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II

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Table des matières

Déja le coupé traversait le pont de l'Europe, incendié par les reflets jaunes et mauves de la gare Saint-Lazare, quand elle s'avisa que vraiment elle était trop émue pour reparaître chez elle, les yeux gonflés, les joues brûlées par les larmes. Baissant la vitre d'avant, elle dit au cocher:

—Passez chez Moreri, place de l'Opéra.

Elle s'était rappelé qu'il n'y avait plus de ravioli à l'office, de ces petits gâteaux italiens, faits d'un peu de pâte autour d'une noix de hachis. Car Julie Surgère était une maîtresse de maison bien informée, de celles qui connaissent mieux que leurs gens le service de chacun et peuvent leur en remontrer. Paresseuse aux choses de l'esprit, lente aux conversations mondaines qui l'intimidaient et la troublaient, elle occupait plus volontiers son temps aux soins intérieurs, aux menues besognes des doigts féminins; et elle y excellait, avec beaucoup de bonne humeur et de simplicité.

Le coupé avait rebroussé chemin, descendant la rue de Londres, traversant la place de la Trinité. Là, il se mit au pas, tant les voitures se pressaient à l'entrée de la Chaussée-d'Antin; même il dut stationner quelque temps, juste sous le transparent où on lisait en lettres noires: Banque de Paris et de Luxembourg. Julie avait vécu là les vingt-deux années qui suivirent son mariage. Maintenant, les directeurs ayant installé place Wagram leur domicile particulier, le personnel occupait toujours les bureaux de l'ancien immeuble... Le cheval repartit, au pas. Par les vitres hachurées d'eau, Mme Surgère regardait Paris, l'amusant Paris des jours de pluie.

Depuis plusieurs mois qu'ils sortaient ensemble, en voiture, presque chaque jour, Maurice lui avait appris à observer cette physionomie mobile, divertissante et émouvante de Paris; et désormais il n'était guère de coin familier à ces courses quotidiennes, qui ne lui rappelât les mots du jeune homme devant les rues, les maisons, les gens près desquels elle passait naguère indifférente, comme sans les voir. Vraiment, à l'heure présente, il lui semblait qu'elle les voyait avec les yeux de Maurice. L'esprit de Maurice, plus alerte, avait peu à peu occupé tous les chemins, toutes les issues de son propre esprit; si bien que la Ville et la vie lui semblaient autres aujourd'hui, intéressantes comme jamais, plus nouvelles même que du temps où, petite fille, on l'avait menée pour la première fois hors de son Berry natal. C'est qu'en toute chose, à présent, elle voyait le cher ami, elle voyait Maurice. En toute chose elle se sentait faire pour lui comme un acte de tendresse, et c'était divin, cette possession par une idée unique, qui pour la première fois emplissait son cœur puéril et maternel.

Elle s'enlisait dans le souvenir des promenades communes, quand, d'un trait de flèche, la pensée lui revint de la promesse qu'elle avait faite tout à l'heure. Voilà qu'elle l'avait oubliée, reprise à vivre, à aimer, passé le seuil des Rédemptoristes.

«J'ai promis cela, j'ai promis de me séparer de lui, de l'éloigner. Mais c'est affreux! Pauvre chéri, lui si nerveux, si prompt à souffrir!... Et pourquoi le chasser, pourquoi?...»

Les raisons lui revinrent, dont Maurice usait pour vaincre ses premières résistances:

«Prouvez-moi qu'il y a quelque chose de mal dans un baiser?... Vous souffrez mes lèvres sur votre main, devant tous, devant votre mari et Claire... et vous me refusez vos lèvres... pourquoi? Toutes ces distinctions sont des chimères...»

Qui avait raison: l'enfant raisonneur ou le vieux prêtre austère?

«Il y a quelque chose de mal dans l'amour.» Malgré tout, ces mots lui demeuraient étampés dans le cerveau, seuls de tout le discours de l'abbé. Oui, l'abbé avait dit juste. Une voix intérieure, complice de cette voix sévère, prononçait le même arrêt.

De nouveau elle sentait sourdre des larmes, quand le coupé s'arrêta place de l'Opéra. Elle essuya vivement ses yeux. La diversion de la descente, sous la pluie menue, venait à point pour la calmer.

Dans la boutique, largement éclairée, beaucoup de passants s'étaient réfugiés, grignotant des pâtisseries d'Italie et d'Autriche, trempées de vins lombards ou siciliens. Mme Surgère fit sa commande, choisissant lentement, dans les coupes qu'on lui tendait, les petits cercles de pâte; et elle goûtait la sensation apaisante d'oublier, de rentrer dans l'existence ordinaire interrompue par sa visite à l'abbé.

Remontée en voiture, elle regardait les maisons, les arbres, la découpure du ciel rougeâtre et pluvieux autour de la lourde silhouette du cocher; elle regardait cela obstinément, pour occuper sa pensée avec ses yeux, bâillonnant la voix qui disait: «Tout à l'heure, tout à l'heure...» Eh bien, soit, tout à l'heure! Mais d'abord, au moins, elle allait revoir l'aimé: il l'attendait, lisant le Temps, dans le petit boudoir du premier étage, qu'on appelait le «salon mousse» à cause de la nuance des tentures. Encore un tournant de rue, puis la station des voitures, puis la grande trouée de la place Wagram, et voici la maison: les roues frôlent légèrement le trottoir, le cheval s'arrête, s'ébrouant sous l'averse.

...C'était un vaste hôtel, au bord d'un jardin touffu comme un bois, édifié d'hier, pour une comédienne célèbre, par un directeur amoureux. L'artiste s'y était installée, les peintures à peine sèches, les tentures à demi posées; et comme l'hôtel était immense, avec des surfaces inusitées à décorer, des hauteurs de fenêtres qui défiaient les tapissiers, elle avait achevé sa liaison avant son installation, et un matin, tout craquant, le théâtre et l'amour à la fois, elle était partie, emportant les bijoux, laissant les meubles. Quelques semaines après, les deux directeurs associés de la Banque de Paris et de Luxembourg achetaient la maison et le mobilier. On annonça dans les journaux cette installation princière; il fallait relever aux yeux du public une Société que le suicide récent de M. Artoy et sa ruine personnelle avaient discréditée.

L'hôtel proprement dit, dont la façade donnait sur la place, fut affecté à M. et à Mme Surgère, qui y eurent chacun son appartement séparé. M. Surgère, impotent, incapable de marcher, de monter un escalier, habita le rez-de-chaussée, qui contenait encore les cuisines, l'office et le logement de Tonia, la nourrice corse de Julie, affectée maintenant au service de la porte. Le premier étage comprenait les salons, la salle de billard, la salle à manger, le boudoir mousse. L'appartement de Julie était au second, avec la bibliothèque et quelques chambres inoccupées. Un pavillon Louis XVI, maison de campagne de quelque Parisien d'autrefois, respecté au milieu du jardin par les démolisseurs, fut réservé à M. Esquier.

Deux portes monumentales ouvraient sur la place Wagram. Mme Surgère sonna à celle de droite, tandis que le cocher, virant court, criait: «Porte!» à celle de gauche.

Tout de suite, sous une marquise, le perron offrait des marches arrondies, jusqu'au lanterneau du vestibule, vrai vestibule de palais, avec ses quatre colonnes cannelées, les frises des corniches et l'escalier de pierre à double volée, tendu de tapisseries Renaissance.

Julie monta vite, jetant au passage, à la femme de chambre qui l'attendait, son parapluie avec un rapide: «Merci, Mary.»

En passant devant le salon mousse, son cœur battit si fort qu'elle s'appuya un instant au mur... Il était là, le pauvre ami; il attendait, ignorant qu'elle avait tout à l'heure trahi leur tendresse, qu'elle revenait armée contre lui!... Elle se remit en marche, atteignit sa chambre. Elle y entra au moment où Mary la rejoignait par un autre escalier. Tandis qu'on la débarrassait de ses vêtements mouillés, elle pensa avec une netteté absolue, comme si une voix étrangère eût prononcé les mots à son oreille: «Cela ne se fera pas, Maurice restera près de moi... certainement!»

...La glace triple de l'armoire anglaise mirait de la jeune femme ses épaules découvertes, ses bras nus, sa silhouette rajeunie par les jupons courts et le décolletage du corset. Avec la blancheur sans rides, sans macules, les courbes solides de ses épaules, certes elle était infiniment désirable et charmante. Naguère assez insoucieuse de sa beauté, elle s'en occupait aujourd'hui pour Maurice, parce qu'elle souhaitait dans ses yeux la flamme de contentement qu'allumait la vue d'une robe heureuse, d'une coiffure réussie, parce qu'elle voulait entendre ces mots à mi-voix, quand il s'asseyait près d'elle à table: «Vous êtes jolie»; parce qu'elle était femme après tout, encore que sans coquetterie, sans souci de plaire aux indifférents. La femme en trouble d'amour est une fiancée; la nature entend qu'elle se pare, qu'elle se couronne pour l'union prochaine.

—Quelle robe Madame mettra-t-elle pour dîner?

—Ma robe de grenadine noire, Mary.

Elle portait surtout ces deux nuances, mauve ou noir. Chavannes, le couturier, prétendait que les couleurs trop claires la grossissaient. Quant à Maurice, expert en toilettes féminines, il professait l'horreur des nuances vives dans les appartements demi-obscurs, sous la lumière rare de Paris.

Lorsqu'elle fut prête, la jupe agrafée, le corsage épinglé, elle renvoya Mary; un instant elle s'agenouilla sur le, prie-Dieu, au chevet de son lit; et là, ralliée par un puissant appel de sa conscience, elle demanda franchement à Dieu la grâce d'être forte et de faire tout son devoir. Elle prit heure avec soi-même: «Ce sera après le dîner, quand Esquier s'en va et que mon mari dort sur son fauteuil...»

Mais une voix appelait, d'en bas, une voix de fillette au timbre musical et grave:

—Mary!

—Mademoiselle?

—Est-ce que Madame est rentrée?

—Oui, mademoiselle, elle descend.

C'était Claire Esquier. Mme Surgère avait oublié, dans la tourmente de cette après-midi, qu'aujourd'hui, jour de sortie chez les dames de Sion, Claire devait dîner et coucher à la maison. La présence de la jeune fille lui fit plaisir, comme si son innocence devait la fortifier. Brusquement, la porte s'ouvrit; Mme Surgère vit dans la glace la triple image de Claire, trois jeunes filles identiques, vêtues de cet uniforme sombre dont les couvents se plaisent à endeuiller la jeunesse.

Claire était grande, moins que Julie cependant, étroite de taille et d'attaches, point encore dessinée tout à fait de la gorge et des hanches. Elle gardait un air de printemps, une sorte de grâce puérile par la minceur des bras, du cou, par l'extraordinaire fraîcheur de la peau. On la trouvait plutôt étrange que jolie, la peau trop blanche, les cheveux trop noirs, les yeux si obscurs que l'iris mangeait toute la pupille, la bouche rouge et les dents bleuâtres comme l'ivoire mince. Elle semblait à la fois délicate et musclée, volontaire et timide.

Elle dit de sa voix singulière:

—Je ne vous dérange pas?

—Mais non. Entre, petite.

Mme Surgère se retourna et embrassa Claire.

Elle aimait bien la fille d'Esquier, son plus cher ami, le témoin de sa vie intime depuis son mariage. Quand Esquier devint veuf, Claire atteignait cinq ans. Julie, qui passionnément et vainement avait rêvé d'être mère, dépensa sur Claire tous les trésors de tendresse que son cœur tenait en réserve. L'enfant lui rendit son affection, mais elle n'avait pas le goût d'être caressée et se dérobait d'instinct. C'était une de ces puériles histoires qui amusent deux générations dans une famille, qu'étant petite, quand des étrangers l'embrassaient, elle s'en allait après dans un coin du salon et s'essuyait furtivement les joues... Aujourd'hui, grande fille, à dix-sept ans, elle ne s'essuyait plus les joues, mais elle restait d'apparence sérieuse, concentrée, parlant peu, jalouse de sa pensée, comme intéressée par un rêve intérieur, par un secret où elle ne souhaitait point de participant.

En ce moment, attentive, elle regardait Julie.

—Comme vous êtes belle! dit-elle.

—Tu trouves?

Mme Surgère se regarda et pensa:

«Elle a raison, je suis belle.»

Sur ses joues, en larmes tout à l'heure, s'était posé de nouveau ce masque que l'habitude mondaine met aux plus sincères, ce masque nécessaire qui ne laisse rien transparaître de l'intérieure physionomie de l'âme, ni chagrin, ni peur, ni tendresse, rien.

—Et toi aussi, tu es belle, fit-elle en parcourant la jeune fille du regard. Pour rester jolie, ainsi fagotée...

L'enfant rougit.

—Tu seras ravissante quand nous t'habillerons. Toujours pour février la sortie définitive?

—Pour le commencement de mars... oui.

—Cela te fait plaisir?

Elle eut une moue incertaine. Bien vrai, sondant son cœur, elle n'y rencontrait aucun désir précis. Combien de jeunes filles renonceraient volontiers à connaître le monde, pour ne pas quitter le cher asile de leur enfance! Claire apercevait seulement, en cette sortie du couvent, un moyen de voir plus souvent quelqu'un qu'elle avait à la fois le désir et la crainte de rencontrer. Mais cela, c'était son secret.

Elle déclara, du ton décidé d'une femme qui comprend et accepte à l'avance son rôle dans la vie:

—Plaisir ou non, il le faut, n'est-ce pas?

La femme de chambre entrait discrètement:

—Madame, fit-elle, l'Allemande Hélo me dit que Monsieur est en bas avec M. Esquier et qu'il s'impatiente.

—Vite, Mary, un mouchoir... Claire, va prévenir Maurice qu'il descende. Il est dans le salon mousse.

Un peu de sang bistra la peau blanche de Claire. Elle hésita.

—Nous le préviendrons en passant, dit-elle.

Elles étaient prêtes; elles quittèrent la chambre, se tenant la main. Devant le salon mousse, Mme Surgère poussa la porte entre-bâillée:

--- Maurice, on dîne!

Elle semblait parfaitement calme, rassérénée par la présence de Claire.

Maurice se montra aussitôt. Elle ne put se défendre de l'envelopper d'un regard tendre qui la transfigurait, d'un regard d'amoureuse irrassasiée, souhaitant d'un seul coup boire tout l'être aimé... Petit et mince, extrêmement beau, Maurice semblait, tant le type de son visage s'imprégnait d'exotisme, quelque prince arabe vêtu à la dernière façon de Londres. Son teint mat s'avivait au noir luisant de ses cheveux, de sa moustache, de sa barbe légère; mais deux yeux admirables, aux prunelles d'ambre clair, donnaient à ce visage d'Oriental la mobilité, l'inquiétude, la nervosité de l'Occident... C'était un de ces hommes qui font à la fois envie et peur aux femmes, et qui dans leur vie sont destinés à plus d'admirations que d'aventures.

L'air préoccupé, mécontent, il salua Mme Surgère, sans répondre d'un sourire à son sourire.

—Vous vous êtes bien amusée, cette après-midi? fit-il.

Le ton de cette phrase condensait toute la rancune gardée à son amie d'avoir refusé de l'emmener avec elle, aujourd'hui, et refusé même d'avouer où elle allait.

Elle répondit:

—Mais non!—Vous savez bien que j'avais des courses ennuyeuses...

Il ne dit plus rien et suivit les deux femmes. Comme ils atteignaient la porte de la salle à manger, Claire les précéda; Maurice saisit la main de Mme Surgère, il la serra d'une pression qui signifiait:

«N'importe. Je ne vous en veux pas. Je vous aime.»

Elle n'eut pas le temps de répondre; Esquier venait à elle, et lui disait d'une voix bourrue et souriante:

—Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'on fait donc là-haut, les trois enfants? Nous allions dîner au cabaret, un peu plus, Surgère et moi.

Son grand corps, vêtu d'étoffes fines, coupées à son goût et hors de toute mode, barrait l'entrée, un corps robuste et pourtant un peu ployé par la vie, une tête bonne, intelligente et ravagée, avec des prunelles bleues d'enfant, avec des cheveux blonds et gris mêlés, très fins, qui semblaient flamber sur sa tête, une flamme plus drue et plus haute au milieu du front...

—C'est ma faute, déclara Mme Surgère, c'est moi qui suis rentrée en retard.

Et passant de l'autre côté de la table, tandis que Maurice serrait la main d'Esquier, elle gagna le fauteuil roulant de M. Surgère.

Servi par une Allemande nommée Hélo, il ne quittait jamais ce fauteuil, même lorsqu'il voyageait entre Luxembourg et Paris. L'atroce maladie de la moelle dont il souffrait avait, en trois ans, raccorni, réduit aux proportions d'un enfant sa stature vigoureuse de sportsman vétéran. Julie l'embrassa légèrement sur le front, parmi les mèches blanches, nombreuses, mêlées aux boucles restées noires de ses cheveux. Lui ne dit rien. Ses yeux seuls remuèrent, car sa tête ne pouvait bouger sans souffrance.

Tout le monde s'assit, Esquier à droite de Mme Surgère, Maurice en face, Claire entre les deux, faisant vis-à-vis au groupe de Hélo et de M. Surgère.

Le dîner fut morne. Claire parlait peu. Elle se rendait compte que n'étant pas encore entrée dans la vie, elle ne dirait rien d'utile ni de nouveau sur des gens, sur des choses qu'elle connaissait mal.—Julie, sentant les yeux de Maurice fixés sur elle, avait trop à faire de maîtriser son émotion, pour risquer de la trahir par l'embarras de ses paroles. Quant à Antoine Surgère, il ne parlait jamais à table. L'Allemande Hélo l'aidait à manger, comme un enfant; à peine pouvait-il porter les aliments à sa bouche demi-inerte.

Seuls, Esquier et Maurice Artoy causèrent un peu; le premier s'efforçant de rompre par l'exorcisme des mots ce sort de tristesse qui pesait sur la table, l'autre afin de se tromper, se distraire, d'affecter l'indifférence vis-à-vis de Julie. Car sa rancune pour la mystérieuse absence de l'après-midi, bien qu'atténuée, ne désarmait pas. Et Julie le voyait bien.

Comme elle se sentait reprise à lui, déjà, reconquise par son désir de lui plaire, et de ne pas lui causer de chagrin, surtout!... Elle le regardait: une tiédeur amollissante l'envahissait, à le voir de si près, si charmant. Il était son enfant et son maître, quelque chose de redoutable et de faible, qu'elle avait besoin d'adorer et de protéger. Elle le contemplait et le trouvait beau. Pourtant, sous la grande lumière des lampes à flamme double, voici qu'il paraissait plus âgé que tout à l'heure, dans la pénombre de l'escalier, plus âgé même que ses vingt-cinq ans. Les cheveux, longs sur les tempes, se clairsemaient au sommet de la tête; une ride transversale creusait le front; d'autres, plus menues et sans nombre, griffaient en étoile les deux coins des yeux. La bouche était décolorée; les dents, parfaitement blanches, laissaient voir de nombreuses piqûres d'or. C'était un de ces visages de jeune homme que la moindre inquiétude, que le premier excès vieillit de dix ans en une nuit...

Quand il avait, comme aujourd'hui, «ses nerfs» et que Claire était là, il les «passait» sur elle, raillant sa toilette, ses travaux, ce qu'elle apprenait au couvent,—pour quoi il professait du mépris,—s'efforçant de découvrir aux rares paroles qu'elle prononçait un sens enfantin ou ridicule. Claire ne se fâchait pas, ne ripostait pas à cette escrime, se contentait de ne pas répondre, ce qui faisait tomber les mots de Maurice. Parfois pourtant, elle rougissait, et l'on voyait qu'elle cherchait à cacher un peu de tristesse. Alors Esquier l'embrassait.

—Ne te fais pas de chagrin pour ce garçon-là, petite. Tu vaux mieux que lui, va, et tu as plus de suite dans les idées, surtout.

Mais aujourd'hui, l'inquiétude réelle de Maurice lui ôtait le goût de plaisanter. Il devinait bien qu'un incident grave était survenu depuis le matin; un obstacle allait surgir entre Julie et lui... Il réfléchit. Julie avait insisté pour n'être pas accompagnée; elle avait tenu bon, elle qui, d'ordinaire, voulait uniquement ce qu'il voulait. Où pouvait-elle aller pour qu'il ne pût l'y suivre? À un rendez-vous? Il sourit d'incrédulité.

«Un rendez-vous! Ah! non, par exemple, la pauvre chérie... Ou plutôt si... un rendez-vous; mais celui qu'elles regardent comme licite... le rendez-vous avec le prêtre, avec le confesseur... Sûrement, c'est là qu'elle a été!»

Oui... C'était bien cela. La veille, il avait commis l'imprudence de l'effarer en la baisant sur les lèvres, pour la première fois. Sans doute ce baiser avait ressuscité sa conscience et, tout de suite, elle avait couru au confesseur. Maurice se rappela le visage de l'abbé Huguet, qu'il avait aperçu deux fois à cette table même. Julie en parlait volontiers... Que venait-il faire aujourd'hui dans leur amour, de quel droit se glissait-il entre eux deux, cet étranger? Il le haït un instant: une de ces haines courtes des nerveux, qui parfois les jettent au crime... Puis il se rassura:

«L'abbé est dans son cloître; moi je suis près d'elle. Nous verrons bien qui l'emportera...»

Le repas s'achevait. On regagna le salon mousse, comme chaque soir. Depuis l'aggravation du mal d'Antoine Surgère, Julie ne sortait guère après le dîner, ni pour le monde, ni pour le spectacle; Esquier n'acceptait que les invitations forcées. Et Maurice, naguère noctambule professionnel, depuis sa convalescence goûtait les soirées casanières, qu'il finissait toujours seul avec Julie, Esquier s'allant coucher tôt et M. Surgère s'endormant ou du moins feignant de dormir, immobile et les yeux clos, pendant que Hélo, à ses côtés, dormait sincèrement.

Sur la demande d'Esquier, Claire venait de se mettre au piano, et Maurice réclamait ironiquement la Prière d'une Vierge, quand la porte du petit salon s'ouvrit.

Le valet de chambre annonça:

—M. le baron de Rieu.

Le baron de Rieu, jeune député d'Ille-et-Vilaine, entra: grand jeune homme, blond et mince, très sérieux, très soigné, l'air d'un professeur élégant. Sa venue parut faire plaisir à tout le monde. Il était en frac. Il s'avança avec aisance vers Mme Surgère, lui baisa la main, salua Claire avec la même correction un peu cérémonieuse, puis serra les mains d'Esquier, et aussi les doigts gourds que lui tendait Antoine Surgère.

—Je viens vous enlever, dit-il à Maurice.

—Oh! cela, fit le jeune homme avec un sourire crispé, voilà qui m'étonnerait, par exemple!

—Emmenez-le, Rieu, fit Esquier. Il est insupportable, ce soir. Il ne s'interrompt de bouder que pour nous dire des choses désobligeantes. Emmenez-le, ou plutôt, si vous pouvez, envoyez-le où vous allez et restez avec nous.

—Où donc allez-vous, ce soir? demanda Mme Surgère.

—Je vais à la salle Wagram, où le prince de Cornouailles fait une conférence contradictoire pour les ouvriers de deux de nos cercles catholiques.

—Comment, vous là dedans? fit Maurice dédaigneux.

—Oui, moi là dedans. On a déjà essayé cela dans les églises, et cela a eu beaucoup de succès.

—C'est insensé, fit M. Surgère.

C'était la première parole qu'il prononçait; sa maladie lui donnait un accent sifflant qui aiguisait les mots. Ceux-ci, coupant net la conversation, firent un silence profond.

—C'est insensé, répéta-t-il. Avec toutes vos enrégimentations d'ouvriers, vous facilitez la mobilisation du parti socialiste, voilà tout. Ce sera bien fait: la crise aboutira cinquante ans plus tôt.

—Nous l'espérons bien, fit le baron de Rieu.

—Ah! alors!...

—Certes, nous l'espérons. Croyez-vous que nous prétendions empêcher une crise qui est inévitable, et en somme légitime?

—Non, déclara Maurice, vous voulez seulement «en être», voilà tout. Malins! va.

—Nous voulons, reprit le baron, que cette crise soit une évolution, non pas une révolution. Je n'aperçois aucun égoïsme personnel là dedans. Nous croyons distinguer la vérité mieux que les humbles que nous dirigeons: nous tâchons de la leur montrer, et accessoirement de leur faire un peu de bien matériel.

La conversation se poursuivit là-dessus, avec des retours sur le passé, des arguments tirés de l'histoire. M. Surgère s'y mêlait maintenant, jetant des phrases intelligentes, brèves, ironiques, qui crevaient les phrases un peu rondes et prédicantes du baron. Maurice se passionnait, changeait d'avis, soutenait un parti, l'abandonnait, puis finalement oubliait l'entretien en regardant Mme Surgère. À la fin le baron, s'adressant par politesse à Claire qui écoutait silencieusement:

—Et vous, mademoiselle, quel est votre avis? Comment faut-il traiter les pauvres?

Maurice affecta de rire; Claire, sans se troubler, répondit:

—Il me semble qu'il faut faire comme papa...

—Et que fait «papa», mademoiselle?

—Il les aime, monsieur.

«Papa», mécontent d'être mis en cause, déclara que «cette petite ne savait ce qu'elle disait». Mais tout le monde, rallié, opina qu'elle avait raison. Tous connaissaient la charité inépuisable d'Esquier.

Mme Surgère résuma l'opinion commune:

—Oh! le cher associé, lui, c'est un saint. Esquier haussa les épaules. Se penchant vers Julie, il lui dit: —Si je suis un saint, moi, qu'êtes-vous donc, vous, chère amie? Je tâche d'être un juste. C'est vous qui êtes la sainte.

Et, plus bas, il lui glissa dans l'oreille ces mots qu'elle seule entendit:

—Il ne vous manque même plus la tentation!

Elle rougit jusqu'aux frisures de son front. Pour la première fois Esquier faisait allusion à sa faiblesse; jus-que-là, il n'avait même pas paru s'en apercevoir. Elle fut bien aise, pour dissimuler son embarras, de voir entrer un nouveau visiteur. La haute taille de celui-ci le faisait paraître mince, il avait des cheveux noirs partagés sur le côté; un binocle fixe dirigeait son regard d'oiseau philosophe; sa tête un peu petite était charmante, avec une barbe noire et grise, courte, presque rase sur les joues, taillée en pointe arrondie sous le menton.

On annonça:

—M. le docteur Daumier.

Lorrain, comme Jean Esquier, plus jeune que lui de dix ans, leur amitié ancienne ne s'était jamais démentie, ni relâchée. On aime sans effort, sur le tard de la vie, les compagnons de son adolescence: c'est un peu de soi qu'on chérit en eux... Outre cette affection, Daumier et Esquier se donnaient quelque chose de plus rare: chacun d'eux était l'homme que l'autre admirait le plus. Daumier admirait la belle vie d'Esquier, constamment honnête et bienfaisante parmi le maniement corrupteur de l'argent. Esquier exaltait le désintéressement de son ami qui, vers la trentaine, avait abandonné les clientèles lucratives pour se vouer à la science. Aujourd'hui, marié modestement, père de deux enfants, Daumier s'isolait sans fonctions officielles, sans traitement, dans son laboratoire de la Salpêtrière, où il s'efforçait de fonder sur des bases nouvelles une doctrine de biologie expérimentale. Esprit catégorique, volonté impitoyable affichant le mépris des conventions morales, sans donner prise à nulle critique sur sa moralité, il tenait, dans la maison de la place Wagram, ce rôle augurai où nos mœurs, par le discrédit de la foi religieuse, ont élevé le médecin moderne. Maurice Artoy l'estimait comme un partenaire alerte au jeu des paradoxes; mais la timidité de Julie le redoutait un peu.

Il salua brièvement tout le monde.

—J'ai été appelé en consultation, cette après-midi, par les chirurgiens Frœder et Rodin, dit-il, quatre heures perdues à discuter avec ces entêtés... Comme j'ai encore à travailler cette nuit, je suis venu ici pour vous dire bonjour et me changer un peu les idées. De quoi parliez-vous?

Le baron de Rieu lui expliqua la question en termes subtils. Daumier répondit en souriant:

—Ah! le socialisme! Vous en parlez si souvent, de ce fantôme-là, que vous finirez par le faire apparaître.

—Bientôt, croyez-vous?

—Mon Dieu... vers la fin du siècle, à peu près au centenaire des grands événements, au plus tard au commencement du vingtième. Voyez-vous, la préoccupation de cette date est dans l'esprit de tout le monde. L'expression inepte: fin-de-siècle, qui nous horripile partout, en est le signe. Comme une fièvre chronique, mais à longues périodes, la France et l'humanité sentent passer sur elles ce souffle singulier qui enivra nos pères il y a cent ans. Vous voyez des gentilshommes, comme le baron, des bourgeois riches comme Esquier, enrégimenter les ouvriers, prendre la tête du mouvement du quart-état. Oui, nous sommes incontestablement aux limites de deux grandes époques. Pourvu qu'il n'y ait pas de sang dans le fossé qui les sépare!

—Oh! mon Dieu, oui! pas de mort, pas de Terreur... Donnons-leur ce qu'ils veulent, à ces gens-là!...

C'était Julie qui parlait ainsi: les derniers mots de Daumier lui avaient suggéré la peur des dangers que courrait Maurice, dans une révolution,—si sceptique, si dédaigneux du peuple, d'une aristocratie d'allure si arrogante. Et partie sur cette piste, retournée à son ami, sa pensée ne le quitta plus; elle le regarda parler, sans plus l'entendre. Hélas! À cet adoré, si intelligent, si beau, si aimant, elle allait faire de la peine! À lui elle allait dire: «Partez... Laissez-moi.» Se pouvait-il qu'elle se fût laissé arracher une pareille promesse? Maintenant, tout ce qu'elle avait promis à l'abbé, et les exhortations de celui-ci, tout cela lui paraissait incroyablement loin, dans un passé qui ne la regardait plus, dont elle n'était plus responsable.

L'automne d'une femme

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