui dit qu'elle n'avoit pas dessein de s'en servir; que le maréchal de Saint-André prenoit tant de soin de faire voir qu'il étoit attaché à elle, qu'elle ne doutoit point qu'il ne voulût aussi faire croire qu'elle auroit part au divertissement qu'il devoit donner au Roi, et que sous prétexte de faire les honneurs de chez lui, il lui rendroit des soins dont peut-être elle seroit embarrassée.

Madame de Chartres combattit quelque temps l'opinion de sa fille, comme la trouvant particulière; mais, voyant qu'elle s'y opiniâtroit, elle s'y rendit, et lui dit qu'il falloit donc qu'elle fît la malade,[1] pour avoir un prétexte de n'y pas aller, parce que les raisons qui l'en empêchoient ne seroient pas approuvées, et qu'il falloit même empêcher qu'on ne les soupçonnât. Madame de Clèves consentit volontiers à passer quelques jours chez elle, pour ne point aller dans un lieu où M. de Nemours ne devoit pas être, et il partit sans avoir le plaisir de savoir qu'elle n'iroit pas.

Il revint le lendemain du bal; il sut qu'elle ne s'y étoit pas trouvée; mais, comme il ne savoit pas que l'on eût redit devant elle la conversation de chez le Roi Dauphin, il étoit bien éloigné de croire qu'il fût assez heureux pour l'avoir empêchée d'y aller.

Le lendemain, comme il étoit chez la Reine, et qu'il parloit à Madame la Dauphine, Madame de Chartres et Madame de Clèves y vinrent, et s'approchèrent de cette princesse. Madame de Clèves étoit un peu négligée, comme une personne qui s'étoit trouvée mal; mais son visage ne répondoit pas à son habillement.

"Vous voilà si belle, lui dit Madame la Dauphine, que je ne saurois croire que vous ayez été malade. Je pense que Monsieur le prince de Condé, en vous contant l'avis de Monsieur de Nemours sur le bal, vous a persuadée que vous feriez une faveur au maréchal de Saint-André d'aller chez lui, et que c'est ce qui vous a empêchée d'y venir."

Madame de Clèves rougit de ce que Madame la Dauphine devinoit si juste, et de ce qu'elle disoit devant Monsieur de Nemours ce qu'elle avoit deviné.

Madame de Chartres vit dans ce moment pourquoi sa fille n'avoit pas voulu aller au bal; et pour empêcher que Monsieur de Nemours ne le jugeât aussi bien qu'elle, elle prit la parole sur un air qui sembloit être appuyé sur la vérité. "Je vous assure, Madame, dit-elle à Madame la Dauphine, que Votre Majesté fait plus d'honneur à ma fille qu'elle n'en mérite. Elle étoit véritablement malade; mais je crois que, si je ne l'en eusse empêchée, elle n'eût pas laissé de vous suivre et de se montrer aussi changée qu'elle étoit, pour avoir le plaisir de voir tout ce qu'il y a eu d'extraordinaire au divertissement d'hier au soir."

Madame la Dauphine crut ce que disoit Madame de Chartres; Monsieur de Nemours fut bien fâché d'y trouver de l'apparence; néanmoins la rougeur de Madame de Clèves lui fit soupçonner que ce que Madame la Dauphine avoit dit n'étoit pas entièrement éloigné de la vérité. Madame de Clèves avoit d'abord été fâchée que Monsieur de Nemours eût lieu de croire que c'étoit lui qui l'avoit empêchée d'aller chez le maréchal de Saint-André; mais ensuite elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l'opinion.

Quoique l'assemblée de Cercamp eût été rompue, les négociations pour la paix avoient toujours continué, et les choses s'y disposèrent d'une telle sorte que, sur la fin de février, on se rassembla à Château-Cambrésis.[1] Les mêmes députés y retournèrent, et l'absence du maréchal de Saint-André défit Monsieur de Nemours du rival qui lui étoit plus redoutable par l'attention qu'il avoit à observer ceux qui approchoient Madame de Clèves que par le progrès qu'il pouvoit faire auprès d'elle.

Madame de Chartres n'avoit pas voulu laisser voir à sa fille qu'elle connoissoit ses sentiments pour ce prince, de peur de se rendre suspecte sur les choses qu'elle avoit envie de lui dire. Elle se mit un jour à parler de lui; elle lui en dit du bien, et y mêla beaucoup de louanges empoisonnées sur la sagesse qu'il avoit d'être incapable de devenir amoureux, et sur ce qu'il ne se faisoit qu'un plaisir, et non pas un attachement sérieux, du commerce des femmes.

"Ce n'est pas, ajouta-t-elle, que l'on ne l'ait soupçonné d'avoir une grande passion pour la Reine Dauphine; je vois même qu'il y va très-souvent, et je vous conseille d'éviter autant que vous pourrez de lui parler, et surtout en particulier, parce que, Madame la Dauphine vous traitant comme elle fait, on diroit bientôt que vous êtes leur confidente, et vous savez combien cette réputation est désagréable. Je suis d'avis, si ce bruit continue, que vous alliez un peu moins chez Madame la Dauphine, afin de ne vous pas trouver mêlée dans des aventures de galanterie."

Madame de Clèves n'avoit jamais ouï parler de Monsieur de Nemours et de Madame la Dauphine: elle fut si surprise de ce que lui dit sa mère, et elle crut si bien voir combien elle s'étoit trompée dans tout ce qu'elle avoit pensé des sentiments de ce prince, qu'elle en changea de visage. Madame de Chartres s'en aperçut; il vint du monde dans ce moment; Madame de Clèves s'en alla chez elle, et s'enferma dans son cabinet.

L'on ne peut exprimer la douleur qu'elle sentit de connoître, par ce que lui venoit de dire sa mère, l'intérêt qu'elle prenoit à Monsieur de Nemours: elle n'avoit encore osé se l'avouer à elle-même. Elle vit alors que les sentiments qu'elle avoit pour lui étoient ceux que Monsieur de Clèves lui avoit tant demandés; elle trouva combien il étoit honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritoit. Elle se sentit blessée et embarrassée de la crainte que Monsieur de Nemours ne la voulût faire servir de prétexte à Madame la Dauphine, et cette pensée la détermina à conter à Madame de Chartres ce qu'elle ne lui avoit encore dit.

Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu'elle avoit résolu; mais elle trouva que Madame de Chartres avoit un peu de fièvre, de sorte qu'elle ne voulut pas lui parler. Ce mal paroissoit néanmoins si peu de chose, que Madame de Clèves ne laissa pas d'aller l'après-dînée chez Madame la Dauphine; elle étoit dans son cabinet avec deux ou trois dames qui étoient le plus avant dans sa familiarité.

"Nous parlions de Monsieur de Nemours, lui dit cette Reine en la voyant, et nous admirions combien il est changé depuis son retour de Bruxelles: devant que[1] d'y aller, il avoit un nombre infini de maîtresses, et c'étoit même un défaut en lui, car il ménageoit également celles qui avoient du mérite et celles qui n'en avoient pas; depuis qu'il est revenu, il ne connoît ni les unes ni les autres; il n'y a jamais eu un si grand changement; je trouve même qu'il y en a dans son humeur, et qu'il est moins gai que de coutume."

Madame de Clèves ne répondit rien, et elle pensoit avec honte qu'elle auroit pris tout ce que l'on disoit du changement de ce prince pour des marques de sa passion, si elle n'avoit point été détrompée. Elle se sentoit quelque aigreur contre Madame la Dauphine, de lui voir chercher des raisons et s'étonner d'une chose dont apparemment elle savoit mieux la vérité que personne. Elle ne put s'empêcher de lui en témoigner quelque chose; et comme les autres dames s'éloignèrent, elle s'approcha d'elle et lui dit tout bas:

"Est-ce aussi pour moi, Madame, que vous venez de parler, et voudriez-vous me cacher que vous fussiez celle qui a fait changer de conduite à Monsieur de Nemours?"

"Vous êtes injuste, lui dit Madame la Dauphine; vous savez que je n'ai rien de caché pour vous. Il est vrai que Monsieur de Nemours, devant d'aller à Bruxelles, a eu, je crois, intention de me laisser entendre qu'il ne me haïssoit pas; mais, depuis qu'il est revenu, il ne m'a pas même paru qu'il se souvînt des choses qu'il avoit faites, et j'avoue que j'ai de la curiosité de savoir ce qui l'a fait changer. Il sera bien difficile que je ne le démêle, ajouta-t-elle: le vidame de Chartres, qui est son ami intime, est amoureux d'une personne sur qui j'ai quelque pouvoir, et je saurai par ce moyen ce qui a fait ce changement."

La Princesse De Clèves par Mme de La Fayette

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