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CHAPITRE PREMIER.

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Table des matières

Mes aptitudes. — Un mot qu’il ne fallait pas dire.—Mon tuteur. — Ma pupille. — Lucette. — Les arrêts. — Mon assiette à l’envers. — Le sourire de mon oncle.

Aimez-vous les mathématiques?... Je parie que non! Enfin, je puis me tromper. Ce goût utile m’est venu si tard que, jugeant de vous par moi, je me figure que vous bâillez comme je bâillais sur les éléments ennuyeux de cette science si intéressante. C’est pourquoi je n’ai jamais compris Pascal, lui qui les inventait, ces terribles mathématiques, parce qu’on ne voulait pas les lui enseigner. Oh! que j’aurais voulu être à sa place! avoir autour de moi des obstacles, beaucoup d’obstacles, pour le seul plaisir de ne pas les vaincre, de ne pas monter au grenier comme Pascal enfant; encore moins tracer des angles, droits ou obtus, sur la muraille; toutes choses dont j’avais à cette époque une horreur assez semblable à celle qu’il convient d’avoir de la peste.

Donc, je n’aimais point les sciences exactes, c’est entendu. Le malheur est que je délestais l’étude des langues. Partant, aucun goût pour les verbes, soit latins, soit français; pour les analyses, logiques ou autres. Mon antipathie pour le purisme était telle que, ayant ouï dire de Boileau qu’il faisait grand cas d’un mot mis à sa place, et grondait à propos d’une voyelle en son chemin heurtée, je n’aimais pas Boileau, et lui en voulais même un peu d’avoir fait l’Art poétique, comme si le vieil Horace n’eût pas déjà pris cette peine.

«Alors, dites-vous, jeune lecteur, il aimait l’histoire? » Point. Des neuf muses, Clio était peut-être celle qui me déplaisait le plus. Je ne voyais nul profit à tirer du souvenir de ces millions d’hommes, bataillant depuis qu’ils se connaissent pour conquérir ou pour garder un coin de terre, dussent-ils se faire tuer sur place. Depuis, j’ai eu le loisir de changer d’avis, mais pour le moment, j’eusse préféré que le genre humain eût fait moins d’exploits, car il me fallait les mettre dans ma tête, ces exploits, et c’était une grosse affaire que de les ranger dans mon pauvre cerveau, avec leur numéro d’ordre à côté. Le plus souvent, je ne les rangeais point, mais les entassais pêlemêle, associant volontiers Cyrus à Romulus, ou quelque autre illustration en us. Je n’y tenais pas, eux non plus; mais mon tuteur y tenait, et je conviens qu’il avait raison.

Je vous entends; vous dites:

«Qu’aimait-il donc, ce garçon-là ? La géographie? »

Non certes! moins que l’histoire.

«Quoi donc? avait-il un penchant décidé pour la littérature?»

Non, aucun penchant, aucun.

Vous voudriez me faire dire, ami lecteur, que j’étais un franc p.....; mais je ne le dirai point; et si quelqu’un s’en charge, ce sera vous.

Comme il y avait à cette époque un mot que je ne voulais ni prononcer, ni écrire, je me réfugiais dans les circonlocutions honnêtes, et je disais, finissant par le croire, que je n’avais pas d’aptitudes pour ce qu’on voyait dans ma classe; même observation pour les classes précédentes, et aussi pour les suivantes. C’est pourquoi il y avait des gens de très-bonne foi, incapables de déguiser leur pensée, et de deviner celle des autres, qui disaient d’un air pénétré, parlant bas, et clignant des yeux, que j’étais un imbécile. Celle assertion m’a toujours paru blessante, même, et surtout, quand elle est fondée. Vous allez me jeter à la tête le vieux dicton: «Il n’y a que la vérité qui blesse.» Eh bien, non, tant pis pour le dicton; vrai, je n’étais pas plus bête qu’un autre, et même j’ai connu bien des autres que je ne valais point dans cet exercice.

Ne jouissant pas, hélas! des gâteries du foyer paternel, j’avais un tuteur sage, expérimenté ; un tuteur qui, avec ses quarante ans et son impassibilité absolue, avait toutes les qualités requises par sa charge de dévouement. Il la remplissait de son mieux, et je trouvais qu’il y avait du trop dans son mieux. Ces appréciations diverses ne dépendent, comme vous savez, que des lunettes; mon tuteur et moi, nous ne nous servions pas du même numéro.

Or, ce tuteur était en même temps mon cousin. On se figure aisément qu’un cousin devrait avoir sur le visage un reflet de cette bonté familière qui met à l’aise les petits garçons?... Ce reflet, il ne l’avait point. Je ne sais quoi d’herculéen dans la stature, la corpulence et la force, éloignait toute supposition de ce genre. Trois gros plis au front, des sourcils noirs se croisant, un nez assez long pour en faire deux, et des lèvres fort minces; voilà pourquoi je ne riais jamais tout seul quand je pensais à mon cousin.

Ce n’est pas que je me fusse permis de lui adresser intérieurement le plus léger reproche; il me paraissait au contraire irréprochable, et il l’était. C’est là précisément ce qui me gênait, car en sa présence, je me croyais devant cette inexorable Justice dont on avait pris soin de me faire le portrait dans ma Mythologie, lui mettant en main une balance qui ne penchait ni à droite, ni à gauche. Seulement, au lieu d’une femme, que les anciens avaient imaginée, c’était un homme, donc un être plus grave et plus intimidant que l’image, d’ailleurs assez laide, de ma Mythologie.

Tout ce qu’on a pu vous dire, ou tout ce que vous avez pu lire sur les pétrifications ne signifie rien, comparé à ce que j’éprouvais devant M. Bedlok. Il y a des fontaines, de par le monde, où vous jetez un objet, une pomme, je suppose, et, la vertu pétrifiante agissant, il vous faut revenir la chercher vingt-quatre heures après, ou même beaucoup plus tard, pour la trouver telle que vous l’avez désirée, c’est-à-dire pierre au lieu de pomme puisque c’est votre goût; mais le regard de mon cousin produisait sur moi un effet si subit que je devenais pierre tout de suite, ce qui n’était pas mon goût.

C’est ce qui doit vous aider à comprendre comment je me sentis incapable de répondre ou de questionner, lorsque mon tuteur étant venu me chercher au collége le lendemain de la distribution des prix, après une année employée à constater mon manque d’aptitudes, m’annonça d’un air impassible que mes dix mois de classe pouvaient compter pour de longues vacances; et que je trouverais dans sa maison, et jusqu’à la rentrée, du papier, des plumes, de l’encre, mes livres, et lui-même pour professeur!

Non, il n’est fontaine, ni pomme qui puissent donner idée de ce tête-à-tête! Je serais certainement resté dans cet état de pétrification si le chemin de fer ne se fût trouvé là pour qu’on m’emballât avec mon paquet. Nous étions si attrapés, mon paquet et moi, que mon cousin, paraissant nous confondre, ne nous adressa la parole ni à l’un ni à l’autre pendant le trajet, qui dura bien deux heures.

Enfin nous arrivâmes à Paris. La maison de M. Bedlok était située dans un de ces quartiers tranquilles qu’il affectionnait, et que les Parisiens à la mode et dans le mouvement n’aimaient point. C’était du côté des Invalides. On ne pouvait venir de n’importe où sans l’intermédiaire d’une avenue où l’on ne rencontrait que des gens affairés, à pied ou en voiture; car de promeneurs, pas question.

De quelque côté qu’on se tournât dans la maison de mon cousin, il fallait voir l’inévitable dôme des Invalides, que depuis j’ai trouvé si beau. A cette époque, je lui en voulais d’être là, parce qu’il me cachait l’espace, les arbres, les charrettes et les militaires.

Le pire est que l’appartement de mon cousin donnait en partie sur la cour, et que précisément dans cette partie se trouvait la chambrette de l’écolier, comme on l’appelait. De cela, je ne prenais point mon parti. Rien à voir, absolument rien que le dôme, la pompe, et une cage où se démenait sans plaisir le serin de la concierge, devenu bête à force de s’ennuyer.

Me voilà entrant dans la maison de M. Bedlok, honteux comme un renard qu’une poule aurait pris.... non, c’est citer mal à propos la Fontaine, car il s’en fallait de beaucoup que je fusse le renard!

Mon cousin montait devant moi sans mot dire, et personne ne venait à ma rencontre. C’était là ce qui me frappait le plus; car, bien que j’affirmasse n’avoir aucune aptitude, on m’aimait par bonté, par compassion peut-être, parce que j’étais bien seul, et que ma famille se composait uniquement des personnes de cette maison.

Il est temps de vous dire, lecteur, que M. Bedlok était le mari d’une femme bonne comme elles devraient être toutes. Cette femme avait un père encore meilleur qu’elle, une mère admirable, une fille un peu plus jeune que moi, et un beau petit garçon encore en robe. Ajoutez deux bons serviteurs bien dévoués, et vous connaitrez à peu près le personnel. Donc, je reprends. Mon cousin, toujours impassible, me conduisit jusqu’à ma chambre, m’y fit entrer, me dit froidement: «Restez ici jusqu’à ce qu’on vous appelle,» ferma la porte et s’en alla.

Entre lui et moi, tout se passait à peu près à la muette, et pourtant j’étais écrasé par ce silence. Je n’osais pas ouvrir la bouche, même pour demander des nouvelles de mon oncle que j’aimais extrêmement; j’étais intimidé, pétrifié.... enfin la pomme, toujours la pomme!

Il y avait encore deux heures à passer avant de dîner, et, quoique la porte ne fût pas fermée à clef, pour rien au monde je n’eusse osé sortir de ma retraite, de peur d’irriter mon cousin, qui voulait certainement me punir en me séquestrant ainsi.

J’avais entendu dire qu’autrefois certain officier mis aux arrêts avait imaginé un voyage autour de sa chambre. J’eus la pensée de l’imiter; mais je ne tardai pas à trouver cet amusement ennuyeux. Pas une idée ne me venait, sinon que je me promenais en long parce qu’il n’y avait pas assez de place en large. Une seule idée, c’est monotone, surtout quand elle ne donne lieu à aucun développement. Je n’en étais pas encore au temps des souvenirs. Les meubles ne me rappelaient absolument rien; les tableaux.... il n’y en avait pas. La glace ne me montrait qu’un sot qui n’avait rien fait de l’année; je renonçai aussitôt à ce mode de divertissement, et la tristesse me gagnait quand j’entendis frapper deux petits coups à ma porte.

«Restez ici jusqu’à ce qu’on vous appelle.» (P. 8.)


«Entre!» criai-je de toutes mes forces. J’avais reconnu la touche discrète de Germaine, une enfant de onze ans et demi qui ne me ressemblait pas, car elle était studieuse, raisonnable et sage; c’était ma cousine pourtant.

«Te voilà donc enfin!» lui dis-je en l’embrassant avec d’autant plus de plaisir que je ne voyais qu’elle au monde. Tout le reste me semblait mort ou endormi (excepté le serin qui remuait encore un peu).

«Oui, me voilà, dit Germaine, mais sans entrain, et comme attristée par des pensées trop lourdes pour son bon petit cœur. Ah! que de malheurs, mon ami! que de malheurs cette année!

— C’est vrai, répondis-je, mon oncle qui s’est cassé la jambe il y a trois mois, et mes vacances perdues!... Ah! que le temps va me sembler long! Travailler toute la journée, dans cette chambre si petite, avec mon cousin si grand! Tiens, Lucette (je l’appelais ainsi, depuis trois ans, pour m’amuser, et elle m’appelait Perrin), tiens, Lucette, je crois que je vais tomber malade. ».

Effectivement, je sentais une sorte de tiraillement de sinistre augure, que je jugeais devoir être un commencement de consomption. Était-ce réellement cela? ou bien cet état provenait-il de ce que je n’avais pas goûté comme à l’ordinaire, à trois heures, et qu’il en était quatre?

Germaine écoutait mes paroles avec bonté, mais sans s’appesantir sur ma peine, ni sur ma maladie, tant elle était absorbée par le chagrin que lui causait l’état de mon oncle. Cependant, elle ne pouvait passer sans s’arrêter devant un être à plaindre, fût-ce le plus détestable des écoliers. Je lui remis sous les yeux ma situation critique, relatant sept ou huit mots bien comptés que m’avait dits son père, ma sentence, et ce commencement d’exécution qui faisait de moi le plus infortuné des cousins.

Elle fut bonne, aimable, et me dit pour m’encourager:

«Tu verras, le temps passe vite. Pense que ton malheur n’est rien, comparé à celui de mon cher bon papa.

— Qu’est-il donc survenu? demandai-je. Je sais qu’il a fait une chute, et qu’il s’est cassé la jambe, ce qui est bien triste. Mais on m’écrivait qu’il allait de mieux en mieux, et je t’avoue que je n’ai osé demander aucun détail à ton père.

— Papa ne t’a rien dit? C’est vrai, quand il est fâché, il ne parle plus du tout. Eh bien, nous sommes désolés! Bon papa va mieux certainement; il se lève, et en s’appuyant sur Florent, il s’assoit dans son grand fauteuil; mais il ne peut pas marcher seul!

— Pas du tout?

— Du tout, du tout! J’ai peur qu’il ne marche jamais!...

— Oh! mon pauvre oncle, m’écriai-je avec une peine bien réelle; quelle vie! quoi! toujours dans ce fauteuil?

— C’est si triste, vois-tu, que nous ne pouvons plus le regarder sans avoir envie de pleurer. Bonne maman est si malheureuse qu’on croirait que c’est elle qui s’est cassé a jambe, quoiqu’elle marche toute la journée autour de bon papa. Aujourd’hui, il est tout découragé ! il a eu la fièvre cette nuit; il s’inquiète, et ne supporte pas le moindre bruit dans sa chambre. C’est peut-être à cause de cela qu’on ne t’a pas fait venir pour lui dire bonjour?

— Non, Lucette, non, ce n’est pas à cause de cela! C’est exprès, je le vois bien, qu’on me reçoit si froidement. Mon cousin veut me punir de ce que.... Tu sais que je n’ai d’aptitude pour rien de ce qui se fait au collège? Ce n’est pas ma faute.

— Je suis trop petite pour te gronder, Perrin, dit-elle gentiment, et d’ailleurs je t’aime trop; mais papa, qui a été au collége comme toi, dit que l’application peut remplacer l’aptitude, et que ceux qui ne sont bons à rien ne sont que des par....

— Tais-toi, Lucette, je t’en prie! Ne prononce jamais ce mot-là devant mqi, ni devant personne!

— Paress....

— Chut! chut! Il ne faut pas dire ce mot-là.

— C’est donc mal? Tout le monde s’en sert pourtant. Enfin, puisque cela te fait tant de peine, je ne m’en servirai plus.

— Tu feras bien, Lucette.»

Son père l’appela; elle sortit, et je restai seul avec cent livres de plomb sur la tête! D’abord, j’avais un véritable chagrin à cause de mon oncle que j’aimais extrêmement, et puis un retour sur moi-même me montrait ma position sous un aspect encore plus triste que tout à l’heure.

«Ainsi, pensais-je, non-seulement me voilà aux arrêts comme M. de Maistre, et ne sachant pas voyager autour de ma chambre, mais encore, quand il m’arrivera de ne plus regarder le dôme, la pompe, ou le serin, je tomberai dans une chambre de malade, au milieu de gens affligés. Et ce sont là mes vacances? Maudits soient les grands hommes! les rhéteurs! les académiciens! les dictionnaires! les problèmes et le reste!»

Ne vous scandalisez pas outre mesure, mon cher lecteur; c’était un sentiment mauvais, injuste; j’en voulais à tous, au lieu d’en vouloir à moi-même; disposition aussi éloignée que possible de la contrition parfaite; je l’avoue, et j’ajoute que loin d’être demeuré dans l’impénitence finale, je suis aujourd’hui grand admirateur de ceux des anciens qui ont été savants et sages, et de ceux des modernes qui les ont imités en les surpassant. Mais à cette époque, j’étais jeune. C’était comme en la romance de Joseph:

Quatorze ans, au plus je comptais!

Et encore, chacun répétait que pour la taille, l’aspect et le caractère, j’avais douze ans.

L’écolier est impatient par nature; c’est pourquoi mon chagrin devenait facilement de l’irritation. C’était sur l’admirable bonté de mon oncle que j’avais compté pour adoucir mon sort, et voilà qu’il était malade, inquiet, ne supportant pas le bruit! Que devenir?

Dans mon malheur, je commençai par ôter mes gros souliers du collége, et mettre des chaussons; car je ne savais à quel expédient recourir pour me rendre un peu moins désagréable. Ne pas faire trembler et retentir le parquet sous mes pas me parut utile et placé. Ceci à l’adresse de mon oncle et de ma tante, car c’était tout un par le cœur; ce que Germaine voulait me faire entendre en disant que ma tante semblait ne pas marcher, quoiqu’elle marchât.

Ayant donc fait l’essentiel à mon point de vue pour ne pas indisposer mon oncle et ma tante, je me demandai ce qu’on pourrait imaginer à l’égard de ma cousine, Mme Bedlok?

Elle aussi n’était que l’ombre de quelqu’un, et ce quelqu’un avait aux yeux de tous une importance trois fois plus grande que sa personne. C’était le fameux bébé, pesant, rouge, massif, un vrai monument. Du reste, rieur, mutin, têtu, comme il est d’usage quand on se porte bien et qu’on en est encore au bourrelet. On lui passait bien des choses; il y en avait une pourtant qu’on ne lui pardonnait pas. Monsieur ne marchait point! Or, il avait cet âge où il est convenu qu’un monsieur doit marcher: vingt mois, ou deux ans, je ne sais plus.

Le bébé, c’était le point vulnérable de ma cousine Bedlok; je résolus de faire tout au monde pour plaire à ce court et gros personnage, afin de me rendre favorable sa chère maman.

De ma petite cousine, il n’était pas question; je savais qu’elle serait toujours prête à me rendre service; ces doux noms de Perrin, de Lucelte que nous nous étions donnés l’un à l’autre, en lisant un jour dans le même livre la même histoire, faisaient de notre vie une plaisanterie continuée; mais une plaisanterie du cœur, toute pleine de charmé. Elle avait tant de grâce, l’aimable petite fille, qu’elle m’en prêtait, à moi qui n’en avais pas l’ombre.

Comme je l’ai dit, il y avait encore dans la maison le domestique de mon oncle, brave et digne serviteur, nommé Florent; et la nourrice du bébé, large Bourguignonne que l’on gardait comme bonne et cuisinière à la fois.

J’avais aperçu dans une embrasure de fenêtre une vieille ouvrière qui m’était inconnue: lunettes à perpétuité, bonnet de forme antique, robe de cotonnade à ramages; grande pèlerine noire; ne levant pas le nez, tirant l’aiguille sans distraction, ne bougeant pas, enfin.... l’air empaillé ! Pour finir, on l’appelait mamselle Gothon! s’autorisant de ce qu’elle se nommait Marguerite. Elle aussi aimait mieux Gothon que Marguerite.

Je ne me méfiais pas de Florent; c’était un ancien soldat, il devait avoir tâté de la salle de police; je l’espérais, et je comptais là-dessus pour trouver en lui quelque appui dans les moments difficiles.

La Bourguignonne qui gardait le nom de nourrice, bien que tout le monde fût sevré, était, me semblait-il, trop large, trop carrée, ou si vous voulez trop ronde, pour manquer de compassion; car j’avais remarqué que les femmes d’une ampleur plus que satisfaisante sont bonnes personnes; il leur faut du temps pour se tourner; elles économisent leurs pas, leurs gestes, et aussi leurs impatiences qui les mettraient en nage. Donc, je comptais sur la nourrice pour adoucir au besoin ma captivité.

Tout bien examiné, il n’y avait à redouter au logis que mon tuteur. Eh bien, par le plus étonnant concours de circonstances, ce fut le seul dont je ne cherchai point à mériter les bonnes grâces. Ce n’est pas qu’il n’eût, lui aussi, des côtés vulnérables. On pouvait le subjuguer par une attention soutenue, des devoirs soignés et proprement écrits, des divisions sans faute, des leçons bien sues, des résumés bien faits.... Que de côtés vulnérables si vous le comparez à Achille qui n’en avait qu’un! Encore était-ce le talon, par où il est extrêmement difficile de tenir quelqu’un, même cinq minutes, à cause de la tête qui se trouve mal placée.

Pourquoi ne cherchai-je pas le moyen de toucher mon tuteur, de l’attendrir, de me le rendre propice? Pourquoi?... C’est qu’il fallait entre lui et moi des intermédiaires, et que c’était malheureusement toutes ces choses pour lesquelles je manquais d’aptitude.

Toujours est-il que, Germaine ayant quitté ma chambre, je me trouvai bien inquiet. Elle m’avait, il est vrai, laissé un peu de chocolat; mais au moment où j’allais la prier d’aller me chercher du pain, son père l’avait appelée. Le chocolat avait passé comme une lettre à la poste; j’étais donc distrait malgré moi des idées pénibles que m’avait transmises Germaine, et je commençais à croire qu’il y avait dans mon état encore plus d’appétit que de consomption.

Au bout d’un quart d’heure, j’entendis les grosses bottes de Florent passer dans le corridor, et, entr’ouvrant ma porte, je regardai le brave homme sans parler, sans remuer. Lui s’arrêta tout court....

«Comment! vous voilà ici? me dit-il. Ma foi, je n’en savais rien. J’étais auprès de Monsieur apparemment quand vous êtes arrivé.

— Oui, me voilà, mon pauvre Florent; mais parlez-moi de mon oncle. Il est donc bien malade?

— Bien malade, non; sa santé n’est pas mauvaise, heureusement; mais il ne marche pas seul, et Dieu sait quand il marchera!»

Le bon Florent soupira, car il était fort attaché à son maître. Néanmoins, ses paroles me faisaient du bien; je voyais qu’il n’était pas réellement inquiet, et cela me rassurait sur l’état de mon bon oncle. Étant donc soulagé du côté du cœur, je retombai sur moi-même, ainsi que cela nous est naturel.

«Florent, dis-je, d’un ton à fendre l’âme, je vais bien m’ennuyer pendant deux mois! Mon cousin est fâché, et il me prive de mes vacances. Je vais travailler dans ma chambre, comme au collége, et c’est lui-même qui me donnera des leçons.»

Au lieu de s’apitoyer, comme j’y comptais si bien, le vieux soldat qui m’avait connu tout enfant partit d’un éclat de rire.

«Ah dame! dit-il, c’est qu’il faut marcher droit; M. Bedlok ne plaisante pas! Il est si travailleur, lui, qu’il n’aime pas les paress....

— Assez, Florent! je ne suis pas ce que vous alliez dire. Non, vraiment; mais je n’ai aucune aptitude pour ce qu’on enseigne au collége.

«Il est si travailleur, lui, qu’il n’aime pas les paress....» (P. 20.)


— Bah! laissez donc! Moi, dans le temps, je croyais aussi que je n’avais pas d’aptitude pour le service militaire, parce que je trouvais les corvées assommantes, l’exercice éreintant et la garde embêtante; mais on m’a joliment prouvé que j’en avais, de l’aptitude! Tout ça, voyez-vous, monsieur Anatole, c’est une idée qu’on se met dans la tête, et puis, ça passe.

— Qu’est-ce qui vous a fait passer cette idée-là, Florent?

— La salle de police, donc! On m’y fourrait pour huit jours, et en sortant de là, je trouvais tout amusant! Dame! au régiment, faut filer!»

J’étais abasourdi des appréciations de Florent. Un Caton en tablier bleu! Que faire de lui? Rien du tout.

Alors, quittant ce ton confidentiel que j’avais pris, sans la moindre prévoyance:

«Florent, dis-je avec beaucoup de dignité, apportez-moi, je vous prie, un peu de pain pour goûter; il est bien tard.»

Florent se hâta d’aller chercher du pain; mais ce fut la Bourguignonne qui me l’apporta, ayant eu l’attention d’y joindre une soucoupe pleine de confitures. Je fus sensible au procédé, et aussi à la rouge et large figure de la nourrice, qui semblait faite exprès pour être la protectrice des infortunés.

«Bien le bonjour, monsieur Natole (elle n’avait jamais pu dire mon nom); vous avez joliment grandi depuis Pâques. Tenez, voilà du pain et de la mirabelle; elle est délicieuse!

— Je vous remercie, Prudence, lui dis-je du ton grave qui convenait à ma position, et je suis bien aise de vous retrouver en bonne santé. —L’huisserie de ma porte ne suffisait pas à encadrer Prudence. — J’arrive dans une maison bien triste! et je suis bien triste moi-même!

— Hélas! monsieur Natole, tout le monde a ses peines, allez! Ici, voyez-vous, depuis l’accident de notre pauvre maître, on ne vit plus! Dire qu’il ne se tient pas sur sa mauvaise jambe depuis qu’elle est rajustée! Ah! il en passera de l’eau sous le pont avant qu’il fasse son premier pas tout seul! Tenez, c’est comme mon gros pâté....

— Quel pâté, Prudence?

— Eh bien, le petit. Il ne bouge pas de place; où vous le mettez, faut qu’il reste. Ah! ces gros enfants-là, c’est terrible! on a bien du mal après eux; tout ça pour les voir marcher à quatre pattes, jusqu’à ce qu’ils soient grands comme père et mère.»

Je compris qu’il y avait de l’exagération dans le narré de Prudence. Toutefois, ce que je pus saisir entre ses hyperboles, ce fut que tous les rouages de cette maison fonctionnaient autour de deux personnes qui ne marchaient pas.

Cependant, cette excellente femme était si large que je ne pus m’empêcher d’espérer en elle.

«Hélas! lui dis-je tout en me jetant sur le pain et les confitures, je vois que la maison est bien sérieuee en ce moment!

— Un vrai tombeau, monsieur Natole.»

J’éprouvai une secousse, car je venais d’énoncer ce jugement avec le secret désir que la nourrice le réfutât. Comme elle abondait dans mon sens, je penchai vers l’opinion contraire; c’est une des dispositions de ma nature.

«Enfin, ajoutai-je avec une philosophie qui m’étonnait moi-même, mes vacances ne seront pas gales; mais je ne suis pas le plus malheureux, puisque mon pauvre oncle est dans de si tristes conditions.

— Ne m’en parlez pas, monsieur Natole.»

Avez-vous observé, lecteur, que quand on dit d’une chose: Ne m’en parlez pas, c’est qu’on en veut parler tout au long? En effet, Prudence me raconta toutes les péripéties par où ce cher oncle avait passé : ses souffrances, ses insomnies, son chagrin, et le chagrin de ceux qui l’entouraient. Lui, si bon, si respectable, faisant du bien à tous, et réduit à l’inaction! Je le plaignais, et j’avouai à Prudence que j’étais peiné de n’avoir pas encore été appelé près de lui.

«Sans doute qu’il repose, me dit-elle; Monsieur a eu cette nuit un accès de fièvre.

— Il dort donc en ce moment?

— Non, il dormitaille, comme on dit chez nous (on avait des mots chez elle!) et madame n’ose pas remuer de peur de le déranger.»

Ces paroles me causèrent une vive satisfaction; d’abord à cause de mon oncle qui réparait sa mauvaise nuit, et puis à cause de moi-même. L’isolement dans lequel on me laissait n’était donc pas dû entièrement au mécontentement de mon tuteur. Je respirais un peu plus librement.

«Prudence, dis-je avec abandon, tant était large cette honnête femme, quelles vacances! Ma « chambre est bien petite, et la vue de la cour n’est pas gaie!»

La Bourguignonne changea d’aspect. Essayant, mais en vain, de prendre l’air sec d’une femme maigre, elle me dit d’un ton leste qui me blessa:

«Dame! que voulez-vous? c’est votre faute.

— Que ma chambre soit petite?

— Bah! bah! Vous faites le malicieux, mais vous m’entendez bien. Àh! vous auriez bien dû travailler au collège comme les autres; ça n’aurait pas fait toutes ces affaires-là. Vous qui êtes un bon enfant, c’est-y dommage que vous soyez si paress...

— Vous vous trompez, Prudence; ce qu’il y a en moi, ce n’est pas du tout ce que vous croyez, c’est un manque d’aptitudes.

— D’ap.... quoi? (Il paraît que ce n’était pas un mot de chez elle.)

— D’aptitudes; cela veut dire que je n’ai pas de dispositions pour ce qu’on exige de moi.

— Laissez donc! Pas d’envie de vous donner du mal, c’est comme ça qu’on dit chez nous. Écoutez, monsieur Natole, ce n’est pas à moi à vous faire la leçon, puisque je ne suis pas de votre étage; mais, voyez-vous, nous étions sept à la maison, bon pied, bon œil, et mangeant ferme! Le père travaillait dans les champs; moi, j’étais l’aînée, fallait aider au ménage et se trémousser, j’en réponds. Ça ne m’allait pas, j’avais une tête; je me buttais à ne rien faire de ce que la mère commandait, à barguigner de droite et de gauche. Ma pauvre maman voulait m’élever, comme de juste. Vous dire les coups qu’elle m’a donnés!... non, ça n’est pas possible! J’en avais des bleus!

— Mais c’était très-méchant!

— Faut pas dire ça, monsieur Natole; ma pauvre mère m’a rendu un fameux service! elle m’a appris à travailler. Si elle ne m’avait pas fichu tant de claques, sans compter les taloches, la digne femme! je n’aurais jamais pu me tenir en maison, je ne serais bonne à rien, et vos parents ne voudraient pas de moi pour faire leur ouvrage. Au lieu de ça, sans me vanter, j’ai déjà gagné presque autant d’argent que je suis grosse.»

En ceci, Prudence exagérait encore; il aurait fallu travailler cent ans. Mais au fond, quelle philosophie! C’était le digne pendant de Florent. Donc, parfait mépris pour mes infortunes; approbation entière de la méthode adoptée par mon tuteur. Que faire avec des gens qui en sont à estimer la salle de police et à bénir les claques, sans compter les taloches?

Pendant que je m’interrogeais ainsi, je finissais mes confitures; c’était encore ce qu’il y avait de mieux dans la situation. La Bourguignonne emporta l’assiette, et je restai tout seul avec une bouchée de pain, dont même je ne voulais plus tant j’étais étonné qu’on fût si peu de mon avis.

On eût dit que la passion du travail faisait mouvoir tous les ressorts entre ces murs. Mon oncle, si vénérable dans sa vigoureuse vieillesse, avait travaillé toute sa vie, ne s’accordant qu’à de rares intervalles un temps de repos pour réparer ses forces et recommencer à travailler.

Ma tante, par sa sagesse, son activité, son savoir-faire, avait doublé les ressources de la famille. L’ensemble de sa conduite me condamnait absolument; néanmoins, elle avait dans le regard un je ne sais quoi, comme disaient nos pères, qui me rassurait, tout en me désapprouvant. Ce n’était plus, comme dans ma Mythologie, la Justice avec sa raideur désespérante, mais plutôt la Sagesse, Minerve avec son casque, sa lance et son beau profil. Ma tante me faisait honte et ne m’écrasait point.

Mon cousin, homme d’étude s’il en fut, travaillait en marchant, en mangeant, découvrant ceci, perfectionnant cela, toujours cherchant ce qu’il pourrait ajouter à ses connaissances en général et à la chimie en particulier; car il s’occupait de chimie, mon cousin, oui, de chimie!... Jugez de l’étonnement d’un chimiste profond, se trouvant nez à nez avec moi qui n’étais ni chimiste, ni profond! On dit que les extrêmes s’accordent. Peut-être? Mais il est pourtant certain que nous ne nous accordions pas.

Sa femme était la vigilance en personne. S’étant chargée d’élever Germaine à la maison, elle lui donnait des leçons, corrigeait ses devoirs, et soignait le fameux poupon qui ne voulait pas marcher, ce qui compliquait tout. Ma cousine trouvait moyen de se mettre en quatre, — sans figure de rhétorique; — car, faisant ce qu’il fallait à l’égard de Germaine et du bébé, elle était en outre fort attentionnée pour son mari, et donnait du temps à son excellent père: cela fait bien quatre. A vrai dire, elle travaillait toujours, et quand elle n’agissait plus, son cœur ne cessait point de veiller sur ceux qui l’entouraient. C’était une femme de grand mérite, ma cousine Adélaïde, ce qu’on appelle une maîtresse femme.

Ma petite Germaine travaillait aussi de tout son cœur. Elle avait des heures marquées pour chacune de ses leçons, et obéissait à la pendule comme un conscrit au caporal. Elle donnait toute son attention à l’étude, apprenait à coudre et se faisait la petite maman de son frère.

Il n’y avait que le marmot qui me ressemblait; c’était entre nous deux un courant sympathique. Il ne voulait même pas se donner la peine de mettre ses pieds l’un devant l’autre! A son âge, j’en devais faire autant.

Quand j’eus constaté que ma présence dans ce milieu équivalait à une note fausse dans une symphonie, il me prit la fantaisie, puisqu’on m’avait installé pour réfléchir, de chercher à me rendre compte des facultés pour lesquelles je pouvais avoir des aptitudes. Je les comptai toutes sur mes doigts, sans que je me décidasse pour aucune.

Pendant que je m’examinais ainsi, le plus consciencieusement possible, un bruit léger vint à mon oreille, mais si léger qu’on eût dit la promenade d’une souris. Je me levai, je regardai, et je vis avec un véritable plaisir qu’effectivement il s’agissait d’une souris. J’aime assez les souris. Et vous?...

Celle-ci était petite et mince, — une enfant. —Elle portait la robe grise, d’uniforme, et trottait sans méfiance, ne connaissant encore à fond ni les hommes, ni les chats.

Une idée lumineuse traversa mon esprit: c’était l’aptitude qui se révélait! Je me sentais du goût pour l’histoire naturelle; non que j’eusse la moindre envie de l’étudier dans le savant et éloquent Buffon, mais bien dans mon pupitre; car il y avait un énorme pupitre dans cette chambre disposée de manière à me servir de donjon. Je m’élançai sur la jeune imprudente; elle trottina sur place un moment, tout intimidée et perdant la tête. Je la pris sans lui faire de mal, et la priai de vouloir bien entrer dans l’appartement qui semblait fait pour elle, bien plus què pour moi.

D’abord elle ne parut point s’y plaire; c’était probablement parce qu’il n’y avait pas de fenêtre. Je jugeai à propos de lui procurer tout ce dont je jouissais, si jouissance il y avait!... Otant mon encrier, sorte de récipient qui entrait dans une ouverture pratiquée, selon l’usage, à la droite du pupitre, j’eus le loisir de la voir courir comme une petite folle, regarder par la fenêtre, et voir apparemment le dôme, la pompe et le serin. Y trouva-t-elle plus de plaisir que moi? C’est possible.

De peur qu’elle ne conçût quelque projet d’évasion, je me tenais au guet, les doigts au bord de sa fenêtre, afin de réprimer toute tentative. Je me sentais sur cette jolie petite créature autant de puissance que mon tuteur en avait sur moi; et en peu d’instants je me figurai à peu près que j’étais aussi un tuteur, moi, et qu’elle était ma pupille.

On ne s’imagine pas ce que c’est que l’aptitude. J’en avais; j’en avais même beaucoup! Aussi, je sus prendre tous les moyens pour avancer dans l’histoire naturelle, en multipliant mes observations.

D’abord, fermant la fenêtre, ce qui se faisait en replaçant mon encrier, j’ouvris la porte, laquelle, à cause de sa largeur démesurée, demandait une grande surveillance. Je rangeai l’intérieur, établissant une sorte de promenoir, ou espace libre, pour que l’enfant pût se récréer; puis je songeai à son goûter; — en cela je fis mieux que M. Bedlock. — La bouchée de pain que j’avais laissée me devint précieuse en cette circonstance; la petite grignota avec une gentillesse qui ne se peut dire.

Je m’attachais à elle, je ne voulais pas la rendre malheureuse, c’était bien assez de l’avoir faite captive! C’est pourquoi elle eut à manger et à boire à discrétion. Après avoir vidé ma poudrière, je la remplis d’eau fraîche; c’était une sorte de citerne facile à entretenir, et très-appropriée aux besoins d’un ménage de souris. Comme distraction, elle avait le promenoir, et puis enfin.... mes livres de classe.

Ne possédant, quoique chargé de la tutelle, aucun des papiers de famille qui m’auraient éclairé sur les ascendants, je me trouvai dans la nécessité de donner un nom à l’enfant, afin de pouvoir au besoin l’appeler par la fenêtre. Il me sembla que Fitzine n’était pas commun, c’est ce qui fixa mon choix. Je répétai ce nom une vingtaine de fois, sans que ma pupille détournât la tête; soit que son oreille ne fût pas encore accoutumée à ma voix, soit que la chère petite fût absorbée, plus que je ne l’avais jamais été moi-même, par mon rudiment.

Je vous l’avoue, j’avais absolument oublié ma position, lorsque, au bout de dix minutes, les affaires de la tutelle, qui n’étaient pas compliquées, me laissèrent retomber sur moi-même, et retrouver tous mes ennuis. Sur ces entrefaites, j’entendis les petits pieds de Germaine dans le corridor; elle passa outre, ce qui me fit beaucoup de peine, et j’entr’ouvris ma porte:

«C’est toi, Lucette? Pourquoi ne viens-tu pas me voir? Est-ce que ton papa te l’a défendu?

— Pas tout à fait, mais presque, dit-elle avec une délicieuse moue qu’elle faisait pour moi tout seul, quand elle était un peu fâchée contre le gouvernement.

— Voyons! Entre, une seconde!

— Je n’ose pas.

— Viens voir, je suis tuteur, à mon tour.»

Frappée du nouvel aspect sous lequel on pouvait m’envisager, elle entra.

J’ouvris la fenêtre (celle de mon pupitre), la lumière éclaira l’intérieur, et ma petite cousine entrevit ma chère pupille, faisant les cent pas dans le promenoir. Comme elle était fort timide, elle disparut au premier détour, et laissa Germaine ébahie.

«Est-elle gentille! Oh! Perrin, quel dommage que tu n’aies pas bien travaillé, que tu aies été.... co que tu ne veux pas qu’on dise! Nous nous serions tant amusés avec ta souris!

— Avec ma pupille, repris-je, de cet air parfaitement raisonnable qui est propre aux tuteurs, parce qu’ils doivent toujours tenir pour la raison Vois-tu, ce qui est passé est passé, n’en parlons plus; mais dis-moi donc ce que tu crois que je pourrais faire pour me tirer de là ? Personne ne m’appelle, personne ne vient me voir, c’est désolant! Est-ce que mon cousin ne veut pas qu’on me parle?

— Écoute, bon papa se repose de sa mauvaise nuit; et comme il ne remue pas, bonne maman ne remue pas non plus.

— Ils font donc tous les deux la même chose?

— A peu près. Il paraît que c’est comme cela quand on s’aime depuis quarante ans.

— Ah! c’est drôle, ça m’ennuierait.

— Moi aussi; c’est peut-être parce qu’il y a trop peu de temps que nous nous aimons?

— Par exemple! Je t’aime, Lucette, depuis que tu es au monde; et toi tu m’aimes depuis que tu as tes premières dents; c’était moi qui te consolais le mieux, m’a dit ta maman.

— C’est vrai, Perrin, mais de tout cela, il n’y a que onze ans et demi.

— Ah! c’est juste. Nous verrons comment ce sera dans vingt-neuf ans. Mais ta maman ne m’a pas appelé non plus?

— Maman est allée faire une promenade en voiture, avec mon petit frère; elle va rentrer pour dîner, et bien sûr elle te dira bonjour; mais pas comme à l’ordinaire, mon pauvre Perrin! cette année, ce sera bien différent, il faut s’y attendre. »

Je voyais de grosses larmes couler le long de ses joues; elle était si bonne!

Germaine avait un cœur très-sensible, et une conscience très-délicate, ce qui était pour elle une double source de chagrin. Sans son cœur, elle m’eût dit que je n’étais qu’un franc p..... ce mot qu’il ne fallait pas dire. Sans sa conscience, elle m’eût poussé à violer la consigne, et à blâmer la sévérité de son père envers moi. Or, cette cousine de onze ans et demi, c’était comme sa bonne maman la sagesse personnifiée, une Minerve enfant. A peine osait-elle me parler, parce que mon tuteur avait probablement dit:

«Qu’on laisse tout seul dans sa chambre ce vilain petit sot, et qu’il soit forcé de réfléchir!»

Je me figure qu’il avait dit cela, ou quelque chose d’aussi irrévérencieux.

«Enfin, repris-je, apprends-moi, Lucette, ce qui pourrait adoucir mon sort; rendre du moins mes vacances supportables.

— Rien au monde, hélas! rien sinon ce que tu ne veux pas faire. Papa ne supporte pas qu’on perde son temps. Et puis, tu sais, il a des devoirs à remplir, comme tuteur!

— Et moi aussi, répondis-je avec une impardonnable légèreté, tout en ouvrant la fenêtre pour montrer à Fitzine que je veillais sur sa chère petite personne.

— Eh bien, reprit Germaine, de sa voix la plus douce, papa veut absolument que tu repasses, pendant tes. vacances, tout ce qu’on a expliqué au collége sans que tu y fisses attention.»

Le brusque étonnement dont je fus saisi fut tel que, à mon insu, je donnai un grand coup de poing sûr le pupitre, ce qui dut occasionner à mon élève que sorte de terreur nerveuse.

«Que dis-tu, Lucette? Faire en deux mois ce que je n’ai pas su faire en dix!

—Papa assure que c’est possible quand on ne perd pas une minute, et qu’on a un professeur dévoué.

— Mais je ne pourrai donc pas lever les yeux?... Et quand je voudrai flâner, bâiller, dormir?... Non, Lucette, non, je ne puis pas me soumettre, et je ne me soumettrai pas.

— Il le faudra bien, dit-elle avec une douceur ferme. Tu ne peux résister à papa. D’abord, il est ton maître, il remplace ton père et ta mère; et puis, vois-tu, personne ne lui résiste, et l’on finit toujours par convenir qu’il a raison. Crois-moi, mon pauvre Perrin, accepte la punition sans humeur; moi, je l’adoucirai. Tous les soirs, nous jouerons ensemble, et puis je viendrai te voir de temps en temps.... Enfin, ajouta-t-elle, avec une grâce féminine que beaucoup n’ont pas à cet âge, quand tu ne me verras pas, tu penseras que je suis là.»

Germaine se sauva sur la pointe des pieds, comme elle était venue; et je restai si décontenancé, en face des dernières nouvelles, que je perdis de vue les affaires de la souris pour ne penser qu’aux miennes.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsque j’entendis un grand mouvement au rez-de-chaussée. C’était ma cousine qui rentrait, avec son petit Édouard.

Allait-elle venir m’embrasser, moi arrivé du collège en son absence? Je l’espérais. Illusion! Mme Bedlok passa devant ma porte sans me parler. J’en eus le cœur serré, malgré mon étourderie, qui était sans pareille, m’a-t-on dit.

L’arrivée de Mme Bedlok annonçait le dîner. On servit, et je vis entrer mon tuteur, toujours impassible, qui me dit:

«Venez dîner. Ce soir, vous vous coucherez de bonne heure, et demain matin, à sept heures, nous commencerons à travailler ferme!»

Il avait mis tant d’r dans son ferme que ce mot roula longtemps, et me fit l’effet d’un verrou de prison.

Je ne répondis ni oui, ni non, l’un étant inutile, et l’autre impossible. Je suivis mon grand et terrible cousin dans la salle à manger, et, apercevant Mme Bedlok, j’allai lui dire bonjour; je comptais bien sur un baiser de cette bonne cousine, et sur un autre du gros bébé, qu’on avait assis sur sa chaise haute.

«Non pas, non pas, s’il vous plaît, dit froidement M. Bedlok, on vous embrassera quand vous aurez mérité, monsieur, d’être l’enfant de la maison. Tout le monde travaille ici, et l’on méprise les paresseux.»

Pas moyen cette fois d’éviter ce mot que j’avais en horreur. Je fus couvert de honte, car Florent l’avait entendu. Je compris qu’on se liguait contre moi, et que le juste mécontentement de mon cousin allait jusqu’à interdire tout rapport intime avec le mauvais écolier. Je regardai Germaine, elle pleurait, la pauvre petite; la punition l’atteignait, tant elle avait de compassion pour moi.

Cependant, avant de m’asseoir, je demandai humblement si je ne pourrais pas du moins aller saluer mon oncle?

«Après le dîner, nous verrons, répondit M. Bedlok. Votre oncle est plus souffrant, et certes, ce n’est pas votre honteuse paresse qui l’aidera à se rétablir!»

Écrasé par cet insupportable mot, je n’osai plus ouvrir la bouche.

On servit le potage, et je remarquai, non sans un vif sentiment de reconnaissance, que Mme Bedlok me regardait avec une grande douceur, tout en me présentant mon assiette. Je lui en sus un gré infini, et la remerciai par un sourire bien triste, les yeux attachés sur les siens. Pendant que je faisais cela, j’oubliai l’assiette qui chavira, amenant le potage sur la nappe, sur mon pantalon, sur le parquet, et sur les souliers du bébé !... Quel tableau!

Germaine poussa un petit cri de détresse, et vint à mon secours. On sonna Prudence, car Florent venait d’être appelé auprès du malade. Entre le torchon, la nourrice, la nappe, mon pantalon, et le bébé qui se croyait mort, je perdais la tête. Mon tuteur ne parlait pas; sa femme assurait avec bonté que ces petits accidents pouvaient arriver à tout le monde. L’entant se désespérait, et la Bourguignonne, sur les indications de Germaine, essuyait tranquillement.

En temps ordinaire, il faut une bonne demi-heure pour se remettre d’une assiette qui se retourne inopinément; en temps exceptionnels, on ne s’en remet point.

Une pareille bévue! juste en face de mon tuteur! C’était me compromettre de plus en plus. Germaine en avait si bien conscience qu’elle cherchait, par tous les moyens dont elle disposait, à attirer l’attention de son père sur elle, afin de la détourner de moi. Dans ses préoccupations, elle renversala salière sur la table; je crois vraiment qu’elle le fit exprès.

Cependant, le chimiste demeurait impassible; j’eusse préféré qu’il me grondât; son silence me terrifiait. Mais on ne se refait pas, c’était par le silence et l’immobilité que M. Bedlok venait à bout de ses analyses et de ses synthèses; et j’étais peut-être la substance la plus compliquée qu’il eût encore rencontrée sur le chemin de la science.

Excepté ma petite Germaine, on ne m’adressa pas la parole directement une seule fois; et je remarquai avec une peine réelle que Mme Bedlok m’offrant des épinards — ou autre chose, car il y a si longtemps que je ne réponds plus de rien, — me dit: «Anatole, en voulez-vous?»

Ceci me sembla un fer aigu, ma cousine Adélaïde m’ayant toujours tutoyé. Je le compris, telle était la froide consigne vis-à-vis de l’écolier aux arrêts, que mon tuteur avait résolu d’écraser sous la désapprobation générale.

Depuis, j’ai su qu’il avait raison.

Le dîner me fit l’effet d’un repas de noce. (Je parle de la longueur.) J’étais au supplice! Je me demandais comment j’allais me tirer de ce guêpier? Cette suite d’émotions m’avait, je pênse, resserré l’estomac, et puis ce goûter retardé nuisait au dîner; enfin, je n’avais pas grand appétit. Mais au dessert, lorsque Prudence, d’un air solennel, déposa sur la table une fort belle tarte aux fruits, et que le bébé, qui avait oublié ses souliers, montrait du doigt son plat favori et battait des mains, mon grave cousin me dit, comme s’il eût dit autre chose:

«Vous pouvez aller dans votre chambre.»

Je me levai, sans me faire prier, bien que moralement assommé sous ce dernier coup; et pendant que je longeais le corridor, j’entendis Germaine qui disait à son père en sanglotant:

«Je ne veux pas de dessert.»

Pauvre chère Lucette! Comme elle était bonne!

Quand je me retrouvai seul dans ma chambre, je fus pris d’un sentiment mauvais et insupportable: je me mis à détester mon tuteur, à vouloir l’oublier, et à ne plus penser qu’à lui. Ceci, lecteur, est le dernier degré de la misère. Je devenais méchant, au lieu de prendre une bonne résolution qui eût changé pour moi la face de la terre, — dans le quartier des Invalides.

Ce qui me tira de cet état dangereux, ce fut le doux piétinement de ma pupille. Elle allait et venait sans découragement, sans colère. Quelle leçon pour moi, autorité supérieure! J’ouvris sa fenêtre; elle me regarda, je le crus du moins. La vue de cette chère enfant calma mon agitation, et je retournais à des sentiments plus dignes d’un tuteur respectable et respecté.

Enfin, Germaine vint me délivrer.

«Bon papa est mieux ce soir, me dit-elle; il te demande, viens avec moi.»

Je la suivis. Quand j’aperçus mon oncle sur le lit de camp où il passait ses soirées, pour se reposer de son fauteuil, je fus pris d’une tristesse qui cette fois gênait bien du cœur.

Il me tendit la main, et me dit quelques mots pleins de bonté. Ma tante entra sur ces entrefaites. Elle aussi avait cet âge de l’indulgence, où l’on se plaît à laisser à d’autres le côté tranchant de l’autorité, où l’on excuse facilement, où l’on pardonne toujours. Cependant, elle ne m’embrassa pas non plus, ne me tendit même pas la main, et ne me tutoya point. Donc, c’était véritablement la consigne; je n’avais qu’à me soumettre.

On me laissa debout, au pied du lit de camp, et bien embarrassé de ma personne.

M’étant trouvé un instant seul avec mon oncle, il me dit sur le ton de bonhomie qui lui était familier:

«Eh bien, mon pauvre garçon, te voilà dans une mauvaise passe. Ton tuteur te punit sévèrement, et il fait bien; c’est son devoir. Crois-moi, mets-toi franchement au travail, et tu auras encore quelques jours de bons à la fin des vacances; je te le promets. Du reste, tu viendras tous les jours me faire une visite, et nous causerons.... »

Il en était là, lorsque M. Bedlok entrant à pas comptés, mon oncle ajouta d’un air distrait:

«Allons, je suis un peu fatigué, vous pouvez vous retirer, Anatole....»

Puis, par habitude, ou peut-être par bonté, il ajouta:

«Ah! je crois que je vais bien dormir; tâche d’en faire autant, mon petit homme»

Et il me regarda en souriant.

Le sourire de mon oncle, c’était dans son visage une lumière; ce que lès marins appellent: Une embellie. Ces cheveux blancs et soyeux, cette pâleur, ce regard fin, cet ensemble à la fois grave et doux, voilà ce que j’aimais par dessus tout dans mon enfance, ce que tout le monde aimait et vénérait avec moi!

Je sortis, me rendant parfaitement compte du changement qu’avait produit, dans le ton et l’attitude du malade, l’entrée subite de M. Bedlok. Cependant, j’entendis entre eux une légère altercation. Mon cousin dit je ne sais quoi tout bas, et mon oncle répondit tout haut:

«Que voulez-vous? mon cher Hector, je suis mauvais gendarme, j’ai toujours pitié du voleur. Chacun son métier. Faites le tuteur; moi, je veux faire le vieil oncle. Il me fait peine à voir, ce pauvre petit diable!»

Ces mots, dits sur le ton d’une douce plaisanterie, furent un baume à mes plaies. Je rencontrai Germaine, qui s’arrangeait de manière à être dans le corridor chaque fois que j’y passais.

«Bonsoir, dit-elle avec sa grande douceur; va dormir, mon pauvre Perrin, et puis n’aie pas peur; demain, si tu veux travailler, tout ira bien.

— Bonsoir, Lucette, répondis-je tristement, mon oncle a été bien bon; toi aussi, tu es bien bonne!»

J’ouvris ma porte, j’entrai dans ma chambre, et je me couchai tout malheureux.


Les Poches de mon oncle

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