Le temps retrouvé
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Marcel Proust. Le temps retrouvé
Le temps retrouvé
Table des matières
(PREMIÈRE PARTIE)
nrf. Paris 1927. CHAPITRE PREMIER. Tansonville
CHAPITRE II. M. de Charlus pendant la guerre; ses opinions, ses plaisirs
CHAPITRE III. Matinée chez la princesse de Guermantes
Отрывок из книги
Marcel Proust
Publié par Good Press, 2021
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Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu'elle-même, selon ce qu'Albertine m'avait dit, aimait les femmes et avait fait à Albertine des propositions? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j'avais aimé, que j'avais été jaloux d'Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité que nous ne croyons, mais l'étendre aussi trop loin et être dans l'erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l'erreur par l'absence de toute supposition) s'imaginait-elle que je l'étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu'on a toujours tout prêt pour les jaloux? En tout cas, les paroles de Gilberte, depuis «le mauvais genre» d'autrefois jusqu'au certificat de bonne vie et moeurs d'aujourd'hui, suivaient une marche inverse des affirmations d'Albertine qui avait fini presque par avouer des demi-rapports avec Gilberte. Albertine m'avait étonné en cela comme sur ce que m'avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande, si j'avais d'abord cru, avant de la connaître, à sa perversité, je m'étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l'amour dans le milieu qu'on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j'avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l'air plus expérimentée qu'elle n'était et pour m'éblouir, à Paris, du prestige de sa perversité comme la première fois, à Balbec, par celui de sa vertu. Et tout simplement, quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l'air de ne pas savoir ce que c'était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk encore qu'on ne sache pas ce que c'est. Elle avait peut-être vécu près de l'amie de Mlle Vinteuil et d'Andrée, séparée par une cloison étanche d'elles qui croyaient qu'elle n'en était pas, ne s'était renseignée ensuite--comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver--qu'afin de me complaire en se faisant capable de répondre à mes questions, jusqu'au jour où elle avait compris qu'elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière, à moins que ce ne fût Gilberte qui me mentît. L'idée me vint que c'était pour avoir appris d'elle, au cours d'un flirt qu'il aurait conduit dans le sens qui l'intéressait, qu'elle ne détestait pas les femmes, que Robert l'avait épousée, espérant des plaisirs qu'il n'avait pas dû trouver chez lui puisqu'il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n'était absurde, car chez des femmes comme la fille d'Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants, si même ils ne sont pas simultanés, qu'elles passent aisément d'une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile. C'est ainsi qu'Albertine avait cherché à me plaire pour me décider à l'épouser, mais elle y avait renoncé elle-même à cause de mon caractère indécis et tracassier. C'était, en effet, sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je Ne voyais plus cette aventure que du dehors.
Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne puis m'étendre, c'est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu'avait aimées Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu'elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j'oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n'y aurait plus eu besoin d'offrir de l'argent à Mme Bontemps pour qu'elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie, se produisant quand il ne servait plus à rien, m'attristait profondément, non à cause d'Albertine, que j'eusse reçue sans plaisir si elle m'eût été ramenée, non plus de Touraine mais de l'autre monde, mais à cause d'une jeune femme que j'aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l'aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d'elle tomberaient à mes pieds. En attendant, j'essayais en vain d'agir sur eux, n'étant pas guéri par l'expérience, qui aurait dû m'apprendre--si elle apprenait jamais rien--qu'aimer est un mauvais sort comme ceux qu'il y a dans les contes contre quoi on ne peut rien jusqu'à ce que l'enchantement ait cessé.
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