Читать книгу Mes loisirs : offerts aux âmes bienfaisantes, pour les victimes de l'inondation - Madame la Baronne - Страница 5

ERREUR ET REGRET, OU L’EXISTENCE D’UN JEUNE HOMME.

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Table des matières


Albert était né avec des passions fougueuses, une âme sensible, une tête ardente; sa mère prévoyait les orages de l’avenir. Elle cherchait un abri dans son cœur pour cet être chéri, qui devait être menacé par la tempête: la violence de l’ouragan n’entraîne-t-elle pas un fils loin de nous à l’âge où on lui tend vainement les bras? La force des penchants résiste alors à celle de notre tendresse; il en est bien peu qui sachent triompher de cet accès, quelquefois passager.

La mère d’Albert implorait la Providence: la Providence n’est-elle pas la mère de tous les malheureux?

Une inquiétude vague agita l’enfance d’Albert; une fantaisie avait déjà chez lui l’emportement d’une passion. Que sera-ce plus tard? disait la pauvre Hélène. Elle se mettait à pleurer, regrettant le passé pour le présent. Hélas! le passé n’était plus à elle, le présent devait bientôt lui manquer. Albert venait de faire sa première communion; il avait reçu la bénédiction paternelle; sa mère lui donna ses derniers avis.

— Mon fils, nous serons bientôt séparés; il ne restera de ta paisible enfance que le souvenir de mes soins assidus. Loin de nous tu trouveras des êtres qui se font un jeu de la vertu, parce qu’ils la méconnaissent; tu entendras blâmer par ignorance ou par légèreté ce que tu as appris à révérer. On te montrera la vieillesse plus ridicule que vénérable, la piété comme une faiblesse de l’esprit. On te parlera du néant qui nous désespère, jamais de la religion qui nous console. De faux amis t’offriront de faux biens, sans qu’ils en aient été satisfaits. On vantera ta santé pour la détruire, ton visage pour le défigurer. On traitera tes principes de préjugés, ta raison de folie, ta morale de sermon. Des livres où l’on accumule des paradoxes, sans établir de preuves, échaufferont ton imagination pour la séduire. Ou y montre les conséquences du vice, moins pour en garantir que pour y attirer; car lorsqu’on n’en voit que l’ébauche, on n’en connaît pas encore les suites, et l’homme qui ne résiste pas au mal par la crainte de s’y livrer, est plus facilement ébranlé dans ses convictions. Un homme probe ne capitule jamais avec sa conscience; un homme peu délicat s’accommode avec elle et va ensuite au delà de ce qu’il avait prévu: c’est la conséquence d’un détour, d’une faute, de toutes les erreurs humaines.

— Oh! maman, répondit Albert, soyez tranquille; je ne lirai pas de mauvais livres, je ne verrai pas de faux amis, je remplirai mes devoirs religieux...

— Je le désire, mon fils, dit la pauvre mère en soupirant, mais je n’ose l’espérer.

— Allons, maman, vous voilà encore triste, reprit Albert en sautant au cou de sa mère. Embrassez-moi; je vous promets que je me conduirai toujours bien.

— Comme tu me répétais, il y a quelques années: «Maman, je vous promets d’être toujours bien sage.»

Albert se lie avec un camarade inappliqué, bon convive; les paresseux de profession ne laissent jamais rien à désirer sous ce rapport. D’abord on l’entraîne à une supercherie de collége; l’impunité l’engage à essayer un nouveau succès; la contrainte est un motif qui semble toujours plausible à celui qui l’éprouve. Tromper un maître, quel triomphe! escalader un mur pour risquer de se noyer en allant dans la Seine lorsque c’est interdit par un règlement! c’est se préparer une leçon; mais une leçon suffit-elle? On renonce quelquefois à la faute que l’on a commise; renonce-t-on à celle que l’on pourra commettre? Il faudrait deviner l’avenir, et cette seconde vue est pour une mère le miroir magique qui lui montre les objets à toutes les distances.

Albert voulait embrasser la carrière militaire; de nouveaux dangers allaient fondre sur lui. La transgression d’un devoir augmente la confiance envers ceux qui ne sont pas dignes de la mériter, mais diminue presque toujours celle que l’on montrerait au censeur de ses actions; il craint ce regard qui pénètre sa pensée, peut-être pour la combattre; qui pénétrerait même sa conscience, s’il ne cherchait pas à s’en affranchir pour se livrer à une passion dominante. Il croit avoir remporté une victoire lorsqu’il s’est soustrait à la vigilance maternelle. Succombant à sa faiblesse, il rompt une chaîne de fleurs, pour tendre ses mains à une chaîne de fer qu’il ne pourra plus briser. Combien n’en est-il pas qui roulent au bas de l’échelle sociale, pour ne pas avoir su se retenir au premier échelon! Des camarades, entraînés par leur éducation première, comme Albert l’est par l’oubli de celle qu’il a reçue, le conduisent d’excès en excès; il souffre, il se repent; il retombe; il a vu la débauche à l’œil cave, au teint blême, à la marche lente et affaiblie; il a vu cette jeune vieillesse, bien différente de celle qu’il apprit à respecter. Combien de malheureux payent au prix de l’existence ce qu’ils achètent au prix d’un argent corrupteur! Albert repousse de toute la force de sa raison des êtres qu’il méprise. Entraîné par de mauvaises relations, il succombe, et ce jeune homme, si fier de sa haute stature et de sa faible raison, vient de se sacrifier pour mieux prouver qu’il sait vaincre le dernier effort de son intelligence. La pauvre Hélène n’est pas forte, mais elle est pieuse. N’a-t-elle pas rempli ses devoirs? La prière serait quelquefois impuissante, s’il n’était pas donné à la religion de nous montrer la foi, l’espérance et la charité. Elle est mère, elles sont sœurs, tout les unit. Albert souffre, il ne prie plus, il n’espère plus, il se maudit; il s’écrie: «O mon Dieu!» plutôt par habitude que par invocation. Le cri de l’homme qui souffre n’est-il pas souvent la condamnation de son ingratitude? Il profère, malgré lui, un nom dont il ose méconnaître la puissance comme il en a oublié la miséricorde. Hélène ne dort plus; elle joint ses mains; des larmes coulent lentement sur ses joues.—«O mon Dieu! ayez pitié de mon fils! s’écrie-t-elle. Je vous ai imploré auprès de son berceau, vous l’avez rendu à l’existence; je vous implore loin de lui, conservez-le à la vertu.» Elle retrouva la résignation, sans se livrer encore à l’espoir. Il y a tant de vicissitudes dans la vie agitée d’un jeune homme! tant de chemins de traverse dérangent le voyage qui mène de l’adolescence à l’âge mûr! et là est-on arrivé au but de la course? Combien d’hommes s’égarent encore en chemin! L’ambition ne se trouvera-t-elle pas au dernier relais? ne fera-t-elle pas faire fausse route? et les cahots ou les ornières ne menaceront-ils pas encore l’intrépide voyageur?... Albert renaît à la vie; en fera-t-il un meilleur usage? Il le veut, il le croit. Quel est celui qui, au moment où il échappe à un danger, songe à de nouveaux hasards et à d’autres périls? Albert forme de beaux projets et se dit invulnérable: le sera-t-il en effet? Une santé détruite a émoussé la violence de ses passions; mais nos passions se déguisent, se montrent sous tant d’aspects!... Quelle est celle qui va menacer son repos?

Un soir, Arthur, un de ces bons camarades, que l’on ose nommer ainsi, rencontre Albert qui était fatigué du présent comme du passé ; il l’engage à se distraire d’une convalescence qui l’affaiblit.

— Il faut redonner du ton à un estomac délabré, s’écrie-t-il avec une de ces grosses joies qui étourdissent plus qu’elles n’amusent.

— On m’ordonne un régime soutenu, répond Albert.

— Bah! un régime; un militaire a-t-il besoin d’un régime? Nous n’admettons ni l’ancien, ni le nouveau; vivent la joie et la bonne chère! voilà notre régime à nous... Le plaisant compaguon de voyage que je me suis donné là ! autant vaudrait nous diriger vers la Sorbonne, et peut être encore y trouverions-nous peu d’étudiants... Mon pauvre garçon, tu n’es qu’une femmelette. Un bol de punch, et tu vivras dix ans de plus. Regarde notre ancien, est-il devenu vieux en dépit de son genre de vie? C’est là un homme qui se chargera de l’épitaphe du genre humain.

— On assure que c’est une exception: on en trouve en mal comme on peut en trouver en bien.

— Mais tu es devenu un vrai Caton, mon cher; vivent les gens d’un caractère indécis! ils flottent pour tout et ne savent ni mourir ni vivre...

Albert reprit:

— Ce n’est pas que je craigne rien, au moins.

— Reste, mon cher, reprit Arthur; je ne veux pas compromettre ta santé délicate; tes parents m’accuseraient de te pervertir; va te remettre sous l’aile maternelle.

— Au fait, dit Albert, je pourrais bien risquer un demi-verre de punch. Cependant le médecin m’avait recommandé...

— Ah! le médecin; en voilà bien d’une autre, à présent! le médecin prolonge à plaisir une convalescence. Tu veux te conduire en homme et en brave militaire: tous les militaires fument et boivent comme des Suisses. On m’a dit que les Suisses ne fumaient plus; eh bien! on dira désormais fumer comme un Français. C’est un renom qui remplacera l’urbanité française qui a vieilli, puisqu’elle date peut-être du temps de Clovis.

Le pauvre Albert répéta tout bas: —Les médecins sont comme les mères, ils poussent tout à l’extrême; d’ailleurs ne m’a-t-on pas dit souvent: User des choses avec modération, c’est savoir en jouir sans avoir à en craindre les excès?

Albert cède; Arthur a bientôt profité de son ascendant pour doubler la dose de gaieté et la ration de liqueur. Elle produit son effet. Arthur ne s’inquiète guère de la santé du pauvre Albert; il songe plutôt à le distraire qu’à le guérir: les convives finissent par n’avoir rien à s’envier ni à se reprocher.

— A quoi emploierons-nous notre temps? dit Arthur. Tu as été entraîné par Théobald dans une société détestable. Suis-moi, je ne veux pas te faire courir le risque des mêmes excès. Théobald a la passion effrénée des femmes, de ces êtres qui ne savent ni commander ni obéir; ce composé d’inconséquence et de légèreté ; ces capricieuses, ornées par la nature, qui n’ont pas d’autre mission sur la terre que de plaire ou de séduire; agréables lorsqu’elles sont jeunes, ennuyeuses lorsqu’elle s sont pédantes, quinteuses lorsqu’elle s sont vieilles! qui s’envient, se détestent, se font un jeu de nos tourments et de ceux d’une rivale. Dissimulant d’abord ce qu’elles feignent ensuite, on les voit parer leur caractère des vertus qu’elles n’ont pas, et leur visage des charmes qu’elles n’ont plus. Ce sont de jolis jouets; pourquoi craindrait-on de les briser lorsqu’ils ne savent plus nous plaire? Quant à moi, je les déteste, je les méprise.

— Tu les méprises? dit Albert avec émotion. Tu n’as donc pas connu ta mère?

— Je ne l’ai jamais vue. On m’a dit que mon père et elle étaient de bons vivants, qui conduisaient si joyeusement leur barque, qu’ils ne m’ont rien laissé pour diriger la mienne. Resté orphelin, on ne trouva rien de mieux que de me jeter dans un collége. Là, j’ai fait payer cher au proviseur, aux professeurs, au censeur et à toute la secte scolastique, les nombreux pensums dont ils ont bien voulu me gratifier en pure perte. Le jour de la distribution des prix, tout est bien rangé ; les habits sont brossés; les parents, la larme à l’œil, sont ravis, parce qu’il y a quelques noms qui ont eu du retentissement; ils se pavanent dans le monde pour des succès plus ou moins mérités; et souvent, on a donné du lustre à l’instruction, comme à la toilette, en cherchant à faire disparaître les taches ou les vices qui se montrent lorsqu’on a fini de jouer un rôle d’apparat; les élèves, ordinairement, reçoivent de brillantes indemnités, proportionnées à la satisfaction ou à l’orgueil des parents. Il est probable que je n’aurais rien reçu; aussi, n’y en avait-il pas qui pût m’égaler pour escalader un mur, donner à propos un croc-en-jambe. Mon vieux tuteur, homme sans moyens, qui croyait que tout consiste dans la force des muscles, s’extasiait devant moi lorsqu’il me voyait un habit en lambeaux, parce qu’il n’était pas chargé de le payer, et qu’il ne songeait pas que je n’avais pas grand’chose à perdre. Il me croyait un Duguesclin en herbe. Il disait avec un sourire et d’un air malin:

— Cela fera un fameux général d’armée, celui-là ! — Il paraît que le ministre de la guerre ne l’a pas consulté. Que peut-on me reprocher? J’ai marché sur les traces de mes nobles aïeux; il me faudra tourner la tête à quelque riche héritière, à présent, pour rétablir mes finances; et, en conscience, je ne suis pas joli garçon, quoiqu’assez bien tourné, militairement parlant. Hors l’enseignement mutuel de la garnison, je n’ai pas appris grand chose. Je n’aurai donc que mon cœur à offrir.... Il faut faire fortune ailleurs: allons essayer si le tapis vert favorisera mon mérite et te sortira de tes langueurs. Tu es comme une buse, tu ne dis rien.

— C’est parce que tu parles toujours, reprit Albert.

— Les suites d’un bon repas agissent en sens contraire; les uns sont bavards, les autres sont taciturnes. —

Le pauvre Albert, étourdi par la volubilité de son camarade, qui s’enivrait en parlant, affaissé par les excès de la table, qui étouffent la pensée, ôtent toute volonté à la raison, suit machinalement Arthur. Ce dernier entre dans une salle de jeu, d’un pas ferme et déterminé, comme celui qui a déjà maintes fois risqué sa vie. Une salle de jeu est un amphithéâtre; les joueurs vont faire des expériences sur la fortune: tous les lambeaux qu’on en arrache disparaissent tour à tour. Albert voyait, pour la première fois, cette réunion hideuse de ces hommes qui compromettent leur existence ou exploitent celle des autres par l’appât d’une richesse fantastique; elle se montre, disparaît, reparaît et s’écroule sous tant de regards avides ou désespérés! Le vieillard oublie la tombe dont il s’approche, pour le coffre-fort qu’il ne veut pas abandonner. Le père oublie que sa famille manque de pain, et n’aspire qu’à lui porter un peu d’or. Le fils dénaturé spécule sur l’avenir qu’il compromet. Un jeune homme pâle, les yeux hagards, la prunelle brûlante, fixait avec effroi la carte sur laquelle il venait de placer ce que l’homme a de plus cher. Son honneur était déposé sur un monceau d’or, et ce monceau d’or lui échappe... Il ne lui reste que le désespoir, une femme de vingt ans, un fils de quelques mois; il perd tout, il va tout quitter!.... La débauche entraîne une mort lente, le jeu une mort prompte... l’infortuné va périr...

Albert, à moitié tombé dans un sommeil d’abrutissement, voit tout de ce regard stupide qui n’examine rien, faute de sensation. Il joue sans plaisir comme sans peine, il gagne sans intérêt, il perd sans regret: c’est un automate à ressorts. Il n’a plus d’âme ni d’imagination; affaibli par la maladie, par les excès, il ne songe pas plus à la veille qu’au lendemain. Il joue pour jouer, lorsque tant d’autres jouent pour s’enrichir, ou pour regagner ce qu’ils ont perdu. De tous ces êtres, il n’y en avait qu’un seul qui sentît quelque chose; c’était ce jeune homme qui allait léguer après lui tant de regrets, pour se soustraire au déshonneur d’un emploi compromis.

On ne parvient pas plus à s’arracher aux dures conséquences de la vie, lorsqu’on ne sait pas l’employer, qu’à un dénouement qui confondra l’incrédule comme le coupable.... Albert avait perdu sur parole; le lendemain il se réveille avec cette cruelle idée. Il cherche Arthur et l’accable de reproches; il a horreur du suicide, mais un duel mettrait fin à sa vie sans qu’il pût se le reprocher.... Les lois divines et humaines condamnent le duel, et cependant le monde l’approuve quelquefois: les esprits forts exaltent Rousseau, sans vouloir l’écouter lorsqu’il combat un préjugé ! Albert cherche à se persuader que sa mort serait moins coupable, s’il repoussait une agression ou s’il la devait à la vengeance des égarements qu’il aurait pu se reprocher.

— Je ne suis pas le plus répréhensible, dit Albert; Arthur voyait bien que je n’étais pas dans un état normal, où l’on peut conserver quelque ombre de raison; j’ai été entraîné machinalement; qui sait s’il n’était pas de moitié pour me perdre? car il paraissait connaître tout le monde dans cette infernale maison, où je ne connaissais personne! Il m’a dit souvent que les sots étaient ici-bas pour nos menus plaisirs. Il a eu l’air de me traiter comme un sot, il se rit de mon infortune!

C’est ainsi qu’il se montait progressivement la tête, afin de mieux en venir à une altercation. La plupart des hommes cherchent à quereller ceux auxquels ils se lient dans la prospérité. Qu’un revers les atteigne, ce n’est pas eux qui ont eu tort; ce sont de mauvais conseillers qu’ils étaient bien libres de ne pas écouter! La crainte du ridicule avait entraîné Albert; la pensée qu’il a été ridiculisé excite sa colère: il s’agit de punir ce perfide qui se disait son ami.

— Oh! s’il n’avait compromis que moi! s’écrie Albert.... mais mon père,.mon père qui fit toujours honneur à ses engagements! Ma mère, qui loin de moi sourit peut-être à travers ses larmes, en regardant le portrait qui lui rappelle mon heureuse enfance, ses premières douleurs, l’occupation constante de sa vie! O ma pauvre mère! si elle pouvait me voir! que va-t-elle devenir?

A ces mots sa rage ne connaît plus de bornes; un mouvement généreux l’entraîne, mais l’effet d’une faute sera toujours de dénaturer l’action qui va suivre une première erreur. Il s’abandonne à un emportement qui provient de l’excès de son repentir. Arthur est insulté... ils s’acharnent, après des reproches amers, à s’arracher cette vie qu’ils compromettaient gaiement la veille. Albert porte et reçoit des coups, sans rien écouter que sa fureur; Arthur, plus corrompu par ses habitudes que par son cœur, voulait ménager son adversaire qui finit par s’enferrer lui-même et tombe blessé grièvement; il fait signe à son malheureux camarade, et lui dit avec de fréquentes interruptions: —Une dette est sacrée, je le savais;.... je l’ai prévu.... tu trouveras sur ma table un paquet à l’adresse de mon père.... je demande à son honneur, si je succombe, ce que je n’aurais osé solliciter de sa tendresse, si j’avais vécu...

— Tu vas te trouver mal! dit Arthur.

— J’ai encore un peu de force, réplique Albert, fais prier l’aumônier de se rendre près de moi; qu’il console ma mère; je sens à présent que je ne pourrais me passer de lui!

Comment parlerait-on à une mère de tout ce qu’elle a perdu sur la terre, si on ne lui rappelait pas ce qu’elle retrouvera dans le ciel?

Albert reprit: — Ma voix s’affaiblit, je suis seul coupable. Adieu, Arthur, je....

Il venait de s’évanouir. Arthur, habitué aux émotions de ce genre, chercha cette fois à les brusquer par son langage: il avait peur de s’attendrir. — Se serait-on attendu que notre partie d’hier eût une telle issue? On ne prévoit pas ces choses-là ! Me voilà dans un bel embarras, à présent. J’aimerais mieux une bataille. Où vais-je le transporter? quelle journée! Il était si frais, si dispos, lorsqu’il est arrivé ; on n’en trouvait pas de plus leste, de plus alerte! Ah! Dieu soit loué, voilà une de ces bonnes sœurs embéguinées; il faut convenir que les femmes sont bonnes à quelque chose; je ne me serais jamais entendu à panser mon malade; et puis ne m’a-t-il pas fait une entaille au bras? il n’est pas déjà si manchot! Voilà que je me sens tout faible.... hé ! dites donc, ma sœur!

Et la bonne sœur, cet être frêle et sans appui, se trouve au milieu de ces fiers vainqueurs, tous deux abattus, qui peut-être l’auraient plaisantée la veille; elle allait soigner un de ces malades qui ne savent que gémir, comme elles ne savent que consoler. La pauvre sœur, pour la première fois, se trouve embarrassée d’un surcroît de bonnes oeuvres; dans ce moment, elle voudrait et ne peut secourir tout le monde à la fois. Seule, debout auprès de ces jeunes gens décolorés, elle s’étonne que la passion puisse égarer à ce point; car elle ne connaît que celle de faire du bien à ses semblables. Albert lui paraît le plus affaibli; elle le ranime, en lui donnant à respirer quelques sels. Son état, quoiqu’il fût alarmant, n’était pas aussi désespéré qu’on pouvait le croire! elle épie le premier signe de vie. Il entr’ouvre les yeux, voit une femme dans l’attitude de la prière... «Ma mère!» s’écria-t-il, comme dans la souffrance il disait: «O mon Dieu!»

Une voix aussi douce que celle des anges répond à cet accent du cœur. Il reconnaît alors ce vêtement sacré qui est pour les femm es un uniforme non moins glorieux que celui qu’on a vu illustrer par les hommes... Le nom de sœur s’échappe de ses lèvres; il commence à connaître l’amitié et la reconnaissance, il connaîtra enfin la vertu!

Arthur n’avait eu qu’une de ces légères faiblesses que l’homme le plus fort ne saurait éviter, lorsque le dérangement de ses organes lui prouve qu’il est bien peu de chose, malgré cette sotte présomption qui l’élève à ses yeux pour l’abaisser si souvent à ceux des autres. Arthur fut obligé de convenir qu’il s’était cru au moment de plier bagage, terme léger, dont il voulut égayer l’angoisse qu’il venait d’éprouver.

— Dieu nous en préserve! dit la bonne sœur, vous n’auriez pas eu le temps de vous reconnaître!

— Elle est plaisante, la sœur, reprend Arthur; je ne me reconnais que trop, me voilà joli garçon!... Allons, il faut tâcher de nous tirer d’ici; d’ailleurs le camarade a été plus solidement atteint que je ne le suis par son estafilade; restez avec lui: je vais chercher une voiture pour nous transporter à l’hôpital!

Le voilà en marche; mais l’homme à toute épreuve ne résiste pas au premier essai qu’il fait de ses forces; il chancelle de nouveau: c’est une femme timide et craintive qui le soutient.

— Reposez-vous, dit la pauvre sœur, je demanderai moi-même une voiture: il y a des démarches qui s’expliquent par le but qui les dirige.

Des voix d’hommes remplacent, dans une infirmerie, la douce voix qui inspirait la patience, parce qu’elle rappelait à la prière et à l’espoir. Albert se retrace les premiers jours de son enfance, les soins touchants de ses parents. Il se rappelle ce bosquet où il ne menaçait que le repos d’une pauvre fauvette, qui venait de voir éclore ses petits; il insultait à sa douleur par une joie bruyante. A présent, une mère bien plus à plaindre tremble aussi loin de lui; il donnerait un an de sa vie pour une heure de cette joie pure que rien n’efface! Il se rappelle ces jeux, où la prise d’un papillon rend aussi heureux que le gain d’une bataille; le plaisir d’une pêche où il ne prenait rien; la chasse où il portait quelques lièvres qu’il rapportait en conquérant, sans avoir rien conquis. Enfin une glace venait-elle à s’offrir à ses yeux, il voyait un visage flétri, décomposé ; un soupir s’échappait de son cœur; car il n’est pas d’être insensible à cette métamorphose. Il s’écriait avec douleur:—Oh! que dira ma mère? Qu’ai-je fait, malheureux? ajoutait-il: j’ai dissipé ma jeunesse, comme on dissipe une fortune brillante qui paraît ne devoir jamais finir. Que me restera-t-il? des regrets! Oh! ma mère, du moins, me restera toujours!

Albert était sensible, il commençait à revenir de ses erreurs. Malheureusement, il n’était pas à la fin de ses regrets. Il débutait seulement dans la carrière; il promit désormais de se vouer à la gloire.

Albert avait conservé, à la suite de ses égarements, un teint pâle et maladif, que longtemps il s’était plu à regarder comme le trait distinctif d’un visage romantique, autre maladie du jour qui l’atteignait, parce qu’elle est souvent contagieuse. 11 avait lu de ces ouvrages nouveaux, où l’on préconise le vice en l’érigeant en vertu. Albert allait rencontrer dans les salons le vice civilisé, non moins dangereux quoique mieux orné. Il fut encore séduit. Combien de familles ne regrettent-elles pas un tyrannique empire qui rompra tant de liens!

Cette fois, une froide coquette déguisa une souveraineté absolue sous un pompeux étalage de phrases rassemblées dans le roman de la veille ou du jour. Albert se crut aimé, se livra de bonne foi, excusant une passion condamnable, parce qu’il s’en voyait l’objet. C’était l’occupation du désœuvrement dans un cercle où il y a tant d’études à faire pour celui qui l’essaye d’abord, et le juge ensuite.

— Rosalbe, disait-il, n’a pas d’enfant; Rosalbe est une femme incomprise; c’est une de ces âmes ardentes qui sont le type de notre époque; c’est un de ces torrents qu’aucune digue n’arrête. Il lui faut mon amour à tout prix, pour moi elle braverait l’univers; je veux le braver aussi pour elle! — Il aurait pu ajouter: — Je ne braverai pas grand’chose: son mari s’inquiète peu des liens qu’ils ont formés, et les curieux observent un jour ce qui se passe, jusqu’à ce que leur attention soit dirigée vers de nouveaux objets; tour à tour on tolère, on blâme, on s’accroche, on se déchire, on jette des pierres ou des cailloux, sans rien approfondir et sans rien distinguer; ce qui part de la tête ou du cœur, ce qui est calcul ou faiblesse, ce qui demande la sévérité ou l’indulgence, est confondu dans un même arrêt. — Voilà ce qui se voit chaque jour, ce qui se verra longtemps, et ce qu’Albert ne voyait pas encore, parce qu’il était subjugué !

Albert ne quittait plus Rosalbe; elle était à la fois un préservatif et un danger, comme tant de Circés modernes. Rosalbe avait beaucoup d’esprit, elle parvint à lui prouver qu’il jouerait un rôle insignifiant s’il ne cherchait pas à s’instruire. Une femme s’attache par vanité comme paraffection, lorsqu’elle n’est pas dominée par son cœur. Albert chercha à prendre le change sur ce qu’il avait inspiré. Sa mère avait parlé à sa raison, Rosalbe parlait à son amour-propre, et l’amour-propre a plus de pouvoir que la raison sur la plupart des hommes. Il s’entend bien mieux à fasciner nos yeux. Albert chercha enfin à rassembler des études superficielles dont il ne lui était rien resté. Il ne devait pas à Rosalbe le bonheur; on ne le trouve que dans l’amour de ses devoirs; mais du moins lui devait-il l’amour de l’occupation, qui nous met à l’abri des erreurs grossières. Albert avait de l’intelligence, des moyens; c’était encore en lingots; il fallait en tirer parti, les façonner. Il était devenu un homme instruit, sans pouvoir prétendre à devenir un homme profond. Il était aimable; il y avait de la grâce dans son esprit, du charme dans sa conversation. On le citait comme un militaire de bonne compagnie qui n’exhalait pas en fumée des frais de conversation; il avait des talents, et il portait dans le monde ce tribut qui obtient des éloges, des critiques, peut-être, à tort et à travers, comme tous les jugements de salons; mais enfin, c’était une ressource et on savait en profiter.

Malheureusement pour Albert, Rosalbe, intrigante de profession, voulait le voir avancer dans sa carrière plutôt par ambition que par tendresse; elle cherchait un reflet qui devait se reporter sur elle. Albert ne connaissait pas encore un sentiment généreux, qui fait aimer la gloire par le seul désir de se distinguer et d’honorer le nom que l’on porte et que l’on veut faire porter à celle qu’on préfère. Une élévation personnelle demande de la persévérance et une grande force de volonté.

Un soir, Albert vit une jeune personne qu’il crut rencontrer pour la première fois. Combien Rosalbe était désenchantée par un seul regard de celle qui s’offrait à sa vue! Une simple robe blanche d’une mousseline légère dessinait sa taille gracieuse et souple; son écharpe bleue, semblait aérienne comme elle; un nœud de gaze, de même couleur, rattachait une chevelure blonde qui retombait en boucles sur le plus joli visage; des yeux d’une douceur pénétrante laissaient entrevoir la franche gaieté d’un sourire qui répondait du calme de son cœur. Il y avait de la pudeur dans ses larmes, car elle cherchait à les dérober à tous les yeux. Souvent une femme affecte de déplier un éventail, d’effeuiller une fleur, de ramasser un gant, pour échapper à cette investigation que l’on redoute plus qu’on ne la recherche. La candeur de Marie contrastait avec l’affectation de Rosalbe, qui faisait de tout une affaire de raisonnement plutôt que d’inspiration. Cette dernière voulait paraître, feignait un sentiment comme Marie cherchait à le dissimuler; sa toilette était aussi resplendissante que celle de Marie était simple et modeste. Une robe de velours nacarat montrait la blancheur de deux épaules qu’elle semblait vouloir étaler et farder comme son âme. On admire quelquefois, de loin, un éclat emprunté ; mais ceux qui en remarquent l’ensemble finissent par en reprendre les détails. Hélas! on sait la date de nos rides, comme celle de nos années de succès; et de jeunes visages n’ont rien à réparer. Un regard impérieux qui commande et n’attendrit pas, le disputait, chez Rosalbe, à l’éclat d’une parure brillante qui faisait ressortir une chevelure d’un noir d’ébène; sa taille était belle et imposante; on l’admirait, elle entraînait; on ne l’aimait pas... A côté de Rosalbe, se trouvait une jeune femme qui pourrait être le type de tant de jeunes femmes que l’on rencontre dans les salons. Légère de taille et de tête, parée de légers ornements, on ne la voyait pas le lendemain ce qu’on l’avait vue la veille; gracieuse dans ses mouvements, elle devait à peine sentir la vie, elle ne semblait créée que pour le plaisir. Cependant, à bien analyser ses sensations, tout devait se passer en apprêts de fête, et la fête ne lui offrait peut-être pas le même charme que les apprêts. Combien de femmes nous diraient, si elles étaient toujours de bonne foi, qu’elles s’amusent bien moins dans une soirée que de tous les préparatifs qu’on a faits pour s’y trouver! L’idée d’éclipser une rivale de bon goût, de montrer une parure nouvelle, d’inventer un assortiment de fleurs ou de couleurs qui produiront un ensemble gracieux, est une combinaison diplomatique, pour une jeune femme à la mode, qui se soucie bien plus de plaire que d’aimer; faut-il lui en faire un crime? Cela ne durera pas longtemps, et les spectateurs n’encouragent-ils pas ces jolies actrices du monde dans le rôle qu’elles adoptent, comme celles qu’on voit sur un théâtre de société ? Eh bien! souvent les hommes nous accusent d’être inconséquentes ou coquettes, lorsqu’à bien juger les choses, les femmes ont quelquefois moins envie de briller par elles-mêmes que par leur toilette; c’est une vanité plutôt relative que personnelle.

Albert avait tout perdu de vue pour un seul objet. Appuyé sur une chaise, il contemplait en silence cette jeune personne timide qui l’intimidait aussi. Il était surpris, d’éprouver quelque embarras auprès d’elle, car il n’en ressentait jamais lorsqu’il s’adressait à Rosalbe, qui voulait exercer des prestiges sur tout le monde; c’est alors qu’il commença à interroger sa vie, après avoir interrogé son cœur. La crainte de déplaire venait de lui rappeler son infériorité ; il se voyait entouré d’hommes qui s’étaient fait un nom. Avait-il su porter dignement celui qu’il était appelé à soutenir? Il sentait qu’une seule femme pourrait assurer son bonheur; il aurait pu l’obtenir s’il l’avait voulu, et Rosalbe n’était déjà plus qu’un fantôme importun qu’il ne savait que redouter et qu’il craignait de rencontrer, comme un reproche ou un obstacle. Combien de réflexions suivirent ce premier examen! Il s’approcha de Marie; en causant souvent avec elle, il reconnut une élévation de pensées, une délicatesse de sentiments qui répondaient à tout ce qu’on lui avait inspiré dès l’enfance. Cette sympathie de deux âmes faites pour s’entendre, lui montrait un nouvel avenir. On eût dit qu’il venait d’aborder une terre inconnue, tant il trouvait d’isolement au milieu de cette foule où il ne voyait plus qu’un seul être qui fût digne de lui. Jusqu’à présent il n’avait osé parler à sa mère de ce qui devait être condamné par elle. La confiance lui parut nécessaire lorsqu’il la regarda, non-seulement comme sa meilleure égide, mais encore comme son plus sûr appui. Pour mériter Marie, il lui fallait des vertus; il voulait les retrouver près de celle qui les possédait toutes à ses yeux.

— Hélas! mon fils, lui dit-elle, je n’ai que trop prévu la fatale conséquence de tes égarements et le danger d’une liaison qui enchaîne ta personne lorsqu’elle ne captive plus ton cœur; tu n’offres aucune garantie aux parents de Marie. Dominé tour à tour par tes passions ou par une froide intrigante, ce n’est qu’en rachetant tes erreurs passées que tu pourras espérer le bonheur auquel tu aspires. Arthur et Théobald, tes anciens camarades, se sont mariés; Arthur a épousé une veuve assez mauvaise mère pour compromettre le sort des enfants d’un premier mariage en s’unissant à un joueur de profession, quoiqu’il ne fût pas séduisant. Elle est réduite à déplorer la perte de sa fortune, et ne vit plus que de la pension alimentaire de son fils et de sa fille. Théobald, livré à une jeunesse orageuse qu’il n’a pas su maîtriser à temps, languit dans la souffrance; une femme charmante pleure sur lui et sur le sort des êtres chéris qu’elle regrette avant de les avoir perdus, et qui vont le précéder ou le suivre dans la tombe. Plus délicat qu’Arthur, plus sage que Théobald, tu inspireras cependant aussi des craintes. On doit redouter l’empire que tu as laissé prendre à cette femme, déconsidérée par le mépris.

— Quoi! ma mère, vous savez?...

— Oui, Albert, reprit sa mère, jamais rien ne m’est échappé de ce qui pouvait menacer ton bonheur. Marie est tout ce que mon cœur eût désiré rencontrer dans la fille que je voudrais posséder quelque jour. Oh! comme j’aimerai celle qui aimera mon fils! Je désirerais lui donner une partie de ce que j’éprouve, pour qu’elle pût mieux le deviner et le rendre heureux!

Albert chercha dans les combats à se distinguer; sa conduite fut exemplaire dès qu’il connut un amour vertueux: il se croyait sous le pouvoir magique d’une divinité invisible. Son âme s’élevait parce qu’il voulait être estimé. Sans l’estime, l’amour ne perd-il pas son plus noble prestige et ses plus heureuses inspirations? Albert se fit un nom qui lui acquit une illustration personnelle, la seule à laquelle une âme élevée puisse prétendre: le nom que l’on porte est d’ailleurs une obligation qu’il faut comprendre.

Albert revint, sa mère avait veillé sur son avenir; il fut heureux. Le devoir sanctionna une union où les rapports de goûts et de caractères avaient été consultés. Quant à Marie, elle était mariée: le pauvre Albert y avait songé trop tard pour l’obtenir. Il lia son sort à celui d’une femme bonne et vertueuse, qu’il s’estima heureux de posséder. Il s’intéressa toujours à Marie, comme on s’attache à tout ce qui rappelle au devoir, au bonheur; comme on aime une amie, une sœur, qui charme ou console.


Mes loisirs : offerts aux âmes bienfaisantes, pour les victimes de l'inondation

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