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LE FOURBE

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Table des matières

Il arrive que mon ami Denis Claudion vienne parfois à Paris, pour quelques jours.

Denis, bien qu'il ait mon âge, préside une imposante société anglaise qui fabrique des explosifs de guerre en Ecosse, près d'Aberdeen: c'est un personnage considérable, sans cesse occupé d'affaires émouvantes avec le War Office et l'Amirauté, sinon avec les pays balkaniques, ou le Chili, l'Argentine, le Brésil. Il vend de quoi détruire des millions d'hommes, et faire éclater la vieille Europe ou sauter la jeune Amérique.

Nul doute que Denis n'eût préféré demeurer en France: mon camarade n'apprécie point les Anglais, les jugeant paresseux. Toutefois il se félicite d'habiter là-bas tout l'hiver, à cause d'une passion qu'il a. Après quoi, d'avril à septembre, il se rend volontiers en Champagne, où sa mère vit retirée. A cette époque, Denis traverse souvent Paris: nous passons ensemble quelques riantes soirées, et c'est un des cordiaux plaisirs de l'été.

J'admire et j'aime ce diable de Denis, que je connais depuis l'enfance. Que dirais-je de lui, sinon qu'il est parfait?... Eh bien, oui, voilà donc un homme parfait. Faudra-t-il trembler si longtemps avant que d'oser employer un mot pareil? Denis est parfait. Denis est terrible.

Au collège de Reims déjà, brillant élève et de forte santé, il dépensait en monsieur l'argent que ses parents ne mesuraient guère à un héritier si flatteur, et la façon galante et tendre dont il baisait la main de sa mère m'émerveillait. Un lundi matin, tous les potaches, ses condisciples, furent bouleversés par certain tourbillon vertigineux qui grondait au loin dans la rue: ce n'était autre qu'une voiture automobile, et nous n'en avions encore jamais aperçu. En outre, prodige plus grand encore, notre camarade se trouvait au volant, il menait lui-même, de sa petite poigne de page, le char formidable. L'esprit tout écumant de rhétorique, tel que j'étais alors, je crus voir en personne le jeune chef dont Machiavel écrit qu'il doit se révéler à la fois homme et bête, prêt au bond comme au geste, selon l'exemple illustre d'Achille nourri par le centaure Chiron.

Aujourd'hui, la vie de Denis Claudion, esq., est comme réglée au compas: il s'en moque le premier, d'ailleurs. Le réconfortant compagnon! Et que les bars, où il m'entraîne, lui vont bien, à ce garçon si rude et si content!

Je crois qu'il y a une élégance propre aux tavernes, et imposée par elles. Le décor y est de demi-gala: tout y brille correctement, depuis l'acajou, les cristaux et les verreries irisées par la fumée des cigares; depuis ces hauts tabourets au sommet desquels le plus fade buveur semble un stylite perché sur des roseaux; depuis cette barre de cuivre, placée à trois pouces de terre, et qui contraint quiconque à bien poser ses pieds, l'un élevé légèrement, l'autre portant sur le sol, comme dans les nobles portraits d'autrefois; et jusqu'à cet imposant buffet, enfin, contre lequel il faut bien que le pire maladroit s'accoude avec une nonchalance ravissante, faisant figure de dilettante qui est entré en passant et ne s'installe pas, mais jouera un instant avec son verre ou sa cigarette, et presque aussitôt s'en ira... Et puis, que boit-on? De la topaze liquide, des élixirs de chrysoprase, présentés en des gobelets éblouissants, sinon en de légers calices où le barman, par coquetterie, pique une paille. On voudrait manier ça vulgairement que l'on n'y parviendrait pas.

Or Denis faisait merveille, un cock-tail entre les doigts: il s'animait et parlait sans réserve. Notre amitié, vieille de vingt ans et plus, nous grisait un peu.

—Ah! François, me disait-il, mon bon ami François, j'ignore ce que je vaudrais pour l'un de ces écoute-s'il-pleut qui rêvent à tant de choses. Mais en somme, je crois que jusqu'à ce jour ma vie a réussi. Nos ouvriers d'Aberdeen ne sont pas malheureux, que je sache. Jamais la moindre grève, là-bas. Ma vieille maman ne se plaint pas de moi, j'imagine. Je gagne de l'argent, et en gagnerais bien davantage encore, ne fussent le general manager et toutes sortes d'administrateurs. Enfin, bon patriote, je me suis une fois cassé le bras aux manœuvres, et une autre fois le pied sur un terrain d'aviation militaire, en service commandé. Donc, ma vie n'échoue point, tout compte fait. Or, d'où vient cela? De ce que je n'ai jamais perdu mes efforts, ni mon temps. De ce que je ne pense pas, enfin, et suis un rustre, et voire un sauvage.

—Ne prends plus de cock-tails, Denis.

—Tu crois que je déraisonne? En aucune façon. J'exagère seulement: mais c'est là un procédé de conversation, destiné à provoquer ingénieusement l'indignation de celui qui écoute; après quoi l'on rectifie ce que l'on vient de dire. Si tu te montres délicat et modéré du premier coup, qui t'écoutera? Personne... Enfin, je voulais dire que je ne pense pas dès que cela ne m'est plus pratiquement utile, voilà. Veux-tu que je recherche si c'est vraiment Dieu qui me pousse à ouvrir la porte, lorsqu'il me faut sortir? Non pas: je songerai plutôt à ne pas oublier mon revolver, si je sais qu'une canaille me guette dans la rue, comme à sourire de mon mieux si c'est un ami qui m'attend au jardin. Quoi de plus simple? Tirer sur l'ennemi, et être bon pour l'ami... Ah! par exemple, tuer autrui bien raide, ou le rendre adroitement heureux, voilà le difficile; et c'est là que les penseurs s'arrêtent, pour laisser travailler les bonnes têtes modestes... Oui, travailler, faire des choses, se mettre tout de suite en marche vers le but! Loin d'envoyer sans trêve les ambassadeurs en congrès, commencer la guerre immédiatement, et débuter par les obus...

—De ton usine.

—Parbleu!... Va, il est tonique et sain, mon système! Agis d'abord, agis toujours, crois-moi. Vive le grand Empereur, lorsqu'en 1815, vaincu, écrasé, traqué, réfugié à la Malmaison et presque en fuite déjà, il convoquait le vieux Monge pour le consulter sur les moyens d'aller explorer le Pôle ou les Tropiques; et quand, peu de jours après, entendant près de Rueil quelque canonnade, le Héros montait incontinent dans ses appartements, puis en redescendait bientôt, botté, éperonné, la redingote grise au dos, en ordonnant au général Becker: «Courez dire à Paris que je demande à tenter encore de repousser l'ennemi, non plus comme empereur, mais comme un général dont le nom et la réputation pourraient malgré tout changer la face des choses!...» Foin des temporisateurs, foin des penseurs, «sujets à leurs opinions », selon qu'écrivait un rogomme de jadis! Les meilleurs ne parviennent au juste qu'à expliquer à peu près ce que les autres ont fait. On ne peut trouver à ces bavardages qu'un plaisir d'un art bien pauvre. Mieux vaut chercher ailleurs la beauté palpitante, poignante!... Barman, faites-nous deux autres cock-tails.»

Quand mon ami prononçait ce mot: «La beauté», il n'y avait là, pour lui, rien de vague. Il savait. Il vous eût déclaré sans hésiter, de la voix de Polyeucte confessant sa foi: «La beauté exacte, irréprochable, l'Elle-même Beauté se trouve à Rome et à Naples, dans les musées d'antiques; toutefois elle y est immobile et fixée dans le bronze et le marbre: au lieu qu'elle vit et bondit dans mes chenils de lévriers!» Et voilà.

Si Denis Claudion habitait l'Angleterre durant les six mois d'automne et d'hiver, ses affaires, ainsi qu'on le pourrait croire, ne l'y contraignaient pas seules, mais bien plutôt les lévriers de courses, qui le ravissaient dans une sorte d'extase. Il en possédait près de cent dans son chenil célèbre, les envoyait courir par tous les comtés d'Angleterre, et passait des journées d'ivresse à les surveiller, contempler et sélectionner. Lorsqu'en 1907, il avait gagné la fameuse Waterloo Cup dans les prairies d'Altcar, avec son chien Claude Silvère, l'orgueil et la joie l'eussent fait mourir: telle avait été, de son propre aveu, la plus violente émotion de sa vie. Je tenais de lui deux beaux chiens, Claude Marsyas et Claude Marion, devenus plus simplement Marsyas et Marion chez moi.

Il y avait plaisir à voir Denis palper d'une main savante les muscles herculéens de ses champions: «Tu vois, faisait-il, c'est la beauté divine: le plus haut point de grâce, uni au plus haut point de force. La sveltesse et la puissance. L'athlète enfin, selon Lysippe et Praxitèle. L'être irréprochable: le voilà, il existe!»

Denis m'est souvent venu voir à Chantilly, où ma profession me contraint à loger, avant que de retourner en Champagne. Nous avons fait de longues promenades, par mes forêts ivres d'été. Il nous fallait trotter alors, ou prendre le galop pour échapper à la danse guerrière des mouches. Que de bêtes, partout! Le bois fourmillait, frémissait, sursautait, les oiseaux se défiaient à chanter.

—Moque-toi bien de moi, François, traite-moi de maniaque! s'écriait mon ami. Mais il faut agir, agir!... Regarde autour de nous: quels combats entre toutes ces bestioles qui veulent vivre, et pour cela s'entre-tuent! Combien de duels sous l'herbe et dans les branches, combien d'agressions, de pirateries, quelle razzia universelle! La guerre est sublime, je suis heureux de vendre les explosifs effroyables!... Si la force prime le droit? Est-ce que je sais! Voila un problème bien niais. En réalité, le fait accompli a force de loi, parce que c'est un fait, et qu'on en a peur. Il ne faut pas tergiverser...»

Ayant dit, Denis partait au trot, un bon trot bien rythmé, bien droit devant soi. Après quoi, il reprenait en ces termes:

—Mes chiens, oui, mes chiens enseignent une morale à qui les aime. Dans le parc ou au château, les voici qui flânent, jonchent l'herbe ou les tapis, leurs cols de cygnes élevés paisiblement, comme s'ils fussent installés dans une loge princière, pour le spectacle: et leurs yeux fardés se ferment peu à peu... Mais qu'un gibier passe au loin, et soudain jetés debout, nos courtisans se changent en rapaces! Ils se ruent, leurs pieds griffent le sol jusqu'à s'arracher les ongles, ils se rompraient les os pour tourner plus court sur leur proie qui fuit! Puis, ont-ils saisi—parfois à l'horizon—celle-ci entre leurs crocs terribles... peuh! ils la laissent là, elle est morte, c'est fini, ça ne les intéresse plus. Ils n'avaient voulu que courir, saisir et tuer, bref agir, encore une fois, agir, et avec quelle soudaineté folle, quel élan furieux, grâce à quel grand vol d'aigle! Voilà, François, comment il faut se comporter. La plus radieuse époque du monde dut être le quattrocento des condottières cuirassés d'or, le siècle de ces irrésistibles tyrans italiens, qui, menacés chaque jour du poignard et du poison, régnaient pourtant coûte que coûte... N'a-t-on pas bien su convoiter et vivre au temps des Vinci et des Sforza, des Michel-Ange et des Malatesta?

—Mais, Denis, faisais-je, ce fut là une période atroce! Tes princes du quattrocento en usaient ainsi que des bandits et des scélérats: ils mentaient sans cesse. Pas un de ces bâtards couronnés qui ne se fût fait un jeu de violer sa parole...

—Allons donc! dis qu'ils rusaient. Dès qu'elle est nécessaire et belle, la ruse devient permise à quiconque se sent assez de bravoure pour la mener à bien. Il rusait, le condottière qui jurait en étendant sur la Bible sa main chargée de bagues: puis il entrait dans la ville par surprise et celle-ci, sous son règne, se couvrait d'œuvres d'art. Il rusait autrefois, le fort Ulysse, quand il détournait ses ennemis par les stratagèmes périlleux. Ils rusaient, les petits Spartiates, d'un sang si fier, qui devaient dérober leur nourriture, et se voyaient battus jusqu'au sang lorsqu'ils se laissaient prendre.

—Hélas! il rusait aussi, le Père jésuite, qui, ayant fait à son supérieur le sacrifice de sa réputation même, captait sans vergogne un héritage, pour la plus grande gloire de l'Ordre.

—Oui, il rusait, et faisait bien! Il risquait gros: découvert, il affrontait la honte. Soldat d'une cohorte active entre toutes, fondée en plein siècle de virtù, le valeureux Père jésuite accomplissait parfaitement son devoir quasi militaire. Il perpétrait une entreprise, comme fait à la guerre l'éclaireur astucieux, sur l'ordre de son capitaine, pour la plus grande gloire de la patrie. L'honnête et peut-être héroïque Père jésuite, qui avait la foi, travaillait de toute âme à se montrer industrieux, pour la gloire de Dieu! Qu'y a-t-il à reprocher là? Et quoi de plus magnifique, au contraire? Une ruse intrépide, c'est encore du combat: et la noblesse du but emporte tout!»

Sur le quai de la gare, lorsque Denis regagnait ensuite Paris, je regardais mon ami marcher de long en large. Ses bottes foulaient le sol posément. Son pardessus jeté sur l'épaule, il respirait la santé, la force et la patience.

Or il se peut que cette espèce de gladiateur m'ait, sans qu'il s'en fût douté, poussé à prendre un parti dans la plus douloureuse angoisse de ma vie. Même si simples en effet, de telles harangues troublent à la longue, et l'on s'en souvient.

Une fois donc, je me suis vu si malheureux, et surtout une telle souffrance m'entourait, me pressait, j'avais fait tant de mal enfin, qu'un moment vint où, n'en pouvant plus, je me suis dit: «Halte! Fût-ce au prix de ton sang, tu ne dois pas aller plus loin. Tu vas tout réparer maintenant: et non pas demain, mais sur-le-champ, au plus vite. Allons, suivant les rudes principes de Denis Claudion, il faut agir—tout de suite!»

Il se trouva que pour agir promptement, utilement et bien, un seul moyen s'offrait à moi: et c'était une ruse—ruse impudente, impie, laborieuse, ingrate! Une énergie de tous les instants m'était nécessaire pour la soutenir sans défaillance. Force me fut de mentir jusqu'au pied des autels. Il est un cœur exquis et martyrisé qui se fût rompu de stupeur et d'effroi, si l'on m'eût jamais percé à jour. Il est un amour que j'ai dû ruiner aussi, et cet amour, c'était toute ma vie; un bonheur—le mien—que j'ai mis en miettes; une existence—la mienne encore—que j'ai condamnée au désespoir sans rémission, et pis, à la vieillesse.

Cependant, il n'importe! J'ai fait mon devoir, j'en suis sûr. Peut-être me suis-je un moment cabré devant ce mensonge immense. Mais le rustique Denis m'eût dit que cette faiblesse n'était point selon la virtù. Je crus plus d'une fois entendre sa voix sereine, qui répétait: «Une belle ruse, une belle action...»

Pour occuper l'affreuse tristesse qui m'étreint désormais, et ne cessera plus, j'ai raconté mon histoire. Voici, ma confession. Celui qui l'ouvrira peut être assuré de lire ici la vérité, sans ornements ni chansons. On lui présente un document, on le voudrait net et nu.

Je devine pourtant que l'on va sourire, je sais que l'on se moquera, que dès l'abord un mauvais air littéraire empoisonnera mes confidences. L'on dira: «Ah! oui, encore, comme tant d'autres, comme tous les autres, en Italie...»

Pourtant, c'est là, c'est à Rome que j'ai rencontré Marie-Dorothée, marquise Gianelli.

J'aurais bien voulu que c'eût été ailleurs! Il y a nombre de raffinés qui se soumettent voluptueusement à toutes les traditions: rien de choquant pour eux à aimer sans rémission dans les lieux consacrés à l'amour depuis tant de siècles. Ils s'épanouissent à Florence, succombent à Venise, et goûtent ensuite comme il faut la tristesse à Versailles: dommage que Cythère se trouve on ne sait où, ils s'y rendraient afin d'y être tendres.

Mais je ne leur ressemble pas. Dût-on me tenir pour un paysan, j'ai toujours peur que l'on ne bluffe, comme on dit au poker, je crains jusqu'au boniment des choses inanimées, et me méfie des plus merveilleux décors, dès qu'ils sont illustres, ou qu'ils environnent une femme. Jugera-t-on de mon trouble, et de mon dépit, quand je vis s'avancer la marquise Gianelli précisément sous les oliviers de la villa Médicis?

Dans ce bois miraculeux!... Ah! c'en était trop. Ces oliviers, piliers pressés et retordus, forment un temple sombre où le pire étourdi se tait, dès l'entrée. Après cela, que l'on se figure une femme, fût-elle médiocrement belle, passant sous cette voûte auguste de feuilles, parmi cette musique secrète, rompant à peine le silence mélodieux du bosquet vénérable et recueilli comme une église, et néanmoins ouvert à tous les parfums, à tous les soupirs de mai? Car c'était à la fin du printemps, et déjà le soleil d'été brûlait Rome.

Or Mme la marquise Gianelli n'était pas médiocrement belle. Je la connaissais, l'ayant aperçue dix ans auparavant, au cours d'une fête donnée par Mgr l'archevêque de Nancy. En ce temps-là, il y avait encore un archevêque logé somptueusement sur la place Stanislas, à Nancy. J'étudiais alors à l'École des Eaux et Forêts. Un grand nombre d'ouvriers italiens—on sait qu'il s'en trouve beaucoup, émigrés en Lorraine—venaient d'être victimes d'un accident de mine: plusieurs se voyaient condamnés à l'hôpital. Ainsi qu'il faisait souvent, l'archevêque, très secourable, avait organisé chez lui une petite fête de charité pour soulager ces malheureux. C'était un dimanche: toute occasion de mettre des gants frais, et de paraître au milieu des dames, semble une précieuse aubaine à des exilés de province, et les fêtes charitables de l'archevêque ne nous attiraient pas moins que les galas de la préfecture et les bals de la garnison: un jeune homme, sous l'orme du mail, aime à murmurer, d'un air obsédé, qu'il va trop dans le monde, qu'il n'en peut plus.

Nous allions donc pénétrer dans l'archevêché, quelques camarades et moi, et déjà préparions-nous les pièces de cent sous qu'il nous faudrait donner à des jeunes filles charmantes en échange de fleurs et de bibelots affreux, quand une grande automobile fermée arriva, vis-à-vis de nous sur la place, prit à droite, se trompa, hésita un instant, tourna enfin et vint s'arrêter à grand bruit sous nos yeux. On sait que la place Stanislas est la plus noble du monde, sans aucun doute: le virage de cette auto ralentie, majestueuse, eut une allure quasi officielle et royale, vous eussiez cru qu'un souverain en allait sortir, une fois la portière ouverte par le valet de l'archevêché... Et en effet, ce fut bien une princesse qui parut!

Quelle merveille! Une grande femme, excessivement mince, vêtue de blanc et de gris, et qui portait magnifiquement, au-dessus d'un long col de cygne, le visage même de Napoléon Bonaparte adolescent, Bonaparte jeune et noir capitaine à Toulon; mêmes sourcils admirables, cachant à demi les yeux clairs, même nez sec et droit, même menton bien ciselé, un peu plus fin cependant, même bouche serrée, même sourire enchanteur également, mêmes cheveux sombres enfin, tombant sur les sourcils et les oreilles, car cette dame émouvante était coiffée singulièrement, ou du moins semblait telle, en ce temps où ce n'étaient partout que chevelures blondes, bouclées, relevées et tarabiscotées. Ajoutons qu'un détail néanmoins brisait la ressemblance: les images populaires montrent le jeune Bonaparte allant toujours pensif, le front baissé; au lieu que notre surprenante personne s'avançait en tenant haut sa tête de médaille, ou plutôt de camée. Elle marchait comme on danse, sur un rythme régulier, avec une souplesse, une dignité, une grâce déconcertantes: démarche étudiée, eût-on cru, ainsi qu'un pas de menuet ou la pavane; et pourtant, au bout d'un instant, il n'y paraissait plus, elle avait l'air tout naturel à se mouvoir ainsi. Enfin tous les parfums des Mille et une Nuits la suivaient comme une traîne, comme une nuée divine, comme une écharpe de Circé.

Nous nous enquîmes du nom que portait cette magicienne, égarée à Nancy, en ce dimanche indifférent et pâle d'automne, où Mgr l'archevêque organisait sans éclat une fête de charité. L'on nous répondit que la dame s'appelait la marquise Gianelli, et qu'elle voyageait. Sans doute, apprenant par hasard l'incident de la mine, était-elle venue apporter son obole aux italiens sinistrés, ses compatriotes. Toutefois, on lui marqua beaucoup d'estime, le clergé s'empressa, Monseigneur lui-même l'accueillit avec grande faveur.

—C'est, me dit d'une voix émue l'une des dames vendeuses, la femme d'un marquis du monde noir, là-bas.

Le «monde noir»!... Ces deux mots vous ont un air, en province, on y croit... Et puis, «là-bas»... Ah! «là-bas», mais c'était cette Rome où je n'étais encore jamais allé à cette époque, Rome enivrante, vénérable, écrasée sous sa gloire, impératrice endormie parmi des ruines et des jardins, la Rome excitante et irrésistible enfin de cet Enfant de volupté, que nous avions tous lu au collège comme un bréviaire de tous les raffinements! L'étonnante, l'imprévue et poignante apparition qui marchait si harmonieusement là, sous nos yeux, et qui embaumait alentour, était donc une marquise de ce troublant «monde noir» dont parlent les romanciers, sinon les historiens, et elle venait de Rome, où vécut et cavalcada l'incomparable poète et dandy Andréa Sperelli!

On me présenta, plus mort que vif. Que balbutiai-je? Des niaiseries touchant Rome et l'Italie, sans doute, il ne m'en souvient plus: et je voulais en outre paraître assuré, je bredouillais avec arrogance, hélas! en vrai béjaune que j'étais... Pourtant, je me rappelle l'attention de ses yeux, mi-émeraude, mi-turquoise, posés sur ma pauvre personne, et que dis-je, posés!—fixés plutôt, en vrais connaisseurs! Oui, la marquise Gianelli avait parfaitement expertisé du regard, si l'on peut ainsi parler, le jeune forestier qui tâchait sottement, avec la plus gauche aisance, de lui faire la conversation, devant tout Nancy aux écoutes, croyait-il.

Enfin, ouvrant ses lèvres, en un sourire éblouissant, sur ses dents fraîches et carrées, la marquise Gianelli me dit:

—Votre uniforme vert et gris est ravissant.

Puis elle ajouta très gracieusement:

—Et votre ville aussi. Je n'étais jamais venue en Lorraine. La place Stanislas est un vrai parterre... Portez-vous toujours ce costume?

Elle reprit:

—Je pars demain, en auto. Je retrouverai le marquis en Champagne... Les arcs de triomphe, à Nancy, feraient croire que des cortèges vont toujours passer dans les rues.

Elle eût ainsi pu continuer sans fin: je ne répondais plus, je n'y songeais même pas... Immobile et charmé, j'écoutais sa voix! La marquise Gianelli avait de l'accent, mais comment préciser lequel? Nullement italien, non plus que français, ni d'aucune nation connue. Elle chantait en parlant, voilà: mais elle chantait positivement, et l'on eût au besoin pu reproduire au piano la mélopée délicieuse de chacune de ses phrases. Joignez qu'elle s'exprimait en un français parfait, où ne manquaient même pas certaines négligences du boulevard. Qui se fût imaginé que la marquise Gianelli n'eût pas vu le jour au bord de la Seine? Elle ne roulait aucunement ses r. Elle modulait seulement son langage sur quelques véritables notes de musique, et il n'y a point de Parisienne qui eût osé courir ce risque, de crainte que l'on ne se moquât: mais la marquise ne s'en avisait guère, ni moi qui l'écoutais, je le répète, stupéfait et comme en extase.

Puis, qu'arriva-t-il?... Rien... Je ne sais plus... Des fâcheux survinrent, se firent nommer à leur tour avec la timide suffisance qui est du bon ton en province. La marquise Gianelli, circonvenue, m'échappa, puis quitta bientôt l'archevêché, et je ne la revis plus... Sans doute ai-je lu bien souvent, non sans quelque bref et poignant souvenir, son nom dans les journaux; de même ai-je rencontré son portrait en feuilletant des magazines. Ainsi qu'à tout le monde, sa liaison fameuse et tapageuse avec l'illustre Stéphane Courrière me fut connue. Mais je ne retrouvai plus sur la route un peu terne que j'ai depuis lors suivie, cette femme si prestigieuse qui, dans une fête provinciale de charité, m'était autrefois apparue comme la reine scintillant jadis aux yeux du pauvre Jacques Bonhomme, bien au-dessus de sa guenille, plus loin encore de ses rêves!

Or, c'était à présent la même épiphanie qui de nouveau s'avançait là, devant moi, dans l'allée sonore, sous la voûte verte! Elle marchait de son pas régulier, balancé, pareil à une danse; elle parlait de cette voix lente et curieusement musicale, semblable à un chant; ses boucles sombres, comme à Nancy, tombaient sur son front et ses tempes; ses yeux clairs luisaient sous ses sourcils joints; et déjà le bois, autour d'elle, embaumait...

Qui ne connaît la profonde émotion où Rome vous jette, pour rien, parce qu'on y vit seulement, parce qu'on y respire cet air lourd de gloire et chargé de beauté? Il fallait donc me trouver ainsi, soudain, en l'un des sublimes jardins de la Ville Éternelle, face à face avec cette femme entrevue une fois presque en songe, cette femme d'une race évidemment supérieure à mon humble race, cette femme destinée aux puissants de la terre ou aux grands artistes, cette femme de luxe!... A la lettre, mon cœur se crispait, et tandis que la marquise Gianelli s'en venait, presque en dansant, presque en chantant, souriante et exhalant tous les parfums du ciel et de la terre, vers le banc où j'étais assis, il me sembla que j'eusse attendu l'arrêt du Destin. J'avais beau me dire: «Allons donc! Pure crise de souvenir et d'imagination, genre «Stendhal en voyage», c'est du délire romain. Il est doux de s'y abandonner, mais élégant de savoir ce que cela vaut...» La marquise Gianelli mettait mes idées en déroute, mes pauvres petites idées factieuses, bientôt mesquines, puis anéanties, puis envolées!

Deux messieurs l'escortaient, dont l'un, Fernand Luzot, pensionnaire de l'Académie de France, me connaissait un peu. L'autre, un homme grisonnant et très mal mis, se promenait les mains derrière le dos, en mâchonnant un bout de cigarette éteinte; la marquise semblait lui témoigner de la déférence.

—Tiens! s'écria Fernand Luzot, en m'apercevant tout à coup, vous voici donc à Rome? Et vous vous glissez ainsi, sans me prévenir, à la villa Médicis, dans mon propre jardin!... Madame, permettez que je vous présente M. François Simonin, l'un de mes excellents amis. M. Simonin mérite toute votre sympathie. Il s'occupe en effet des arbres, que vous aimez tant: il les soigne et les gouverne. Il est seigneur dans nos forêts françaises.

Je rectifiai, assez bêtement:

—Oh! seigneur, c'est beaucoup trop dire... Inspecteur adjoint, cela suffit bien.

—Diable!... Toujours deux galons?

—Non, trois. Mais cela n'intéresse pas beaucoup...

Pourtant, la marquise me regardait en souriant vaguement: elle semblait chercher. Ajoutons qu'elle m'examinait, des pieds à la tête, d'un regard paisiblement, impudemment expert, un regard dont je me souvenais, que j'avais vu déjà.

—Trois galons d'argent! reprit Fernand Luzot... Voilà un joli ton sur votre uniforme vert et gris. Quel chemin depuis Nancy! Un intrigant, madame!...

A ces derniers mots néanmoins, le visage de la marquise Gianelli venait de s'éclairer:

—Mais, monsieur, fit-elle de sa voix pareille à celles qu'entendit seul Ulysse, lié sur son vaisseau, ne nous sommes-nous jamais rencontrés?

—Si, madame, à Nancy. Il y a près de dix ans.

—Je me rappelle très bien Nancy, et la place Stanislas, et l'archevêché.

Elle n'ajouta point: «Et vous.» Cependant, j'eusse été décoré sur le front des troupes pour avoir conquis une ville, que ma fierté n'eût pas été plus grande!

Sur quoi, Fernand Luzot crut devoir me nommer aussi à leur compagnon. J'appris ainsi que ce dernier n'était rien de moins que le célèbre professeur Gatti, directeur des fouilles du Palatin.

—M. François Simonin, mon ami...

Dieux justes! en quoi cela pouvait-il importer à M. le professeur Gatti, que je m'appelasse Simonin ou autrement, et que Fernand Luzot me tînt pour son ami? Il ne me regarda même point, et sans ôter de sa bouche la cigarette éteinte qu'il y oubliait, M. Domenico Gatti reprit un entretien dont j'avais dû rompre le cours:

—Ces fragments insignifiants de bas-relief, madame, que l'on nous a montrés tout à l'heure, et dont M. le commandeur Carolus Duran fait grand état, sont d'une basse époque. Il est difficile de ne pas les trouver infectés d'alexandrinisme. Je reconnais là, d'ailleurs, le zèle extraordinaire des messieurs directeurs d'instituts étrangers, dont Rome est pleine...

S'il faut tout avouer, je n'entendis pas clairement le discours, pourtant fort intéressant, de M. le professeur Gatti. Toute mon attention s'attachait aux yeux, aux lèvres, à la haute et fine silhouette de la marquise Gianelli, à la façon dont elle ornait divinement l'allée, le bois, l'univers entier, me semblait-il.

Je n'oserais prétendre qu'elle-même eût suivi parfaitement le professeur Gatti dans tous ses développements, car sur une phrase encore plus amère de celui-ci touchant les entreprises inqualifiables de l'Autriche dans le domaine archéologique, la marquise m'a dit:

—Vous viendrez me voir? J'habite près de Saint-Pierre. Nous parlerons de Nancy.

Mais le professeur goûtait peu cette dissipation:

—N'est-ce pas, madame?...» lui demanda-t-il brusquement, à la façon dont le maître interpelle en classe l'élève distrait, et lui ordonne à l'improviste: «Continuez, Un Tel!... Où en sommes-nous?»

Toutefois, il en fallait bien d'autres, sans doute, pour déconcerter la marquise! A ma profonde surprise, elle répliqua sans se troubler:

—Assurément, mon cher Gatti. Votre point de vue est le bon. D'ailleurs, on agirait bien mieux en se remettant à vous pour toutes ces questions. C'est ce que je disais justement à M. Simonin.»

Comme elle mentait bien! Mais je n'eus pas le loisir de m'en trouver surpris, tant je fus exquisement sensible à cette secrète et savoureuse petite familiarité: pour si peu que ce fût, elle venait de me faire complice de son mensonge!... Je crois qu'à ce moment-là, exactement, j'ai commencé de l'aimer.

Il me faut bien, maintenant, parler de Stéphane Courrière.

Ce n'est pas facile. On me reprochera, en effet, soit de rééditer des faits que tout le monde sait, soit de rapporter des anecdotes légendaires, ou moins encore, des commérages. Notre illustre Stéphane Courrière est tellement connu, on l'a tant étudié, commenté, glorifié, chanté, que sa physionomie est populaire à l'égal des plus notoires visages de nos ministres tout-puissants, ou de nos comédiens considérables, et voire du président de la République en personne. Ce ne sera rien apprendre à quiconque lira ces pages, que lui décrire les traits de ce maître incontesté du théâtre en vers, grâce auquel la langue française a résonné mélodieusement sur toutes les scènes du monde. Dirai-je qu'il appartient, depuis douze ans et plus, à l'Académie française, qu'il a gagné des millions, qu'il est commandeur de la Légion d'honneur, gorgé de dignités, rassasié d'hommages nationaux—et que pourtant il n'a point encore atteint la cinquantaine?

Ajouterai-je qu'il est fort élégant, qu'il surveille ses gestes, ses paroles, son sourire, et s'habille comme un dandy? Non, laissons cela, c'est puéril; et la jalousie me pousserait bientôt à faire des réserves ridicules.

Rappellerai-je plutôt sa prodigieuse et déconcertante carrière dramatique, ses premiers succès, l'Escarpolette, et Comment dire? puis cette mélancolique et tendre féerie, Peau d'Ane; ce retentissant drame de cape et d'épée, ensuite, Sa voix, où Courrière chantait le charme rude et âpre de l'Océan, la vie furieuse des corsaires malouins, et l'indomptable Duguay-Trouin hanté, à travers mille aventures folles, par la voix d'une Sirène, qu'il poursuivit sur toutes les mers? Après quoi, dans Je veux, Courrière a dépeint, en strophes parfois déchirantes, la profonde foi politique des révolutionnaires russes, leur invincible, leur atroce énergie, et l'exode lamentable vers la Sibérie terrible. Enfin, ce fut le grand, l'immense et foudroyant triomphe, les Sabots, hymne enthousiaste à l'épopée des armées jacobines, promenant la France victorieuse par le monde, jusqu'à l'éclosion du Consul miraculeux, que l'on voyait debout, vivace et sublime, dans le frémissement de tout un peuple en armes!

Jamais, de mémoire humaine, pareil délire n'avait bouleversé salle de théâtre! A la répétition générale, à la première, le public trépigna, acclama, hurla de plaisir, perdit la tête. Les Sabots furent joués tout un hiver, repris partout, applaudis jusqu'en Amérique, jusqu'en Australie, jusque dans les grandes Indes. Stéphane Courrière devint le plus considérable poète dramatique des deux mondes.

La pièce qu'il donna deux ans après les Sabots était une satire ingénieuse de plusieurs extravagances contemporaines: elle se nommait le Masque blanc. Le carnaval vénitien y bondissait avec beaucoup de grâce. Mais un acte montrait le fameux souper que fit Candide, à Venise, avec les six rois détrônés: l'on voulut discerner là un pamphlet politique contre les combistes, et Stéphane Courrière, qui n'y songeait pas trop, se trouva vilipendé par les uns, non moins que brandi, si l'on peut dire, par les autres.

Ces vicissitudes lui déplurent, car il sentait en lui rire un poète impatient plutôt que gronder quelque âpre et obstiné tribun. Aussi revint-il à des sujets moins inquiétants, et le goût se prenant alors au Grand Siècle, ce ne fut bientôt un secret pour personne que Stéphane Courrière préparât une Bérénice... Cette pièce, nous l'avons applaudie, depuis: nous en avons aimé la tristesse et la vénusté, les coquetteries secrètes de Mme Henriette, tantôt mourante, le conflit délicat de M. Racine et de M. Corneille, les vanités terribles de Versailles et la gloire sauvage du Grand Roi... Stéphane Courrière est un poète d'une adresse inouïe.

Évoquerai-je donc une fois de plus, et au risque de maintes redites, cette carrière surprenante, cette vie bien courte encore, et néanmoins resplendissante?

Mais plutôt faudrait-il noter, si l'on veut tracer un portrait de tous points fidèle, que l'heureux dramaturge Stéphane Courrière est aussi le frère glorieux d'Adolphe Courrière, directeur de la Journée. Qui n'a lu, au moins une fois dans sa vie, la Journée? On tient ce grand et grave journal, paraissant à six heures, pour un des organes officieux de la République: et de fait, il est l'ami des ministères stables, et l'ennemi des autres; sa prudence extrême ressemble au fin du fin de la sagesse, et si le mot «opportunisme» ne se trouvait désuet et usé, le journal la Journée en eut fait sa devise. Aussi habile à discerner la vogue politique qu'à la suivre d'un peu loin, avec une ruse majestueuse, ce quotidien considérable et abondamment illustré atteint au plus gros chiffre de tirage, et son influence pèse d'un grand poids en haut lieu, puisque l'on nomme ainsi les ministères, l'Élysée, et autres temples voués à des divinités redoutables, telles que directeurs, ministres, présidents, éminences grises, et monsignori de bureau.

Les yeux du vieil Adolphe Courrière pétillaient de malice, quand il parlait de son cadet illustre. Stéphane, tout académicien qu'il fût, avait toujours dix ans de moins qu'Adolphe, et celui-ci le protégeait encore. On peut même dire qu'au début le journaliste s'était diverti à ouvrir au poète maintes portes, dont la serrure eût résisté peut-être un peu davantage, n'eût été le puissant et mystérieux appui. Avec quel art le succès éclatant de Sa voix, et le prodigieux triomphe des Sabots, n'avaient-ils pas été présentés comme un épanouissement du nouvel esprit national et guerrier, que ne gâtait du moins nulle tendresse réactionnaire! L'on en avait presque fait une victoire remportée sur la frontière lorraine... En réalité, les frères Courrière se comptaient parmi les cent ou cent cinquante roitelets qui règnent en France, nonobstant cette différence entre eux que Stéphane tenait cour et représentait beaucoup, à Paris comme à l'étranger, alors qu'Adolphe ne quittait jamais son Vatican, à savoir le cabinet directorial de la Journée.

Parle-t-on politique à Stéphane: «Demandez à mon frère, répond-il. Voyez Adolphe, c'est sa partie.» Et si l'on effleure devant ce dernier le chapitre difficile des débats dramatiques: «Je n'entends rien à ces questions, fait innocemment Adolphe. Interrogez le poète Stéphane, un vieux routier.» Or il est pourtant certain qu'Adolphe Courrière connaît à merveille les coulisses, et tous les artifices du métier. Le directeur de la Journée démontrerait parfaitement pourquoi telle pièce échouera ou tel théâtre fera faillite. De même que l'auteur des Sabots vous expliquera pareillement, sans guère se tromper, comment une interpellation parlementaire portera son fruit ou ne sera qu'un coup d'épée, sinon de baguette, dans l'eau. Aucun d'eux n'avoue tous ses talents. C'est très habile.

Mais quoi! vais-je ergoter avec mesquinerie, insinuer, paraître marchander l'estime à cet homme prestigieux, à ce prince des lettres, dont la gloire brillante et le charme insolent ont pesé, en somme, sur ma vie tout entière? Allons donc! je me suis juré de dire en mes confidences toute la vérité. Écrivons donc franchement que Stéphane Courrière est un poète vigoureux, fécond, qu'il ne recherche pas la grâce choisie et simple, mais qu'il a rencontré des vers éclatants, des vers de bravoure, dans les Sabots; que Sa voix est un poème plein de langueurs créoles; qu'on trouve des épigrammes turbulentes, et le plus paré des rêves mis en scène dans le Masque blanc; que Bérénice frémit de tendresse, on l'a vu par la suite... Enfin confessons que Marie-Dorothée, marquise Gianelli, ne pouvait certes aimer nul homme qui fût plus digne d'elle—hélas! pas même moi, surtout pas moi!

Allons plus loin, avouons tout: Stéphane Courrière ne fait pas seulement figure de poète national, voire mondial. On n'envie pas un poète, à la vérité; on soupire, des lèvres, on murmure avec une fausse extase: «Ah! Un Tel est aimé des dieux... En naissant, il reçut le don divin!...» Mais on s'en moque, au fond, du don divin. Si par contre on apprend qu'à n'en pas douter, cet Un Tel est un raffiné, d'une immense culture, qui lit le grec, qui disputerait avec M. Salomon Reinach touchant l'épigraphie latine, ou avec le professeur Gatti lui-même au sujet des fouilles palatines; si en même temps l'on voit que cet érudit a les ongles soignés, qu'il fait des mots, qu'il cause, et secoue sur ses précieux Elzévirs un mouchoir parfumé—eh! bien, n'est-ce pas intolérable, pour le coup? Les dieux nous accordent Virgile pour rival: mais non Pétrone!... J'ai bien haï ce Stéphane Courrière. Et ma haine n'avait rien de beau.

Sa légende elle-même m'a fait souffrir. Cependant je la savais fausse presque en tous points: bientôt je n'ai plus ignoré que Stéphane Courrière ne possédât ni yacht splendide ancré dans la baie de Naples, ni villa royale à Frascati, ni palais prodigieux à Rome; j'ai constaté de mes yeux que deux laquais ne le suivaient pas en tous lieux, qu'il dormait la nuit, et veillait pendant le jour; qu'un orchestre de virtuoses ne jouait point en sourdine tant que duraient ses repas; qu'il ne dictait nullement ses vers au cours de ses promenades en automobile, et que chaque mois une maîtresse abandonnée ne venait aucunement se suicider sous son balcon... Tel était mon enfantillage, que cette dernière sottise surtout m'avait été pénible. La réputation de séducteur inévitable, qui précédait partout Stéphane Courrière, m'opprimait, m'offensait. Pourquoi? Parce que je n'étais qu'un homme, un homme grossier... Ou parce que là résidait, sans nul doute, un peu de l'empire exercé par le poète illustre et charmant sur Marie-Dorothée, que j'aimais.

La marquise Gianelli ne cachait guère sa liaison, du reste. Aussi bien celle-ci était-elle publique, ou peu s'en fallait-il. Afin d'accueillir plus aisément l'une, très belle, et l'autre, très glorieux, tous deux d'un heureux effet dans les «Mondanités» des journaux, on affectait de ne remarquer que leur amitié ancienne et paisible, de maître à disciple, eût-on dit. Mais ni lui, ni elle, pourtant, ne se contraignaient fort. Le poète Stéphane parlait des femmes assez librement.

—Sans nos belles amies, me déclarait-il la première fois qu'il me vit, nous connaîtrions plus de pays, nous voyagerions davantage, nous mènerions la vie magnifique des aventuriers de mer et de terre, celle des anciens coureurs de routes, pilleurs d'îles ou gueux de forêts... Je me vois très bien l'escopette au poing. Mais on nous enchaîne devant la bûche de nos foyers: une fée nous y visite, ou c'est Cendrillon qui chante... Vous êtes heureux, vous, monsieur, qui vivez parmi les arbres: vous y suivez l'automne, l'hiver, les saisons. Dans ces coupes que vous avez préparées et soignées, comme un laboureur son champ, il doit vous sembler que le printemps naît, pour ainsi dire, sous vos doigts. C'est un métier que j'eusse adoré: faire jaillir les bourgeons, et ruisseler les feuilles!... Aimez-vous les pins et les cyprès? Ils forment la plus fine ciselure de l'Italie, la dernière coquetterie des monts romains et toscans, les suprêmes égratignures de l'orfèvre. Pourtant les peupliers dont vous avez la garde, là-bas, chez nous, frissonnent mieux au moindre vent, c'est certain...

Stéphane Courrière s'exprimait avec une éloquence étonnamment aisée: l'on sentait que les mots ne lui manquaient jamais, arrivant au contraire en foule à ses lèvres, habitué qu'il était à les pourchasser, unir et désunir, à les faire manœuvrer comme des régiments bien entraînés, danser comme des corps de ballet, ou voltiger en vrais acrobates. Sa voix s'élevait, autoritaire et captieuse, l'une de ces voix qui ont accoutumé de résonner ordinairement seules, dans le silence agréable de toutes les autres qui se sont tues, une voix qui peut prendre son temps pour prononcer les mots à sa guise, qui s'atténuera s'il lui plaît, ou bien insistera sans ombre de gêne sur certaines paroles du vocabulaire noble ou «poétique»; ainsi eût parlé un roi parmi sa cour, si jamais roi eût témoigné, à ce point, d'intelligence, de littérature et d'esprit.

Le poète se trouvait étendu très joliment dans un fauteuil, une jambe croisée par-dessus l'autre, agitant l'un de ses pieds chaussé d'un escarpin de cour. C'était le soir, dans un appartement du Grand Hôtel, où il accueillait quelques intimes. La marquise Gianelli m'avait, à la lettre, ordonné de venir: «Je veux absolument que vous le connaissiez. Je lui ai parlé de vous: il sera content de vous voir, et vous serez séduit, vous ne pourrez pas résister... Personne ne peut résister... Venez me prendre chez moi, monsieur Simonin, à dix heures.»

Et en effet, le poète m'avait reçu en souriant: «Je sais, je sais... M. François Simonin soigne les bois, et il ne dédaigne même pas celui où errent les Muses. M. Simonin est un lettré, on m'a dit... Qu'il soit le bienvenu ici.»

Puis il m'avait comme environné de phrases avenantes, flatteuses, il aimait à plaire évidemment, quel que fût le personnage infime dont il fallût gagner la sympathie. A cet instant encore il parlait pour moi seul, en dépit de ses autres hôtes. Et j'admirais, charmé autant que désespéré, non seulement son élocution délicieuse, pittoresque et fleurie, mais encore ses yeux spirituels et son visage rasé comme celui d'un causeur de la grande époque, l'un de ceux qui eussent disputé jadis ici même, à Rome, avec le président de Brosses. Stéphane Courrière grisonnait, mais il avait la silhouette fort jeune et le sourire fréquent.

—Peut-être, me dit-il, avez-vous lu l'Hortulus symbolique de Conrad de Haimbourg? Ce brave homme nous a décrit le mystique langage des arbres. Seulement je m'y perds: à peine si, en réalité, je sais exactement ce qu'est un cèdre... Que n'ai-je, comme vous, monsieur Simonin, la connaissance de toutes les essences dont les vieux jardiniers composaient jadis un beau parc, ou ce qu'ils nommaient si joliment un jardin de propreté, par opposition au jardin fruitier, au jardin potager et au jardin à fleurs! Tenez, un désir me tient, c'est de voir une yeuse. Ah! qu'est-ce donc enfin que cet arbre au nom mystérieux, à la fois sombre et souple, perfide et bizarre

Le fourbe

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