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Pauvre Louvain!

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Louvain, 9 août.

JE me mets à écrire «mon Journal» en revenant de chez Tantine Berthe où nous sommes allés après le déjeuner. Tantine était beaucoup plus douce que d’habitude avec nous; au lieu de nous regarder d’un œil sévère, elle nous a dit, à Barbe et moi, en posant sa main sur nos têtes: «Allez, mes petites, dans le jardin, soyez bien sages, n’abîmez pas les fleurs, promenez-vous tranquillement en attendant que je vous appelle pour goûter, j’ai à parler avec vos parents».

Oh! je sais bien ce qu’elle voulait: c’était lire la lettre de Désiré que nous avons reçue ce matin.

Désiré est son préféré. Elle dit toujours: «C’est un garçon, ça!» Aussi était-elle heureuse d’avoir de ses nouvelles. Maman avait annoncé: «Oh! nous avons une lettre bien intéressante de Désiré». J’ai tout de suite pensé à la copier dans mon cahier comme souvenir; la voici:

Bruxelles, 3 août.

«Chers parents, chères sœurs,

«Je me hâte de vous donner de mes nouvelles. Je suis arrivé hier à Bruxelles en excellente santé. Nous nous sommes rendus immédiatement à la caserne d’artillerie qui se trouve à la Chaussée de Terouëren, que papa connaît. Après nous être restaurés, on nous a annoncé que le Roi passerait la revue de notre régiment à deux heures. Alors vous pensez si nous nous sommes astiqués et si tout reluisait merveilleusement à l’heure dite. C’est au champ de manœuvre qu’a eu lieu la revue. Il y avait avec nous les régiments de cavalerie et d’artillerie. Nous étions en position à droite, la cavalerie à notre gauche, les mitrailleuses traînées par des chiens étaient au milieu de nous. Une foule énorme se pressait tout autour, et les agents de police et même les gendarmes la maintenaient avec peine. Le Roi est arrivé après une demi-heure d’attente, à deux heures précises; il était à cheval, accompagné du major Melotte et de ses aides de camp. La foule entière n’a eu qu’un cri: «Vive le Roi!» La musique battait aux champs, les soldats frémissaient d’enthousiasme; le Roi tout pâle se tenait droit sur son cheval; il avait l’air horriblement ému, et lorsqu’il a passé devant moi – je suis, comme vous savez, le premier du bataillon – j’ai vu que ses yeux étaient pleins de larmes. Il a prononcé quelques paroles que je voudrais vous citer textuellement, tant elles étaient belles et simples: «Oui, la Belgique est un petit pays, mais son honneur est grand; il saura le sauver et vous tous, jeunes gens, vous vous battrez pour son indépendance et sa liberté. Je serai avec vous et c’est à mes côtés que nous arrêterons les envahisseurs qui trahissent leur serment!» Nous aurions tous voulu applaudir. Nous avons seulement crié: «Vive le Roi! vive la Belgique!»

«Nous partons ce soir pour Liége. Je vous embrasse tendrement, mes chers parents, ainsi que Madeleine et les deux petites.

Votre fils,

Désiré.

«P. – S. – J’oubliais de vous dire qu’à la revue, il y avait un chien attelé à une mitrailleuse qui ressemblait beaucoup à Phœbus mais il n’était pas content du tout d’être attelé et il voulait mordre tous ceux qui s’approchaient de lui. Alors on lui a mis une muselière.»

En revenant de chez Tantine, papa a voulu passer devant l’Hôtel de Ville pour savoir s’il n’y avait pas quelque chose de nouveau. Nous avons été arrêtés sur la Grand’Place par M. Van Tieren. Il prévint papa que M. Boonen avait reçu des nouvelles d’un de ses fils. Nous sommes vite allés chez lui. Ce n’était pas très loin, car il demeure avenue Jodoigne.

On nous fit entrer dans la salle à manger où son second fils, habillé en artilleur, tout couvert de poussière et de boue, était assis devant la table et mangeait en hâte ce qu’on avait posé devant lui.

Son père expliqua à papa, afin de le laisser manger qu’il avait été chargé par son général de porter des dépêches importantes au quartier général, à Bruxelles où se trouvait le Roi. Il était arrivé à motocyclette.

Papa lui demanda ce qui se passait à Liége.

«Oh! nous ne sommes pas en bonne posture et les Allemands sont en nombre, et puis, il y a eu l’attentat du général Léman qui commande la forteresse de Liége.

– L’attentat du général Léman?

– Oui, voilà, je vais vous le raconter en deux mots.

– Mais as-tu assez mangé?

– Bien sûr, j’étouffe. Voici donc la chose.

«C’était le 6, vers deux heures de l’après-midi; nous étions au quartier général, établi rue Sainte-Foy; nous restions dans une maison située en face de celle où était logé le général Léman avec ses aides de camp.

«Tout à coup, on entendit des cris et puis du tumulte dans la rue, nous nous précipitons aux fenêtres et sur la porte, et nous apercevons une foule de femmes et d’enfants escortant un groupe d’officiers ou soldats que nous ne distinguons pas bien au milieu de cette masse de gens. On criait: «Voici les Anglais! Vivent les Anglais!» Ils atteignent la maison du général et pénètrent sous la porte. Le bruit de la rue avait attiré un tas de gens, et on ne pouvait que difficilement se frayer un chemin à travers cette multitude.

– Tout à coup une clameur s’élève: «Allemands, ce sont des Allemands!»

«Alors la foule se rua sur la porte, voulant massacrer ces soldats qui avaient pénétré jusque-là à l’aide d’espions; mais nos soldats arrivèrent à la maintenir, et ce fut dans l’escalier même que la lutte s’engagea.

«Un aide de camp du général avait reconnu leur uniforme, et c’est juste à sa porte qu’on les arrêta. Deux parvinrent à s’enfuir et, avec une audace incroyable, se jetèrent dans l’automobile du général qui stationnait dans la rue et tentèrent de fuir, mais il était trop tard; nous avons saisi nos deux prisonniers qui ont comparu devant le général Léman qui, bien que malade et épuisé les interrogea et les condamna.

«Le lendemain, le général Léman gagna le fort de Loncin, suivi de son état-major, et c’est sur son lit de camp qu’il a présidé le conseil de guerre, et c’est lui-même qui m’a remis les dépêches pour le Roi.»

En disant ces derniers mots, il tapa sur la poche de sa veste où étaient cachés les papiers importants.

«J’ai encore le temps de vous raconter l’histoire d’un petit boy-scout qui nous sauva la vie.

«Figurez-vous que tandis que nous nous battions autour de Liége sans arrêt du matin au soir, et souvent fort avant dans la nuit, nous avions à peine le temps de manger. Les habitants de Liége savaient que la distribution régulière des vivres était impossible, et que ce n’était que par hasard que nous parvenions à prendre une bouchée. Un brave marchand de comestibles eut une idée épatante: il réunit, avec l’aide de quelques amis, des bouteilles, des poulets, des pâtés de foies gras, des fruits, et ils chargèrent un petit boy-scout de quatorze ans de nous porter à bicyclette ces victuailles. Alors ce brave garçon mit un gros paquet devant lui, sur le guidon, et un second bien attaché sur la selle par derrière, et le voilà parti pour la ligne de feu.

«Les premiers, dont j’étais, qui le virent, furent un peu étonnés. Il nous tendait une bouteille, un pâté que nous partagions entre trois ou quatre, entre deux coups de feu; on n’avait pas même le temps de le remercier, et il courait plus loin faire de même aux camarades, et, après avoir vidé ses paquets, il enfourchait sa bicyclette et rentrait dans Liége pour revenir bien vite avec de nouveaux poulets et de nouvelles bouteilles qu’il distribuait de la même façon. Ah! l’on peut dire qu’il nous a sauvé la vie, car il a fait ces voyages pendant plusieurs jours de suite!»

Quand Jean Boonen eut fini son histoire, il se leva et dit:

«Maintenant, adieu, je file.»

Mme Bouts, la marchande de lait et de légumes, qui a été forcée de donner ses deux chiens, est venue demander à maman comment elle pourrait envoyer des légumes à Bruxelles, car elle venait d’apprendre, par Poppen, que des maraîchers des environs de Bruxelles en avaient expédié une quantité.

«Mais, dit maman, envoyez ce que vous voudrez par le chemin de fer.

– Oh! sûrement non, car on me les volerait en route.

– Mais non, vous pouvez être tranquille: d’ici à Bruxelles, il n’y a pas de danger.

– Oh! c’est que vous ne savez pas, on vient de découvrir des espions et on va les fusiller.

– Comment? dit maman, quelle bêtise!»

Avant le dîner, nous sommes allées, Madeleine et ma petite sœur, chez Mme Melken, pour prendre des nouvelles du fils du professeur Melken qui s’était battu à Liége.

Donnant la main à Madeleine, nous avons suivi la rue de Namur pour passer devant l’église de Saint-Quentin, près de laquelle demeurent le professeur Melken et sa femme.

Il y avait plein de monde dans les rues, et l’on causait avec des gens que l’on ne connaissait pas du tout. Je l’ai bien remarqué.

Il y avait une grosse femme qui sortait de l’église et qui dit à Madeleine:

«Est-il possible que des enfants jolis comme cela puissent être pris par les Allemands?

– Comment! pris par les Allemands, plutôt tués par eux!» a crié quelqu’un.

Alors Madeleine s’est mise à marcher très vite en nous disant: «Ces deux femmes sont complètement folles! La guerre les rend malades.»

Je n’osai pas questionner ma sœur, mais je pensais que les Allemands devaient être méchants puisqu’ils avaient forcé nos soldats à emmener nos chiens, et je songeais au pauvre Phœbus dont nous n’avions pas de nouvelles.

Mme Melken s’écria en nous voyant: «Oh! chères petites Hollemechette, que vous êtes gentilles de venir prendre des nouvelles de Jean. Je viens de recevoir une carte de lui, il va bien, mais il est au fort de Loncin avec le général Léman. Je suis sûre que vous prendrez avec plaisir une tartine de ma nouvelle compote de cerises?»

Barbe était très contente, moi aussi du reste, mais je voyais que Madeleine était triste et cela m’ennuyait. Tandis qu’elle nous servait de la confiture, avec une cuillère qui était tellement brillante qu’on la croyait neuve, je pensais à ce que maman disait de la maison de Mme Melken, que c’était une véritable boîte de poupée.

Pendant que nous mangions, elle dit à Madeleine de venir voir quelque chose dans sa chambre et, étant seule avec Barbe, j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de finir toute la confiture.

Quand elle revint, Madeleine était toute pâle, et elle nous dit vivement:

«Venez, il faut rentrer maintenant.»

A la maison papa donna à Madeleine une carte du jeune artilleur qui avait emmené Phœbus; je la copie sur mon cahier.

Loncin, le 11 août.

«Je vous écris ces quelques mots pour vous donner des nouvelles de votre chien Phœbus qui s’est très bien comporté dans les combats de mitrailleuses auxquels il a pris part. Je vous dirai même qu’il s’est distingué dans une lutte curieuse dont voici le récit. Nous étions en position pour faire avancer nos mitrailleuses sur un ordre que nous attendions. Nous avions beaucoup de peine à maîtriser nos chiens, car ceux-ci étaient fort excités par les cris des hommes qui se préparaient à faire une charge à la baïonnette et par les coups de mitrailleuses.

«Tout à coup, nos chiens qui étaient dételés, bondirent en avant, nous ne pûmes les arrêter, et voilà nos toutous qui fondent sur les Allemands et veulent mordre leurs mollets! Ce fut une bagarre indescriptible et des cris effrayants poussés par les chiens, les Allemands et notre infanterie qui était ravie d’avoir d’aussi vaillants aides. Une bonne soupe et un morceau de sucre ont récompensé cet acte de courage.

«Au revoir, Mademoiselle; à bientôt d’autres nouvelles de Phœbus.

«Louis Gersen.»

Comme je finissais de copier cette lettre, maman est remontée dans sa chambre: elle pleurait, et Madeleine m’a dit que l’on avait de très mauvaises nouvelles de Liége et que les Allemands étaient à Tirlemont.

Louvain, dimanche 16 août.

Oh! je ne sais comment raconter tous les événements qui se passent à Louvain depuis une semaine! J’ai enfin appris les mauvaises nouvelles qu’on ne voulait pas me dire: les Allemands ont fait sauter la ligne du chemin de fer entre Liége et Louvain.

L’autre soir, papa, M. van Tieren et M. Velthem ont causé longuement, et ils étaient tellement absorbés qu’ils n’ont pas vu que j’étais là, assise dans le coin de la cheminée.

«Oui, disait papa, les forts de Liége n’ont pas tenu suffisamment.

– Pourquoi les Français ne sont-ils pas arrivés plus vite, répliqua M. Velthem.

– Comment voulez-vous qu’ils aient atteint Liége en si peu de temps: la mobilisation des Allemands était faite bien avant celle des Français.»

Qu’est-ce que la mobilisation? Aussitôt que j’ai pu, je l’ai demandé à Madeleine. C’est la marche de toute l’armée vers la frontière de son pays, lorsqu’il est attaqué. J’ai compris alors pourquoi papa traitait les Allemands de «sans paroles», puisqu’ils ont commencé avant les Français à se rendre vers leur frontière, et que pour arriver plus vite, ils voulaient traverser la Belgique; c’est tricher cela, et quand nous jouons aux barres avec nos petites amies, lorsqu’il y en a une qui part avant le signal, on la traite de tricheuse et on ne veut plus s’amuser avec elle.

Mme Boot est venue ce matin, annonçant à maman qu’elle ne resterait pas à Louvain, qu’elle avait trop peur des Allemands; alors, maman lui a dit: «Mais, ma pauvre femme, ils ne viendront pas ici, et quand bien même, ils ne nous mangeront pas!

– Pour ça non,» a-t-elle répliqué.

Puis elle a dit un si vilain mot que maman n’était pas contente et qu’elle nous a renvoyées dans nos chambres. Nous avons été chez Madeleine qui aidait notre servante Hélène et qui tâchait de la consoler, parce qu’elle ne cessait de pleurer.

«Il ne faut pas avoir peur ainsi; quand tout le monde est réuni, et qu’on ne s’abandonne pas les uns les autres, il n’y a aucun danger.

De quel danger voulait-elle parler?

Naturellement, le déjeuner n’était pas prêt à l’heure habituelle; papa n’était pas content, car il aime l’exactitude; alors, quand maman lui a dit: «Que veux-tu, mon pauvre ami, dans ce moment-ci, il faut excuser un retard», il a répondu:

«Oui, oui, je comprends, mais il faut justement dans les moments difficiles que chacun fasse son devoir et même mieux que jamais, comme nos garçons le font, comme notre Roi le fait.»

Moi, je savais que c’était maman qui avait fait le déjeuner et Madeleine nos chambres, parce qu’Hélène avait pleuré toute la matinée et qu’elle n’avait aucun courage.

Ce jour-là, la femme Greefs, qui fait le ménage de Tantine, est venue prévenir maman que Tantine nous attendait comme à l’ordinaire, le lendemain, pour le déjeuner.

Papa, qui l’a entendue parler, est sorti du magasin et s’est écrié: «Bien entendu, pourquoi pas?» Sa voix était très ferme, elle s’est adoucie subitement, tandis qu’il lui demandait:

«Comment vont vos petits, madame Greefs?»

Cette femme a huit enfants, nous les voyons très souvent; maman et Madeleine font toujours un tas d’affaires pour eux. Elle est très malheureuse, parce que son mari est mort l’année dernière.

Quand elle a vu l’air gentil de papa, elle lui a demandé si c’était vrai que les Allemands allaient arriver à Louvain.

«Non, non; on assure qu’ils ont coupé la ligne du chemin de fer entre Louvain et Tirlemont, mais nous sommes en bonne posture à Landen.

– Allons, tant mieux! Mon Dieu! mon Dieu, que c’est donc terrible!..»

Je crois qu’elle a prononcé pour les Allemands le même mot que la femme Boot.

Dans l’après-midi, Madeleine est sortie en nous emmenant toutes deux; nous sommes allées sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Il y avait beaucoup de monde.

Quelques dames dont les maris sont professeurs à l’Université ont serré la main de Madeleine, et elles ont causé, tandis que je disais bonjour à mes petits amis. Les garçons qui ont douze et quatorze ans déclaraient que les Allemands arrivaient à Louvain, et qu’ils l’avaient entendu dire dans l’Hôtel de Ville à un magistrat; ils étaient même à Tirlemont. Alors le fils Melken cria que ce n’était pas vrai, une dispute commençait, mais Berthe Diest, qui est très raisonnable, s’est fâchée en leur faisant comprendre que c’était très mal de se donner ainsi des démentis, qu’on ne devait plus se quereller quand on avait l’ennemi chez soi. A ce mot, les deux garçons se sont tendu la main, et je pensais que l’on devrait toujours agir ainsi, même quand on n’a pas l’ennemi chez soi.

Papa est sorti de l’Hôtel de Ville avec M. Boonen; quand ils ont vu Madeleine et ces dames réunies, ils se sont approchés d’elles et leur ont dit qu’il y avait eu un engagement à Tirlemont, que les Belges se défendaient héroïquement, mais que c’était bien inquiétant.

La nouvelle qu’annonçait papa fut vite connue dans la ville entière, car, au bout de quelques instants, on vit tout le monde s’aborder, se demander ce qu’il y avait à faire; quelques femmes en pleurs traversaient la ville en criant qu’il fallait fuir et quitter Louvain au plus tôt. Papa, qui nous tenait par la main, nous parla doucement.

«Du calme, mes enfants, du calme, il ne faut pas avoir peur, il n’y a pas du tout de danger, les gens se montent la tête les uns les autres.» Et moi, je pensais que je n’avais pas peur du moment que j’étais avec papa et maman.

En rentrant, papa me recommanda de surveiller ma petite sœur, car il avait à causer avec maman et Madeleine.

Alors je me mis à jouer à la poupée pour amuser Barbe: je l’habillais de ses plus belles robes, mais j’aurais bien voulu savoir ce que disaient mes parents.

Tout à coup, Madeleine est sortie de la chambre de maman: elle pleurait; elle nous saisit dans ses bras en nous appelant ses chéries, ses pauvres chéries…

Et je lui demandais ce qu’elle avait, mais elle courut s’enfermer dans sa chambre.

18 août.

Oh! quelle tristesse! Papa a décidé que mes sœurs et moi nous quitterions Louvain avec maman et qu’il y restera, Maman ne veut pas se séparer de lui, et Madeleine dit qu’elle ne l’abandonnera pas!

Nous avons déjeuné chez Tantine lundi comme d’habitude. Elle avait fait un bon gâteau: un soufflé, mais sans crème parce que, a-t-elle dit, il ne faut pas trop de friandises lorsque les garçons se battent.

Pendant le déjeuner, on parlait de la guerre et de Tirlemont que les Allemands avaient pris, mais on ne dit rien du départ de Louvain. Après, Tantine nous dit: «Allez au jardin toutes les deux». Et je suppliai Tantine de rester avec elle, mais elle ne voulut pas et maman me dit en m’embrassant: «Je t’appellerai dans un instant; montre que tu es une grande fille en soignant ta sœur, et une brave petite Belge en faisant ce qu’on te demande!»

Naturellement je sortis et je montrai toutes les fleurs à Barbe en lui disant le nom de chacune d’elles. Et je pensais à ce moment que j’aimais beaucoup Tantine et son jardin plein de fleurs.

Comme maman me l’avait promis, elle m’appela et, me prenant la main, elle me mena dans la salle où se tenait Tantine sur son grand fauteuil. Papa était debout devant la cheminée et Madeleine assise. Alors maman me parla:

«Voici, ma chérie, ce que nous avons décidé. Nous allons quitter Louvain, moi, toi et ta petite sœur; papa ne veut pas abandonner sa maison et Madeleine restera pour le soigner, Tantine aussi reste à Louvain.»

Je me mis à pleurer, j’avais tant de chagrin de quitter papa, Madeleine et Tantine.

Tantine me prit dans ses bras et me dit:

«Tu seras la petite sœur aînée, tu veilleras sur Barbe et tu consoleras ta maman. Sois une brave fille et espérons que la séparation ne sera pas longue…»

Quand nous sommes rentrés à la maison, plusieurs personnes attendaient papa: Mme Melken entre autres, qui partait le soir pour Bruxelles. M. Boonen trouvait que toutes les femmes et les enfants devaient quitter Louvain. M. Van Tieren disait le contraire. Enfin c’étaient des discussions sans fin. La servante Hélène courait déjà faire ses paquets, car sa mère et ses sœurs s’éloignaient le soir même: maman la laissa aller, et M. Boonen s’écria: «Une de moins à Louvain!»

Tantine a demandé à maman d’emmener avec elle la femme Greefs et ses huit enfants. Nous devons prendre à midi, demain, le train de Bruxelles. Nous faisons des paquets, personne ne pleure, mais nous avons bien du chagrin!

20 août, dans le train.

Nous venons de quitter papa et Madeleine! Nous avons failli partir avant, car M. Van Tieren a eu de très mauvaises nouvelles de Tirlemont et de Gembloux. On dit même que la Reine et ses enfants sont à Anvers. Tous les gens fuient à l’approche des Allemands. Ils avancent avec rapidité, et ils pillent tout sur leur passage!

Barbe voulait naturellement emporter Francine. Papa la vit tandis qu’elle la prenait dans ses bras et déclara qu’il ne fallait pas s’embarrasser d’un jouet. Voyant pleurer Barbe, il lui promit qu’à Bruxelles, elle en trouverait d’aussi belles et que, là, maman lui en achèterait une. Enfin papa allait prendre la poupée, pour la mettre je ne sais où, quand Madeleine lui dit: «Papa, je vais la fermer».

Alors moi, j’eus l’idée de demander tout bas à Madeleine si elle ne voudrait pas me la donner; elle me regarda et me répondit: «Oui, prends-la, si tu veux».

Avec la poupée, nous nous sommes assises, Barbe et moi, sur nos petites chaises, et je la consolai tout bas en assurant que je prendrais sa «fille», mais qu’il ne fallait pas en parler.

Justement, il y avait à côté de moi un gros paquet qui contenait des robes et des châles que maman venait de terminer, j’y mis un ou deux vêtements de la poupée et puis j’allai dans la salle à manger où était notre panier à provisions et j’y glissai sous un gros morceau de pain «Francine», la fille de Barbe.

Nous n’avons pas pris de malle, car on ne peut plus les transporter dans le chemin de fer. Mais nous avons mis le strict nécessaire, comme dit papa, dans de gros paquets. Nous avons seulement emballé nos robes ordinaires et peu de choses, car «cela ne sera pas long».

Beaucoup de gens de Louvain, au lieu de prendre le chemin de fer, s’en vont à pied ou en charrette. Nous avons vu une foule de paysans qui arrivaient des villages voisins et même de Tirlemont et qui racontent un tas de choses avec l’air d’avoir très peur.

Papa disait que ces gens effrayent tout le monde par des nouvelles peut-être fausses et qu’il fallait être calme et courageux.

Pauvre papa! Il s’efforçait bien d’être courageux, lui, car je l’ai entendu hier soir. Je passai devant la porte de la chambre de maman, et il l’embrassait en disant: «Ma pauvre femme, mes pauvres enfants!» Je n’ai pas pu m’en empêcher, je suis entrée tout doucement, j’ai saisi sa main et je l’ai baisée. Surpris, il m’a pris dans ses bras et j’ai senti une larme sur ma joue.

Pauvre papa, comme je serai toujours sage quand nous serons de nouveau tous réunis!

Mais c’est le départ qui a été dur!

Papa est venu avec Tantine et Madeleine à la gare. Tantine n’a pas versé une larme, elle nous tenait toutes les deux, Barbe et moi; Madeleine était avec maman. La gare était pleine de gens qui couraient affolés. Tout le monde voulait monter dans le train à la fois.

M. Van Tieren, M. Velthem et M. Boonen, qui étaient là, aidaient les employés à faire le service, mais c’était très difficile.

Tout à coup, j’entendis une voix derrière moi qui m’appelait: Mademoiselle Noémie, mademoiselle Noémie!

Je me retournai et je vis Poppen, le concierge de l’Université.

Il voulait dire adieu à maman et «aux petites demoiselles».

Il veillerait bien sur M. Hollemechette, assura-t-il à maman, et sur Mlle Madeleine, et les prendrait dans l’Université si les Allemands venaient à Louvain.

Maman lui serra la main, et il demanda la permission de m’embrasser.

Papa nous fit monter dans un compartiment avec la femme Greefs et ses enfants. Nous avons donné des baisers à papa, à Madeleine et à Tantine: nous pleurions tous, sauf papa.

Quand le train est parti, j’ai pris maman par le cou en la serrant très fort; je crois que je n’ai jamais eu tant de chagrin.

Noémie Hollemechette

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