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Marcel Proust
À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS
Première partie

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Ma mère, quand il fut question d’avoir pour la première fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le professeur Cottard fût en voyage et qu’elle-même eût entièrement cessé de fréquenter Swann, car l’un et l’autre eussent sans doute intéressé l’ancien ambassadeur, mon père répondit qu’un convive éminent, un savant illustre, coMme Cottard, ne pouvait jamais mal faire dans un dîner, mais que Swann, avec son ostentation, avec sa manière de crier sur les toits ses moindres relations, était un vulgaire esbrouffeur que le marquis de Norpois eût sans doute trouvé, selon son expression, « puant ». Or cette réponse de mon père demande quelques mots d’explication, certaines personnes se souvenant peut-être d’un Cottard bien médiocre et d’un Swann poussant jusqu’à la plus extrême délicatesse, en matière mondaine, la modestie et la discrétion. Mais pour ce qui regarde celui-ci, il était arrivé qu’au « fils Swann » et aussi au Swann du Jockey, l’ancien ami de mes parents avait ajouté une personnalité nouvelle (et qui ne devait pas être la dernière), celle de mari d’Odette. Adaptant aux humbles ambitions de cette femme, l’instinct, le désir, l’industrie, qu’il avait toujours eus, il s’était ingénié à se bâtir, fort au-dessous de l’ancienne, une position nouvelle et appropriée à la compagne qui l’occuperait avec lui. Or il s’y montrait un autre homme. Puisque (tout en continuant à fréquenter seul ses amis personnels, à qui il ne voulait pas imposer Odette quand ils ne lui demandaient pas spontanément à la connaître) c’était une seconde vie qu’il commençait, en commun avec sa femme, au milieu d’êtres nouveaux, on eût encore compris que pour mesurer le rang de ceux-ci, et par conséquent le plaisir d’amour-propre qu’il pouvait éprouver à les recevoir, il se fût servi, comme un point de comparaison, non pas des gens les plus brillants qui formaient sa société avant son mariage, mais des relations antérieures d’Odette. Mais, même quand on savait que c’était avec d’inélégants fonctionnaires, avec des femmes tarées, parure des bals de ministères, qu’il désirait de se lier, on était étonné de l’entendre, lui qui autrefois et même encore aujourd’hui dissimulait si gracieusement une invitation de Twickenham ou de Buckingham Palace, faire sonner bien haut que la femme d’un sous-chef de cabinet était venue rendre sa visite à Mme Swann. On dira peut-être que cela tenait à ce que la simplicité du Swann élégant n’avait été chez lui qu’une forme plus raffinée de la vanité et que, comme certains israélites, l’ancien ami de mes parents avait pu présenter tour à tour les états successifs par où avaient passé ceux de sa race, depuis le snobisme le plus naïf et la plus grossière goujaterie, jusqu’à la plus fine politesse. Mais la principale raison, et celle-là applicable à l’humanité en général, était que nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de quoi nous gardions la disponibilité permanente ; elles finissent par s’associer si étroitement dans notre esprit avec les actions à l’occasion desquelles nous nous sommes fait un devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activité d’un autre ordre, elle nous prend au dépourvu et sans que nous ayons seulement l’idée qu’elle pourrait comporter la mise en œuvre de ces mêmes vertus. Swann empressé avec ces nouvelles relations et les citant avec fierté, était comme ces grands artistes modestes ou généreux qui, s’ils se mettent à la fin de leur vie à se mêler de cuisine ou de jardinage, étalent une satisfaction naïve des louanges qu’on donne à leurs plats ou à leurs plates-bandes pour lesquels ils n’admettent pas la critique qu’ils acceptent aisément s’il s’agit de leurs chefs-d’œuvre ; ou bien qui, donnant une de leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans mauvaise humeur perdre quarante sous aux dominos.

Quant au professeur Cottard, on le reverra, longuement, beaucoup plus loin, chez la Patronne, au château de la Raspelière. Qu’il suffise actuellement, à son égard, de faire observer ceci : pour Swann, à la rigueur le changement peut surprendre puisqu’il était accompli et non soupçonné de moi quand je voyais le père de Gilberte aux Champs-Élysées, où d’ailleurs ne m’adressant pas la parole il ne pouvait faire étalage devant moi de ses relations politiques (il est vrai que s’il l’eût fait, je ne me fusse peut-être pas aperçu tout de suite de sa vanité car l’idée qu’on s’est faite longtemps d’une personne bouche les yeux et les oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus le fard qu’une de ses nièces se mettait aux lèvres que s’il eût été invisiblement dissous entièrement dans un liquide ; jusqu’au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque autre cause amena le phénomène appelé sursaturation ; tout le fard non aperçu cristallisa, et ma mère, devant cette débauche soudaine de couleurs déclara, comme on eût fait à Combray, que c’était une honte, et cessa presque toute relation avec sa nièce). Mais pour Cottard au contraire, l’époque où on l’a vu assister aux débuts de Swann chez les Verdurin était déjà assez lointaine ; or les honneurs, les titres officiels viennent avec les années ; deuxièmement, on peut être illettré, faire des calembours stupides, et posséder un don particulier qu’aucune culture générale ne remplace, comme le don du grand stratège ou du grand clinicien. Ce n’est pas seulement en effet comme un praticien obscur, devenu, à la longue, notoriété européenne, que ses confrères considéraient Cottard. Les plus intelligents d’entre les jeunes médecins déclarèrent – au moins pendant quelques années, car les modes changent étant nées elles-mêmes du besoin de changement – que si jamais ils tombaient malades, Cottard était le seul maître auquel ils confieraient leur peau. Sans doute ils préféraient le commerce de certains chefs plus lettrés, plus artistes, avec lesquels ils pouvaient parler de Nietzsche, de Wagner. Quand on faisait de la musique chez Mme Cottard, aux soirées où elle recevait, avec l’espoir qu’il devînt un jour doyen de la Faculté, les collègues et les élèves de son mari, celui-ci, au lieu d’écouter, préférait jouer aux cartes dans un salon voisin. Mais on vantait la promptitude, la profondeur, la sûreté de son coup d’œil, de son diagnostic. En troisième lieu, en ce qui concerne l’ensemble de façons que le professeur Cottard montrait à un homme comme mon père, remarquons que la nature que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre vie n’est pas toujours, si elle l’est souvent, notre nature première développée ou flétrie, grossie ou atténuée ; elle est quelquefois une nature inverse, un véritable vêtement retourné. Sauf chez les Verdurin qui s’étaient engoués de lui, l’air hésitant de Cottard, sa timidité, son amabilité excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu de perpétuels brocards. Quel ami charitable lui conseilla l’air glacial ? L’importance de sa situation lui rendit plus aisé de le prendre. Partout, sinon chez les Verdurin où il redevenait instinctivement lui-même, il se rendit froid, volontiers silencieux, péremptoire quand il fallait parler, n’oubliant pas de dire des choses désagréables. Il put faire l’essai de cette nouvelle attitude devant des clients qui, ne l’ayant pas encore vu, n’étaient pas à même de faire des comparaisons, et eussent été bien étonnés d’apprendre qu’il n’était pas un homme d’une rudesse naturelle. C’est surtout à l’impassibilité qu’il s’efforçait, et même dans son service d’hôpital, quand il débitait quelques-uns de ces calembours qui faisaient rire tout le monde, du chef de clinique au plus récent externe, il le faisait toujours sans qu’un muscle bougeât dans sa figure d’ailleurs méconnaissable depuis qu’il avait rasé barbe et moustaches.

Disons pour finir qui était le marquis de Norpois. Il avait été ministre plénipotentiaire avant la guerre et ambassadeur au Seize Mai, et, malgré cela, au grand étonnement de beaucoup, chargé plusieurs fois, depuis, de représenter la France dans des missions extraordinaires – et même comme contrôleur de la Dette, en Égypte, où grâce à ses grandes capacités financières il avait rendu d’importants services – par des cabinets radicaux qu’un simple bourgeois réactionnaire se fût refusé à servir, et auxquels le passé de M. de Norpois, ses attaches, ses opinions eussent dû le rendre suspect. Mais ces ministres avancés semblaient se rendre compte qu’ils montraient par une telle désignation quelle largeur d’esprit était la leur dès qu’il s’agissait des intérêts supérieurs de la France, se mettaient hors de pair des hommes politiques en méritant que le Journal des Débats lui-même les qualifiât d’hommes d’État, et bénéficiaient enfin du prestige qui s’attache à un nom aristocratique et de l’intérêt qu’éveille comme un coup de théâtre un choix inattendu. Et ils savaient aussi que ces avantages ils pouvaient, en faisant appel à M. de Norpois, les recueillir sans avoir à craindre de celui-ci un manque de loyalisme politique contre lequel la naissance du marquis devait non pas les mettre en garde, mais les garantir. Et en cela le gouvernement de la République ne se trompait pas. C’est d’abord parce qu’une certaine aristocratie, élevée dès l’enfance à considérer son nom comme un avantage intérieur que rien ne peut lui enlever (et dont ses pairs, ou ceux qui sont de naissance plus haute encore, connaissent assez exactement la valeur), sait qu’elle peut s’éviter, car ils ne lui ajouteraient rien, les efforts que sans résultat ultérieur appréciable font tant de bourgeois pour ne professer que des opinions bien portées et ne fréquenter que des gens bien pensants. En revanche, soucieuse de se grandir aux yeux des familles princières ou ducales au-dessous desquelles elle est immédiatement située, cette aristocratie sait qu’elle ne le peut qu’en augmentant son nom de ce qu’il ne contenait pas, de ce qui fait qu’à nom égal, elle prévaudra : une influence politique, une réputation littéraire ou artistique, une grande fortune. Et les frais dont elle se dispense à l’égard de l’inutile hobereau recherché des bourgeois et de la stérile amitié duquel un prince ne lui saurait aucun gré, elle les prodiguera aux hommes politiques, fussent-ils francs-maçons, qui peuvent faire arriver dans les ambassades ou patronner dans les élections, aux artistes ou aux savants dont l’appui aide à « percer » dans la branche où ils priment, à tous ceux enfin qui sont en mesure de conférer une illustration nouvelle ou de faire réussir un riche mariage.

Mais en ce qui concernait M. de Norpois, il y avait surtout que, dans une longue pratique de la diplomatie, il s’était imbu de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit « esprit de gouvernement » et qui est, en effet, celui de tous les gouvernements et, en particulier, sous tous les gouvernements, l’esprit des chancelleries. Il avait puisé dans la carrière l’aversion, la crainte et le mépris de ces procédés plus ou moins révolutionnaires, et à tout le moins incorrects, que sont les procédés des oppositions. Sauf chez quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits. Un académicien du genre de Legouvé et qui serait partisan des classiques, eût applaudi plus volontiers à l’éloge de Victor Hugo par Maxime Ducamp ou Mézières, qu’à celui de Boileau par Claudel. Un même nationalisme suffit à rapprocher Barrès de ses électeurs qui ne doivent pas faire grande différence entre lui et M. Georges Berry, mais non de ceux de ses collègues de l’Académie qui, ayant ses opinions politiques mais un autre genre d’esprit, lui préfèreront même des adversaires comme MM. Ribot et Deschanel, dont à leur tour de fidèles monarchistes se sentent beaucoup plus près que de Maurras et de Léon Daudet qui souhaitent cependant aussi le retour du Roi. Avare de ses mots non seulement par pli professionnel de prudence et de réserve, mais aussi parce qu’ils ont plus de prix, offrent plus de nuances aux yeux d’hommes dont les efforts de dix années pour rapprocher deux pays se résument, se traduisent – dans un discours, dans un protocole – par un simple adjectif, banal en apparence, mais où ils voient tout un monde. M. de Norpois passait pour très froid, à la Commission, où il siégeait à côté de mon père, et où chacun félicitait celui-ci de l’amitié que lui témoignait l’ancien ambassadeur. Elle étonnait mon père tout le premier. Car étant généralement peu aimable, il avait l’habitude de n’être pas recherché en dehors du cercle de ses intimes et l’avouait avec simplicité. Il avait conscience qu’il y avait dans les avances du diplomate un effet de ce point de vue tout individuel où chacun se place pour décider de ses sympathies, et d’où toutes les qualités intellectuelles ou la sensibilité d’une personne ne seront pas auprès de l’un de nous qu’elle ennuie ou agace une aussi bonne recommandation que la rondeur et la gaieté d’une autre qui passerait, aux yeux de beaucoup, pour vide, frivole et nulle. « De Norpois m’a invité de nouveau à dîner ; c’est extraordinaire ; tout le monde en est stupéfait à la Commission où il n’a de relations privées avec personne. Je suis sûr qu’il va encore me raconter des choses palpitantes sur la guerre de 70. » Mon père savait que seul, peut-être, M. de Norpois avait averti l’Empereur de la puissance grandissante et des intentions belliqueuses de la Prusse, et que Bismarck avait pour son intelligence une estime particulière. Dernièrement encore à l’Opéra, pendant le gala offert au roi Théodose, les journaux avaient remarqué l’entretien prolongé que le souverain avait accordé à M. de Norpois. « Il faudra que je sache si cette visite du roi a vraiment de l’importance, nous dit mon père qui s’intéressait beaucoup à la politique étrangère. Je sais bien que le père Norpois est très boutonné, mais avec moi, il s’ouvre si gentiment. »

Quant à ma mère, peut-être l’Ambassadeur n’avait-il pas par lui-même le genre d’intelligence vers lequel elle se sentait le plus attirée. Et je dois dire que la conversation de M. de Norpois était un répertoire si complet des formes surannées du langage particulières à une carrière, à une classe, et à un temps – un temps qui, pour cette carrière et cette classe-là, pourrait bien ne pas être tout à fait aboli – que je regrette parfois de n’avoir pas retenu purement et simplement les propos que je lui ai entendu tenir. J’aurais ainsi obtenu un effet de démodé, à aussi bon compte et de la même façon que cet acteur du Palais-Royal à qui on demandait où il pouvait trouver ses surprenants chapeaux et qui répondait : « Je ne trouve pas mes chapeaux. Je les garde. » En un mot, je crois que ma mère jugeait M. de Norpois un peu « vieux jeu », ce qui était loin de lui sembler déplaisant au point de vue des manières, mais la charmait moins dans le domaine, sinon des idées – car celles de M. de Norpois étaient fort modernes – mais des expressions. Seulement, elle sentait que c’était flatter délicatement son mari que de lui parler avec admiration du diplomate qui lui marquait une prédilection si rare. En fortifiant dans l’esprit de mon père la bonne opinion qu’il avait de M. de Norpois, et par là en le conduisant à en prendre une bonne aussi de lui-même, elle avait conscience de remplir celui de ses devoirs qui consistait à rendre la vie agréable à son époux, comme elle faisait quand elle veillait à ce que la cuisine fût soignée et le service silencieux. Et comme elle était incapable de mentir à mon père, elle s’entraînait elle-même à admirer l’Ambassadeur pour pouvoir le louer avec sincérité. D’ailleurs, elle goûtait naturellement son air de bonté, sa politesse un peu désuète (et si cérémonieuse que quand, marchant en redressant sa haute taille, il apercevait ma mère qui passait en voiture, avant de lui envoyer un coup de chapeau, il jetait au loin un cigare à peine commencé) ; sa conversation si mesurée, où il parlait de lui-même le moins possible et tenait toujours compte de ce qui pouvait être agréable à l’interlocuteur, sa ponctualité tellement surprenante à répondre à une lettre que quand, venant de lui en envoyer une, mon père reconnaissait l’écriture de M. de Norpois sur une enveloppe, son premier mouvement était de croire que par mauvaise chance leur correspondance s’était croisée : on eût dit qu’il existait, pour lui, à la poste, des levées supplémentaires et de luxe. Ma mère s’émerveillait qu’il fut si exact quoique si occupé, si aimable quoique si répandu, sans songer que les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus, et que (de même que les vieillards sont étonnants pour leur âge, les rois pleins de simplicité, et les provinciaux au courant de tout) c’était les mêmes habitudes qui permettaient à M. de Norpois de satisfaire à tant d’occupations et d’être si ordonné dans ses réponses, de plaire dans le monde et d’être aimable avec nous. De plus, l’erreur de ma mère comme celle de toutes les personnes qui ont trop de modestie, venait de ce qu’elle mettait les choses qui la concernaient au-dessous, et par conséquent en dehors des autres. La réponse qu’elle trouvait que l’ami de mon père avait eu tant de mérite à nous adresser rapidement parce qu’il écrivait par jour beaucoup de lettres, elle l’exceptait de ce grand nombre de lettres dont ce n’était que l’une ; de même elle ne considérait pas qu’un dîner chez nous fût pour M. de Norpois un des actes innombrables de sa vie sociale : elle ne songeait pas que l’Ambassadeur avait été habitué autrefois dans la diplomatie à considérer les dîners en ville comme faisant partie de ses fonctions, et à y déployer une grâce invétérée dont c’eût été trop lui demander de se départir par extraordinaire quand il venait dîner chez nous.

Le premier dîner que M. de Norpois fit à la maison, une année où je jouais encore aux Champs-Élysées, est resté dans ma mémoire, parce que l’après-midi de ce même jour fut celui où j’allai enfin entendre la Berma, en « matinée », dans Phèdre, et aussi parce qu’en causant avec M. de Norpois je me rendis compte tout d’un coup, et d’une façon nouvelle, combien les sentiments éveillés en moi par tout ce qui concernait Gilberte Swann et ses parents différaient de ceux que cette même famille faisait éprouver à n’importe quelle autre personne.

Ce fut sans doute en remarquant l’abattement où me plongeait l’approche des vacances du jour de l’an pendant lesquelles, comme elle me l’avait annoncé elle-même, je ne devais pas voir Gilberte, qu’un jour, pour me distraire, ma mère me dit : « Si tu as encore le même grand désir d’entendre la Berma, je crois que ton père permettrait peut-être que tu y ailles : ta grand’mère pourrait t’y emmener. »

Mais c’était parce que M. de Norpois lui avait dit qu’il devrait me laisser entendre la Berma, que c’était pour un jeune homme un souvenir à garder, que mon père, jusque-là si hostile à ce que j’allasse perdre mon temps à risquer de prendre du mal pour ce qu’il appelait, au grand scandale de ma grand’mère, des inutilités, n’était plus loin de considérer cette soirée préconisée par l’Ambassadeur comme faisant vaguement partie d’un ensemble de recettes précieuses pour la réussite d’une brillante carrière. Ma grand’mère, qui en renonçant pour moi au profit que, selon elle, j’aurais trouvé à entendre la Berma, avait fait un gros sacrifice à l’intérêt de ma santé, s’étonnait que celui-ci devînt négligeable sur une seule parole de M. de Norpois. Mettant ses espérances invincibles de rationaliste dans le régime de grand air et de coucher de bonne heure qui m’avait été prescrit, elle déplorait comme un désastre cette infraction que j’allais y faire et, sur un ton navré, disait : « Comme vous êtes léger » à mon père qui, furieux, répondait : « Comment, c’est vous maintenant qui ne voulez pas qu’il y aille ! c’est un peu fort, vous qui nous répétiez tout le temps que cela pouvait lui être utile. »

Mais M. de Norpois avait changé, sur un point bien plus important pour moi, les intentions de mon père. Celui-ci avait toujours désiré que je fusse diplomate, et je ne pouvais supporter l’idée que, même si je devais rester quelque temps attaché au ministère, je risquasse d’être envoyé un jour comme ambassadeur dans des capitales que Gilberte n’habiterait pas. J’aurais préféré revenir aux projets littéraires que j’avais autrefois formés et abandonnés au cours de mes promenades du côté de Guermantes. Mais mon père avait fait une constante opposition à ce que je me destinasse à la carrière des lettres qu’il estimait fort inférieure à la diplomatie, lui refusant même le nom de carrière, jusqu’au jour où M. de Norpois, qui n’aimait pas beaucoup les agents diplomatiques de nouvelles couches, lui avait assuré qu’on pouvait, comme écrivain, s’attirer autant de considération, exercer autant d’action et garder plus d’indépendance que dans les ambassades.

« Hé bien ! je ne l’aurais pas cru, le père Norpois n’est pas du tout opposé à l’idée que tu fasses de la littérature », m’avait dit mon père. Et comme, assez influent lui-même, il croyait qu’il n’y avait rien qui ne s’arrangeât, ne trouvât sa solution favorable dans la conversation des gens importants : « Je le ramènerai dîner un de ces soirs en sortant de la Commission. Tu causeras un peu avec lui pour qu’il puisse t’apprécier. Écris quelque chose de bien que tu puisses lui montrer ; il est très lié avec le directeur de la Revue des Deux-Mondes, il t’y fera entrer, il réglera cela, c’est un vieux malin ; et, ma foi, il a l’air de trouver que la diplomatie, aujourd’hui !… »

Le bonheur que j’aurais à ne pas être séparé de Gilberte me rendait désireux mais non capable d’écrire une belle chose qui pût être montrée à M. de Norpois. Après quelques pages préliminaires, l’ennui me faisant tomber la plume des mains, je pleurais de rage en pensant que je n’aurais jamais de talent, que je n’étais pas doué et ne pourrais même pas profiter de la chance que la prochaine venue de M. de Norpois m’offrait de rester toujours à Paris. Seule l’idée qu’on allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin. Mais de même que je ne souhaitais voir des tempêtes que sur les côtes où elles étaient les plus violentes, de même je n’aurais voulu entendre la grande actrice que dans un de ces rôles classiques où Swann m’avait dit qu’elle touchait au sublime. Car quand c’est dans l’espoir d’une découverte précieuse que nous désirons recevoir certaines impressions de nature ou d’art, nous avons quelque scrupule à laisser notre âme accueillir à leur place des impressions moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte du Beau. La Berma dans Andromaque, dans Les Caprices de Marianne, dans Phèdre, c’était de ces choses fameuses que mon imagination avait tant désirées. J’aurais le même ravissement que le jour où une gondole m’emmènerait au pied du Titien des Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei Schiavoni, si jamais j’entendais réciter par la Berma les vers : « On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur, etc. » Je les connaissais par la simple reproduction en noir et blanc qu’en donnent les éditions imprimées ; mais mon cœur battait quand je pensais, comme à la réalisation d’un voyage, que je les verrais enfin baigner effectivement dans l’atmosphère et l’ensoleillement de la voix dorée. Un Carpaccio à Venise, la Berma dans Phèdre, chefs-d’œuvre d’art pictural ou dramatique que le prestige qui s’attachait à eux rendait en moi si vivants, c’est-à-dire si indivisibles, que, si j’avais été voir Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma dans quelque pièce dont je n’aurais jamais entendu parler, je n’aurais plus éprouvé le même étonnement délicieux d’avoir enfin les yeux ouverts devant l’objet inconcevable et unique de tant de milliers de mes rêves. Puis, attendant du jeu de la Berma des révélations sur certains aspects de la noblesse de la douleur, il me semblait que ce qu’il y avait de grand, de réel dans ce jeu, devait l’être davantage si l’actrice le superposait à une œuvre d’une valeur véritable au lieu de broder en somme du vrai et du beau sur une trame médiocre et vulgaire.

Enfin, si j’allais entendre la Berma dans une pièce nouvelle, il ne me serait pas facile de juger de son art, de sa diction, puisque je ne pourrais pas faire le départ entre un texte que je ne connaîtrais pas d’avance et ce que lui ajouteraient des intonations et des gestes qui me sembleraient faire corps avec lui ; tandis que les œuvres anciennes, que je savais par cœur, m’apparaissaient comme de vastes espaces réservés et tout prêts où je pourrais apprécier en pleine liberté les inventions dont la Berma les couvrirait, comme à fresque, des perpétuelles trouvailles de son inspiration. Malheureusement, depuis des années qu’elle avait quitté les grandes scènes et faisait la fortune d’un théâtre de boulevard dont elle était l’étoile, elle ne jouait plus de classique, et j’avais beau consulter les affiches, elles n’annonçaient jamais que des pièces toutes récentes, fabriquées exprès pour elle par des auteurs en vogue ; quand un matin, cherchant sur la colonne des théâtres les matinées de la semaine du jour de l’an, j’y vis pour la première fois – en fin de spectacle, après un lever de rideau probablement insignifiant dont le titre me sembla opaque parce qu’il contenait tout le particulier d’une action que j’ignorais – deux actes de Phèdre avec MmeBerma, et aux matinées suivantes Le Demi-Monde, Les Caprices de Marianne, noms qui, comme celui de Phèdre, étaient pour moi transparents, remplis seulement de clarté, tant l’œuvre m’était connue, illuminés jusqu’au fond d’un sourire d’art. Ils me parurent ajouter de la noblesse à MmeBerma elle-même quand je lus dans les journaux après le programme de ces spectacles que c’était elle qui avait résolu de se montrer de nouveau au public dans quelques-unes de ses anciennes créations. Donc, l’artiste savait que certains rôles ont un intérêt qui survit à la nouveauté de leur apparition ou au succès de leur reprise, elle les considérait, interprétés par elle, comme des chefs-d’œuvre de musée qu’il pouvait être instructif de remettre sous les yeux de la génération qui l’y avait admirée, ou de celle qui ne l’y avait pas vue. En faisant afficher ainsi, au milieu de pièces qui n’étaient destinées qu’à faire passer le temps d’une soirée, Phèdre, dont le titre n’était pas plus long que les leurs et n’était pas imprimé en caractères différents, elle y ajoutait comme le sous-entendu d’une maîtresse de maison qui, en vous présentant à ses convives au moment d’aller à table, vous dit au milieu des noms d’invités qui ne sont que des invités, et sur le même ton qu’elle a cité les autres : M. Anatole France.

Le médecin qui me soignait – celui qui m’avait défendu tout voyage – déconseilla à mes parents de me laisser aller au théâtre ; j’en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et j’aurais en fin de compte plus de souffrance que de plaisir. Cette crainte eût pu m’arrêter si ce que j’avais attendu d’une telle représentation eût été seulement un plaisir qu’en somme une souffrance ultérieure peut annuler, par compensation. Mais – de même qu’au voyage à Balbec, au voyage à Venise que j’avais tant désirés – ce que je demandais à cette matinée, c’était tout autre chose qu’un plaisir : des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j’aurais pendant le spectacle m’apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités ; et c’était assez pour que je souhaitasse que les malaises prédits ne commençassent qu’une fois la représentation finie, afin qu’il ne fût pas par eux compromis et faussé. J’implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne voulaient plus me permettre d’aller à Phèdre. Je me récitais sans cesse la tirade : « On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous », cherchant toutes les intonations qu’on pouvait y mettre, afin de mieux mesurer l’inattendu de celle que la Berma trouverait. Cachée comme le Saint des Saints sous le rideau qui me la dérobait et derrière lequel je lui prêtais à chaque instant un aspect nouveau, selon ceux des mots de Bergotte – dans la plaquette retrouvée par Gilberte – qui me revenaient à l’esprit : « Noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur janséniste, princesse de Trézène et de Clèves, drame mycénien, symbole delphique, mythe solaire », la divine Beauté que devait me révéler le jeu de la Berma, nuit et jour, sur un autel perpétuellement allumé, trônait au fond de mon esprit, de mon esprit dont mes parents sévères et légers allaient décider s’il enfermerait ou non, et pour jamais, les perfections de la Déesse dévoilée à cette même place où se dressait sa forme invisible. Et les yeux fixés sur l’image inconcevable, je luttais du matin au soir contre les obstacles que ma famille m’opposait. Mais quand ils furent tombés, quand ma mère – bien que cette matinée eût lieu précisément le jour de la séance de la Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M. de Norpois – m’eût dit : « Eh bien, nous ne voulons pas te chagriner, si tu crois que tu auras tant de plaisir, il faut y aller » ; quand cette journée de théâtre, jusque-là défendue, ne dépendit plus que de moi, alors, pour la première fois, n’ayant plus à m’occuper qu’elle cessât d’être impossible, je me demandai si elle était souhaitable, si d’autres raisons que la défense de mes parents n’auraient pas dû m’y faire renoncer. D’abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement me les rendait si chers que l’idée de leur faire de la peine m’en causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m’apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux. « J’aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger », dis-je à ma mère qui, au contraire, s’efforçait de m’ôter cette arrière-pensée qu’elle pût en être triste, laquelle, disait-elle, gâterait ce plaisir que j’aurais à Phèdre et en considération duquel elle et mon père étaient revenus sur leur défense. Mais alors cette sorte d’obligation d’avoir du plaisir me semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Élysées, les vacances finies, aussitôt qu’y retournerait Gilberte. À toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce qui devait l’emporter, l’idée, invisible derrière son voile, de la perfection de la Berma. Je mettais dans un des plateaux de la balance, « sentir maman triste, risquer de ne pas pouvoir aller aux Champs-Élysées », dans l’autre, « pâleur janséniste, mythe solaire » ; mais ces mots eux-mêmes finissaient par s’obscurcir devant mon esprit, ne me disaient plus rien, perdaient tout poids ; peu à peu mes hésitations devenaient si douloureuses que si j’avais maintenant opté pour le théâtre, ce n’eût plus été que pour les faire cesser et en être délivré une fois pour toutes. C’eût été pour abréger ma souffrance, et non plus dans l’espoir d’un bénéfice intellectuel et en cédant à l’attrait de la perfection, que je me serais laissé conduire non vers la Sage Déesse, mais vers l’implacable Divinité sans visage et sans nom qui lui avait été subrepticement substituée sous son voile. Mais brusquement tout fut changé, mon désir d’aller entendre la Berma reçut un coup de fouet nouveau qui me permit d’attendre dans l’impatience et dans la joie cette « matinée » : étant allé faire devant la colonne des théâtres ma station quotidienne, depuis peu si cruelle, de stylite, j’avais vu, tout humide encore, l’affiche détaillée de Phèdre qu’on venait de coller pour la première fois (et où, à vrai dire, le reste de la distribution ne m’apportait aucun attrait nouveau qui pût me décider). Mais elle donnait à l’un des buts entre lesquels oscillait mon indécision, une forme plus concrète et – comme l’affiche était datée non du jour où je la lisais mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l’heure même du lever du rideau – presque imminente, déjà en voie de réalisation, si bien que je sautai de joie devant la colonne en pensant que ce jour-là, exactement à cette heure, je serais prêt à entendre la Berma, assis à ma place ; et de peur que mes parents n’eussent plus le temps d’en trouver deux bonnes pour ma grand’mère et pour moi, je ne fis qu’un bond jusqu’à la maison, cinglé que j’étais par ces mots magiques qui avaient remplacé dans ma pensée « pâleur janséniste » et « mythe solaire » : « les dames ne seront pas reçues à l’orchestre en chapeau, les portes seront fermées à deux heures ».

Hélas ! cette première matinée fut une grande déception. Mon père nous proposa de nous déposer ma grand’mère et moi au théâtre, en se rendant à sa Commission. Avant de quitter la maison, il dit à ma mère : « Tâche d’avoir un bon dîner ; tu te rappelles que je dois ramener de Norpois ? » Ma mère ne l’avait pas oublié. Et depuis la veille, Françoise, heureuse de s’adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d’ailleurs, par l’annonce d’un convive nouveau, et sachant qu’elle aurait à composer, selon des méthodes sues d’elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l’effervescence de la création ; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de bœuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. Françoise dépensait dans ces allées et venues une telle ardeur que maman voyant sa figure enflammée craignait que notre vieille servante ne tombât malade de surmenage comme l’auteur du Tombeau des Médicis dans les carrières de Peitraganta. Et dès la veille Françoise avait envoyé cuire dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose, ce qu’elle appelait du jambon de Nev’York. Croyant la langue moins riche qu’elle n’est et ses propres oreilles peu sûres, sans doute la première fois qu’elle avait entendu parler de jambon d’York avait-elle cru – trouvant d’une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire qu’il pût exister à la fois York et New York – qu’elle avait mal entendu et qu’on aurait voulu dire le nom qu’elle connaissait déjà. Aussi, depuis, le mot d’York se faisait précéder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une annonce de : New qu’elle prononçait Nev’. Et c’est de la meilleure foi du monde qu’elle disait à sa fille de cuisine : « Allez me chercher du jambon chez Olida. Madame m’a bien recommandé que ce soit du Nev’York. » Ce jour-là, si Françoise avait la brûlante certitude des grands créateurs, mon lot était la cruelle inquiétude du chercheur. Sans doute, tant que je n’eus pas entendu la Berma, j’éprouvai du plaisir. J’en éprouvai dans le petit square qui précédait le théâtre et dont, deux heures plus tard, les marronniers dénudés allaient luire avec des reflets métalliques dès que les becs de gaz allumés éclaireraient le détail de leurs ramures ; devant les employés du contrôle, desquels le choix, l’avancement, le sort, dépendaient de la grande artiste – qui seule détenait le pouvoir dans cette administration à la tête de laquelle des directeurs éphémères et purement nominaux se succédaient obscurément – et qui prirent nos billets sans nous regarder, agités qu’ils étaient de savoir si toutes les prescriptions de MmeBerma avaient bien été transmises au personnel nouveau, s’il était bien entendu que la claque ne devait jamais applaudir pour elle, que les fenêtres devaient être ouvertes tant qu’elle ne serait pas en scène et la moindre porte fermée après, un pot d’eau chaude dissimulé près d’elle pour faire tomber la poussière du plateau : et, en effet, dans un moment sa voiture attelée de deux chevaux à longue crinière allait s’arrêter devant le théâtre, elle en descendrait enveloppée dans des fourrures, et, répondant d’un geste maussade aux saluts, elle enverrait une de ses suivantes s’informer de l’avant-scène qu’on avait réservée pour ses amis, de la température de la salle, de la composition des loges, de la tenue des ouvreuses, théâtre et public n’étant pour elle qu’un second vêtement plus extérieur dans lequel elle entrerait et le milieu plus ou moins bon conducteur que son talent aurait à traverser. Je fus heureux aussi dans la salle même ; depuis que je savais que – contrairement à ce que m’avaient si longtemps représenté mes imaginations enfantines – il n’y avait qu’une scène pour tout le monde, je pensais qu’on devait être empêché de bien voir par les autres spectateurs comme on l’est au milieu d’une foule ; or je me rendis compte qu’au contraire, grâce à une disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre ; ce qui m’explique qu’une fois qu’on avait envoyé Françoise voir un mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait assuré en rentrant que sa place était la meilleure qu’on pût avoir et qu’au lieu de se trouver trop loin, s’était sentie intimidée par la proximité mystérieuse et vivante du rideau. Mon plaisir s’accrut encore quand je commençai à distinguer derrière ce rideau baissé des bruits confus comme on en entend sous la coquille d’un œuf quand le poussin va sortir, qui bientôt grandirent, et tout à coup, de ce monde impénétrable à notre regard, mais qui nous voyait du sien, s’adressèrent indubitablement à nous sous la forme impérieuse de trois coups aussi émouvants que des signaux venus de la planète Mars. Et – ce rideau une fois levé – quand sur la scène une table à écrire et une cheminée assez ordinaires, d’ailleurs, signifièrent que les personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus pour réciter comme j’en avais vus une fois en soirée, mais des hommes en train de vivre chez eux un jour de leur vie dans laquelle je pénétrais par effraction sans qu’ils pussent me voir – mon plaisir continua de durer ; il fut interrompu par une courte inquiétude : juste comme je dressais l’oreille avant que commençât la pièce, deux hommes entrèrent par la scène, bien en colère, puisqu’ils parlaient assez fort pour que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit café on est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus qui se collettent ; mais dans le même instant étonné de voir que le public les entendait sans protester, submergé qu’il était par un unanime silence sur lequel vint bientôt clapoter un rire ici, un autre là, je compris que ces insolents étaient les acteurs et que la petite pièce, dite lever de rideau, venait de commencer. Elle fut suivie d’un entr’acte si long que les spectateurs revenus à leurs places s’impatientaient, tapaient des pieds. J’en étais effrayé ; car de même que dans le compte rendu d’un procès, quand je lisais qu’un homme d’un noble cœur allait venir, au mépris de ses intérêts, témoigner en faveur d’un innocent, je craignais toujours qu’on ne fût pas assez gentil pour lui, qu’on ne lui marquât pas assez de reconnaissance, qu’on ne le récompensât pas richement, et, qu’écœuré, il se mît du côté de l’injustice ; de même, assimilant en cela le génie à la vertu, j’avais peur que la Berma dépitée par les mauvaises façons d’un public aussi mal élevé – dans lequel j’aurais voulu au contraire qu’elle pût reconnaître avec satisfaction quelques célébrités au jugement de qui elle eût attaché de l’importance – ne lui exprimât son mécontentement et son dédain en jouant mal. Et je regardais d’un air suppliant ces brutes trépignantes qui allaient briser dans leur fureur l’impression fragile et précieuse que j’étais venu chercher. Enfin, les derniers moments de mon plaisir furent pendant les premières scènes de Phèdre. Le personnage de Phèdre ne paraît pas dans ce commencement du second acte ; et, pourtant, dès que le rideau fut levé et qu’un second rideau, en velours rouge celui-là, se fut écarté, qui dédoublait la profondeur de la scène dans toutes les pièces où jouait l’étoile, une actrice entra par le fond, qui avait la figure et la voix qu’on m’avait dit être celles de la Berma. On avait dû changer la distribution, tout le soin que j’avais mis à étudier le rôle de la femme de Thésée devenait inutile. Mais une autre actrice donna la réplique à la première. J’avais dû me tromper en prenant celle-là pour la Berma, car la seconde lui ressemblait davantage encore et, plus que l’autre, avait sa diction. Toutes deux d’ailleurs ajoutaient à leur rôle de nobles gestes – que je distinguais clairement et dont je comprenais la relation avec le texte, tandis qu’elles soulevaient leurs beaux péplums – et aussi des intonations ingénieuses, tantôt passionnées, tantôt ironiques, qui me faisaient comprendre la signification d’un vers que j’avais lu chez moi sans apporter assez d’attention à ce qu’il voulait dire. Mais tout d’un coup, dans l’écartement du rideau rouge du sanctuaire, comme dans un cadre, une femme parut et aussitôt, à la peur que j’eus, bien plus anxieuse que pouvait être celle de la Berma qu’on la gênât en ouvrant une fenêtre, qu’on altérât le son d’une de ses paroles en froissant un programme, qu’on l’indisposât en applaudissant ses camarades, en ne l’applaudissant pas elle, assez ; – à ma façon, plus absolue encore que celle de la Berma, de ne considérer, dès cet instant, salle, public, acteurs, pièce, et mon propre corps que comme un milieu acoustique n’ayant d’importance que dans la mesure où il était favorable aux inflexions de cette voix, je compris que les deux actrices que j’admirais depuis quelques minutes n’avaient aucune ressemblance avec celle que j’étais venu entendre. Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé ; j’avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des raisons qu’elle me donnerait de l’admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l’écoutais comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. J’aurais voulu – pour pouvoir l’approfondir, pour tâcher d’y découvrir ce qu’elle avait de beau – arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l’artiste, chaque expression de sa physionomie ; du moins, je tâchais, à force d’agilité morale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot, de chaque geste, et, grâce à l’intensité de mon attention, d’arriver à descendre en eux aussi profondément que j’aurais fait si j’avais eu de longues heures à moi. Mais que cette durée était brève ! À peine un son était-il reçu dans mon oreille qu’il était remplacé par un autre. Dans une scène où la Berma reste immobile un instant, le bras levé à la hauteur du visage baigné, grâce à un artifice d’éclairage, dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente la mer, la salle éclata en applaudissements, mais déjà l’actrice avait changé de place et le tableau que j’aurais voulu étudier n’existait plus. Je dis à ma grand’mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire montrer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles. Je pensais que ce n’était plus la Berma que je voyais, mais son image, dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette ; mais peut-être l’image que recevait mon œil, diminuée par l’éloignement, n’était pas plus exacte ; laquelle des deux Berma était la vraie ? Quant à la déclaration à Hippolyte, j’avais beaucoup compté sur ce morceau où, à en juger par la signification ingénieuse que ses camarades me découvraient à tout moment dans des parties moins belles, elle aurait certainement des intonations plus surprenantes que celles que chez moi, en lisant, j’avais tâché d’imaginer ; mais elle n’atteignit même pas jusqu’à celles qu’Œnone ou Aricie eussent trouvées, elle passa au rabot d’une mélopée uniforme toute la tirade où se trouvèrent confondues ensemble des oppositions, pourtant si tranchées, qu’une tragédienne à peine intelligente, même des élèves de lycée, n’en eussent pas négligé l’effet ; d’ailleurs, elle la débita tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au dernier vers que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu’elle avait imposée aux premiers.

Enfin éclata mon premier sentiment d’admiration : il fut provoqué par les applaudissements frénétiques des spectateurs. J’y mêlai les miens en tâchant de les prolonger, afin que, par reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse certain de l’avoir entendue dans un de ses meilleurs jours. Ce qui est du reste curieux, c’est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme du public, fut, je l’ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trouvailles. Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles des rayons auxquels la foule est sensible. C’est ainsi que, par exemple, quand un événement se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou battue, ou victorieuse, les nouvelles assez obscures qu’on reçoit et d’où l’homme cultivé ne sait pas tirer grand’chose excitent dans la foule une émotion qui le surprend et dans laquelle, une fois que les experts l’ont mis au courant de la véritable situation militaire, il reconnaît la perception par le peuple de cette « aura » qui entoure les grands événements et qui peut être visible à des centaines de kilomètres. On apprend la victoire, ou après-coup quand la guerre est finie, ou tout de suite par la joie du concierge. On découvre un trait génial du jeu de la Berma huit jours après l’avoir entendue, par la critique, ou sur le coup par les acclamations du parterre. Mais cette connaissance immédiate de la foule étant mêlée à cent autres toutes erronées, les applaudissements tombaient le plus souvent à faux, sans compter qu’ils étaient mécaniquement soulevés par la force des applaudissements antérieurs comme dans une tempête, une fois que la mer a été suffisamment remuée, elle continue à grossir, même si le vent ne s’accroît plus. N’importe, au fur et à mesure que j’applaudissais, il me semblait que la Berma avait mieux joué. « Au moins, disait à côté de moi une femme assez commune, elle se dépense celle-là, elle se frappe à se faire mal, elle court, parlez-moi de ça, c’est jouer. » Et heureux de trouver ces raisons de la supériorité de la Berma, tout en me doutant qu’elles ne l’expliquaient pas plus que celle de la Joconde, ou du Persée de Benvenuto, l’exclamation d’un paysan : « C’est bien fait tout de même ! c’est tout en or, et du beau ! quel travail ! », je partageai avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme populaire. Je n’en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que j’avais tant désiré n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois. Je lui fus présenté avant le dîner par mon père qui m’appela pour cela dans son cabinet. À mon entrée, l’Ambassadeur se leva, me tendit la main, inclina sa haute taille et fixa attentivement sur moi ses yeux bleus. Comme les étrangers de passage qui lui étaient présentés, au temps où il représentait la France, étaient plus ou moins – jusqu’aux chanteurs connus – des personnes de marque et dont il savait alors qu’il pourrait dire plus tard, quand on prononcerait leur nom à Paris ou à Pétersbourg, qu’il se rappelait parfaitement la soirée qu’il avait passée avec eux à Munich ou à Sofia, il avait pris l’habitude de leur marquer par son affabilité la satisfaction qu’il avait de les connaître : mais de plus, persuadé que dans la vie des capitales, au contact à la fois des individualités intéressantes qui les traversent et des usages du peuple qui les habite, on acquiert une connaissance approfondie, et que les livres ne donnent pas, de l’histoire, de la géographie, des mœurs des différentes nations, du mouvement intellectuel de l’Europe, il exerçait sur chaque nouveau venu ses facultés aiguës d’observateur afin de savoir de suite à quelle espèce d’homme il avait à faire. Le gouvernement ne lui avait plus depuis longtemps confié de poste à l’étranger, mais dès qu’on lui présentait quelqu’un, ses yeux, comme s’ils n’avaient pas reçu notification de sa mise en disponibilité, commençaient à observer avec fruit, cependant que par toute son attitude il cherchait à montrer que le nom de l’étranger ne lui était pas inconnu. Aussi, tout en me parlant avec bonté et de l’air d’importance d’un homme qui sait sa vaste expérience, il ne cessait de m’examiner avec une curiosité sagace et pour son profit, comme si j’eusse été quelque usage exotique, quelque monument instructif, ou quelque étoile en tournée. Et de la sorte il faisait preuve à la fois, à mon endroit, de la majestueuse amabilité du sage Mentor et de la curiosité studieuse du jeune Anacharsis.

Il ne m’offrit absolument rien pour la Revue des Deux-Mondes, mais me posa un certain nombre de questions sur ce qu’avaient été ma vie et mes études, sur mes goûts dont j’entendis parler pour la première fois comme s’il pouvait être raisonnable de les suivre, tandis que j’avais cru jusqu’ici que c’était un devoir de les contrarier. Puisqu’ils me portaient du côté de la littérature, il ne me détourna pas d’elle ; il m’en parla au contraire avec déférence comme d’une personne vénérable et charmante du cercle choisi de laquelle, à Rome ou à Dresde, on a gardé le meilleur souvenir et qu’on regrette par suite des nécessités de la vie de retrouver si rarement. Il semblait m’envier en souriant d’un air presque grivois les bons moments que, plus heureux que lui et plus libre, elle me ferait passer. Mais les termes mêmes dont il se servait me montraient la Littérature comme trop différente de l’image que je m’en étais faite à Combray, et je compris que j’avais eu doublement raison de renoncer à elle. Jusqu’ici je m’étais seulement rendu compte que je n’avais pas le don d’écrire ; maintenant M. de Norpois m’en ôtait même le désir. Je voulus lui exprimer ce que j’avais rêvé ; tremblant d’émotion, je me serais fait un scrupule que toutes mes paroles ne fussent pas l’équivalent le plus sincère possible de ce que j’avais senti et que je n’avais jamais essayé de me formuler ; c’est dire que mes paroles n’eurent aucune netteté. Peut-être par habitude professionnelle, peut-être en vertu du calme qu’acquiert tout homme important dont on sollicite le conseil et qui, sachant qu’il gardera en mains la maîtrise de la conversation, laisse l’interlocuteur s’agiter, s’efforcer, peiner à son aise, peut-être aussi pour faire valoir le caractère de sa tête (selon lui grecque, malgré les grands favoris), M. de Norpois, pendant qu’on lui exposait quelque chose, gardait une immobilité de visage aussi absolue que si vous aviez parlé devant quelque buste antique – et sourd – dans une glyptothèque. Tout à coup, tombant comme le marteau du commissaire-priseur, ou comme un oracle de Delphes, la voix de l’Ambassadeur qui vous répondait vous impressionnait d’autant plus que rien dans sa face ne vous avait laissé soupçonner le genre d’impression que vous aviez produit sur lui, ni l’avis qu’il allait émettre.

– Précisément, me dit-il tout à coup comme si la cause était jugée et après m’avoir laissé bafouiller en face des yeux immobiles qui ne me quittaient pas un instant, j’ai le fils d’un de mes amis qui, mutatis mutandis, est comme vous (et il prit pour parler de nos dispositions communes le même ton rassurant que si elles avaient été des dispositions non pas à la littérature, mais au rhumatisme et s’il avait voulu me montrer qu’on n’en mourait pas). Aussi a-t-il préféré quitter le quai d’Orsay où la voie lui était pourtant toute tracée par son père et, sans se soucier du qu’en dira-t-on, il s’est mis à produire. Il n’a certes pas lieu de s’en repentir. Il a publié il y a deux ans – il est d’ailleurs beaucoup plus âgé que vous, naturellement – un ouvrage relatif au sentiment de l’Infini sur la rive occidentale du lac Victoria-Nyanza et cette année un opuscule moins important, mais conduit d’une plume alerte, parfois même acérée, sur le fusil à répétition dans l’armée bulgare, qui l’ont mis tout à fait hors de pair. Il a déjà fait un joli chemin, il n’est pas homme à s’arrêter en route, et je sais que, sans que l’idée d’une candidature ait été envisagée, on a laissé tomber son nom deux ou trois dans la conversation, et d’une façon qui n’avait rien de défavorable, à l’Académie des Sciences morales. En somme, sans pouvoir dire encore qu’il soit au pinacle, il a conquis de haute lutte une fort jolie position et le succès qui ne va pas toujours qu’aux agités et aux brouillons, aux faiseurs d’embarras qui sont presque toujours des faiseurs, le succès a récompensé son effort.

Mon père, me voyant déjà académicien dans quelques années, respirait une satisfaction que M. de Norpois porta à son comble quand, après un instant d’hésitation pendant lequel il sembla calculer les conséquences de son acte, il me dit, en me tendant sa carte : « Allez donc le voir de ma part, il pourra vous donner d’utiles conseils », me causant par ces mots une agitation aussi pénible que s’il m’avait annoncé qu’on m’embarquait le lendemain comme mousse à bord d’un voilier.

Ma tante Léonie m’avait fait héritier, en même temps que de beaucoup d’objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune liquide – révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je n’avais guère soupçonnée pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer cette fortune jusqu’à ma majorité, consulta M. de Norpois sur un certain nombre de placements. Il conseilla des titres à faible rendement qu’il jugeait particulièrement solides, notamment les Consolidés Anglais et le 4% Russe. « Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n’est pas très élevé, vous êtes du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital. » Pour le reste, mon père lui dit en gros ce qu’il avait acheté. M. de Norpois eut un imperceptible sourire de félicitations : comme tous les capitalistes, il estimait la fortune une chose enviable, mais trouvait plus délicat de ne complimenter que par un signe d’intelligence à peine avoué, au sujet de celle qu’on possédait ; d’autre part, comme il était lui-même colossalement riche, il trouvait de bon goût d’avoir l’air de juger considérables les revenus moindres d’autrui, avec pourtant un retour joyeux et confortable sur la supériorité des siens. En revanche il n’hésita pas à féliciter mon père de la « composition » de son portefeuille « d’un goût très sûr, très délicat, très fin ». On aurait dit qu’il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles, et même aux valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose comme un mérite esthétique. D’une, assez nouvelle et ignorée, dont mon père lui parla, M. de Norpois, pareil à ces gens qui ont lu des livres que vous vous croyez seul à connaître, lui dit : « Mais si, je me suis amusé pendant quelque temps à la suivre dans la Cote, elle était intéressante », avec le sourire rétrospectivement captivé d’un abonné qui a lu le dernier roman d’une revue, par tranches, en feuilleton. « Je ne vous déconseillerais pas de souscrire à l’émission qui va être lancée prochainement. Elle est attrayante, car on vous offre les titres à des prix tentants. » Pour certaines valeurs anciennes au contraire, mon père ne se rappelant plus exactement les noms, faciles à confondre avec ceux d’actions similaires, ouvrit un tiroir et montra les titres eux-mêmes à l’Ambassadeur. Leur vue me charma ; ils étaient enjolivés de flèches de cathédrales et de figures allégoriques comme certaines vieilles publications romantiques que j’avais feuilletées autrefois. Tout ce qui est d’un même temps se ressemble ; les artistes qui illustrent les poèmes d’une époque sont les mêmes que font travailler pour elles les Sociétés financières. Et rien ne fait mieux penser à certaines livraisons de Notre-Dame de Paris et d’œuvres de Gérard de Nerval, telles qu’elles étaient accrochées à la devanture de l’épicerie de Combray, que, dans son encadrement rectangulaire et fleuri que supportaient des divinités fluviales, une action nominative de la Compagnie des Eaux.

Mon père avait pour mon genre d’intelligence un mépris suffisamment corrigé par la tendresse pour qu’au total, son sentiment sur tout ce que je faisais fût une indulgence aveugle. Aussi n’hésita-t-il pas à m’envoyer chercher un petit poème en prose que j’avais fait autrefois à Combray en revenant d’une promenade. Je l’avais écrit avec une exaltation qu’il me semblait devoir communiquer à ceux qui le liraient. Mais elle ne dut pas gagner M. de Norpois, car ce fut sans me dire une parole qu’il me le rendit.

Ma mère, pleine de respect pour les occupations de mon père, vint demander, timidement, si elle pouvait faire servir. Elle avait peur d’interrompre une conversation où elle n’aurait pas eu à être mêlée. Et, en effet, à tout moment mon père rappelait au marquis quelque mesure utile qu’ils avaient décidé de soutenir à la prochaine séance de Commission, et il le faisait sur le ton particulier qu’ont ensemble dans un milieu différent – pareils en cela à deux collégiens – deux collègues à qui leurs habitudes professionnelles créent des souvenirs communs où n’ont pas accès les autres et auxquels ils s’excusent de se reporter devant eux.

Mais la parfaite indépendance des muscles du visage à laquelle M. de Norpois était arrivé lui permettait d’écouter sans avoir l’air d’entendre. Mon père finissait par se troubler : « J’avais pensé à demander l’avis de la Commission… » disait-il à M. de Norpois après de longs préambules. Alors du visage de l’aristocratique virtuose qui avait gardé l’inertie d’un instrumentiste dont le moment n’est pas venu d’exécuter sa partie sortait avec un débit égal, sur un ton aigu et comme ne faisant que finir, mais confiée cette fois à un autre timbre, la phrase commencée : « Que, bien entendu, vous n’hésiterez pas à réunir, d’autant plus que les membres vous sont individuellement connus et peuvent facilement se déplacer. » Ce n’était pas évidemment en elle-même une terminaison bien extraordinaire. Mais l’immobilité qui l’avait précédée la faisait se détacher avec la netteté cristalline, l’imprévu quasi malicieux de ces phrases par lesquelles le piano, silencieux jusque-là, réplique, au moment voulu, au violoncelle qu’on vient d’entendre, dans un concerto de Mozart.

– Hé bien, as-tu été content de ta matinée ? me dit mon père tandis qu’on passait à table, pour me faire briller en pensant que mon enthousiasme me ferait bien juger par M. de Norpois. « Il est allé entendre la Berma tantôt, vous vous rappelez que nous en avions parlé ensemble », dit-il en se tournant vers le diplomate, du même ton d’allusion rétrospective, technique et mystérieuse que s’il se fût agi d’une séance de la Commission.

– Vous avez dû être enchanté, surtout si c’était la première fois que vous l’entendiez. Monsieur votre père s’alarmait du contre-coup que cette petite escapade pouvait avoir sur votre état de santé, car vous êtes un peu délicat, un peu frêle, je crois. Mais je l’ai rassuré. Les théâtres ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient il y a seulement vingt ans. Vous avez des sièges à peu près confortables, une atmosphère renouvelée, quoique nous ayons fort à faire encore pour rejoindre l’Allemagne et l’Angleterre, qui à cet égard comme à bien d’autres ont une formidable avance sur nous. Je n’ai pas vu MmeBerma dans Phèdre, mais j’ai entendu dire qu’elle y était admirable. Et vous avez été ravi, naturellement ?

M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir cette vérité que je n’avais pas su extraire du jeu de la Berma, il allait me la découvrir ; en répondant à sa question, j’allais le prier de me dire en quoi cette vérité consistait ; et il justifierait ainsi ce désir que j’avais eu de voir l’actrice. Je n’avais qu’un moment, il fallait en profiter et faire porter mon interrogatoire sur les points essentiels. Mais quels étaient-ils ? Fixant mon attention tout entière sur mes impressions si confuses, et ne songeant nullement à me faire admirer de M. de Norpois, mais à obtenir de lui la vérité souhaitée, je ne cherchais pas à remplacer les mots qui me manquaient par des expressions toutes faites, je balbutiai, et finalement, pour tâcher de le provoquer et lui faire déclarer ce que la Berma avait d’admirable, je lui avouai que j’avais été déçu.

– Mais comment, s’écria mon père, ennuyé de l’impression fâcheuse que l’aveu de mon incompréhension pouvait produire sur M. de Norpois, comment peux-tu dire que tu n’as pas eu de plaisir, ta grand’mère nous a raconté que tu ne perdais pas un mot de ce que la Berma disait, que tu avais les yeux hors de la tête, qu’il n’y avait que toi dans la salle comme cela.

– Mais oui, j’écoutais de mon mieux pour savoir ce qu’elle avait de si remarquable. Sans doute, elle est très bien…

– Si elle est très bien, qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

– Une des choses qui contribuent certainement au succès de MmeBerma, dit M. de Norpois en se tournant avec application vers ma mère pour ne pas la laisser en dehors de la conversation et afin de remplir consciencieusement son devoir de politesse envers une maîtresse de maison, c’est le goût parfait qu’elle apporte dans le choix de ses rôles et qui lui vaut toujours un franc succès, et de bon aloi. Elle joue rarement des médiocrités. Voyez, elle s’est attaquée au rôle de Phèdre. D’ailleurs, ce goût elle l’apporte dans ses toilettes, dans son jeu. Bien qu’elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées en Angleterre et en Amérique, la vulgarité je ne dirai pas de John Bull, ce qui serait injuste, au moins pour l’Angleterre de l’ère Victorienne, mais de l’oncle Sam n’a pas déteint sur elle. Jamais de couleurs trop voyantes, de cris exagérés. Et puis cette voix admirable qui la sert si bien et dont elle joue à ravir, je serais presque tenté de dire en musicienne !

Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité ; mais j’éprouvais le besoin de lui trouver des explications ; de plus, il s’était porté avec une intensité égale, pendant que la Berma jouait, sur tout ce qu’elle offrait, dans l’indivisibilité de la vie, à mes yeux, à mes oreilles ; il n’avait rien séparé et distingué ; aussi fut-il heureux de se découvrir une cause raisonnable dans ces éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l’artiste, il les attirait à lui par son pouvoir d’absorption, s’emparait d’eux comme l’optimisme d’un homme ivre des actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison d’attendrissement. « C’est vrai, disais-je, quelle belle voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence d’avoir été choisir Phèdre ! Non, je n’ai pas été déçu. »

Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent.

– Vous avez un chef de tout premier ordre, Madame, dit M. de Norpois. Et ce n’est pas peu de chose. Moi qui ai eu à l’étranger à tenir un certain train de maison, je sais combien il est souvent difficile de trouver un parfait maître queux. Ce sont de véritables agapes auxquelles vous nous avez conviés là.

Et, en effet, Françoise, surexcitée par l’ambition de réussir pour un invité de marque un dîner enfin semé de difficultés dignes d’elle, s’était donné une peine qu’elle ne prenait plus quand nous étions seuls et avait retrouvé sa manière incomparable de Combray.

– Voilà ce qu’on ne peut obtenir au cabaret, je dis dans les meilleurs : une daube de bœuf où la gelée ne sente pas la colle, et où le bœuf ait pris le parfum des carottes, c’est admirable ! Permettez-moi d’y revenir, ajouta-t-il en faisant signe qu’il voulait encore de la gelée. Je serais curieux de juger votre Vatel maintenant sur un mets tout différent, je voudrais, par exemple, le trouver aux prises avec le bœuf Stroganof.

M. de Norpois pour contribuer lui aussi à l’agrément du repas nous servit diverses histoires dont il régalait fréquemment ses collègues de carrière, tantôt en citant une période ridicule dite par un homme politique coutumier du fait et qui les faisait longues et pleines d’images incohérentes, tantôt telle formule lapidaire d’un diplomate plein d’atticisme. Mais, à vrai dire, le critérium qui distinguait pour lui ces deux ordres de phrases ne ressemblait en rien à celui que j’appliquais à la littérature. Bien des nuances m’échappaient ; les mots qu’il récitait en s’esclaffant ne me paraissaient pas très différents de ceux qu’il trouvait remarquables. Il appartenait au genre d’hommes qui pour les œuvres que j’aimais eût dit : « Alors, vous comprenez ? moi j’avoue que je ne comprends pas, je ne suis pas initié », mais j’aurais pu lui rendre la pareille, je ne saisissais pas l’esprit ou la sottise, l’éloquence ou l’enflure qu’il trouvait dans une réplique ou dans un discours, et l’absence de toute raison perceptible pour quoi ceci était mal et ceci bien faisait que cette sorte de littérature m’était plus mystérieuse, me semblait plus obscure qu’aucune. Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n’était pas en politique une marque d’infériorité mais de supériorité. Quand M. de Norpois se servait de certaines expressions qui traînaient dans les journaux et les prononçait avec force, on sentait qu’elles devenaient un acte par le seul fait qu’il les avait employées, et un acte qui susciterait des commentaires.

Ma mère comptait beaucoup sur la salade d’ananas et de truffes. Mais l’Ambassadeur après avoir exercé un instant sur le mets la pénétration de son regard d’observateur la mangea en restant entouré de discrétion diplomatique et ne nous livra pas sa pensée. Ma mère insista pour qu’il en reprit, ce que fit M. de Norpois, mais en disant seulement au lieu du compliment qu’on espérait : « J’obéis, Madame, puisque je vois que c’est là de votre part un véritable oukase. »

– Nous avons lu dans les « feuilles » que vous vous étiez entretenu longuement avec le roi Théodose, lui dit mon père.

– En effet, le roi, qui a une rare mémoire des physionomies, a eu la bonté de se souvenir en m’apercevant à l’orchestre que j’avais eu l’honneur de le voir pendant plusieurs jours à la cour de Bavière, quand il ne songeait pas à son trône oriental (vous savez qu’il y a été appelé par un congrès européen, et il a même fort hésité à l’accepter, jugeant cette souveraineté un peu inégale à sa race, la plus noble, héraldiquement parlant, de toute l’Europe). Un aide de camp est venu me dire d’aller saluer Sa Majesté, à l’ordre de qui je me suis naturellement empressé de déférer.

– Avez-vous été content des résultats de son séjour ?

– Enchanté ! Il était permis de concevoir quelque appréhension sur la façon dont un monarque encore si jeune se tirerait de ce pas difficile, surtout dans des conjonctures aussi délicates. Pour ma part je faisais pleine confiance au sens politique du souverain. Mais j’avoue que mes espérances ont été dépassées. Le toast qu’il a prononcé à l’Élysée, et qui, d’après des renseignements qui me viennent de source tout à fait autorisée, avait été composé par lui du premier mot jusqu’au dernier, était entièrement digne de l’intérêt qu’il a excité partout. C’est tout simplement un coup de maître ; un peu hardi je le veux bien, mais d’une audace qu’en somme l’événement a pleinement justifiée. Les traditions diplomatiques ont certainement du bon, mais dans l’espèce elles avaient fini par faire vivre son pays et le nôtre dans une atmosphère de renfermé qui n’était plus respirable. Eh bien ! une des manières de renouveler l’air, évidemment une de celles qu’on ne peut pas recommander mais que le roi Théodose pouvait se permettre, c’est de casser les vitres. Et il l’a fait avec une belle humeur qui a ravi tout le monde, et aussi une justesse dans les termes où on a reconnu tout de suite la race de princes lettrés à laquelle il appartient par sa mère. Il est certain que quand il a parlé des « affinités » qui unissent son pays à la France, l’expression, pour peu usitée qu’elle puisse être dans le vocabulaire des chancelleries, était singulièrement heureuse. Vous voyez que la littérature ne nuit pas, même dans la diplomatie, même sur un trône, ajouta-t-il en s’adressant à moi. La chose était constatée depuis longtemps, je le veux bien, et les rapports entre les deux puissances étaient devenus excellents. Encore fallait-il qu’elle fût dite. Le mot était attendu, il a été choisi à merveille, vous avez vu comme il a porté. Pour ma part j’y applaudis des deux mains.

– Votre ami, M. de Vaugoubert, qui préparait le rapprochement depuis des années, a dû être content.

– D’autant plus que Sa Majesté qui est assez coutumière du fait avait tenu à lui en faire la surprise. Cette surprise a été complète du reste pour tout le monde, à commencer par le Ministre des Affaires étrangères, qui, à ce qu’on m’a dit, ne l’a pas trouvée à son goût. À quelqu’un qui lui en parlait, il aurait répondu très nettement, assez haut pour être entendu des personnes voisines : « Je n’ai été ni consulté, ni prévenu », indiquant clairement par là qu’il déclinait toute responsabilité dans l’événement. Il faut avouer que celui-ci a fait un beau tapage et je n’oserais pas affirmer, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, que tels de mes collègues pour qui la loi suprême semble être celle du moindre effort n’en ont pas été troublés dans leur quiétude. Quant à Vaugoubert, vous savez qu’il avait été fort attaqué pour sa politique de rapprochement avec la France, et il avait dû d’autant plus en souffrir, que c’est un sensible, un cœur exquis. J’en puis d’autant mieux témoigner que, bien qu’il soit mon cadet et de beaucoup, je l’ai fort pratiqué, nous sommes amis de longue date, et je le connais bien. D’ailleurs qui ne le connaîtrait ? C’est une âme de cristal. C’est même le seul défaut qu’on pourrait lui reprocher, il n’est pas nécessaire que le cœur d’un diplomate soit aussi transparent que le sien. Cela n’empêche pas qu’on parle de l’envoyer à Rome, ce qui est un bel avancement, mais un bien gros morceau. Entre nous, je crois que Vaugoubert, si dénué qu’il soit d’ambition, en serait fort content et ne demande nullement qu’on éloigne de lui ce calice. Il fera peut-être merveille là-bas ; il est le candidat de la Consulta, et pour ma part, je le vois très bien, lui artiste, dans le cadre du palais Farnèse et la galerie des Carraches. Il semble qu’au moins personne ne devrait pouvoir le haïr ; mais il y a autour du roi Théodose toute une camarilla plus ou moins inféodée à la Wilhelmstrasse dont elle suit docilement les inspirations et qui a cherché de toutes façons à lui tailler des croupières. Vaugoubert n’a pas eu à faire face seulement aux intrigues de couloirs mais aux injures de folliculaires à gages qui plus tard, lâches comme l’est tout journaliste stipendié, ont été des premiers à demander l’aman, mais qui en attendant n’ont pas reculé à faire état, contre notre représentant, des ineptes accusations de gens sans aveu. Pendant plus d’un mois les ennemis de Vaugoubert ont dansé autour de lui la danse du scalp, dit M. de Norpois, en détachant avec force ce dernier mot. Mais un bon averti en vaut deux ; ces injures il les a repoussées du pied, ajouta-t-il plus énergiquement encore, et avec un regard si farouche que nous cessâmes un instant de manger. Comme dit un beau proverbe arabe : « Les chiens aboient, la caravane passe. » Après avoir jeté cette citation, M. de Norpois s’arrêta pour nous regarder et juger de l’effet qu’elle avait produit sur nous. Il fut grand, le proverbe nous était connu. Il avait remplacé cette année-là chez les hommes de haute valeur cet autre : « Qui sème le vent récolte la tempête », lequel avait besoin de repos, n’étant pas infatigable et vivace comme : « Travailler pour le roi de Prusse. » Car la culture de ces gens éminents était une culture alternée, et généralement triennale. Certes les citations de ce genre, et desquelles M. de Norpois excellait à émailler ses articles de la Revue, n’étaient point nécessaires pour que ceux-ci parussent solides et bien informés. Même dépourvus de l’ornement qu’elles apportaient, il suffisait que M. de Norpois écrivît à point nommé – ce qu’il ne manquait pas de faire – : « Le Cabinet de Saint-James ne fut pas le dernier à sentir le péril » ou bien : « L’émotion fut grande au Pont-aux-Chantres où l’on suivait d’un œil inquiet la politique égoïste mais habile de la monarchie bicéphale », ou : « Un cri d’alarme partit de Montecitorio », ou encore : « Cet éternel double jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz ». À ces expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu et salué le diplomate de carrière. Mais ce qui avait fait dire qu’il était plus que cela, qu’il possédait une culture supérieure, cela avait été l’emploi raisonné de citations dont le modèle achevé restait alors : « Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, comme avait coutume de dire le baron Louis. » (On n’avait pas encore importé d’Orient : « La Victoire est à celui des deux adversaires qui sait souffrir un quart d’heure de plus que l’autre, comme disent les Japonais. ») Cette réputation de grand lettré, jointe à un véritable génie d’intrigue caché sous le masque de l’indifférence, avait fait entrer M. de Norpois à l’Académie des Sciences Morales. Et quelques personnes pensèrent même qu’il ne serait pas déplacé à l’Académie française, le jour où, voulant indiquer que c’est en resserrant l’alliance russe que nous pourrions arriver à une entente avec l’Angleterre, il n’hésita pas à écrire : « Qu’on le sache bien au quai d’Orsay, qu’on l’enseigne désormais dans tous les manuels de géographie qui se montrent incomplets à cet égard, qu’on refuse impitoyablement au baccalauréat tout candidat qui ne saura pas le dire : « Si tous les chemins mènent à Rome, en revanche la route qui va de Paris à Londres passe nécessairement par Pétersbourg. »

– Somme toute, continua M. de Norpois en s’adressant à mon père, Vaugoubert s’est taillé là un beau succès et qui dépasse même celui qu’il avait escompté. Il s’attendait en effet à un toast correct (ce qui après les nuages des dernières années était déjà fort beau) mais à rien de plus. Plusieurs personnes qui étaient au nombre des assistants m’ont assuré qu’on ne peut pas en lisant ce toast se rendre compte de l’effet qu’il a produit, prononcé et détaillé à merveille par le roi qui est maître en l’art de dire et qui soulignait au passage toutes les intentions, toutes les finesses. Je me suis laissé raconter à ce propos un fait assez piquant et qui met en relief une fois de plus chez le roi Théodose cette bonne grâce juvénile qui lui gagne si bien les cœurs. On m’a affirmé que précisément à ce mot d’« affinités » qui était en somme la grosse innovation du discours, et qui défraiera, encore longtemps vous verrez, les commentaires des chancelleries, Sa Majesté, prévoyant la joie de notre ambassadeur, qui allait trouver là le juste couronnement de ses efforts, de son rêve pourrait-on dire et, somme toute, son bâton de maréchal, se tourna à demi vers Vaugoubert et fixant sur lui ce regard si prenant des Oettingen, détacha ce mot si bien choisi d’« affinités », ce mot qui était une véritable trouvaille sur un ton qui faisait savoir à tous qu’il était employé à bon escient et en pleine connaissance de cause. Il paraît que Vaugoubert avait peine à maîtriser son émotion et, dans une certaine mesure, j’avoue que je le comprends. Une personne digne de toute créance m’a même confié que le roi se serait approché de Vaugoubert après le dîner, quand Sa Majesté a tenu cercle, et lui aurait dit à mi-voix : « Êtes-vous content de votre élève, mon cher marquis ? »

– Il est certain, conclut M. de Norpois, qu’un pareil toast a plus fait que vingt ans de négociations pour resserrer les deux pays, leurs « affinités », selon la pittoresque expression de Théodose II. Ce n’est qu’un mot, si vous voulez, mais voyez quelle fortune il a faite, comme toute la presse européenne le répète, quel intérêt il éveille, quel son nouveau il a rendu. Il est d’ailleurs bien dans la manière du souverain. Je n’irai pas jusqu’à vous dire qu’il trouve tous les jours de purs diamants comme celui-là. Mais il est bien rare que dans ses discours étudiés, mieux encore, dans le primesaut de la conversation il ne donne pas son signalement – j’allais dire il n’appose pas sa signature – par quelque mot à l’emporte-pièce. Je suis d’autant moins suspect de partialité en la matière que je suis ennemi de toute innovation en ce genre. Dix-neuf fois sur vingt elles sont dangereuses.

– Oui, j’ai pensé que le récent télégramme de l’empereur d’Allemagne n’a pas dû être de votre goût, dit mon père.

M. de Norpois leva les yeux au ciel d’un air de dire : Ah ! celui-là ! « D’abord, c’est un acte d’ingratitude. C’est plus qu’un crime, c’est une faute et d’une sottise que je qualifierai de pyramidale ! Au reste si personne n’y met le hola, l’homme qui a chassé Bismarck est bien capable de répudier peu à peu toute la politique bismarckienne, alors c’est le saut dans l’inconnu. »

– Et mon mari m’a dit, Monsieur, que vous l’entraîneriez peut-être un de ces étés en Espagne, j’en suis ravie pour lui.

– Mais oui, c’est un projet tout à fait attrayant et dont je me réjouis. J’aimerais beaucoup faire avec vous ce voyage, mon cher. Et vous, Madame, avez-vous déjà songé à l’emploi des vacances ?

– J’irai peut-être avec mon fils à Balbec, je ne sais.

– Ah ! Balbec est agréable, j’ai passé par là il y a quelques années. On commence à y construire des villas fort coquettes : je crois que l’endroit vous plaira. Mais puis-je vous demander ce qui vous a fait choisir Balbec ?

– Mon fils a le grand désir de voir certaines églises du pays, surtout celle de Balbec. Je craignais un peu pour sa santé les fatigues du voyage et surtout du séjour. Mais j’ai appris qu’on vient de construire un excellent hôtel qui lui permettra de vivre dans les conditions de confort requises par son état.

– Ah ! il faudra que je donne ce renseignement à certaine personne qui n’est pas femme à en faire fi.

– L’église de Balbec est admirable, n’est-ce pas, Monsieur, demandai-je, surmontant la tristesse d’avoir appris qu’un des attraits de Balbec résidait dans ses coquettes villas.

– Non, elle n’est pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir la comparaison avec ces véritables bijoux ciselés que sont les cathédrales de Reims, de Chartres, et à mon goût, la perle de toutes, la Sainte-Chapelle de Paris.

– Mais l’église de Balbec est en partie romane ?

– En effet, elle est du style roman, qui est déjà par lui-même extrêmement froid et ne laisse en rien présager l’élégance, la fantaisie des architectes gothiques qui fouillent la pierre comme de la dentelle. L’église de Balbec mérite une visite si on est dans le pays, elle est assez curieuse ; si un jour de pluie vous ne savez que faire, vous pourrez entrer là, vous verrez le tombeau de Tourville.

– Est-ce que vous étiez hier au banquet des Affaires étrangères ? je n’ai pas pu y aller, dit mon père.

– Non, répondit M. de Norpois avec un sourire, j’avoue que je l’ai délaissé pour une soirée assez différente. J’ai dîné chez une femme dont vous avez peut-être entendu parler, la belle Madame Swann.

Ma mère réprima un frémissement, car d’une sensibilité plus prompte que mon père, elle s’alarmait pour lui de ce qui ne devait le contrarier qu’un instant après. Les désagréments qui lui arrivaient étaient perçus d’abord par elle comme ces mauvaises nouvelles de France qui sont connues plus tôt à l’étranger que chez nous. Mais curieuse de savoir quel genre de personnes les Swann pouvaient recevoir, elle s’enquit auprès de M. de Norpois de celles qu’il y avait rencontrées.

– Mon Dieu… c’est une maison où il me semble que vont surtout… des messieurs. Il y avait quelques hommes mariés, mais leurs femmes étaient souffrantes ce soir-là et n’étaient pas venues, répondit l’Ambassadeur avec une finesse voilée de bonhomie et en jetant autour de lui des regards dont la douceur et la discrétion faisaient mine de tempérer et exagéraient habilement la malice.

– Je dois ajouter, pour être tout à fait juste, qu’il y va cependant des femmes, mais… appartenant plutôt…, comment dirais-je, au monde républicain qu’à la société de Swann (il prononçait Svann). Qui sait ? Ce sera peut-être un jour un salon politique ou littéraire. Du reste, il semble qu’ils soient contents comme cela. Je trouve que Swann le montre un peu trop. Il nommait les gens chez qui lui et sa femme étaient invités pour la semaine suivante et de l’intimité desquels il n’y a pourtant pas lieu de s’enorgueillir, avec un manque de réserve et de goût, presque de tact, qui m’a étonné chez un homme aussi fin. Il répétait : « Nous n’avons pas un soir de libre », comme si ç’avait été une gloire, et en véritable parvenu, qu’il n’est pas cependant. Car Swann avait beaucoup d’amis et même d’amies, et sans trop m’avancer, ni vouloir commettre d’indiscrétion, je crois pouvoir dire que non pas toutes, ni même le plus grand nombre, mais l’une au moins, et qui est une fort grande dame, ne se serait peut-être pas montrée entièrement réfractaire à l’idée d’entrer en relations avec Madame Swann, auquel cas, vraisemblablement, plus d’un mouton de Panurge aurait suivi. Mais il semble qu’il n’y ait eu de la part de Swann aucune démarche esquissée en ce sens. Comment ? encore un pudding à la Nasselrode ! Ce ne sera pas de trop de la cure de Carlsbad pour me remettre d’un pareil festin de Lucullus… Peut-être Swann a-t-il senti qu’il y aurait trop de résistances à vaincre. Le mariage, cela est certain, n’a pas plu. On a parlé de la fortune de la femme, ce qui est une grosse bourde. Mais, enfin, tout cela n’a pas paru agréable. Et puis Swann a une tante excessivement riche et admirablement posée, femme d’un homme qui, financièrement parlant, est une puissance. Et non seulement elle a refusé de recevoir Mme Swann, mais elle a mené une campagne en règle pour que ses amies et connaissances en fissent autant. Je n’entends pas par là qu’aucun Parisien de bonne compagnie ait manqué de respect à Madame Swann… Non ! cent fois non ! le mari était d’ailleurs homme à relever le gant. En tous cas, il y a une chose curieuse, c’est de voir combien Swann, qui connaît tant de monde et du plus choisi, montre d’empressement auprès d’une société dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est fort mêlée. Moi qui l’ai connu jadis, j’avoue que j’éprouvais autant de surprise que d’amusement à voir un homme aussi bien élevé, aussi à la mode dans les coteries les plus triées, remercier avec effusion le directeur du Cabinet du ministre des Postes d’être venu chez eux et lui demander si Madame Swann pourrait se permettre d’aller voir sa femme. Il doit pourtant se trouver dépaysé ; évidemment ce n’est plus le même monde. Mais je ne crois pas cependant que Swann soit malheureux. Il y a eu, il est vrai, dans les années qui précédèrent le mariage, d’assez vilaines manœuvres de chantage de la part de la femme ; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu’il lui refusait quelque chose. Le pauvre Swann, aussi naïf qu’il est pourtant raffiné, croyait chaque fois que l’enlèvement de sa fille était une coïncidence et ne voulait pas voir la réalité. Elle lui faisait d’ailleurs des scènes si continuelles qu’on pensait que le jour où elle serait arrivée à ses fins et se serait fait épouser, rien ne la retiendrait plus et que leur vie serait un enfer. Hé bien ! c’est le contraire qui est arrivé. On plaisante beaucoup la manière dont Swann parle de sa femme, on en fait même des gorges chaudes. On ne demandait certes pas que, plus ou moins conscient d’être… (vous savez le mot de Molière), il allât le proclamer urbi et orbi ; n’empêche qu’on le trouve exagéré quand il dit que sa femme est une excellente épouse. Or, ce n’est pas aussi faux qu’on le croit. À sa manière qui n’est pas celle que tous les maris préféreraient, – mais enfin, entre nous, il me semble difficile que Swann, qui la connaissait depuis longtemps et est loin d’être un maître-sot, ne sût pas à quoi s’en tenir, – il est indéniable qu’elle semble avoir de l’affection pour lui. Je ne dis pas qu’elle ne soit pas volage, et Swann lui-même ne se fait pas faute de l’être, à en croire les bonnes langues qui, vous pouvez le penser, vont leur train. Mais elle lui est reconnaissante de ce qu’il a fait pour elle, et, contrairement aux craintes éprouvées par tout le monde, elle paraît devenue d’une douceur d’ange.

Ce changement n’était peut-être pas aussi extraordinaire que le trouvait M. de Norpois. Odette n’avait pas cru que Swann finirait par l’épouser ; chaque fois qu’elle lui annonçait tendancieusement qu’un homme comme il faut venait de se marier avec sa maîtresse, elle lui avait vu garder un silence glacial et tout au plus, si elle l’interpellait directement en lui demandant : « Alors, tu ne trouves pas que c’est très bien, que c’est bien beau ce qu’il a fait là, pour une femme qui lui a consacré sa jeunesse ? », répondre sèchement : « Mais je ne te dis pas que ce soit mal, chacun agit à sa guise. » Elle n’était même pas loin de croire que, comme il le lui disait dans des moments de colère, il l’abandonnerait tout à fait, car elle avait depuis peu entendu dire par une femme sculpteur : « On peut s’attendre à tout de la part des hommes, ils sont si mufles », et frappée par la profondeur de cette maxime pessimiste, elle se l’était appropriée, elle la répétait à tout bout de champ d’un air découragé qui semblait dire : « Après tout, il n’y aurait rien d’impossible, c’est bien ma chance. » Et, par suite, toute vertu avait été enlevée à la maxime optimiste qui avait jusque-là guidé Odette dans la vie : « On peut tout faire aux hommes qui vous aiment, ils sont idiots », et qui s’exprimait dans son visage par le même clignement d’yeux qui eût pu accompagner des mots tels que : « Ayez pas peur, il ne cassera rien. » En attendant, Odette souffrait de ce que telle de ses amies, épousée par un homme qui était resté moins longtemps avec elle qu’elle-même avec Swann, et n’avait pas, elle, d’enfant, relativement considérée maintenant, invitée aux bals de l’Élysée, devait penser de la conduite de Swann. Un consultant plus profond que ne l’était M. de Norpois eût sans doute pu diagnostiquer que c’était ce sentiment d’humiliation et de honte qui avait aigri Odette, que le caractère infernal qu’elle montrait ne lui était pas essentiel, n’était pas un mal sans remède, et eût aisément prédit ce qui était arrivé, à savoir qu’un régime nouveau, le régime matrimonial, ferait cesser avec une rapidité presque magique ces accidents pénibles, quotidiens, mais nullement organiques. Presque tout le monde s’étonna de ce mariage, et cela même est étonnant. Sans doute peu de personnes comprennent le caractère purement subjectif du phénomène qu’est l’amour, et la sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes. Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n’est pas le même que celui qu’ils voient. Pourtant il semble qu’en ce qui concerne Odette on aurait pu se rendre compte que si, certes, elle n’avait jamais entièrement compris l’intelligence de Swann, du moins savait-elle les titres, tout le détail de ses travaux, au point que le nom de Ver Meer lui était aussi familier que celui de son couturier ; de Swann, elle connaissait à fond ces traits du caractère que le reste du monde ignore ou ridiculise et dont seule une maîtresse, une sœur, possèdent l’image ressemblante et aimée ; et nous tenons tellement à eux, même à ceux que nous voudrions le plus corriger, que c’est parce qu’une femme finit par en prendre une habitude indulgente et amicalement railleuse, pareille à l’habitude que nous en avons nous-mêmes, et qu’en ont nos parents, que les vieilles liaisons ont quelque chose de la douceur et de la force des affections de famille. Les liens qui nous unissent à un être se trouvent sanctifiés quand il se place au même point de vue que nous pour juger une de nos tares. Et parmi ces traits particuliers, il y en avait aussi qui appartenaient autant à l’intelligence de Swann qu’à son caractère, et que pourtant, en raison de la racine qu’ils avaient malgré tout en celui-ci, Odette avait plus facilement discernés. Elle se plaignait que quand Swann faisait métier d’écrivain, quand il publiait des études, on ne reconnût pas ces traits-là autant que dans les lettres ou dans sa conversation où ils abondaient. Elle lui conseillait de leur faire la part la plus grande. Elle l’aurait voulu parce que c’était ceux qu’elle préférait en lui, mais comme elle les préférait parce qu’ils étaient plus à lui, elle n’avait peut-être pas tort de souhaiter qu’on les retrouvât dans ce qu’il écrivait. Peut-être aussi pensait-elle que des ouvrages plus vivants, en lui procurant enfin à lui le succès, lui eussent permis à elle de se faire ce que chez les Verdurin elle avait appris à mettre au-dessus de tout : un salon.

Parmi les gens qui trouvaient ce genre de mariage ridicule, gens qui pour eux-mêmes se demandaient : « Que pensera M. de Guermantes, que dira Bréauté, quand j’épouserai Mlle de Montmorency ? », parmi les gens ayant cette sorte d’idéal social, aurait figuré, vingt ans plus tôt, Swann lui-même. Swann qui s’était donné du mal pour être reçu au Jockey et avait compté dans ce temps-là faire un éclatant mariage qui eût achevé, en consolidant sa situation, de faire de lui un des hommes les plus en vue de Paris. Seulement, les images que représentent un tel mariage à l’intéressé ont, comme toutes les images, pour ne pas dépérir et s’effacer complètement, besoin d’être alimentées du dehors. Votre rêve le plus ardent est d’humilier l’homme qui vous a offensé. Mais si vous n’entendez plus jamais parler de lui, ayant changé de pays, votre ennemi finira par ne plus avoir pour vous aucune importance. Si on a perdu de vue pendant vingt ans toutes les personnes à cause desquelles on aurait aimé entrer au Jockey ou à l’Institut, la perspective d’être membre de l’un ou de l’autre de ces groupements ne tentera nullement. Or, tout autant qu’une retraite, qu’une maladie, qu’une conversion religieuse, une liaison prolongée substitue d’autres images aux anciennes. Il n’y eut pas de la part de Swann, quand il épousa Odette, renoncement aux ambitions mondaines car de ces ambitions-là, depuis longtemps Odette l’avait, au sens spirituel du mot, détaché. D’ailleurs, ne l’eût-il pas été qu’il n’en aurait eu que plus de mérite. C’est parce qu’ils impliquent le sacrifice d’une situation plus ou moins flatteuse à une douceur purement intime, que généralement les mariages infamants sont les plus estimables de tous (on ne peut en effet entendre par mariage infamant un mariage d’argent, n’y ayant point d’exemple d’un ménage où la femme ou bien le mari se soient vendus et qu’on n’ait fini par recevoir, ne fût-ce que par tradition et sur la foi de tant d’exemples et pour ne pas avoir deux poids et deux mesures). Peut-être, d’autre part, en artiste, sinon en corrompu, Swann eût-il en tous cas éprouvé une certaine volupté à accoupler à lui, dans un de ces croisements d’espèces comme en pratiquent les mendelistes ou comme en raconte la mythologie, un être de race différente, archiduchesse ou cocotte, à contracter une alliance royale ou à faire une mésalliance. Il n’y avait eu dans le monde qu’une seule personne dont il se fût préoccupé, chaque fois qu’il avait pensé à son mariage possible avec Odette, c’était, et non par snobisme, la duchesse de Guermantes. De celle-là, au contraire, Odette se souciait peu, pensant seulement aux personnes situées immédiatement au-dessus d’elle-même plutôt que dans un aussi vague empyrée. Mais quand Swann dans ses heures de rêverie voyait Odette devenue sa femme, il se représentait invariablement le moment où il l’amènerait, elle et surtout sa fille, chez la princesse des Laumes, devenue bientôt la duchesse de Guermantes par la mort de son beau-père. Il ne désirait pas les présenter ailleurs, mais il s’attendrissait quand il inventait, en énonçant les mots eux-mêmes, tout ce que la duchesse dirait de lui à Odette, et Odette à Mme de Guermantes, la tendresse que celle-ci témoignerait à Gilberte, la gâtant, le rendant fier de sa fille. Il se jouait à lui-même la scène de la présentation avec la même précision dans le détail imaginaire qu’ont les gens qui examinent comment ils emploieraient, s’ils gagnaient, un lot dont ils fixent arbitrairement le chiffre. Dans la mesure où une image qui accompagne une de nos résolutions la motive, on peut dire que si Swann épousa Odette, ce fut pour la présenter elle et Gilberte, sans qu’il y eût personne là, au besoin sans que personne le sût jamais, à la duchesse de Guermantes. On verra comment cette seule ambition mondaine qu’il avait souhaitée pour sa femme et sa fille fut justement celle dont la réalisation se trouva lui être interdite, et par un veto si absolu que Swann mourut sans supposer que la duchesse pourrait jamais les connaître. On verra aussi qu’au contraire la duchesse de Guermantes se lia avec Odette et Gilberte après la mort de Swann. Et peut-être eût-il été sage – pour autant qu’il pouvait attacher de l’importance à si peu de chose – en ne se faisant pas une idée trop sombre de l’avenir à cet égard, et en réservant que la réunion souhaitée pourrait bien avoir lieu quand il ne serait plus là pour en jouir. Le travail de causalité qui finit par produire à peu près tous les effets possibles, et par conséquent aussi ceux qu’on avait cru l’être le moins, ce travail est parfois lent, rendu un peu plus lent encore par notre désir – qui en cherchant à l’accélérer l’entrave – par notre existence même, et n’aboutit que quand nous avons cessé de désirer, et quelquefois de vivre. Swann ne le savait-il pas par sa propre expérience, et n’était-ce pas déjà, dans sa vie – comme une préfiguration de ce qui devait arriver après sa mort – un bonheur après décès que ce mariage avec cette Odette qu’il avait passionnément aimée – si elle ne lui avait pas plu au premier abord – et qu’il avait épousée quand il ne l’aimait plus, quand l’être qui, en Swann, avait tant souhaité et tant désespéré de vivre toute sa vie avec Odette, quand cet être-là était mort ?

Je me mis à parler du comte de Paris, à demander s’il n’était pas ami de Swann, car je craignais que la conversation se détournât de celui-ci. « Oui, en effet, répondit M. de Norpois en se tournant vers moi et en fixant sur ma modeste personne le regard bleu où flottaient, comme dans leur élément vital, ses grandes facultés de travail et son esprit d’assimilation. Et, mon Dieu, ajouta-t-il en s’adressant de nouveau à mon père, je ne crois pas franchir les bornes du respect dont je fais profession pour le Prince (sans cependant entretenir avec lui des relations personnelles que rendrait difficiles ma situation, si peu officielle qu’elle soit) en vous citant ce fait assez piquant que, pas plus tard qu’il y a quatre ans, dans une petite gare de chemins de fer d’un des pays de l’Europe Centrale, le Prince eut l’occasion d’apercevoir Mme Swann. Certes, aucun de ses familiers ne s’est permis de demander à Monseigneur comment il l’avait trouvée. Cela n’eût pas été séant. Mais quand par hasard la conversation amenait son nom, à de certains signes, imperceptibles si l’on veut, mais qui ne trompent pas, le Prince semblait donner assez volontiers à entendre que son impression était en somme loin d’avoir été défavorable.

– Mais il n’y aurait pas eu possibilité de la présenter au comte de Paris ? demanda mon père.

– Eh bien ! on ne sait pas ; avec les princes on ne sait jamais, répondit M. de Norpois ; les plus glorieux, ceux qui savent le plus se faire rendre ce qu’on leur doit, sont aussi quelquefois ceux qui s’embarrassent le moins des décrets de l’opinion publique, même les plus justifiés, pour peu qu’il s’agisse de récompenser certains attachements. Or, il est certain que le comte de Paris a toujours agréé avec beaucoup de bienveillance le dévouement de Swann qui est, d’ailleurs, un garçon d’esprit s’il en fut.

– Et votre impression à vous, quelle a-t-elle été, Monsieur l’Ambassadeur ? demanda ma mère par politesse et par curiosité.

Avec une énergie de vieux connaisseur, qui tranchait sur la modération habituelle de ses propos :

– Tout à fait excellente ! répondit M. de Norpois.

Et sachant que l’aveu d’une forte sensation produite par une femme rentre, à condition qu’on le fasse avec enjouement, dans une certaine forme particulièrement appréciée de l’esprit de conversation, il éclata d’un petit rire qui se prolongea pendant quelques instants, humectant les yeux bleus du vieux diplomate et faisant vibrer les ailes de son nez nervurées de fibrilles rouges.

– Elle est tout à fait charmante !

– Est-ce qu’un écrivain du nom de Bergotte était à ce dîner, Monsieur ? demandai-je timidement pour tâcher de retenir la conversation sur le sujet des Swann.

– Oui, Bergotte était là, répondit M. de Norpois, inclinant la tête de mon côté avec courtoisie, comme si dans son désir d’être aimable avec mon père, il attachait à tout ce qui tenait à lui une véritable importance, et même aux questions d’un garçon de mon âge qui n’était pas habitué à se voir montrer tant de politesse par des personnes du sien. Est-ce que vous le connaissez ? ajouta-t-il en fixant sur moi ce regard clair dont Bismarck admirait la pénétration.

– Mon fils ne le connaît pas mais l’admire beaucoup, dit ma mère.

– Mon Dieu, dit M. de Norpois (qui m’inspira sur ma propre intelligence des doutes plus graves que ceux qui me déchiraient d’habitude, quand je vis que ce que je mettais mille et mille fois au-dessus de moi-même, ce que je trouvais de plus élevé au monde, était pour lui tout en bas de l’échelle de ses admirations), je ne partage pas cette manière de voir. Bergotte est ce que j’appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître du reste qu’il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l’afféterie. Mais enfin ce n’est que cela, et cela n’est pas grand’chose. Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu’on pourrait nommer la charpente. Pas d’action – ou si peu – mais surtout pas de portée. Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n’y a pas de base du tout. Dans un temps comme le nôtre où la complexité croissante de la vie laisse à peine le temps de lire, où la carte de l’Europe a subi des remaniements profonds et est à la veille d’en subir de plus grands encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et nouveaux se posent partout, vous m’accorderez qu’on a le droit de demander à un écrivain d’être autre chose qu’un bel esprit qui nous fait oublier dans des discussions oiseuses et byzantines sur des mérites de pure forme, que nous pouvons être envahis d’un instant à l’autre par un double flot de Barbares, ceux du dehors et ceux du dedans. Je sais que c’est blasphémer contre la Sacro-Sainte École de ce que ces messieurs appellent l’Art pour l’Art, mais à notre époque il y a des tâches plus urgentes que d’agencer des mots d’une façon harmonieuse. Celle de Bergotte est parfois assez séduisante, je n’en disconviens pas, mais au total tout cela est bien mièvre, bien mince, et bien peu viril. Je comprends mieux maintenant, en me reportant à votre admiration tout à fait exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que vous m’avez montrées tout à l’heure et sur lesquelles j’aurais mauvaise grâce à ne pas passer l’éponge, puisque vous avez dit vous-même, en toute simplicité, que ce n’était qu’un griffonnage d’enfant (je l’avais dit, en effet, mais je n’en pensais pas un mot). À tout péché miséricorde et surtout aux péchés de jeunesse. Après tout, d’autres que vous en ont de pareils sur la conscience, et vous n’êtes pas le seul qui se soit cru poète à son heure. Mais on voit dans ce que vous m’avez montré la mauvaise influence de Bergotte. Évidemment, je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’il n’y avait là aucune de ses qualités, puisqu’il est passé maître dans l’art, tout superficiel du reste, d’un certain style dont à votre âge vous ne pouvez posséder même le rudiment. Mais c’est déjà le même défaut, ce contre-sens d’aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu’ensuite du fond. C’est mettre la charrue avant les bœufs, même dans les livres de Bergotte. Toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces subtilités de mandarin déliquescent me semblent bien vaines. Pour quelques feux d’artifice agréablement tirés par un écrivain, on crie de suite au chef-d’œuvre. Les chefs-d’œuvre ne sont pas si fréquents que cela ! Bergotte n’a pas à son actif, dans son bagage si je puis dire, un roman d’une envolée un peu haute, un de ces livres qu’on place dans le bon coin de sa bibliothèque. Je n’en vois pas un seul dans son œuvre. Il n’empêche que chez lui l’œuvre est infiniment supérieure à l’auteur. Ah ! voilà quelqu’un qui donne raison à l’homme d’esprit qui prétendait qu’on ne doit connaître les écrivains que par leurs livres. Impossible de voir un individu qui réponde moins aux siens, plus prétentieux, plus solennel, moins homme de bonne compagnie. Vulgaire par moments, parlant à d’autres comme un livre, et même pas comme un livre de lui, mais comme un livre ennuyeux, ce qu’au moins ne sont pas les siens, tel est ce Bergotte. C’est un esprit des plus confus, alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de phébus et qui rend encore plus déplaisantes, par sa façon de les énoncer, les choses qu’il dit. Je ne sais si c’est Loménie ou Sainte-Beuve qui raconte que Vigny rebutait par le même travers. Mais Bergotte n’a jamais écrit Cinq-Mars, ni le Cachet rouge, où certaines pages sont de véritables morceaux d’anthologie.

Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

– Notre mise en présence, à Bergotte et à moi, ajouta-t-il en se tournant vers mon père, ne laissait pas que d’être assez épineuse (ce qui après tout est aussi une manière d’être piquante). Bergotte, voilà quelques années de cela, fit un voyage à Vienne, pendant que j’y étais ambassadeur ; il me fut présenté par la princesse de Metternich, vint s’inscrire et désirait être invité. Or, étant à l’étranger représentant de la France, à qui en somme il fait honneur par ses écrits, dans une certaine mesure, disons, pour être exacts, dans une mesure bien faible, j’aurais passé sur la triste opinion que j’ai de sa vie privée. Mais il ne voyageait pas seul et bien plus il prétendait ne pas être invité sans sa compagne. Je crois ne pas être plus pudibond qu’un autre et, étant célibataire, je pouvais peut-être ouvrir un peu plus largement les portes de l’Ambassade que si j’eusse été marié et père de famille. Néanmoins, j’avoue qu’il y a un degré d’ignominie dont je ne saurais m’accommoder, et qui est rendu plus écœurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot, moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit qu’analyses perpétuelles et d’ailleurs, entre nous, un peu languissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs, et pour de simples peccadilles, de véritables prêchi-prêcha (on sait ce qu’en vaut l’aune) alors qu’il montre tant d’inconscience et de cynisme dans sa vie privée. Bref, j’éludai la réponse, la princesse revint à la charge, mais sans plus de succès. De sorte que je ne suppose pas que je doive être très en odeur de sainteté auprès du personnage, et je ne sais pas jusqu’à quel point il a apprécié l’attention de Swann de l’inviter en même temps que moi. À moins que ce ne soit lui qui l’ait demandé. On ne peut pas savoir, car au fond c’est un malade. C’est même sa seule excuse.

– Et est-ce que la fille de Mme Swann était à ce dîner, demandai-je à M. de Norpois, profitant pour faire cette question d’un moment où, comme on passait au salon, je pouvais dissimuler plus facilement mon émotion que je n’aurais fait à table, immobile et en pleine lumière.

M. de Norpois parut chercher un instant à se souvenir :

– Oui, une jeune personne de quatorze à quinze ans ? En effet, je me souviens qu’elle m’a été présentée avant le dîner comme la fille de notre amphitryon. Je vous dirai que je l’ai peu vue, elle est allée se coucher de bonne heure. Ou elle allait chez des amies, je ne me rappelle pas bien. Mais je vois que vous êtes fort au courant de la maison Swann.

– Je joue avec Mlle Swann aux Champs-Élysées, elle est délicieuse.

– Ah ! voilà ! voilà ! Mais à moi, en effet, elle m’a paru charmante. Je vous avoue pourtant que je ne crois pas qu’elle approchera jamais de sa mère, si je peux dire cela sans blesser en vous un sentiment trop vif.

– Je préfère la figure de Mlle Swann, mais j’admire aussi énormément sa mère, je vais me promener au Bois rien que dans l’espoir de la voir passer.

– Ah ! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées.

Pendant qu’il disait ces mots, M. de Norpois était, pour quelques secondes encore, dans la situation de toutes les personnes qui, m’entendant parler de Swann comme d’un homme intelligent, de ses parents comme d’agents de change honorables, de sa maison comme d’une belle maison, croyaient que je parlerais aussi volontiers d’un autre homme aussi intelligent, d’autres agents de change aussi honorables, d’une autre maison aussi belle ; c’est le moment où un homme sain d’esprit qui cause avec un fou ne s’est pas encore aperçu que c’est un fou. M. de Norpois savait qu’il n’y a rien que de naturel dans le plaisir de regarder les jolies femmes, qu’il est de bonne compagnie, dès que quelqu’un nous parle avec chaleur de l’une d’elles, de faire semblant de croire qu’il en est amoureux, de l’en plaisanter, et de lui promettre de seconder ses desseins. Mais en disant qu’il parlerait de moi à Gilberte et à sa mère (ce qui me permettrait, comme une divinité de l’Olympe qui a pris la fluidité d’un souffle ou plutôt l’aspect du vieillard dont Minerve emprunte les traits, de pénétrer moi-même, invisible, dans le salon de Mme Swann, d’attirer son attention, d’occuper sa pensée, d’exciter sa reconnaissance pour mon admiration, de lui apparaître comme l’ami d’un homme important, de lui sembler à l’avenir digne d’être invité par elle et d’entrer dans l’intimité de sa famille), cet homme important qui allait user en ma faveur du grand prestige qu’il devait avoir aux yeux de Mme Swann, m’inspira subitement une tendresse si grande que j’eus peine à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées, qui avaient l’air d’être restées trop longtemps dans l’eau. J’en ébauchai presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué. Il est difficile en effet à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui ; par peur de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s’étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. C’est d’ailleurs à une supposition de ce genre qu’obéissent les criminels quand ils retouchent après coup un mot qu’ils ont dit et duquel ils pensent qu’on ne pourra confronter cette variante à aucune autre version. Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l’humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l’oubli soit moins vraie qu’une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d’un événement, d’un chef-d’œuvre, à plus forte raison d’une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l’Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d’un fait par lui-même moins important, d’un poème de peu de valeur, qui date de l’époque des Pharaons et qu’on connaît encore intégralement ? Peut-être n’en est-il pas tout à fait de même dans la courte vie humaine. Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j’y pusse rencontrer, parce qu’il était l’ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d’ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l’Ambassadeur parti, on me raconta qu’il avait fait allusion à une soirée d’autrefois dans laquelle il avait « vu le moment où j’allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu’aux oreilles, je fus stupéfait d’apprendre qu’étaient si différentes de ce que j’aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs ; ce « potin » m’éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d’esprit, de mémoire et d’oubli dont est fait l’esprit humain ; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu’on savait exactement la liste des chasseurs qu’Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ.

– Oh ! Monsieur, dis-je à M. de Norpois, quand il m’annonça qu’il ferait part à Gilberte et à sa mère de l’admiration que j’avais pour elles, si vous faisiez cela, si vous parliez de moi à Mme Swann, ce ne serait pas assez de toute ma vie pour vous témoigner ma gratitude, et cette vie vous appartiendrait ! Mais je tiens à vous faire remarquer que je ne connais pas Mme Swann et que je ne lui ai jamais été présenté.

J’avais ajouté ces derniers mots par scrupule et pour ne pas avoir l’air de m’être vanté d’une relation que je n’avais pas. Mais en les prononçant, je sentais qu’ils étaient déjà devenus inutiles, car dès le début de mon remerciement, d’une ardeur réfrigérante, j’avais vu passer sur le visage de l’Ambassadeur une expression d’hésitation et de mécontentement, et dans ses yeux ce regard vertical, étroit et oblique (comme, dans le dessin en perspective d’un solide, la ligne fuyante d’une de ses faces), regard qui s’adresse à cet interlocuteur invisible qu’on a en soi-même, au moment où on lui dit quelque chose que l’autre interlocuteur, le Monsieur avec qui on parlait jusqu’ici – moi dans la circonstance – ne doit pas entendre. Je me rendis compte aussitôt que ces phrases que j’avais prononcées et qui, faibles encore auprès de l’effusion reconnaissante dont j’étais envahi, m’avaient paru devoir toucher M. de Norpois et achever de le décider à une intervention qui lui eût donné si peu de peine, et à moi tant de joie, étaient peut-être (entre toutes celles qu’eussent pu chercher diaboliquement des personnes qui m’eussent voulu du mal) les seules qui pussent avoir pour résultat de l’y faire renoncer. En les entendant en effet, de même qu’au moment où un inconnu, avec qui nous venions d’échanger agréablement des impressions que nous avions pu croire semblables sur des passants que nous nous accordions à trouver vulgaires, nous montre tout à coup l’abîme pathologique qui le sépare de nous en ajoutant négligemment tout en tâtant sa poche : « C’est malheureux que je n’aie pas mon revolver, il n’en serait pas resté un seul », M. de Norpois qui savait que rien n’était moins précieux ni plus aisé que d’être recommandé à Mme Swann et introduit chez elle, et qui vit que pour moi, au contraire, cela présentait un tel prix, par conséquent, sans doute, une grande difficulté, pensa que le désir, normal en apparence, que j’avais exprimé, devait dissimuler quelque pensée différente, quelque visée suspecte, quelque faute antérieure, à cause de quoi, dans la certitude de déplaire à Mme Swann, personne n’avait jusqu’ici voulu se charger de lui transmettre une commission de ma part. Et je compris que cette commission, il ne la ferait jamais, qu’il pourrait voir Mme Swann quotidiennement pendant des années, sans pour cela lui parler une seule fois de moi. Il lui demanda cependant quelques jours plus tard un renseignement que je désirais et chargea mon père de me le transmettre. Mais il n’avait pas cru devoir dire pour qui il le demandait. Elle n’apprendrait donc pas que je connaissais M. de Norpois et que je souhaitais tant d’aller chez elle ; et ce fut peut-être un malheur moins grand que je ne croyais. Car la seconde de ces nouvelles n’eût probablement pas beaucoup ajouté à l’efficacité, d’ailleurs incertaine, de la première. Pour Odette, l’idée de sa propre vie et de sa demeure n’éveillant aucun trouble mystérieux, une personne qui la connaissait, qui allait chez elle, ne lui semblait pas un être fabuleux comme il le paraissait à moi qui aurais jeté dans les fenêtres de Swann une pierre si j’avais pu écrire sur elle que je connaissais M. de Norpois : j’étais persuadé qu’un tel message, même transmis d’une façon aussi brutale, m’eût donné beaucoup plus de prestige aux yeux de la maîtresse de la maison qu’il ne l’eût indisposée contre moi. Mais, même si j’avais pu me rendre compte que la mission dont ne s’acquitta pas M. de Norpois fût restée sans utilité, bien plus, qu’elle eût pu me nuire auprès des Swann, je n’aurais pas eu le courage, s’il s’était montré consentant, d’en décharger l’Ambassadeur et de renoncer à la volupté, si funestes qu’en pussent être les suites, que mon nom et ma personne se trouvassent ainsi un moment auprès de Gilberte, dans sa maison et sa vie inconnues.

Quand M. de Norpois fut parti, mon père jeta un coup d’œil sur le journal du soir ; je songeais de nouveau à la Berma. Le plaisir que j’avais eu à l’entendre exigeait d’autant plus d’être complété qu’il était loin d’égaler celui que je m’étais promis ; aussi s’assimilait-il immédiatement tout ce qui était susceptible de le nourrir, par exemple ces mérites que M. de Norpois avait reconnus à la Berma et que mon esprit avait bus d’un seul trait comme un pré trop sec sur qui on verse de l’eau. Or mon père me passa le journal en me désignant un entrefilet conçu en ces termes : « La représentation de Phèdre qui a été donnée devant une salle enthousiaste où on remarquait les principales notabilités du monde des arts et de la critique a été pour MmeBerma, qui jouait le rôle de Phèdre, l’occasion d’un triomphe comme elle en a rarement connu de plus éclatant au cours de sa prestigieuse carrière. Nous reviendrons plus longuement sur cette représentation qui constitue un véritable événement théâtral ; disons seulement que les juges les plus autorisés s’accordaient à déclarer qu’une telle interprétation renouvelait entièrement le rôle de Phèdre, qui est un des plus beaux et des plus fouillés de Racine, et constituait la plus pure et la plus haute manifestation d’art à laquelle de notre temps il ait été donné d’assister. » Dès que mon esprit eut conçu cette idée nouvelle de « la plus pure et haute manifestation d’art », celle-ci se rapprocha du plaisir imparfait que j’avais éprouvé au théâtre, lui ajouta un peu de ce qui lui manquait et leur réunion forma quelque chose de si exaltant que je m’écriai : « Quelle grande artiste ! » Sans doute on peut trouver que je n’étais pas absolument sincère. Mais qu’on songe plutôt à tant d’écrivains qui, mécontents du morceau qu’ils viennent d’écrire, s’ils lisent un éloge du génie de Chateaubriand, ou évoquant tel grand artiste dont ils ont souhaité d’être l’égal, fredonnant par exemple en eux-mêmes telle phrase de Beethoven de laquelle ils comparent la tristesse à celle qu’ils ont voulu mettre dans leur prose, se remplissent tellement de cette idée de génie qu’ils l’ajoutent à leurs propres productions en repensant à elles, ne les voient plus telles qu’elles leur étaient apparues d’abord, et risquant un acte de foi dans la valeur de leur œuvre se disent : « Après tout ! » sans se rendre compte que, dans le total qui détermine leur satisfaction finale, ils font entrer le souvenir de merveilleuses pages de Chateaubriand qu’ils assimilent aux leurs, mais enfin qu’ils n’ont point écrites ; qu’on se rappelle tant d’hommes qui croient en l’amour d’une maîtresse de qui ils ne connaissent que les trahisons ; tous ceux aussi qui espèrent alternativement soit une survie incompréhensible dès qu’ils pensent, maris inconsolables, à une femme qu’ils ont perdue et qu’ils aiment encore, artistes, à la gloire future de laquelle ils pourront jouir, soit un néant rassurant quand leur intelligence se reporte au contraire aux fautes que sans lui ils auraient à expier après leur mort ; qu’on pense encore aux touristes qu’exalte la beauté d’ensemble d’un voyage dont jour par jour ils n’ont éprouvé que de l’ennui, et qu’on dise, si dans la vie en commun que mènent les idées au sein de notre esprit, il est une seule de celles qui nous rendent le plus heureux qui n’ait été d’abord en véritable parasite demander à une idée étrangère et voisine le meilleur de la force qui lui manquait.

Ma mère ne parut pas très satisfaite que mon père ne songeât plus pour moi à la « carrière ». Je crois que, soucieuse avant tout qu’une règle d’existence disciplinât les caprices de mes nerfs, ce qu’elle regrettait, c’était moins de me voir renoncer à la diplomatie que m’adonner à la littérature. « Mais laisse donc, s’écria mon père, il faut avant tout prendre du plaisir à ce qu’on fait. Or, il n’est plus un enfant. Il sait bien maintenant ce qu’il aime, il est peu probable qu’il change, et il est capable de se rendre compte de ce qui le rendra heureux dans l’existence. » En attendant que, grâce à la liberté qu’elles m’octroyaient, je fusse, ou non, heureux dans l’existence, les paroles de mon père me firent ce soir-là bien de la peine. De tout temps ses gentillesses imprévues m’avaient, quand elles se produisaient, donné une telle envie d’embrasser au-dessus de sa barbe ses joues colorées que si je n’y cédais pas, c’était seulement par peur de lui déplaire. Aujourd’hui, comme un auteur s’effraye de voir ses propres rêveries qui lui paraissent sans grande valeur parce qu’il ne les sépare pas de lui-même, obliger un éditeur à choisir un papier, à employer des caractères peut-être trop beaux pour elles, je me demandais si mon désir d’écrire était quelque chose d’assez important pour que mon père dépensât à cause de cela tant de bonté. Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le premier, c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui allait en suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon, qui n’était à vrai dire qu’une autre forme du premier, c’est que je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages de roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse, quand je lisais leur vie, à Combray, au fond de ma guérite d’osier. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l’aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d’une page on a quitté un amant plein d’espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire, accomplissant péniblement dans le préau d’un hospice sa promenade quotidienne, répondant à peine aux paroles qu’on lui adresse, ayant oublié le passé. En disant de moi : « Ce n’est plus un enfant, ses goûts ne changeront plus, etc. », mon père venait tout d’un coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps, et me causait le même genre de tristesse que si j’avais été non pas encore l’hospitalisé ramolli, mais ces héros dont l’auteur, sur un ton indifférent qui est particulièrement cruel, nous dit à la fin d’un livre : « Il quitte de moins en moins la campagne. Il a fini par s’y fixer définitivement, etc. »

Cependant, mon père, pour aller au-devant des critiques que nous aurions pu faire sur notre invité, dit à maman :

– J’avoue que le père Norpois a été un peu « poncif » comme vous dites. Quand il a dit qu’il aurait été « peu séant » de poser une question au comte de Paris, j’ai eu peur que vous ne vous mettiez à rire.

– Mais pas du tout, répondit ma mère, j’aime beaucoup qu’un homme de cette valeur et de cet âge ait gardé cette sorte de naïveté qui ne prouve qu’un fond d’honnêteté et de bonne éducation.

– Je crois bien ! Cela ne l’empêche pas d’être fin et intelligent, je le sais moi qui le vois à la Commission tout autre qu’il n’est ici, s’écria mon père, heureux de voir que maman appréciait M. de Norpois, et voulant lui persuader qu’il était encore supérieur à ce qu’elle croyait, parce que la cordialité surfait avec autant de plaisir qu’en prend la taquinerie à déprécier. Comment a-t-il donc dit… « avec les princes on ne sait jamais… »

– Mais oui, comme tu dis là. J’avais remarqué, c’est très fin. On voit qu’il a une profonde expérience de la vie.

– C’est extraordinaire qu’il ait dîné chez les Swann et qu’il y ait trouvé en somme des gens réguliers, des fonctionnaires… Où est-ce que Mme Swann a pu aller pêcher tout ce monde-là ?

– As-tu remarqué avec quelle malice il a fait cette réflexion : « C’est une maison où il va surtout des hommes ! »

Et tous deux cherchaient à reproduire la manière dont M. de Norpois avait dit cette phrase, comme ils auraient fait pour quelque intonation de Bressant ou de Thiron dans l’Aventurière ou dans le Gendre de M. Poirier. Mais de tous ses mots, le plus goûté le fut par Françoise qui, encore plusieurs années après, ne pouvait pas « tenir son sérieux » si on lui rappelait qu’elle avait été traitée par l’Ambassadeur de « chef de premier ordre », ce que ma mère était allée lui transmettre comme un ministre de la guerre les félicitations d’un souverain de passage après « la Revue ». Je l’avais d’ailleurs précédée à la cuisine. Car j’avais fait promettre à Françoise, pacifiste mais cruelle, qu’elle ne ferait pas trop souffrir le lapin qu’elle avait à tuer et je n’avais pas eu de nouvelles de cette mort ; Françoise m’assura qu’elle s’était passée le mieux du monde et très rapidement : « J’ai jamais vu une bête comme ça ; elle est morte sans dire seulement une parole, vous auriez dit qu’elle était muette. » Peu au courant du langage des bêtes, j’alléguai que le lapin ne criait peut-être pas comme le poulet. « Attendez un peu voir, me dit Françoise indignée de mon ignorance, si les lapins ne crient pas autant comme les poulets. Ils ont même la voix bien plus forte. » Françoise accepta les compliments de M. de Norpois avec la fière simplicité, le regard joyeux et – fût-ce momentanément – intelligent, d’un artiste à qui on parle de son art. Ma mère l’avait envoyée autrefois dans certains grands restaurants voir comment on y faisait la cuisine. J’eus ce soir-là à l’entendre traiter les plus célèbres de gargotes le même plaisir qu’autrefois à apprendre, pour les artistes dramatiques, que la hiérarchie de leurs mérites n’était pas la même que celle de leurs réputations. « L’Ambassadeur, lui dit ma mère, assure que nulle part on ne mange de bœuf froid et de soufflés comme les vôtres. » Françoise, avec un air de modestie et de rendre hommage à la vérité, l’accorda, sans être, d’ailleurs, impressionnée par le titre d’ambassadeur ; elle disait de M. de Norpois, avec l’amabilité due à quelqu’un qui l’avait prise pour un « chef » : « C’est un bon vieux comme moi. » Elle avait bien cherché à l’apercevoir quand il était arrivé, mais sachant que maman détestait qu’on fût derrière les portes ou aux fenêtres et pensant qu’elle saurait par les autres domestiques ou par les concierges qu’elle avait fait le guet (car Françoise ne voyait partout que « jalousies » et « racontages » qui jouaient dans son imagination le même rôle permanent et funeste que, pour telles autres personnes, les intrigues des jésuites ou des juifs), elle s’était contentée de regarder par la croisée de la cuisine, « pour ne pas avoir des raisons avec Madame », et sous l’aspect sommaire de M. de Norpois elle avait « cru voir Monsieur Legrand », à cause de son agileté, et bien qu’il n’y eût pas un trait commun entre eux. « Mais enfin, lui demanda ma mère, comment expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi bien que vous (quand vous le voulez) ? – Je ne sais pas d’où ce que ça devient », répondit Françoise (qui n’établissait pas une démarcation bien nette entre le verbe venir, au moins pris dans certaines acceptions, et le verbe devenir). Elle disait vrai du reste, en partie, et n’était pas beaucoup plus capable – ou désireuse – de dévoiler le mystère qui faisait la supériorité de ses gelées ou de ses crèmes, qu’une grande élégante pour ses toilettes, ou une grande cantatrice pour son chant. Leurs explications ne nous disent pas grand’chose ; il en était de même des recettes de notre cuisinière. « Ils font cuire trop à la va-vite, répondit-elle en parlant des grands restaurateurs, et puis pas tout ensemble. Il faut que le bœuf, il devienne comme une éponge, alors il boit tout le jus jusqu’au fond. Pourtant il y avait un de ces Cafés où il me semble qu’on savait bien un peu faire la cuisine. Je ne dis pas que c’était tout à fait ma gelée, mais c’était fait bien doucement et les soufflés ils avaient bien de la crème. – Est-ce Henry ? demanda mon père qui nous avait rejoints et appréciait beaucoup le restaurant de la place Gaillon où il avait à dates fixes des repas de corps. – Oh non ! dit Françoise avec une douceur qui cachait un profond dédain, je parlais d’un petit restaurant. Chez cet Henry c’est très bon bien sûr, mais c’est pas un restaurant, c’est plutôt… un bouillon ! – Weber ? – Ah ! non, Monsieur, je voulais dire un bon restaurant. Weber c’est dans la rue Royale, ce n’est pas un restaurant, c’est une brasserie. Je ne sais pas si ce qu’ils vous donnent est servi. Je crois qu’ils n’ont même pas de nappe, ils posent cela comme cela sur la table, va comme je te pousse. – Cirro ? » Françoise sourit : « Oh ! là je crois qu’en fait de cuisine il y a surtout des dames du monde. (Monde signifiait pour Françoise demi-monde.) Dame, il faut ça pour la jeunesse. » Nous nous apercevions qu’avec son air de simplicité Françoise était pour les cuisiniers célèbres une plus terrible « camarade » que ne peut l’être l’actrice la plus envieuse et la plus infatuée. Nous sentîmes pourtant qu’elle avait un sentiment juste de son art et le respect des traditions, car elle ajouta : « Non, je veux dire un restaurant où c’est qu’il y avait l’air d’avoir une bien bonne petite cuisine bourgeoise. C’est une maison encore assez conséquente. Ça travaillait beaucoup. Ah ! on en ramassait des sous là dedans (Françoise, économe, comptait par sous, non par louis comme les décavés). Madame connaît bien, là-bas, à droite, sur les grands boulevards, un peu en arrière… » Le restaurant dont elle parlait avec cette équité mêlée d’orgueil et de bonhomie, c’était… le Café Anglais.

Quand vint le 1er janvier, je fis d’abord des visites de famille avec maman, qui, pour ne pas me fatiguer, les avait d’avance (à l’aide d’un itinéraire tracé par mon père) classées par quartier plutôt que selon le degré exact de la parenté. Mais à peine entrés dans le salon d’une cousine assez éloignée qui avait comme raison de passer d’abord que sa demeure ne le fût pas de la nôtre, ma mère était épouvantée en voyant, ses marrons glacés ou déguisés à la main, le meilleur ami du plus susceptible de mes oncles auquel il allait rapporter que nous n’avions pas commencé notre tournée par lui. Cet oncle serait sûrement blessé ; il n’eût trouvé que naturel que nous allassions de la Madeleine au Jardin des Plantes où il habitait avant de nous arrêter à Saint-Augustin, pour repartir rue de l’École-de-Médecine.

Les visites finies (ma grand’mère dispensait que nous en fissions chez elle, comme nous y dînions ce jour-là), je courus jusqu’aux Champs-Élysées porter à notre marchande, pour qu’elle la remît à la personne qui venait plusieurs fois par semaine de chez les Swann y chercher du pain d’épices, la lettre que dès le jour où mon amie m’avait fait tant de peine j’avais décidé de lui envoyer au nouvel an, et dans laquelle je lui disais que notre amitié ancienne disparaissait avec l’année finie, que j’oubliais mes griefs et mes déceptions et qu’à partir du 1er janvier, c’était une amitié neuve que nous allions bâtir, si solide que rien ne la détruirait, si merveilleuse que j’espérais que Gilberte mettrait quelque coquetterie à lui garder toute sa beauté et à m’avertir à temps, comme je promettais de le faire moi-même, aussitôt que surviendrait le moindre péril qui pourrait l’endommager. En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et où, pour ma part, j’en achetai une de la Berma. Les innombrables admirations qu’excitait l’artiste donnaient quelque chose d’un peu pauvre à ce visage unique qu’elle avait pour y répondre, immuable et précaire comme ce vêtement des personnes qui n’en ont pas de rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le petit pli au-dessus de la lèvre supérieure, le relèvement des sourcils, quelques autres particularités physiques toujours les mêmes qui, en somme, étaient à la merci d’une brûlure ou d’un choc. Ce visage, d’ailleurs, ne m’eût pas à lui seul semblé beau, mais il me donnait l’idée et, par conséquent, l’envie de l’embrasser à cause de tous les baisers qu’il avait dû supporter, et que, du fond de la « carte-album », il semblait appeler encore par ce regard coquettement tendre et ce sourire artificieusement ingénu. Car la Berma devait ressentir effectivement pour bien des jeunes hommes ces désirs qu’elle avouait sous le couvert du personnage de Phèdre, et dont tout, même le prestige de son nom qui ajoutait à sa beauté et prorogeait sa jeunesse, devait lui rendre l’assouvissement si facile. Le soir tombait, je m’arrêtai devant une colonne de théâtre où était affichée la représentation que la Berma donnait pour le 1er janvier. Il soufflait un vent humide et doux. C’était un temps que je connaissais ; j’eus la sensation et le pressentiment que le jour de l’an n’était pas un jour différent des autres, qu’il n’était pas le premier d’un monde nouveau où j’aurais pu, avec une chance encore intacte, refaire la connaissance de Gilberte comme au temps de la Création, comme s’il n’existait pas encore de passé, comme si eussent été anéanties, avec les indices qu’on aurait pu en tirer pour l’avenir, les déceptions qu’elle m’avait parfois causées : un nouveau monde où rien ne subsistât de l’ancien… rien qu’une chose : mon désir que Gilberte m’aimât. Je compris que si mon cœur souhaitait ce renouvellement autour de lui d’un univers qui ne l’avait pas satisfait, c’est que lui, mon cœur, n’avait pas changé, et je me dis qu’il n’y avait pas de raison pour que celui de Gilberte eût changé davantage ; je sentis que cette nouvelle amitié c’était la même, comme ne sont pas séparées des autres par un fossé les années nouvelles que notre désir, sans pouvoir les atteindre et les modifier, recouvre à leur insu d’un nom différent. J’avais beau dédier celle-ci à Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de la nature essayer d’imprimer au jour de l’an l’idée particulière que je m’étais faite de lui, c’était en vain ; je sentais qu’il ne savait pas qu’on l’appelât le jour de l’an, qu’il finissait dans le crépuscule d’une façon qui ne m’était pas nouvelle : dans le vent doux qui soufflait autour de la colonne d’affiches, j’avais reconnu, j’avais senti reparaître la matière éternelle et commune, l’humidité familière, l’ignorante fluidité des anciens jours.

Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu’on ne leur donne plus d’étrennes, mais parce qu’ils ne croient plus au nouvel an. Des étrennes j’en avais reçu, mais non pas les seules qui m’eussent fait plaisir, et qui eussent été un mot de Gilberte. J’étais pourtant jeune encore tout de même puisque j’avais pu lui en écrire un par lequel j’espérais, en lui disant les rêves lointains de ma tendresse, en éveiller de pareils en elle. La tristesse des hommes qui ont vieilli c’est de ne pas même songer à écrire de telles lettres dont ils ont appris l’inefficacité.

Quand je fus couché, les bruits de la rue, qui se prolongeaient plus tard ce soir de fête, me tinrent éveillé. Je pensais à tous les gens qui finiraient leur nuit dans les plaisirs, à l’amant, à la troupe de débauchés peut-être, qui avaient dû aller chercher la Berma à la fin de cette représentation que j’avais vue annoncée pour le soir. Je ne pouvais même pas, pour calmer l’agitation que cette idée faisait naître en moi dans cette nuit d’insomnie, me dire que la Berma ne pensait peut-être pas à l’amour, puisque les vers qu’elle récitait, qu’elle avait longuement étudiés, lui rappelaient à tous moments qu’il est délicieux, comme elle le savait d’ailleurs si bien qu’elle en faisait apparaître les troubles bien connus – mais doués d’une violence nouvelle et d’une douceur insoupçonnée – à des spectateurs émerveillés dont chacun pourtant les avait ressentis par soi-même. Je rallumai ma bougie éteinte pour regarder encore une fois son visage. À la pensée qu’il était sans doute en ce moment caressé par ces hommes que je ne pouvais empêcher de donner à la Berma, et de recevoir d’elle, des joies surhumaines et vagues, j’éprouvais un émoi plus cruel qu’il n’était voluptueux, une nostalgie que vint aggraver le son du cor, comme on l’entend la nuit de la Mi-Carême, et souvent des autres fêtes, et qui, parce qu’il est alors sans poésie, est plus triste, sortant d’un mastroquet, que « le soir au fond des bois ». À ce moment-là, un mot de Gilberte n’eût peut-être pas été ce qu’il m’eût fallu. Nos désirs vont s’interférant, et dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé.

Je continuai à aller aux Champs-Élysées les jours de beau temps, par des rues dont les maisons élégantes et roses baignaient, parce que c’était le moment de la grande vogue des Expositions d’Aquarellistes, dans un ciel mobile et léger. Je mentirais en disant que dans ce temps-là les palais de Gabriel m’aient paru d’une plus grande beauté ni même d’une autre époque que les hôtels avoisinants. Je trouvais plus de style et aurais cru plus d’ancienneté sinon au Palais de l’Industrie, du moins à celui du Trocadéro. Plongée dans un sommeil agité, mon adolescence enveloppait d’un même rêve tout le quartier où elle le promenait, et je n’avais jamais songé qu’il pût y avoir un édifice du XVIIIe siècle dans la rue Royale, de même que j’aurais été étonné si j’avais appris que la Porte Saint-Martin et la Porte Saint-Denis, chefs-d’œuvre du temps de Louis XIV, n’étaient pas contemporains des immeubles les plus récents de ces arrondissements sordides. Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement ; c’est que, la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l’air découpées dans du carton et, me rappelant un décor de l’opérette Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.

Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et pourtant j’aurais eu besoin de la voir, car je ne me rappelais même pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l’espoir d’un rendez-vous pour le lendemain, et, jusqu’à ce que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l’être aimé trop tremblante pour qu’elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois, et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au delà d’eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d’habitude, quand nous n’aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge ; on n’en a jamais que des photographies manquées. Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte, sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ceux qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille. Dans leur impuissance à se représenter l’objet de leur douleur, ils s’accusent presque de n’avoir pas de douleur. Et moi je n’étais pas loin de croire que, ne pouvant me rappeler les traits de Gilberte, je l’avais oubliée elle-même, je ne l’aimais plus. Enfin elle revint jouer presque tous les jours, mettant devant moi de nouvelles choses à désirer, à lui demander, pour le lendemain, faisant bien chaque jour, en ce sens-là, de ma tendresse une tendresse nouvelle. Mais une chose changea une fois de plus et brusquement la façon dont tous les après-midis vers deux heures se posait le problème de mon amour. M. Swann avait-il surpris la lettre que j’avais écrite à sa fille, ou Gilberte ne faisait-elle que m’avouer longtemps après, et afin que je fusse plus prudent, un état de choses déjà ancien ? Comme je lui disais combien j’admirais son père et sa mère, elle prit cet air vague, plein de réticences et de secret qu’elle avait quand on lui parlait de ce qu’elle avait à faire, de ses courses et de ses visites, et tout d’un coup finit par me dire : « Vous savez, ils ne vous gobent pas ! » et glissante comme une ondine – elle était ainsi – elle éclata de rire. Souvent son rire en désaccord avec ses paroles semblait, comme la musique, décrire dans un autre plan une surface invisible. M. et Mme Swann ne demandaient pas à Gilberte de cesser de jouer avec moi, mais eussent autant aimé, pensait-elle, que cela n’eût pas commencé. Ils ne voyaient pas mes relations avec elle d’un œil favorable, ne me croyaient pas d’une grande moralité et s’imaginaient que je ne pouvais exercer sur leur fille qu’une mauvaise influence. Ce genre de jeunes gens peu scrupuleux auxquels Swann me croyait ressembler, je me les représentais comme détestant les parents de la jeune fille qu’ils aiment, les flattant quand ils sont là, mais se moquant d’eux avec elle, la poussant à leur désobéir, et quand ils ont une fois conquis leur fille, les privant même de la voir. À ces traits (qui ne sont jamais ceux sous lesquels le plus grand misérable se voit lui-même), avec quelle violence mon cœur opposait ces sentiments dont il était animé à l’égard de Swann, si passionnés au contraire que je ne doutais pas que s’il les eût soupçonnés il ne se fût repenti de son jugement à mon égard comme d’une erreur judiciaire. Tout ce que je ressentais pour lui, j’osai le lui écrire dans une longue lettre que je confiai à Gilberte en la priant de la lui remettre. Elle y consentit. Hélas ! il voyait donc en moi un plus grand imposteur encore que je ne pensais ; ces sentiments que j’avais cru peindre, en seize pages, avec tant de vérité, il en avait donc douté ! La lettre que je lui écrivis, aussi ardente et aussi sincère que les paroles que j’avais dites à M. de Norpois, n’eut pas plus de succès. Gilberte me raconta le lendemain, après m’avoir emmené à l’écart derrière un massif de lauriers, dans une petite allée où nous nous assîmes chacun sur une chaise, qu’en lisant la lettre, qu’elle me rapportait, son père avait haussé les épaules en disant : « Tout cela ne signifie rien, cela ne fait que prouver combien j’ai raison. » Moi qui savais la pureté de mes intentions, la bonté de mon âme, j’étais indigné que mes paroles n’eussent même pas effleuré l’absurde erreur de Swann. Car que ce fut une erreur, je n’en doutais pas alors. Je sentais que j’avais décrit avec tant d’exactitude certaines caractéristiques irrécusables de mes sentiments généreux que, pour que d’après elles Swann ne les eût pas aussitôt reconstitués, ne fût pas venu me demander pardon et avouer qu’il s’était trompé, il fallait que ces nobles sentiments, il ne les eût lui-même jamais ressentis, ce qui devait le rendre incapable de les comprendre chez les autres.

Or, peut-être simplement Swann savait-il que la générosité n’est souvent que l’aspect intérieur que prennent nos sentiments égoïstes quand nous ne les avons pas encore nommés et classés. Peut-être avait-il reconnu dans la sympathie que je lui exprimais, un simple effet – et une confirmation enthousiaste – de mon amour pour Gilberte, par lequel – et non par ma vénération secondaire pour lui – seraient fatalement dans la suite dirigés mes actes. Je ne pouvais partager ses prévisions, car je n’avais pas réussi à abstraire de moi-même mon amour, à le faire rentrer dans la généralité des autres et à en supporter expérimentalement les conséquences ; j’étais désespéré. Je dus quitter un instant Gilberte, Françoise m’ayant appelé. Il me fallut l’accompagner dans un petit pavillon treillissé de vert, assez semblable aux bureaux d’octroi désaffectés du vieux Paris, et dans lequel étaient depuis peu installés ce qu’on appelle en Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal informée, des water-closets. Les murs humides et anciens de l’entrée, où je restai à attendre Françoise, dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui, m’allégeant aussitôt des soucis que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann rapportées par Gilberte, me pénétra d’un plaisir non pas de la même espèce que les autres, lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder, mais au contraire d’un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et certaine. J’aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m’avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait non de jouir du plaisir qu’elle ne me donnait que par surcroît, mais de descendre dans la réalité qu’elle ne m’avait pas dévoilée. Mais la tenancière de l’établissement, vieille dame à joues plâtrées et à perruque rousse, se mit à me parler. Françoise la croyait « tout à fait bien de chez elle ». Sa demoiselle avait épousé ce que Françoise appelait « un jeune homme de famille », par conséquent quelqu’un qu’elle trouvait plus différent d’un ouvrier que Saint-Simon un duc d’un homme « sorti de la lie du peuple ». Sans doute la tenancière, avant de l’être, avait eu des revers. Mais Françoise assurait qu’elle était marquise et appartenait à la famille de Saint-Ferréol. Cette marquise me conseilla de ne pas rester au frais et m’ouvrit même un cabinet en me disant : « Vous ne voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis. » Elle le faisait peut-être seulement comme les demoiselles de chez Gouache quand nous venions faire une commande m’offraient un des bonbons qu’elles avaient sur le comptoir sous des cloches de verre et que maman me défendait, hélas ! d’accepter ; peut-être aussi moins innocemment comme telle vieille fleuriste par qui maman faisait remplir ses « jardinières » et qui me donnait une rose en roulant des yeux doux. En tous cas, si la « marquise » avait du goût pour les jeunes garçons en leur ouvrant la porte hypogéenne de ces cubes de pierre où les hommes sont accroupis comme des sphinx, elle devait chercher dans ses générosités moins l’espérance de les corrompre que le plaisir qu’on éprouve à se montrer vraiment prodigue envers ce qu’on aime, car je n’ai jamais vu auprès d’elle d’autre visiteur qu’un vieux garde forestier du jardin.

Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l’aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C’était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J’allai m’asseoir à côté d’elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s’il n’y avait pas moyen que j’eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu’elle la lui avait proposée, mais qu’il la jugeait inutile. « Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu’ils ne m’ont pas trouvée. »

Si Swann était arrivé alors avant même que je l’eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu’il avait été si insensé de ne pas s’être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que c’était lui qui avait raison. Car m’approchant de Gilberte qui, renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis :

– Voyons, empêchez-moi de l’attraper nous allons voir qui sera le plus fort.

Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de ses cheveux qu’elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même ; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l’attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par l’effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle riait comme si je l’eusse chatouillée ; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j’aurais voulu grimper ; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu’en fût à peine augmenté l’essoufflement que me donnaient l’exercice musculaire et l’ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté :

– Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu.

Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j’avais avoué, mais n’avait-elle pas su remarquer que je l’avais atteint. Et moi qui craignais qu’elle s’en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu’elle eut un instant après, me donna à penser que je n’avais pas eu tort de le craindre), j’acceptai de lutter encore, de peur qu’elle pût croire que je ne m’étais proposé d’autre but que celui après quoi je n’avais plus envie que de rester tranquille auprès d’elle.

En rentrant, j’aperçus, je me rappelai brusquement l’image, cachée jusque-là, dont m’avait approché, sans me la laisser voir ni reconnaître, le frais, sentant presque la suie, du pavillon treillagé. Cette image était celle de la petite pièce de mon oncle Adolphe, à Combray, laquelle exhalait en effet le même parfum d’humidité. Mais je ne pus comprendre et je remis à plus tard de chercher pourquoi le rappel d’une image si insignifiante m’avait donné une telle félicité. En attendant, il me sembla que je méritais vraiment le dédain de M. de Norpois ; que j’avais préféré jusqu’ici à tous les écrivains celui qu’il appelait un simple « joueur de flûte » et une véritable exaltation m’avait été communiquée, non par quelque idée importante, mais par une odeur de moisi.

Depuis quelque temps, dans certaines familles, le nom des Champs-Élysées, si quelque visiteur le prononçait, était accueilli par les mères avec l’air malveillant qu’elles réservent à un médecin réputé auquel elles prétendent avoir vu faire trop de diagnostics erronés pour avoir encore confiance en lui ; on assurait que ce jardin ne réussissait pas aux enfants, qu’on pouvait citer plus d’un mal de gorge, plus d’une rougeole et nombre de fièvres dont il était responsable. Sans mettre ouvertement en doute la tendresse de maman qui continuait à m’y envoyer, certaines de ses amies déploraient du moins son aveuglement.

Les névropathes sont peut-être, malgré l’expression consacrée, ceux qui « s’écoutent » le moins : ils entendent en eux tant de choses dont ils se rendent compte ensuite qu’ils avaient eu tort de s’alarmer, qu’ils finissent par ne plus faire attention à aucune. Leur système nerveux leur a si souvent crié : « Au secours ! » comme pour une grave maladie, quand tout simplement il allait tomber de la neige ou qu’on allait changer d’appartement, qu’ils prennent l’habitude de ne pas plus tenir compte de ces avertissements qu’un soldat, lequel dans l’ardeur de l’action, les perçoit si peu, qu’il est capable, étant mourant, de continuer encore quelques jours à mener la vie d’un homme en bonne santé. Un matin, portant coordonnés en moi mes malaises habituels, de la circulation constante et intestine desquels je tenais toujours mon esprit détourné aussi bien que de celle de mon sang, je courais allègrement vers la salle à manger où mes parents étaient déjà à table, et – m’étant dit comme d’ordinaire qu’avoir froid peut signifier non qu’il faut se chauffer, mais, par exemple, qu’on a été grondé, et ne pas avoir faim, qu’il va pleuvoir et non qu’il ne faut pas manger – je me mettais à table, quand, au moment d’avaler la première bouchée d’une côtelette appétissante, une nausée, un étourdissement m’arrêtèrent, réponse fébrile d’une maladie commencée, dont la glace de mon indifférence avait masqué, retardé les symptômes, mais qui refusait obstinément la nourriture que je n’étais pas en état d’absorber. Alors, dans la même seconde, la pensée que l’on m’empêcherait de sortir si l’on s’apercevait que j’étais malade me donna, tel l’instinct de conservation à un blessé, la force de me traîner jusqu’à ma chambre où je vis que j’avais 40° de fièvre, et ensuite de me préparer pour aller aux Champs-Élysées. À travers le corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d’une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d’elle, j’avais la force de le goûter encore.

Françoise, au retour, déclara que je m’étais « trouvé indisposé », que j’avais dû prendre un « chaud et froid », et le docteur, aussitôt appelé, déclara « préférer » la « sévérité », la « virulence » de la poussée fébrile qui accompagnait ma congestion pulmonaire et ne serait « qu’un feu de paille » à des formes plus « insidieuses » et « larvées ». Depuis longtemps déjà j’étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la désapprobation de ma grand’mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m’avait conseillé, outre la caféine qui m’était prescrite pour m’aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci avorteraient, disait-il, dans l’« euphorie » causée par l’alcool. J’étais souvent obligé pour que ma grand’mère permît qu’on m’en donnât, de ne pas dissimuler, de faire presque montre de mon état de suffocation. D’ailleurs, dès que je le sentais s’approcher, toujours incertain des proportions qu’il prendrait, j’en étais inquiet à cause de la tristesse de ma grand’mère que je craignais beaucoup plus que ma souffrance. Mais en même temps mon corps, soit qu’il fût trop faible pour garder seul le secret de celle-ci, soit qu’il redoutât que dans l’ignorance du mal imminent on exigeât de moi quelque effort qui lui eût été impossible ou dangereux, me donnait le besoin d’avertir ma grand’mère de mes malaises avec une exactitude où je finissais par mettre une sorte de scrupule physiologique. Apercevais-je en moi un symptôme fâcheux que je n’avais pas encore discerné, mon corps était en détresse tant que je ne l’avais pas communiqué à ma grand’mère. Feignait-elle de n’y prêter aucune attention, il me demandait d’insister. Parfois j’allais trop loin ; et le visage aimé, qui n’était plus toujours aussi maître de ses émotions qu’autrefois, laissait paraître une expression de pitié, une contraction douloureuse. Alors mon cœur était torturé par la vue de la peine qu’elle avait ; comme si mes baisers eussent dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à ma grand’mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais dans ses bras. Et les scrupules étant d’autre part apaisés par la certitude qu’elle connaissait le malaise ressenti, mon corps ne faisait pas opposition à ce que je la rassurasse. Je protestais que ce malaise n’avait rien de pénible, que je n’étais nullement à plaindre, qu’elle pouvait être certaine que j’étais heureux ; mon corps avait voulu obtenir exactement ce qu’il méritait de pitié, et pourvu qu’on sût qu’il avait une douleur en son côté droit, il ne voyait pas d’inconvénient à ce que je déclarasse que cette douleur n’était pas un mal et n’était pas pour moi un obstacle au bonheur, mon corps ne se piquant pas de philosophie ; elle n’était pas de son ressort. J’eus presque chaque jour de ces crises d’étouffement pendant ma convalescence. Un soir que ma grand’mère m’avait laissé assez bien, elle rentra dans ma chambre très tard dans la soirée, et s’apercevant que la respiration me manquait : « Oh ! mon Dieu, comme tu souffres », s’écria-t-elle, les traits bouleversés. Elle me quitta aussitôt, j’entendis la porte cochère, et elle rentra un peu plus tard avec du cognac qu’elle était allée acheter parce qu’il n’y en avait pas à la maison. Bientôt je commençai à me sentir heureux. Ma grand’mère, un peu rouge, avait l’air gêné, et ses yeux une expression de lassitude et de découragement.

– J’aime mieux te laisser et que tu profites un peu de ce mieux, me dit-elle, en me quittant brusquement. Je l’embrassai pourtant et je sentis sur ses joues fraîches quelque chose de mouillé dont je ne sus pas si c’était l’humidité de l’air nocturne qu’elle venait de traverser. Le lendemain, elle ne vint que le soir dans ma chambre parce qu’elle avait eu, me dit-on, à sortir. Je trouvai que c’était montrer bien de l’indifférence pour moi, et je me retins pour ne pas la lui reprocher.

Mes suffocations ayant persisté alors que ma congestion depuis longtemps finie ne les expliquait plus, mes parents firent venir en consultation le professeur Cottard. Il ne suffit pas à un médecin appelé dans des cas de ce genre d’être instruit. Mis en présence de symptômes qui peuvent être ceux de trois ou quatre maladies différentes, c’est en fin de compte son flair, son coup d’œil qui décident à laquelle, malgré les apparences à peu près semblables, il y a chance qu’il ait à faire. Ce don mystérieux n’implique pas de supériorité dans les autres parties de l’intelligence et un être d’une grande vulgarité, aimant la plus mauvaise peinture, la plus mauvaise musique, n’ayant aucune curiosité d’esprit, peut parfaitement le posséder. Dans mon cas, ce qui était matériellement observable pouvait aussi bien être causé par des spasmes nerveux, par un commencement de tuberculose, par de l’asthme, par une dyspnée toxi-alimentaire avec insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un état complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les spasmes nerveux demandaient à être traités par le mépris, la tuberculose par de grands soins et par un genre de suralimentation qui eût été mauvais pour un état arthritique comme l’asthme, et eût pu devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire laquelle exige un régime qui en revanche serait néfaste pour un tuberculeux. Mais les hésitations de Cottard furent courtes et ses prescriptions impérieuses : « Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours, rien que du lait. Pas de viande, pas d’alcool. » Ma mère murmura que j’avais pourtant bien besoin d’être reconstitué, que j’étais déjà assez nerveux, que cette purge de cheval et ce régime me mettraient à bas. Je vis aux yeux de Cottard, aussi inquiets que s’il avait peur de manquer le train, qu’il se demandait s’il ne s’était pas laissé aller à sa douceur naturelle. Il tâchait de se rappeler s’il avait pensé à prendre un masque froid, comme on cherche une glace pour regarder si on n’a pas oublié de nouer sa cravate. Dans le doute et pour faire, à tout hasard, compensation, il répondit grossièrement : « Je n’ai pas l’habitude de répéter deux fois mes ordonnances. Donnez-moi une plume. Et surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l’agrypnie, je veux bien que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela vous plaira, puisque l’Espagne est à la mode, ollé ! ollé ! (Ses élèves connaissaient bien ce calembour qu’il faisait à l’hôpital chaque fois qu’il mettait un cardiaque ou un hépatique au régime lacté.) Ensuite vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs, lavages intestinaux, lit, lait. » Il écouta d’un air glacial, sans y répondre, les dernières objections de ma mère, et, comme il nous quitta sans avoir daigné expliquer les raisons de ce régime, mes parents le jugèrent sans rapport avec mon cas, inutilement affaiblissant et ne me le firent pas essayer. Ils cherchèrent naturellement à cacher au professeur leur désobéissance, et pour y réussir plus sûrement, évitèrent toutes les maisons où ils auraient pu le rencontrer. Puis, mon état s’aggravant, on se décida à me faire suivre à la lettre les prescriptions de Cottard ; au bout de trois jours je n’avais plus de râles, plus de toux et je respirais bien. Alors nous comprîmes que Cottard, tout en me trouvant, comme il le dit dans la suite, assez asthmatique et surtout « toqué », avait discerné que ce qui prédominait à ce moment-là en moi, c’était l’intoxication, et qu’en faisant couler mon foie et en lavant mes reins, il décongestionnerait mes bronches, me rendrait le souffle, le sommeil, les forces. Et nous comprîmes que cet imbécile était un grand clinicien. Je pus enfin me lever. Mais on parlait de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées. On disait que c’était à cause du mauvais air ; je pensais bien qu’on profitait du prétexte pour que je ne pusse plus voir Mlle Swann et je me contraignais à redire tout le temps le nom de Gilberte, comme ce langage natal que les vaincus s’efforcent de maintenir pour ne pas oublier la patrie qu’ils ne reverront pas. Quelquefois ma mère passait sa main sur mon front en me disant :

– Alors, les petits garçons ne racontent plus à leur maman les chagrins qu’ils ont ?

Françoise s’approchait tous les jours de moi en me disant : « Monsieur a une mine ! Vous ne vous êtes pas regardé, on dirait un mort ! » Il est vrai que si j’avais eu un simple rhume, Françoise eût pris le même air funèbre. Ces déplorations tenaient plus à sa « classe » qu’à mon état de santé. Je ne démêlais pas alors si ce pessimisme était chez Françoise douloureux ou satisfait. Je conclus provisoirement qu’il était social et professionnel.

Un jour, à l’heure du courrier, ma mère posa sur mon lit une lettre. Je l’ouvris distraitement puisqu’elle ne pouvait pas porter la seule signature qui m’eût rendu heureux, celle de Gilberte avec qui je n’avais pas de relations en dehors des Champs-Élysées. Or, au bas du papier, timbré d’un sceau d’argent représentant un chevalier casqué sous lequel se contournait cette devise : Per viam rectam, au-dessous d’une lettre, d’une grande écriture, et où presque toutes les phrases semblaient soulignées, simplement parce que la barre des t étant tracée non au travers d’eux, mais au-dessus, mettait un trait sous le mot correspondant de la ligne supérieure, ce fut justement la signature de Gilberte que je vis. Mais parce que je la savais impossible dans une lettre adressée à moi, cette vue, non accompagnée de croyance, ne me causa pas de joie. Pendant un instant elle ne fit que frapper d’irréalité tout ce qui m’entourait. Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller comme quelqu’un qui tombe de cheval et je me demandais s’il n’y avait pas une existence toute différente de celle que je connaissais, en contradiction avec elle, mais qui serait la vraie, et qui m’étant montrée tout d’un coup me remplissait de cette hésitation que les sculpteurs dépeignant le Jugement dernier ont donnée aux morts réveillés qui se trouvent au seuil de l’autre Monde. « Mon cher ami, disait la lettre, j’ai appris que vous aviez été très souffrant et que vous ne veniez plus aux Champs-Élysées. Moi je n’y vais guère non plus parce qu’il y a énormément de malades. Mais mes amies viennent goûter tous les lundis et vendredis à la maison. Maman me charge de vous dire que vous nous feriez très grand plaisir en venant aussi dès que vous serez rétabli, et nous pourrions reprendre à la maison nos bonnes causeries des Champs-Élysées. Adieu, mon cher ami, j’espère que vos parents vous permettront de venir très souvent goûter, et je vous envoie toutes mes amitiés. Gilberte. »

Tandis que je lisais ces mots, mon système nerveux recevait avec une diligence admirable la nouvelle qu’il m’arrivait un grand bonheur. Mais mon âme, c’est-à-dire moi-même, et en somme le principal intéressé, l’ignorait encore. Le bonheur, le bonheur par Gilberte, c’était une chose à laquelle j’avais constamment songé, une chose toute en pensées, c’était, comme disait Léonard, de la peinture, cosa mentale. Une feuille de papier couverte de caractères, la pensée ne s’assimile pas cela tout de suite. Mais dès que j’eus terminé la lettre, je pensai à elle, elle devint un objet de rêverie, elle devint, elle aussi, cosa mentale et je l’aimais déjà tant que toutes les cinq minutes il me fallait la relire, l’embrasser. Alors, je connus mon bonheur.

La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment. Il est possible que celui-ci eût été provoqué artificiellement par ma mère qui, voyant que depuis quelque temps j’avais perdu tout cœur à vivre, avait peut-être fait demander à Gilberte de m’écrire, comme, au temps de mes premiers bains de mer, pour me donner du plaisir à plonger, ce que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux. D’ailleurs, pour tous les événements qui dans la vie et ses situations contrastées, se rapportent à l’amour, le mieux est de ne pas essayer de comprendre, puisque, dans ce qu’ils ont d’inexorable, comme d’inespéré, ils semblent régis par des lois plutôt magiques que rationnelles. Quand un multimillionnaire, homme malgré cela charmant, reçoit son congé d’une femme pauvre et sans agrément avec qui il vit, appelle à lui, dans son désespoir, toutes les puissances de l’or et fait jouer toutes les influences de la terre, sans réussir à se faire reprendre, mieux vaut devant l’invincible entêtement de sa maîtresse supposer que le Destin veut l’accabler et le faire mourir d’une maladie de cœur plutôt que de chercher une explication logique. Ces obstacles contre lesquels les amants ont à lutter et que leur imagination surexcitée par la souffrance cherche en vain à deviner, résident parfois dans quelque singularité de caractère de la femme qu’ils ne peuvent ramener à eux, dans sa bêtise, dans l’influence qu’ont prise sur elle et les craintes que lui ont suggérées des êtres que l’amant ne connaît pas, dans le genre de plaisirs qu’elle demande momentanément à la vie, plaisirs que son amant, ni la fortune de son amant ne peuvent lui offrir. En tous cas l’amant est mal placé pour connaître la nature des obstacles que la ruse de la femme lui cache et que son propre jugement faussé par l’amour l’empêche d’apprécier exactement. Ils ressemblent à ces tumeurs que le médecin finit par réduire mais sans en avoir connu l’origine. Comme elles ces obstacles restent mystérieux mais sont temporaires. Seulement ils durent généralement plus que l’amour. Et comme celui-ci n’est pas une passion désintéressée, l’amoureux qui n’aime plus ne cherche pas à savoir pourquoi la femme pauvre et légère, qu’il aimait, s’est obstinément refusée pendant des années à ce qu’il continuât à l’entretenir.

Or, le même mystère qui dérobe aux yeux souvent la cause des catastrophes, quand il s’agit de l’amour, entoure, tout aussi fréquemment la soudaineté de certaines solutions heureuses (telle que celle qui m’était apportée par la lettre de Gilberte). Solutions heureuses ou du moins qui paraissent l’être, car il n’y en a guère qui le soient réellement quand il s’agit d’un sentiment d’une telle sorte que toute satisfaction qu’on lui donne ne fait généralement que déplacer la douleur. Parfois pourtant une trêve est accordée et l’on a pendant quelque temps l’illusion d’être guéri.

En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé sur un i sans point avait l’air d’un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l’aide d’un paraphe dentelé, si l’on tient à chercher une explication rationnelle du revirement qu’elle traduisait et qui me rendait si joyeux, peut-être pourra-t-on penser que j’en fus, pour une part, redevable à un incident que j’avais cru au contraire de nature à me perdre à jamais dans l’esprit des Swann. Peu de temps auparavant, Bloch était venu pour me voir, pendant que le professeur Cottard, que depuis que je suivais son régime on avait fait revenir, se trouvait dans ma chambre. La consultation étant finie et Cottard restant seulement en visiteur parce que mes parents l’avaient retenu à dîner, on laissa entrer Bloch. Comme nous étions tous en train de causer, Bloch ayant raconté qu’il avait entendu dire que Mme Swann m’aimait beaucoup, par une personne avec qui il avait dîné la veille et qui elle-même était très liée avec Mme Swann, j’aurais voulu lui répondre qu’il se trompait certainement, et bien établir, par le même scrupule qui me l’avait fait déclarer à M. de Norpois et de peur que Mme Swann me prît pour un menteur, que je ne la connaissais pas et ne lui avais jamais parlé. Mais je n’eus pas le courage de rectifier l’erreur de Bloch, parce que je compris bien qu’elle était volontaire, et que s’il inventait quelque chose que Mme Swann n’avait pas pu dire, en effet, c’était pour faire savoir, ce qu’il jugeait flatteur et ce qui n’était pas vrai, qu’il avait dîné à côté d’une des amies de cette dame. Or il arriva que tandis que M. de Norpois, apprenant que je ne connaissais pas et aurais aimé connaître Mme Swann, s’était bien gardé de lui parler de moi, Cottard, qu’elle avait pour médecin, ayant induit de ce qu’il avait entendu dire à Bloch qu’elle me connaissait beaucoup et m’appréciait, pensa que, quand il la verrait, dire que j’étais un charmant garçon avec lequel il était lié ne pourrait en rien être utile pour moi et serait flatteur pour lui, deux raisons qui le décidèrent à parler de moi à Odette dès qu’il en trouva l’occasion.

Alors je connus cet appartement d’où dépassait jusque dans l’escalier le parfum dont se servait Mme Swann, mais qu’embaumait bien plus encore le charme particulier et douloureux qui émanait de la vie de Gilberte. L’implacable concierge, changé en une bienveillante Euménide, prit l’habitude, quand je lui demandais si je pouvais monter, de m’indiquer en soulevant sa casquette d’une main propice, qu’il exauçait ma prière. Les fenêtres qui du dehors interposaient entre moi et les trésors qui ne m’étaient pas destinés un regard brillant, distant et superficiel qui me semblait le regard même des Swann, il m’arriva, quand à la belle saison j’avais passé tout un après-midi avec Gilberte dans sa chambre, de les ouvrir moi-même pour laisser entrer un peu d’air et même de m’y pencher à côté d’elle, si c’était le jour de réception de sa mère, pour voir arriver les visites qui souvent, levant la tête en descendant de voiture, me faisaient bonjour de la main, me prenant pour quelque neveu de la maîtresse de maison. Les nattes de Gilberte dans ces moments-là touchaient ma joue. Elles me semblaient, en la finesse de leur gramen à la fois naturel et surnaturel, et la puissance de leurs rinceaux d’art, un ouvrage unique pour lequel on avait utilisé le gazon même du Paradis. À une section même infime d’elles, quel herbier céleste n’eussé-je pas donné comme châsse. Mais n’espérant point obtenir un morceau vrai de ces nattes, si au moins j’avais pu en posséder la photographie, combien plus précieuse que celle de fleurettes dessinées par le Vinci ! Pour en avoir une je fis auprès d’amis des Swann et même de photographes, des bassesses qui ne me procurèrent pas ce que je voulais, mais me lièrent pour toujours avec des gens très ennuyeux.

Les parents de Gilberte, qui si longtemps m’avaient empêché de la voir, maintenant – quand j’entrais dans la sombre antichambre où planait perpétuellement, plus formidable et plus désirée que jadis à Versailles l’apparition du Roi, la possibilité de les rencontrer, et où habituellement, après avoir buté contre un énorme porte-manteaux à sept branches comme le Chandelier de l’Écriture, je me confondais en salutations devant un valet de pied assis, dans sa longue jupe grise, sur le coffre de bois et que dans l’obscurité j’avais pris pour Mme Swann – les parents de Gilberte, si l’un deux se trouvait à passer au moment de mon arrivée, loin d’avoir l’air irrité, me serraient la main en souriant et me disaient :

– Comment allez-vous (qu’ils prononçaient tous deux « commen allez-vous », sans faire la liaison du t, liaison qu’on pense bien qu’une fois rentré à la maison je me faisais un incessant et voluptueux exercice de supprimer). Gilberte sait-elle que vous êtes là ? alors je vous quitte.

Bien plus, les goûters eux-mêmes que Gilberte offrait à ses amies et qui si longtemps m’avaient paru la plus infranchissable des séparations accumulées entre elle et moi devenaient maintenant une occasion de nous réunir dont elle m’avertissait par un mot, écrit (parce que j’étais une relation encore assez nouvelle) sur un papier à lettres toujours différent. Une fois il était orné d’un caniche bleu en relief surmontant une légende humoristique écrite en anglais et suivie d’un point d’exclamation, une autre fois timbré d’une ancre marine, ou du chiffre G. S., démesurément allongé en un rectangle qui tenait toute la hauteur de la feuille, ou encore du nom « Gilberte » tantôt tracé en travers dans un coin en caractères dorés qui imitaient la signature de mon amie et finissaient par un paraphe, au-dessous d’un parapluie ouvert imprimé en noir, tantôt enfermé dans un monogramme en forme de chapeau chinois qui en contenait toutes les lettres en majuscules sans qu’il fût possible d’en distinguer une seule. Enfin comme la série des papiers à lettres que Gilberte possédait, pour nombreuse que fût cette série, n’était pas illimitée, au bout d’un certain nombre de semaines, je voyais revenir celui qui portait, comme la première fois qu’elle m’avait écrit, la devise : Per viam rectam au-dessous du chevalier casqué, dans une médaille d’argent bruni. Et chacun était choisi tel jour plutôt que tel autre en vertu de certains rites, pensais-je alors, mais plutôt, je le crois maintenant, parce qu’elle cherchait à se rappeler ceux dont elle s’était servie les autres fois, de façon à ne jamais envoyer le même à un de ses correspondants, au moins de ceux pour qui elle prenait la peine de faire des frais, qu’aux intervalles les plus éloignés possible. Comme à cause de la différence des heures de leurs leçons, certaines des amies que Gilberte invitait à ces goûters étaient obligées de partir comme les autres arrivaient seulement, dès l’escalier j’entendais s’échapper de l’antichambre un murmure de voix qui, dans l’émotion que me causait la cérémonie imposante à laquelle j’allais assister, rompait brusquement, bien avant que j’atteignisse le palier, les liens qui me rattachaient encore à la vie antérieure et m’ôtaient jusqu’au souvenir d’avoir à retirer mon foulard une fois que je serais au chaud et de regarder l’heure pour ne pas rentrer en retard. Cet escalier, d’ailleurs, tout en bois, comme on faisait alors dans certaines maisons de rapport de ce style Henri II qui avait été si longtemps l’idéal d’Odette et dont elle devait bientôt se déprendre, et pourvu d’une pancarte sans équivalent chez nous, sur laquelle on lisait ces mots : « Défense de se servir de l’ascenseur pour descendre », me semblait quelque chose de tellement prestigieux que je dis à mes parents que c’était un escalier ancien rapporté de très loin par M. Swann. Mon amour de la vérité était si grand que je n’aurais pas hésité à leur donner ce renseignement même si j’avais su qu’il était faux, car seul il pouvait leur permettre d’avoir pour la dignité de l’escalier des Swann le même respect que moi. C’est ainsi que devant un ignorant qui ne peut comprendre en quoi consiste le génie d’un grand médecin, on croirait bien faire de ne pas avouer qu’il ne sait pas guérir le rhume de cerveau. Mais comme je n’avais aucun esprit d’observation, comme en général je ne savais ni le nom ni l’espèce des choses qui se trouvaient sous mes yeux, et comprenais seulement que, quand elles approchaient les Swann, elles devaient être extraordinaires, il ne me parut pas certain qu’en avertissant mes parents de leur valeur artistique et de la provenance lointaine de cet escalier, je commisse un mensonge. Cela ne me parut pas certain ; mais cela dut me paraître probable, car je me sentis devenir très rouge, quand mon père m’interrompit en disant : « Je connais ces maisons-là ; j’en ai vu une, elles sont toutes pareilles ; Swann occupe simplement plusieurs étages, c’est Berlier qui les a construites. » Il ajouta qu’il avait voulu louer dans l’une d’elles, mais qu’il y avait renoncé, ne les trouvant pas commodes et l’entrée pas assez claire ; il le dit ; mais je sentis instinctivement que mon esprit devait faire au prestige des Swann et à mon bonheur les sacrifices nécessaires, et par un coup d’autorité intérieure, malgré ce que je venais d’entendre, j’écartai à tout jamais de moi, comme un dévot la Vie de Jésus de Renan, la pensée dissolvante que leur appartement était un appartement quelconque que nous aurions pu habiter.

Cependant ces jours de goûter, m’élevant dans l’escalier marche à marche, déjà dépouillé de ma pensée et de ma mémoire, n’étant plus que le jouet des plus vils réflexes, j’arrivais à la zone où le parfum de Mme Swann se faisait sentir. Je croyais déjà voir la majesté du gâteau au chocolat, entouré d’un cercle d’assiettes à petits fours et de petites serviettes damassées grises à dessins, exigées par l’étiquette et particulières aux Swann. Mais cet ensemble inchangeable et réglé semblait, comme l’univers nécessaire de Kant, suspendu à un acte suprême de liberté. Car quand nous étions tous dans le petit salon de Gilberte, tout d’un coup regardant l’heure elle disait :

– Dites donc, mon déjeuner commence à être loin, je ne dîne qu’à huit heures, j’ai bien envie de manger quelque chose. Qu’en diriez-vous ?

Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l’intérieur d’un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural, aussi débonnaire et familier qu’il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d’abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninitive, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim ; elle s’informait encore de la mienne, tandis qu’elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. Elle me demandait même l’heure à laquelle mes parents dînaient, comme si je l’avais encore sue, comme si le trouble qui me dominait avait laissé persister la sensation de l’inappétence ou de la faim, la notion du dîner ou l’image de la famille, dans ma mémoire vide et mon estomac paralysé. Malheureusement cette paralysie n’était que momentanée. Les gâteaux que je prenais sans m’en apercevoir, il viendrait un moment où il faudrait les digérer. Mais il était encore lointain. En attendant, Gilberte me faisait « mon thé ». J’en buvais indéfiniment, alors qu’une seule tasse m’empêchait de dormir pour vingt-quatre heures. Aussi ma mère avait-elle l’habitude de dire : « C’est ennuyeux, cet enfant ne peut aller chez les Swann sans rentrer malade. » Mais savais-je seulement, quand j’étais chez les Swann, que c’était du thé que je buvais ? L’eussé-je su que j’en eusse pris tout de même, car en admettant que j’eusse recouvré un instant le discernement du présent, cela ne m’eût pas rendu le souvenir du passé et la prévision de l’avenir. Mon imagination n’était pas capable d’aller jusqu’au temps lointain où je pourrais avoir l’idée de me coucher et le besoin du sommeil.

Les amies de Gilberte n’étaient pas toutes plongées dans cet état d’ivresse où une décision est impossible. Certaines refusaient du thé ! Alors Gilberte disait, phrase très répandue à cette époque : « Décidément, je n’ai pas de succès avec mon thé ! » Et pour effacer davantage l’idée de cérémonie, dérangeant l’ordre des chaises autour de la table : « Nous avons l’air d’une noce ; mon Dieu que les domestiques sont bêtes. »

Elle grignotait, assise de côté sur un siège en forme d’x et placé de travers. Même, comme si elle eût pu avoir tant de petits fours à sa disposition sans avoir demandé la permission à sa mère, quand Mme Swann – dont le « jour » coïncidait d’ordinaire avec les goûters de Gilberte – après avoir reconduit une visite, entrait un moment après, en courant, quelquefois habillée de velours bleu, souvent dans une robe en satin noir couverte de dentelles blanches, elle disait d’un air étonné :

– Tiens, ça a l’air bon ce que vous mangez là, cela me donne faim de vous voir manger du cake.

– Eh bien, maman, nous vous invitons, répondait Gilberte.

– Mais non, mon trésor, qu’est-ce que diraient mes visites, j’ai encore MmeTrombert, Mme Cottard et Mme Bontemps, tu sais que chère Mme Bontemps ne fait pas des visites très courtes et elle vient seulement d’arriver. Qu’est-ce qu’ils diraient toutes ces bonnes gens de ne pas me voir revenir ; s’il ne vient plus personne, je reviendrai bavarder avec vous (ce qui m’amusera beaucoup plus) quand elles seront parties. Je crois que je mérite d’être un peu tranquille, j’ai eu quarante-cinq visites et sur quarante-cinq il y en a eu quarante-deux qui ont parlé du tableau de Gérôme ! Mais venez donc un de ces jours, me disait-elle, prendre votre thé avec Gilberte, elle vous le fera comme vous l’aimez, comme vous le prenez dans votre petit « studio », ajoutait-elle, tout en s’enfuyant vers ses visites et comme si ç’avait été quelque chose d’aussi connu de moi que mes habitudes (fût-ce celle que j’aurais eue de prendre le thé, si j’en avais jamais pris ; quand à un « studio » j’étais incertain si j’en avais un ou non) que j’étais venu chercher dans ce monde mystérieux. « Quand viendrez-vous ? Demain ? On vous fera des toasts aussi bons que chez Colombin. Non ? Vous êtes un vilain », disait-elle, car depuis qu’elle aussi commençait à avoir un salon, elle prenait les façons de Mme Verdurin, son ton de despotisme minaudier. Les toasts m’étant d’ailleurs aussi inconnus que Colombin, cette dernière promesse n’aurait pu ajouter à ma tentation. Il semblera plus étrange, puisque tout le monde parle ainsi et peut-être même maintenant à Combray, que je n’eusse pas à la première minute compris de qui voulait parler Mme Swann, quand je l’entendis me faire l’éloge de notre vieille « nurse ». Je ne savais pas l’anglais, je compris bientôt pourtant que ce mot désignait Françoise. Moi qui, aux Champs-Élysées, avais eu si peur de la fâcheuse impression qu’elle devait produire, j’appris par Mme Swann que c’est tout ce que Gilberte lui avait raconté sur ma « nurse » qui leur avait donné à elle et à son mari de la sympathie pour moi. « On sent qu’elle vous est si dévouée, qu’elle est si bien. » (Aussitôt je changeai entièrement d’avis sur Françoise. Par contre-coup, avoir une institutrice pourvue d’un caoutchouc et d’un plumet ne me sembla plus chose si nécessaire.) Enfin je compris, par quelques mots échappés à Mme Swann sur MmeBlatin dont elle reconnaissait la bienveillance mais redoutait les visites, que des relations personnelles avec cette dame ne m’eussent pas été aussi précieuses que j’avais cru et n’eussent amélioré en rien ma situation chez les Swann.

Si j’avais déjà commencé d’explorer avec ces tressaillements de respect et de joie le domaine féerique qui contre toute attente avait ouvert devant moi ses avenues jusque-là fermées, pourtant c’était seulement en tant qu’ami de Gilberte. Le royaume dans lequel j’étais accueilli était contenu lui-même dans un plus mystérieux encore où Swann et sa femme menaient leur vie surnaturelle, et vers lequel ils se dirigeaient après m’avoir serré la main quand ils traversaient en même temps que moi, en sens inverse, l’antichambre. Mais bientôt je pénétrai aussi au cœur du Sanctuaire. Par exemple, Gilberte n’était pas là, M. ou Mme Swann se trouvait à la maison. Ils avaient demandé qui avait sonné, et apprenant que c’était moi, m’avaient fait prier d’entrer un instant auprès d’eux, désirant que j’usasse dans tel ou tel sens, pour une chose ou pour une autre, de mon influence sur leur fille. Je me rappelais cette lettre si complète, si persuasive, que j’avais naguère écrite à Swann et à laquelle il n’avait même pas daigné répondre. J’admirais l’impuissance de l’esprit, du raisonnement et du cœur à opérer la moindre conversion, à résoudre une seule de ces difficultés, qu’ensuite la vie, sans qu’on sache seulement comment elle s’y est prise, dénoue si aisément. Ma position nouvelle d’ami de Gilberte, doué sur elle d’une excellente influence, me faisait maintenant bénéficier de la même faveur que si ayant eu pour camarade, dans un collège où on m’eût classé toujours premier, le fils d’un roi, j’avais dû à ce hasard mes petites entrées au Palais et des audiences dans la salle du trône ; Swann, avec une bienveillance infinie et comme s’il n’avait pas été surchargé d’occupations glorieuses, me faisait entrer dans sa bibliothèque et m’y laissait pendant une heure répondre par des balbutiements, des silences de timidité coupés de brefs et incohérents élans de courage, à des propos dont mon émoi m’empêchait de comprendre un seul mot ; il me montrait des objets d’art et des livres qu’il jugeait susceptibles de m’intéresser et dont je ne doutais pas d’avance qu’ils ne passassent infiniment en beauté tous ceux que possèdent le Louvre et la Bibliothèque Nationale, mais qu’il m’était impossible de regarder. À ces moments-là son maître d’hôtel m’aurait fait plaisir en me demandant de lui donner ma montre, mon épingle de cravate, mes bottines et de signer un acte qui le reconnaissait pour mon héritier : selon la belle expression populaire dont, comme pour les plus célèbres épopées, on ne connaît pas l’auteur, mais qui comme elles et contrairement à la théorie de Wolf en a eu certainement un (un de ces esprits inventifs et modestes ainsi qu’il s’en rencontre chaque année, lesquels font des trouvailles telles que « mettre un nom sur une figure » ; mais leur nom à eux, ils ne le font pas connaître), je ne savais plus ce que je faisais. Tout au plus m’étonnais-je quand la visite se prolongeait, à quel néant de réalisation, à quelle absence de conclusion heureuse, conduisaient ces heures vécues dans la demeure enchantée. Mais ma déception ne tenait ni à l’insuffisance des chefs-d’œuvre montrés, ni à l’impossibilité d’arrêter sur eux un regard distrait. Car ce n’était pas la beauté intrinsèque des choses qui me rendait miraculeux d’être dans le cabinet de Swann, c’était l’adhérence à ces choses – qui eussent pu être les plus laides du monde – du sentiment particulier, triste et voluptueux que j’y localisais depuis tant d’années et qui l’imprégnait encore ; de même la multitude des miroirs, des brosses d’argent, des autels à saint Antoine de Padoue sculptés et peints par les plus grands artistes, ses amis, n’étaient pour rien dans le sentiment de mon indignité et de sa bienveillance royale qui m’était inspirés quand Mme Swann me recevait un moment dans sa chambre où trois belles et imposantes créatures, sa première, sa deuxième et sa troisième femmes de chambre préparaient en souriant des toilettes merveilleuses, et vers laquelle, sur l’ordre proféré par le valet de pied en culotte courte que Madame désirait me dire un mot, je me dirigeais par le sentier sinueux d’un couloir tout embaumé à distance des essences précieuses qui exhalaient sans cesse du cabinet de toilette leurs effluves odoriférants.

Quand Mme Swann était retournée auprès de ses visites, nous l’entendions encore parler et rire, car même devant deux personnes et comme si elle avait eu à tenir tête à tous les « camarades », elle élevait la voix, lançait les mots, comme elle avait si souvent, dans le petit clan, entendu faire à la « patronne », dans les moments où celle-ci « dirigeait la conversation ». Les expressions que nous avons récemment empruntées aux autres étant celles, au moins pendant un temps, dont nous aimons le plus à nous servir, Mme Swann choisissait tantôt celles qu’elle avait apprises de gens distingués que son mari n’avait pu éviter de lui faire connaître (c’est d’eux qu’elle tenait le maniérisme qui consiste à supprimer l’article ou le pronom démonstratif devant un adjectif qualifiant une personne), tantôt de plus vulgaires (par exemple : « C’est un rien ! » mot favori d’une de ses amies) et cherchait à les placer dans toutes les histoires que, selon une habitude prise dans le « petit clan », elle aimait à raconter. Elle disait volontiers ensuite : « J’aime beaucoup cette histoire », « ah ! avouez, c’est une bien belle histoire ! » ; ce qui lui venait, par son mari, des Guermantes qu’elle ne connaissait pas.

Mme Swann avait quitté la salle à manger, mais son mari qui venait de rentrer faisait à son tour une apparition auprès de nous. – Sais-tu si ta mère est seule, Gilberte ? – Non, elle a encore du monde, papa. – Comment, encore ? à sept heures ! C’est effrayant. La pauvre femme doit être brisée. C’est odieux. (À la maison j’avais toujours entendu, dans odieux, prononcer l’o long – audieux – mais M. et Mme Swann disaient odieux, en faisant l’o bref.) Pensez, depuis deux heures de l’après-midi ! reprenait-il en se tournant vers moi. Et Camille me disait qu’entre quatre et cinq heures, il est bien venu douze personnes. Qu’est-ce que je dis douze, je crois qu’il m’a dit quatorze. Non, douze ; enfin je ne sais plus. Quand je suis rentré je ne songeais pas que c’était son jour, et en voyant toutes ces voitures devant la porte, je croyais qu’il y avait un mariage dans la maison. Et depuis un moment que je suis dans ma bibliothèque les coups de sonnette n’ont pas arrêté ; ma parole d’honneur, j’en ai mal à la tête. Et il y a encore beaucoup de monde près d’elle ? – Non, deux visites seulement. – Sais-tu qui ? – Mme Cottard et Mme Bontemps. – Ah ! la femme du chef de cabinet du ministre des Travaux publics. – J’sais que son mari est employé dans un ministère, mais j’sais pas au juste comme quoi, disait Gilberte en faisant l’enfant.

– Comment, petite sotte, tu parles comme si tu avais deux ans. Qu’est-ce que tu dis : employé dans un ministère ? Il est tout simplement chef de cabinet, chef de toute la boutique, et encore, où ai-je la tête, ma parole, je suis aussi distrait que toi, il n’est pas chef de cabinet, il est directeur du cabinet.

– J’sais pas, moi ; alors c’est beaucoup d’être le directeur du cabinet ? répondait Gilberte qui ne perdait jamais une occasion de manifester de l’indifférence pour tout ce qui donnait de la vanité à ses parents (elle pouvait d’ailleurs penser qu’elle ne faisait qu’ajouter à une relation aussi éclatante, en n’ayant pas l’air d’y attacher trop d’importance).

– Comment, si c’est beaucoup ! s’écriait Swann qui préférait à cette modestie qui eût pu me laisser dans le doute un langage plus explicite. Mais c’est simplement le premier après le ministre ! C’est même plus que le ministre, car c’est lui qui fait tout. Il paraît du reste que c’est une capacité, un homme de premier ordre, un individu tout à fait distingué. Il est officier de la Légion d’honneur. C’est un homme délicieux, même fort joli garçon.

Sa femme d’ailleurs l’avait épousé envers et contre tous parce que c’était un « être de charme ». Il avait, ce qui peut suffire à constituer un ensemble rare et délicat, une barbe blonde et soyeuse, de jolis traits, une voix nasale, l’haleine forte et un œil de verre.

– Je vous dirai, ajoutait-il en s’adressant à moi, que je m’amuse beaucoup de voir ces gens-là dans le gouvernement actuel, parce que ce sont les Bontemps, de la maison Bontemps-Chenut, le type de la bourgeoisie réactionnaire, cléricale, à idées étroites. Votre pauvre grand-père a bien connu, au moins de réputation et de vue, le vieux père Chenut qui ne donnait qu’un sou de pourboire aux cochers bien qu’il fût riche pour l’époque, et le baron Bréau-Chenut. Toute la fortune a sombré dans le krach de l’Union Générale, vous êtes trop jeune pour avoir connu ça, et dame on s’est refait comme on a pu.

– C’est l’oncle d’une petite qui venait à mon cours, dans une classe bien au-dessous de moi, la fameuse « Albertine ». Elle sera sûrement très « fast » mais en attendant elle a une drôle de touche.

– Elle est étonnante ma fille, elle connaît tout le monde.

– Je ne la connais pas. Je la voyais seulement passer, on criait Albertine par-ci, Albertine par-là. Mais je connais Mme Bontemps, et elle ne me plaît pas non plus.

– Tu as le plus grand tort, elle est charmante, jolie, intelligente. Elle est même spirituelle. Je vais aller lui dire bonjour, lui demander si son mari croit que nous allons avoir la guerre, et si on peut compter sur le roi Théodose. Il doit savoir cela, n’est-ce pas, lui qui est dans le secret des dieux ?

Ce n’est pas ainsi que Swann parlait autrefois ; mais qui n’a vu des princesses royales fort simples, si dix ans plus tard elles se sont fait enlever par un valet de chambre, et qu’elles cherchent à revoir du monde et sentent qu’on ne vient pas volontiers chez elles, prendre spontanément le langage des vieilles raseuses, et quand on cite une duchesse à la mode, ne les a entendues dire : « Elle était hier chez moi », et : « Je vis très à l’écart » ? Aussi est-il inutile d’observer les mœurs, puisqu’on peut les déduire des lois psychologiques.

Les Swann participaient à ce travers des gens chez qui peu de monde va ; la visite, l’invitation, une simple parole aimable de personnes un peu marquantes étaient pour eux un événement auquel ils souhaitaient de donner de la publicité. Si la mauvaise chance voulait que les Verdurin fussent à Londres quand Odette avait eu un dîner un peu brillant, on s’arrangeait pour que par quelque ami commun la nouvelle leur en fût câblée outre-Manche. Il n’est pas jusqu’aux lettres, aux télégrammes flatteurs reçus par Odette, que les Swann ne fussent incapables de garder pour eux. On en parlait aux amis, on les faisait passer de mains en mains. Le salon des Swann ressemblait ainsi à ces hôtels de villes d’eaux où on affiche les dépêches.

Du reste, les personnes qui n’avaient pas seulement connu l’ancien Swann en dehors du monde, comme j’avais fait, mais dans le monde, dans ce milieu Guermantes, où, en exceptant les Altesses et les Duchesses, on était d’une exigence infinie pour l’esprit et le charme, où on prononçait l’exclusive pour des hommes éminents qu’on trouvait ennuyeux ou vulgaires, ces personnes-là auraient pu s’étonner en constatant que l’ancien Swann avait cessé d’être non seulement discret quand il parlait de ses relations mais difficile quand il s’agissait de les choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne l’exaspérait-elle pas ? Comment pouvait-il la déclarer agréable ? Le souvenir du milieu Guermantes aurait dû l’en empêcher, semblait-il ; en réalité il l’y aidait. Il y avait certes chez les Guermantes, à l’encontre des trois quarts des milieux mondains, du goût, un goût raffiné même, mais aussi du snobisme, d’où possibilité d’une interruption momentanée dans l’exercice du goût. S’il s’agissait de quelqu’un qui n’était pas indispensable à cette coterie, d’un ministre des Affaires étrangères, républicain un peu solennel, d’un académicien bavard, le goût s’exerçait à fond contre lui, Swann plaignait Mme de Guermantes d’avoir dîné à côté de pareils convives dans une ambassade et on leur préférait mille fois un homme élégant, c’est-à-dire un homme du milieu Guermantes, bon à rien, mais possédant l’esprit des Guermantes, quelqu’un qui était de la même chapelle. Seulement, une grande-duchesse, une princesse du sang dînait-elle souvent chez Mme de Guermantes, elle se trouvait alors faire partie de cette chapelle elle aussi, sans y avoir aucun droit, sans en posséder en rien l’esprit. Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu’on la recevait, on s’ingéniait à la trouver agréable, faute de pouvoir se dire que c’est parce qu’on l’avait trouvée agréable qu’on la recevait. Swann venant au secours de Mme de Guermantes lui disait quand l’Altesse était partie : « Au fond elle est bonne femme, elle a même un certain sens du comique. Mon Dieu je ne pense pas qu’elle ait approfondi la Critique de la Raison pure, mais elle n’est pas déplaisante. – Je suis absolument de votre avis, répondait la duchesse. Et encore elle était intimidée, mais vous verrez qu’elle peut être charmante. – Elle est bien moins embêtante que Mme X (la femme de l’académicien bavard, laquelle était remarquable) qui vous cite vingt volumes. – Mais il n’y a même pas de comparaison possible. » La faculté de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l’avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l’égard des gens qu’il recevait. Il s’efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l’examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats ; il mettait en valeur les mérites de Mme Bontemps comme autrefois ceux de la princesse de Parme, laquelle eût dû être exclue du milieu Guermantes, s’il n’y avait pas eu entrée de faveur pour certaines Altesses et si même quand il s’agissait d’elles on n’eût vraiment considéré que l’esprit et un certain charme. On a vu d’ailleurs autrefois que Swann avait le goût (dont il faisait maintenant une application seulement plus durable) d’échanger sa situation mondaine contre une autre qui dans certaines circonstances lui convenait mieux. Il n’y a que les gens incapables de décomposer, dans leur perception, ce qui au premier abord paraît indivisible, qui croient que la situation fait corps avec la personne. Un même être, pris à des moments successifs de sa vie, baigne à différents degrés de l’échelle sociale dans des milieux qui ne sont pas forcément de plus en plus élevés ; et chaque fois que dans une période autre de l’existence, nous nouons, ou renouons, des liens avec un certain milieu, que nous nous y sentons choyés, nous commençons tout naturellement à nous y attacher en y poussant d’humaines racines.

Pour ce qui concerne Mme Bontemps, je crois aussi que Swann en parlant d’elle avec cette insistance n’était pas fâché de penser que mes parents apprendraient qu’elle venait voir sa femme. À vrai dire, à la maison, le nom des personnes que celle-ci arrivait peu à peu à connaître piquait plus la curiosité qu’il n’excitait d’admiration. Au nom de MmeTrombert, ma mère disait :

– Ah ! mais voilà une nouvelle recrue et qui lui en amènera d’autres.

Et comme si elle eût comparé la façon un peu sommaire, rapide et violente dont Mme Swann conquérait ses relations à une guerre coloniale, maman ajoutait :

– Maintenant que les Trombert sont soumis, les tribus voisines ne tarderont pas à se rendre.

Quand elle croisait dans la rue Mme Swann, elle nous disait en rentrant :

– J’ai aperçu Mme Swann sur son pied de guerre, elle devait partir pour quelque offensive fructueuse chez les Masséchutos, les Cynghalais ou les Trombert.

Et toutes les personnes nouvelles que je lui disais avoir vues dans ce milieu un peu composite et artificiel où elles avaient souvent été amenées assez difficilement et de mondes assez différents, elle en devinait tout de suite l’origine et parlait d’elles comme elle aurait fait de trophées chèrement achetés ; elle disait :

– Rapporté d’une Expédition chez les un Tel.

Pour Mme Cottard, mon père s’étonnait que Mme Swann pût trouver quelque avantage à attirer cette bourgeoise peu élégante et disait : « Malgré la situation du professeur, j’avoue que je ne comprends pas. » Ma mère, elle, au contraire, comprenait très bien ; elle savait qu’une grande partie des plaisirs qu’une femme trouve à pénétrer dans un milieu différent de celui où elle vivait autrefois lui manquerait si elle ne pouvait informer ses anciennes relations de celles, relativement plus brillantes, par lesquelles elle les a remplacées. Pour cela il faut un témoin qu’on laisse pénétrer dans ce monde nouveau et délicieux, comme dans une fleur un insecte bourdonnant et volage, qui ensuite, au hasard de ses visites, répandra, on l’espère du moins, la nouvelle, le germe dérobé d’envie et d’admiration. Mme Cottard toute trouvée pour remplir ce rôle rentrait dans cette catégorie spéciale d’invités que maman, qui avait certains côtés de la tournure d’esprit de son père, appelait des : « Étranger, va dire à Sparte ! » D’ailleurs – en dehors d’une autre raison qu’on ne sut que bien des années après – Mme Swann en conviant cette amie bienveillante, réservée et modeste, n’avait pas craint d’introduire chez soi, à ses « jours » brillants, un traître ou une concurrente. Elle savait le nombre énorme de calices bourgeois que pouvait, quand elle était armée de l’aigrette et du porte-cartes, visiter en un seul après-midi cette active ouvrière. Elle en connaissait le pouvoir de dissémination et, en se basant sur le calcul des probabilités, était fondée à penser que, très vraisemblablement, tel habitué des Verdurin apprendrait dès le surlendemain que le gouverneur de Paris avait mis des cartes chez elle, ou que M. Verdurin lui-même entendrait raconter que M. Le Hault de Pressagny, président du Concours hippique, les avait emmenés, elle et Swann, au gala du roi Théodose ; elle ne supposait les Verdurin informés que de ces deux événements flatteurs pour elle, parce que les matérialisations particulières sous lesquelles nous nous représentons et nous poursuivons la gloire sont peu nombreuses par le défaut de notre esprit, qui n’est pas capable d’imaginer à la fois toutes les formes que nous espérons bien d’ailleurs – en gros – que, simultanément, elle ne manquera pas de revêtir pour nous.

D’ailleurs, Mme Swann n’avait obtenu de résultats que dans ce qu’on appelait le « monde officiel ». Les femmes élégantes n’allaient pas chez elle. Ce n’était pas la présence de notabilités républicaines qui les avaient fait fuir. Au temps de ma petite enfance, tout ce qui appartenait à la société conservatrice était mondain, et dans un salon bien posé on n’eût pas pu recevoir un républicain. Les personnes qui vivaient dans un tel milieu s’imaginaient que l’impossibilité de jamais inviter un « opportuniste », à plus forte raison un affreux « radical », était une chose qui durerait toujours, comme les lampes à huile et les omnibus à chevaux. Mais pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu’on avait cru immuables et compose une autre figure. Je n’avais pas encore fait ma première communion, que des dames bien pensantes avaient la stupéfaction de rencontrer en visite une Juive élégante. Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu’un philosophe appellerait un changement de critère. L’affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus brillant de Paris fut celui d’un prince autrichien et ultra-catholique. Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l’étonnement général, montré qu’ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation, et personne n’aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. Cela n’empêche pas que chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement n’aura plus lieu, de même qu’ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l’aéroplane. Cependant, les philosophes du journalisme flétrissent la période précédente, non seulement le genre de plaisirs que l’on y prenait et qui leur semble le dernier mot de la corruption, mais même les œuvres des artistes et des philosophes qui n’ont plus à leurs yeux aucune valeur, comme si elles étaient reliées indissolublement aux modalités successives de la frivolité mondaine. La seule chose qui ne change pas est qu’il semble chaque fois qu’il y ait « quelque chose de changé en France ». Au moment où j’allai chez Mme Swann, l’affaire Dreyfus n’avait pas encore éclaté, et certains grands Juifs étaient fort puissants. Aucun ne l’était plus que sir Rufus Israels dont la femme, lady Israels, était tante de Swann. Elle n’avait pas personnellement des intimités aussi élégantes que son neveu qui, d’autre part, ne l’aimant pas, ne l’avait jamais beaucoup cultivée, quoiqu’il dût vraisemblablement être son héritier. Mais c’était la seule des parentes de Swann qui eût conscience de la situation mondaine de celui-ci, les autres étant toujours restées à cet égard dans la même ignorance qui avait été longtemps la nôtre. Quand, dans une famille, un des membres émigre dans la haute société – ce qui lui semble à lui un phénomène unique, mais ce qu’à dix ans de distance il constate avoir été accompli d’une autre façon et pour des raisons différentes par plus d’un jeune homme avec qui il avait été élevé – il décrit autour de lui une zone d’ombre, une terra incognita, fort visible en ses moindres nuances pour tous ceux qui l’habitent, mais qui n’est que nuit et pur néant pour ceux qui n’y pénètrent pas et la côtoient sans en soupçonner, tout près d’eux, l’existence. Aucune Agence Havas n’ayant renseigné les cousines de Swann sur les gens qu’il fréquentait, c’est (avant son horrible mariage, bien entendu) avec des sourires de condescendance qu’on se racontait dans les dîners de famille qu’on avait « vertueusement » employé son dimanche à aller voir le « cousin Charles » que, le croyant un peu envieux et parent pauvre, on appelait spirituellement, en jouant sur le titre du roman de Balzac : « Le Cousin Bête ». Lady Rufus Israels, elle, savait à merveille qui étaient ces gens qui prodiguaient à Swann une amitié dont elle était jalouse. La famille de son mari, qui était à peu près l’équivalent des Rothschild, faisait depuis plusieurs générations les affaires des princes d’Orléans. Lady Israels, excessivement riche, disposait d’une grande influence et elle l’avait employée à ce qu’aucune personne qu’elle connaissait ne reçût Odette. Une seule avait désobéi, en cachette. C’était la comtesse de Marsantes. Or, le malheur avait voulu qu’Odette étant allé faire visite à Mme De Marsantes, lady Israels était entrée presque en même temps. Mme de Marsantes était sur des épines. Avec la lâcheté des gens qui pourtant pourraient tout se permettre, elle n’adressa pas une fois la parole à Odette qui ne fut pas encouragée à pousser désormais plus loin une incursion dans un monde qui du reste n’était nullement celui où elle eût aimé être reçue. Dans ce complet désintéressement du faubourg Saint-Germain, Odette continuait à être la cocotte illettrée bien différente des bourgeois ferrés sur les moindres points de généalogie et qui trompent dans la lecture des anciens mémoires la soif des relations aristocratiques que la vie réelle ne leur fournit pas. Et Swann, d’autre part, continuait sans doute d’être l’amant à qui toutes ces particularités d’une ancienne maîtresse semblent agréables ou inoffensives, car souvent j’entendis sa femme proférer de vraies hérésies mondaines sans que (par un reste de tendresse, un manque d’estime, ou la paresse de la perfectionner) il cherchât à les corriger. C’était peut-être aussi là une forme de cette simplicité qui nous avait si longtemps trompés à Combray et qui faisait maintenant que, continuant à connaître, au moins pour son compte, des gens très brillants, il ne tenait pas à ce que dans la conversation on eût l’air dans le salon de sa femme de leur trouver quelque importance. Ils en avaient d’ailleurs moins que jamais pour Swann, le centre de gravité de sa vie s’étant déplacé. En tous cas l’ignorance d’Odette en matière mondaine était telle que, si le nom de la princesse de Guermantes venait dans la conversation après celui de la duchesse, sa cousine : « Tiens, ceux-là sont princes, ils ont donc monté en grade, disait Odette. » Si quelqu’un disait : « le prince » en parlant du duc de Chartres, elle rectifiait : « Le duc, il est duc de Chartres et non prince. » Pour le duc d’Orléans, fils du comte de Paris : « C’est drôle, le fils est plus que le père », tout en ajoutant, comme elle était anglomane : « On s’y embrouille dans ces « Royalties » ; et à une personne qui lui demandait de quelle province étaient les Guermantes, elle répondit : « de l’Aisne ».

Swann était du reste aveugle, en ce qui concernait Odette, non seulement devant ces lacunes de son éducation, mais aussi devant la médiocrité de son intelligence. Bien plus, chaque fois qu’Odette racontait une histoire bête, Swann écoutait sa femme avec une complaisance, une gaieté, presque une admiration où il devait entrer des restes de volupté ; tandis que, dans la même conversation, ce que lui-même pouvait dire de fin, même de profond, était écouté par Odette, habituellement sans intérêt, assez vite, avec impatience et quelquefois contredit avec sévérité. Et on conclura que cet asservissement de l’élite à la vulgarité est de règle dans bien des ménages, si l’on pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui se laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs plus délicates paroles, tandis qu’elles s’extasient, avec l’indulgence infinie de la tendresse, devant ses facéties les plus plates. Pour revenir aux raisons qui empêchèrent à cette époque Odette de pénétrer dans le faubourg Saint-Germain, il faut dire que le plus récent tour du kaléidoscope mondain avait été provoqué par une série de scandales. Des femmes chez qui on allait en toute confiance avaient été reconnues être des filles publiques, des espionnes anglaises. On allait pendant quelque temps demander aux gens, on le croyait du moins, d’être avant tout, bien posés, bien assis… Odette représentait exactement tout ce avec quoi on venait de rompre et d’ailleurs immédiatement de renouer (car les hommes, ne changeant pas du jour au lendemain, cherchent dans un nouveau régime la continuation de l’ancien, mais en le cherchant sous une forme différente qui permît d’être dupe et de croire que ce n’était plus la société d’avant la crise). Or, aux dames « brûlées » de cette société Odette ressemblait trop. Les gens du monde sont fort myopes ; au moment où ils cessent toutes relations avec des dames israélites qu’ils connaissaient, pendant qu’ils se demandent comment remplacer ce vide, ils aperçoivent, poussée là comme à la faveur d’une nuit d’orage, une dame nouvelle, israélite aussi ; mais grâce à sa nouveauté, elle n’est pas associée dans leur esprit, comme les précédentes, avec ce qu’ils croient devoir détester. Elle ne demande pas qu’on respecte son Dieu. On l’adopte. Il ne s’agissait pas d’antisémitisme à l’époque où je commençai d’aller chez Odette. Mais elle était pareille à ce qu’on voulait fuir pour un temps.

Swann, lui, allait souvent faire visite à quelques-unes de ses relations d’autrefois et par conséquent appartenant toutes au plus grand monde. Pourtant, quand il nous parlait des gens qu’il venait d’aller voir, je remarquai qu’entre celles qu’il avait connues jadis le choix qu’il faisait était guidé par cette même sorte de goût, mi-artistique, mi-historique, qui inspirait chez lui le collectionneur. Et remarquant que c’était souvent telle ou telle grande dame déclassée qui l’intéressait parce qu’elle avait été la maîtresse de Liszt ou qu’un roman de Balzac avait été dédié à sa grand’mère (comme il achetait un dessin si Chateaubriand l’avait décrit), j’eus le soupçon que nous avions remplacé à Combray l’erreur de croire Swann un bourgeois n’allant pas dans le monde, par une autre, celle de le croire un des hommes les plus élégants de Paris. Être l’ami du comte de Paris ne signifie rien. Combien y en a-t-il de ces « amis des princes » qui ne seraient pas reçus dans un salon un peu fermé. Les princes se savent princes, ne sont pas snobs et se croient d’ailleurs tellement au-dessus de ce qui n’est pas de leur sang que grands seigneurs et bourgeois leur apparaissent, au-dessous d’eux, presque au même niveau.

Au reste, Swann ne se contentait pas de chercher dans la société telle qu’elle existe et en s’attachant aux noms que le passé y a inscrits et qu’on peut encore y lire, un simple plaisir de lettré et d’artiste, il goûtait un divertissement assez vulgaire à faire comme des bouquets sociaux en groupant des éléments hétérogènes, en réunissant des personnes prises ici et là. Ces expériences de sociologie amusante (ou que Swann trouvait telle) n’avaient pas sur toutes les amies de sa femme – du moins d’une façon constante – une répercussion identique. « J’ai l’intention d’inviter ensemble les Cottard et la duchesse de Vendôme », disait-il en riant à Mme Bontemps, de l’air friand d’un gourmet qui a l’intention et veut faire l’essai de remplacer dans une sauce les clous de girofle par du poivre de Cayenne. Or ce projet qui allait paraître en effet plaisant, dans le sens ancien du mot, aux Cottard, avait le don d’exaspérer Mme Bontemps. Elle avait été récemment présentée par les Swann à la duchesse de Vendôme et avait trouvé cela aussi agréable que naturel. En tirer gloire auprès des Cottard, en le leur racontant, n’avait pas été la partie la moins savoureuse de son plaisir. Mais comme les nouveaux décorés qui, dès qu’ils le sont, voudraient voir se fermer aussitôt le robinet des croix, Mme Bontemps eût souhaité qu’après elle personne de son monde à elle ne fût présenté à la princesse. Elle maudissait intérieurement le goût dépravé de Swann qui lui faisait, pour réaliser une misérable bizarrerie esthétique, dissiper d’un seul coup toute la poudre qu’elle avait jetée aux yeux des Cottard en leur parlant de la duchesse de Vendôme. Comment allait-elle même oser annoncer à son mari que le professeur et sa femme allaient à leur tour avoir leur part de ce plaisir qu’elle lui avait vanté comme unique ? Encore si les Cottard avaient pu savoir qu’ils n’étaient pas invités pour de bon, mais pour l’amusement. Il est vrai que les Bontemps l’avaient été de même, mais Swann ayant pris à l’aristocratie cet éternel donjuanisme qui entre deux femmes de rien fait croire à chacune que ce n’est qu’elle qu’on aime sérieusement, avait parlé à Mme Bontemps de la duchesse de Vendôme comme d’une personne avec qui il était tout indiqué qu’elle dînât. « Oui, nous comptons inviter la princesse avec les Cottard, dit, quelques semaines plus tard Mme Swann, mon mari croit que cette conjonction pourra donner quelque chose d’amusant » car si elle avait gardé du « petit noyau » certaines habitudes chères à Mme Verdurin, comme de crier très fort pour être entendue de tous les fidèles, en revanche, elle employait certaines expressions – comme « conjonction » – chères au milieu Guermantes duquel elle subissait ainsi à distance et à son insu, comme la mer le fait pour la lune, l’attraction, sans pourtant se rapprocher sensiblement de lui. « Oui, les Cottard et la duchesse de Vendôme, est-ce que vous ne trouvez pas que cela sera drôle ? » demanda Swann. « Je crois que ça marchera très mal et que ça ne vous attirera que des ennuis, il ne faut pas jouer avec le feu », répondit Mme Bontemps, furieuse. Elle et son mari furent, d’ailleurs, ainsi que le prince d’Agrigente, invités à ce dîner, que Mme Bontemps et Cottard eurent deux manières de raconter, selon les personnes à qui ils s’adressaient. Aux uns, Mme Bontemps de son côté, Cottard du sien, disaient négligemment quand on leur demandait qui il y avait d’autre au dîner : « Il n’y avait que le prince d’Agrigente, c’était tout à fait intime. » Mais d’autres, risquaient d’être mieux informés (même une fois quelqu’un avait dit à Cottard : « Mais est-ce qu’il n’y avait pas aussi les Bontemps ? – Je les oubliais », avait en rougissant répondu Cottard au maladroit qu’il classa désormais dans la catégorie des mauvaises langues). Pour ceux-là les Bontemps et les Cottard adoptèrent chacun sans s’être consultés une version dont le cadre était identique et où seuls leurs noms respectifs étaient interchangés. Cottard disait : « Eh bien, il y avait seulement les maîtres de maison, le duc et la duchesse de Vendôme – (en souriant avantageusement) le professeur et Mme Cottard, et, ma foi, du diable si on a jamais su pourquoi, car ils allaient là comme des cheveux sur la soupe, M. et Mme Bontemps. » Mme Bontemps récitait exactement le même morceau, seulement c’était M. et Mme Bontemps qui étaient nommés avec une emphase satisfaite, entre la duchesse de Vendôme et le prince d’Agrigente, et les pelés qu’à la fin elle accusait de s’être invités eux-mêmes et qui faisaient tache, c’était les Cottard.

De ses visites Swann rentrait souvent assez peu de temps avant le dîner. À ce moment de six heures du soir où jadis il se sentait si malheureux, il ne se demandait plus ce qu’Odette pouvait être en train de faire et s’inquiétait peu qu’elle eût du monde chez elle, ou fût sortie. Il se rappelait parfois qu’il avait, bien des années auparavant, essayé un jour de lire à travers l’enveloppe une lettre adressée par Odette à Forcheville. Mais ce souvenir ne lui était pas agréable et, plutôt que d’approfondir la honte qu’il ressentait, il préférait se livrer à une petite grimace du coin de la bouche complétée au besoin d’un hochement de tête qui signifiait : « Qu’est-ce que ça peut me faire ? » Certes, il estimait maintenant que l’hypothèse à laquelle il s’était souvent arrêté jadis et d’après quoi c’étaient les imaginations de sa jalousie qui seules noircissaient la vie, en réalité innocente d’Odette, que cette hypothèse (en somme bienfaisante puisque tant qu’avait duré sa maladie amoureuse elle avait diminué ses souffrances en les faisant paraître imaginaires) n’était pas la vraie, que c’était sa jalousie qui avait vu juste, et que si Odette l’avait aimé plus qu’il n’avait cru, elle l’avait aussi trompé davantage. Autrefois pendant qu’il souffrait tant, il s’était juré que, dès qu’il n’aimerait plus Odette et ne craindrait plus de la fâcher ou de lui faire croire qu’il l’aimait trop, il se donnerait la satisfaction d’élucider avec elle, par simple amour de la vérité et comme un point d’histoire, si oui ou non Forcheville était couché avec elle le jour où il avait sonné et frappé au carreau sans qu’on lui ouvrît, et où elle avait écrit à Forcheville que c’était un oncle à elle qui était venu. Mais le problème si intéressant qu’il attendait seulement la fin de sa jalousie pour tirer au clair avait précisément perdu tout intérêt aux yeux de Swann, quand il avait cessé d’être jaloux. Pas immédiatement pourtant. Il n’éprouvait déjà plus de jalousie à l’égard d’Odette, que le jour des coups frappés en vain par lui l’après-midi à la porte du petit hôtel de la rue Lapérouse, avait continué à en exciter chez lui. C’était comme si la jalousie, pareille un peu en cela à ces maladies qui semblent avoir leur siège, leur source de contagionnement, moins dans certaines personnes que dans certains lieux, dans certaines maisons, n’avait pas eu tant pour objet Odette elle-même que ce jour, cette heure du passé perdu où Swann avait frappé à toutes les entrées de l’hôtel d’Odette. On aurait dit que ce jour, cette heure avaient seuls fixé quelques dernières parcelles de la personnalité amoureuse que Swann avait eue autrefois et qu’il ne les retrouvait plus que là. Il était depuis longtemps insoucieux qu’Odette l’eût trompé et le trompât encore. Et pourtant il avait continué pendant quelques années à rechercher d’anciens domestiques d’Odette, tant avait persisté chez lui la douloureuse curiosité de savoir si ce jour-là, tellement ancien, à six heures, Odette était couchée avec Forcheville. Puis cette curiosité elle-même avait disparu, sans pourtant que ses investigations cessassent. Il continuait à tâcher d’apprendre ce qui ne l’intéressait plus, parce que son moi ancien, parvenu à l’extrême décrépitude, agissait encore machinalement, selon des préoccupations abolies au point que Swann ne réussissait même plus à se représenter cette angoisse, si forte pourtant autrefois qu’il ne pouvait se figurer alors qu’il s’en délivrât jamais et que seule la mort de celle qu’il aimait (la mort qui, comme le montrera plus loin, dans ce livre, une cruelle contre-épreuve, ne diminue en rien les souffrances de la jalousie) lui semblait capable d’aplanir pour lui la route, entièrement barrée, de sa vie.

Mais éclaircir un jour les faits de la vie d’Odette auxquels il avait dû ces souffrances n’avait pas été le seul souhait de Swann ; il avait mis en réserve aussi celui de se venger d’elles, quand n’aimant plus Odette il ne la craindrait plus ; or, d’exaucer ce second souhait, l’occasion se présentait justement car Swann aimait une autre femme, une femme qui ne lui donnait pas de motifs de jalousie mais pourtant de la jalousie parce qu’il n’était plus capable de renouveler sa façon d’aimer, et que c’était celle dont il avait usé pour Odette qui lui servait encore pour une autre. Pour que la jalousie de Swann renaquît, il n’était pas nécessaire que cette femme fût infidèle, il suffisait que pour une raison quelconque elle fût loin de lui, à une soirée par exemple, et eût paru s’y amuser. C’était assez pour réveiller en lui l’ancienne angoisse, lamentable et contradictoire excroissance de son amour, et qui éloignait Swann de ce qu’elle était comme un besoin d’atteindre (le sentiment réel que cette jeune femme avait pour lui, le désir caché de ses journées, le secret de son cœur), car entre Swann et celle qu’il aimait cette angoisse interposait un amas réfractaire de soupçons antérieurs, ayant leur cause en Odette, ou en telle autre peut-être qui avait précédé Odette, et qui ne permettait plus à l’amant vieilli de connaître sa maîtresse d’aujourd’hui qu’à travers le fantôme ancien et collectif de la « femme qui excitait sa jalousie » dans lequel il avait arbitrairement incarné son nouvel amour. Souvent pourtant Swann l’accusait, cette jalousie, de le faire croire à des trahisons imaginaires ; mais alors il se rappelait qu’il avait fait bénéficier Odette du même raisonnement et à tort. Aussi tout ce que la jeune femme qu’il aimait faisait aux heures où il n’était pas avec elle cessait de lui paraître innocent. Mais alors qu’autrefois, il avait fait le serment, si jamais il cessait d’aimer celle qu’il ne devinait pas devoir être un jour sa femme, de lui manifester implacablement son indifférence, enfin sincère, pour venger son orgueil longtemps humilié, ces représailles qu’il pouvait exercer maintenant sans risques (car que pouvait lui faire d’être pris au mot et privé de ces tête-à-tête avec Odette qui lui étaient jadis si nécessaires), ces représailles il n’y tenait plus ; avec l’amour avait disparu le désir de montrer qu’il n’avait plus d’amour. Et lui qui, quand il souffrait par Odette, eût tant désiré de lui laisser voir un jour qu’il était épris d’une autre, maintenant qu’il l’aurait pu, il prenait mille précautions pour que sa femme ne soupçonnât pas ce nouvel amour.

Ce ne fut pas seulement à ces goûters, à cause desquels j’avais eu autrefois la tristesse de voir Gilberte me quitter et rentrer plus tôt, que désormais je pris part, mais les sorties qu’elle faisait avec sa mère, soit pour aller en promenade ou à une matinée, et qui en l’empêchant de venir aux Champs-Élysées m’avaient privé d’elle, les jours où je restais seul le long de la pelouse ou devant les chevaux de bois, ces sorties maintenant M. et Mme Swann m’y admettaient, j’avais une place dans leur landau et même c’était à moi qu’on demandait si j’aimais mieux aller au théâtre, à une leçon de danse chez une camarade de Gilberte, à une réunion mondaine chez des amies des Swann (ce que celle-ci appelait « un petit meeting ») ou visiter les Tombeaux de Saint-Denis.

Ces jours où je devais sortir avec les Swann, je venais chez eux pour le déjeuner, que Mme Swann appelait le lunch ; comme on n’était invité que pour midi et demi et qu’à cette époque mes parents déjeunaient à onze heures un quart, c’est après qu’ils étaient sortis de table que je m’acheminais vers ce quartier luxueux, assez solitaire à toute heure, mais particulièrement à celle-là où tout le monde était rentré. Même l’hiver et par la gelée s’il faisait beau, tout en resserrant de temps à autre le nœud d’une magnifique cravate de chez Charvet et en regardant si mes bottines vernies ne se salissaient pas, je me promenais de long en large dans les avenues en attendant midi vingt-sept. J’apercevais de loin, dans le jardinet des Swann, le soleil qui faisait étinceler comme du givre les arbres dénudés. Il est vrai que ce jardinet n’en possédait que deux. L’heure indue faisait nouveau le spectacle. À ces plaisirs de nature (qu’avivait la suppression de l’habitude, et même la faim), la perspective émotionnante de déjeuner chez Mme Swann se mêlait, elle ne les diminuait pas, mais les dominant les asservissait, en faisait des accessoires mondains ; de sorte que si, à cette heure où d’ordinaire je ne les percevais pas, il me semblait découvrir le beau temps, le froid, la lumière hivernale, c’était comme une sorte de préface aux œufs à la crème, comme une patine, un rose et frais glacis ajoutés au revêtement de cette chapelle mystérieuse qu’était la demeure de Mme Swann et au cœur de laquelle il y avait au contraire tant de chaleur, de parfums et de fleurs.

À midi et demi, je me décidais enfin à entrer dans cette maison qui, comme un gros soulier de Noël, me semblait devoir m’apporter de surnaturels plaisirs. (Le nom de Noël était du reste inconnu à Mme Swann et à Gilberte qui l’avaient remplacé par celui de Christmas, et ne parlaient que du pudding de Christmas, de ce qu’on leur avait donné pour leur Christmas, de s’absenter – ce qui me rendait fou de douleur – pour Christmas. Même à la maison, je me serais cru déshonoré en parlant de Noël et je ne disais plus que Christmas, ce que mon père trouvait extrêmement ridicule.)

Je ne rencontrais d’abord qu’un valet de pied qui, après m’avoir fait traverser plusieurs grands salons, m’introduisait dans un tout petit, vide, que commençait déjà à faire rêver l’après-midi bleu de ses fenêtres ; je restais seul en compagnie d’orchidées, de roses et de violettes qui – pareilles à des personnes qui attendent à côté de vous mais ne vous connaissent pas – gardaient un silence que leur individualité de choses vivantes rendait plus impressionnant et recevaient frileusement la chaleur d’un feu incandescent de charbon, précieusement posé derrière une vitrine de cristal, dans une cuve de marbre blanc où il faisait écouler de temps à autre ses dangereux rubis.

Je m’étais assis, mais je me levais précipitamment en entendant ouvrir la porte ; ce n’était qu’un second valet de pied, puis un troisième, et le mince résultat auquel aboutissaient leurs allées et venues inutilement émouvantes était de remettre un peu de charbon dans le feu ou d’eau dans les vases. Ils s’en allaient, je me retrouvais seul, une fois refermée la porte que Mme Swann finirait bien par ouvrir. Et, certes, j’eusse été moins troublé dans un antre magique que dans ce petit salon d’attente où le feu me semblait procéder à des transmutations, comme dans le laboratoire de Klingsor. Un nouveau bruit de pas retentissait, je ne me levais pas, ce devait être encore un valet de pied, c’était M. Swann. « Comment ? vous êtes seul ? Que voulez-vous, ma pauvre femme n’a jamais pu savoir ce que c’est que l’heure. Une heure moins dix. Tous les jours c’est plus tard, et vous allez voir, elle arrivera sans se presser en croyant qu’elle est en avance. » Et comme il était resté neuro-arthritique, et devenu un peu ridicule, avoir une femme si inexacte qui rentrait tellement tard du Bois, qui s’oubliait chez sa couturière, et n’était jamais à l’heure pour le déjeuner, cela inquiétait Swann pour son estomac, mais le flattait dans son amour-propre.

Il me montrait des acquisitions nouvelles qu’il avait faites et m’en expliquait l’intérêt, mais l’émotion, jointe au manque d’habitude d’être encore à jeun à cette heure-là, tout en agitant mon esprit y faisait le vide, de sorte que, capable de parler, je ne l’étais pas d’entendre. D’ailleurs les œuvres que possédait Swann, il suffisait pour moi qu’elles fussent situées chez lui, y fissent partie de l’heure délicieuse qui précédait le déjeuner. La Joconde se serait trouvée là qu’elle ne m’eût pas fait plus de plaisir qu’une robe de chambre de Mme Swann, ou ses flacons de sel.

Je continuais à attendre, seul, ou avec Swann et souvent Gilberte, qui était venue nous tenir compagnie. L’arrivée de Mme Swann, préparée par tant de majestueuses entrées, me paraissait devoir être quelque chose d’immense. J’épiais chaque craquement. Mais on ne trouve jamais aussi hauts qu’on les avait espérés une cathédrale, une vague dans la tempête, le bond d’un danseur ; après ces valets de pied en livrée, pareils aux figurants dont le cortège, au théâtre, prépare, et par là même diminue l’apparition finale de la reine, Mme Swann entrant furtivement en petit paletot de loutre, sa voilette baissée sur un nez rougi par le froid, ne tenait pas les promesses prodiguées dans l’attente à mon imagination.

Mais si elle était restée toute la matinée chez elle, quand elle arrivait dans le salon, c’était vêtue d’un peignoir en crêpe de Chine de couleur claire qui me semblait plus élégant que toutes les robes.

Quelquefois les Swann se décidaient à rester à la maison tout l’après-midi. Et alors, comme on avait déjeuné si tard, je voyais bien vite sur le mur du jardinet décliner le soleil de ce jour qui m’avait paru devoir être différent des autres, et les domestiques avaient beau apporter des lampes de toutes les grandeurs et de toutes les formes, brûlant chacune sur l’autel consacré d’une console, d’un guéridon, d’une « encoignure » ou d’une petite table, comme pour la célébration d’un culte inconnu, rien d’extraordinaire ne naissait de la conversation, et je m’en allais déçu, comme on l’est souvent dès l’enfance après la messe de minuit.

Mais ce désappointement-là n’était guère que spirituel. Je rayonnais de joie dans cette maison où Gilberte, quand elle n’était pas encore avec nous, allait entrer, et me donnerait dans un instant, pour des heures, sa parole, son regard attentif et souriant tel que je l’avais vu pour la première fois à Combray. Tout au plus étais-je un peu jaloux en la voyant souvent disparaître dans de grandes chambres auxquelles on accédait par un escalier intérieur. Obligé de rester au salon, comme l’amoureux d’une actrice qui n’a que son fauteuil à l’orchestre et rêve avec inquiétude de ce qui se passe dans les coulisses, au foyer des artistes, je posai à Swann, au sujet de cette autre partie de la maison, des questions savamment voilées, mais sur un ton duquel je ne parvins pas à bannir quelque anxiété. Il m’expliqua que la pièce où allait Gilberte était la lingerie, s’offrit à me la montrer et me promit que chaque fois que Gilberte aurait à s’y rendre il la forcerait à m’y emmener. Par ces derniers mots et la détente qu’ils me procurèrent, Swann supprima brusquement pour moi une de ces affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme que nous aimons nous apparaît si lointaine. À ce moment-là, j’éprouvai pour lui une tendresse que je crus plus profonde que ma tendresse pour Gilberte. Car maître de sa fille, il me la donnait et elle, elle se refusait parfois, je n’avais pas directement sur elle ce même empire qu’indirectement par Swann. Enfin elle, je l’aimais et ne pouvais par conséquent la voir sans ce trouble, sans ce désir de quelque chose de plus, qui ôte, auprès de l’être qu’on aime, la sensation d’aimer.

Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison, nous allions nous promener. Parfois, avant d’aller s’habiller, Mme Swann se mettait au piano. Ses belles mains, sortant des manches roses, ou blanches, souvent de couleurs très vives, de sa robe de chambre de crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même mélancolie qui était dans ses yeux et n’était pas dans son cœur. Ce fut un de ces jours-là qu’il lui arriva de me jouer la partie de la Sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée. Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire « entendre pour la première fois ». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et, à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin. Seulement je n’avais encore, jusqu’à ce jour, rien entendu de cette Sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées. Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Mme Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes). Mais bien plus, même quand j’eus écouté la Sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette Sonate, je ne la possédai jamais tout entière : elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur. Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte ; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu – comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate – pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de la comprendre, les fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs-d’œuvre un progrès sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des esprits, largement composée aujourd’hui de ce qui était introuvable quand le chef-d’œuvre parut, c’est-à-dire d’êtres capables de l’aimer. Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’œuvre. Il faut que l’œuvre (en ne tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui à la même époque peuvent parallèlement préparer pour l’avenir un public meilleur dont d’autres génies que lui bénéficieront) crée elle-même sa postérité. Si donc l’œuvre était tenue en réserve, n’était connue que de la postérité, celle-ci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus tard. Aussi faut-il que l’artiste – et c’est ce qu’avait fait Vinteuil – s’il veut que son œuvre puisse suivre sa route, la lance, là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir. Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefs-d’œuvre, si n’en pas tenir compte est l’erreur des mauvais juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des bons. Sans doute, il est aisé de s’imaginer, dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses à l’horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu jusqu’ici dans la peinture ou la musique respectaient tout de même certaines règles et que ce qui est immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère outrageusement de ce qui a précédé. C’est que ce qui a précédé, on le considère sans tenir compte qu’une longue assimilation l’a converti pour nous en une matière variée sans doute, mais somme toute homogène, où Hugo voisine avec Molière. Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des changements qu’il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré devant nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne sont pas vrais, et être obligé pour une œuvre d’art de faire entrer dans le total de sa beauté le facteur du temps mêle à notre jugement quelque chose d’aussi hasardeux et par là aussi dénué d’intérêt véritable, que toute prophétie dont la non-réalisation n’impliquera nullement la médiocrité d’esprit du prophète, car ce qui appelle à l’existence les possibles ou les en exclut n’est pas forcément de la compétence du génie ; on peut en avoir eu et ne pas avoir cru à l’avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en étant grand psychologue, à la fausseté d’une maîtresse ou d’un ami, dont de plus médiocres eussent prévu les trahisons.

Si je ne compris pas la Sonate, je fus ravi d’entendre jouer Mme Swann. Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux, comme ses chrysanthèmes, faire partie d’un tout individuel et mystérieux, dans un monde infiniment supérieur à celui où la raison peut analyser le talent. « N’est-ce pas que c’est beau cette Sonate de Vinteuil ? me dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur. Avouez que c’est bien joli ; il y a là tout le côté statique du clair de lune, qui est le côté essentiel. Ce n’est pas extraordinaire qu’une cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C’est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase, c’est le bois de Boulogne tombé en catalepsie. Au bord de la mer c’est encore plus frappant, parce qu’il y a les réponses faibles des vagues que naturellement on entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer. À Paris c’est le contraire ; c’est tout au plus si on remarque ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un incendie sans couleurs et sans danger, cette espèce d’immense fait divers deviné. Mais dans la petite phrase de Vinteuil, et du reste dans toute la Sonate, ce n’est pas cela, cela se passe au Bois, dans le gruppetto on entend distinctement la voix de quelqu’un qui dit : « On pourrait presque lire son journal. » Ces paroles de Swann auraient pu fausser, pour plus tard, ma compréhension de la Sonate, la musique étant trop peu exclusive pour écarter absolument ce qu’on nous suggère d’y trouver. Mais je compris par d’autres propos de lui que ces feuillages nocturnes étaient tout simplement ceux sous l’épaisseur desquels, dans maint restaurant des environs de Paris, il avait entendu, bien des soirs, la petite phrase. Au lieu du sens profond qu’il lui avait si souvent demandé, ce qu’elle rapportait à Swann, c’était ces feuillages rangés, enroulés, peints autour d’elle (et qu’elle lui donnait le désir de revoir parce qu’elle lui semblait leur être intérieure comme une âme), c’était tout un printemps dont il n’avait pu jouir autrefois, n’ayant pas, fiévreux et chagrin comme il était alors, assez de bien-être pour cela, et que (comme on fait, pour un malade, des bonnes choses qu’il n’a pu manger) elle lui avait gardé. Les charmes que lui avaient fait éprouver certaines nuits dans le Bois et sur lesquels la Sonate de Vinteuil pouvait le renseigner, il n’aurait pu à leur sujet interroger Odette, qui pourtant l’accompagnait comme la petite phrase. Mais Odette était seulement à côté de lui alors (non en lui comme le motif de Vinteuil) – ne voyant donc point – Odette eût-elle été mille fois plus compréhensive – ce qui, pour nul de nous (du moins j’ai cru longtemps que cette règle ne souffrait pas d’exceptions), ne peut s’extérioriser. « C’est au fond assez joli, n’est-ce pas, dit Swann, que le son puisse refléter comme l’eau, comme une glace. Et remarquez que la phrase de Vinteuil ne me montre que tout ce à quoi je ne faisais pas attention à cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait l’échange. – Charles, il me semble que ce n’est pas très aimable pour moi tout ce que vous me dites là. – Pas aimable ! Les femmes sont magnifiques ! Je voulais dire simplement à ce jeune homme que ce que la musique montre – du moins à moi – ce n’est pas du tout la « Volonté en soi » et la « Synthèse de l’infini », mais, par exemple, le père Verdurin en redingote dans le Palmarium du Jardin d’Acclimatation. Mille fois, sans sortir de ce salon, cette petite phrase m’a emmené dîner à Armenonville avec elle. Mon Dieu, c’est toujours moins ennuyeux que d’y aller avec Mme de Cambremer. » Mme Swann se mit à rire : « C’est une dame qui passe pour avoir été très éprise de Charles », m’expliqua-t-elle du même ton dont, un peu avant, en parlant de Ver Meer de Delft, que j’avais été étonné de voir qu’elle connaissait, elle m’avait répondu : « C’est que je vous dirai que Monsieur s’occupait beaucoup de ce peintre-là au moment où il me faisait la cour. N’est-ce pas, mon petit Charles ? – Ne parlez pas à tort et à travers de Mme de Cambremer, dit Swann, dans le fond très flatté. – Mais je ne fais que répéter ce qu’on m’a dit. D’ailleurs il paraît qu’elle est très intelligente, je ne la connais pas. Je la crois très « pushing », ce qui m’étonne d’une femme intelligente. Mais tout le monde dit qu’elle a été folle de vous, cela n’a rien de froissant. » Swann garda un mutisme de sourd, qui était une espèce de confirmation, et une preuve de fatuité. « Puisque ce que je joue vous rappelle le Jardin d’Acclimatation, reprit Mme Swann en faisant par plaisanterie semblant d’être piquée, nous pourrions le prendre tantôt comme but de promenade si ça amuse ce petit. Il fait très beau et vous retrouveriez vos chères impressions ! À propos du Jardin d’Acclimatation, vous savez, ce jeune homme croyait que nous aimions beaucoup une personne que je « coupe » au contraire aussi souvent que je peux, MmeBlatin ! Je trouve très humiliant pour nous qu’elle passe pour notre amie. Pensez que le bon docteur Cottard qui ne dit jamais de mal de personne déclare lui-même qu’elle est infecte. – Quelle horreur ! Elle n’a pour elle que de ressembler tellement à Savonarole. C’est exactement le portrait de Savonarole par Fra Bartolomeo. » Cette manie qu’avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la peinture était défendable, car même ce que nous appelons l’expression individuelle est – comme on s’en rend compte avec tant de tristesse quand on aime et qu’on voudrait croire à la réalité unique de l’individu – quelque chose de général, et a pu se rencontrer à différentes époques. Mais si on avait écouté Swann, les cortèges des rois mages, déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisit les Médicis, l’eussent été davantage encore puisqu’ils eussent contenu les portraits d’une foule d’hommes, contemporains non de Gozzoli mais de Swann, c’est-à-dire postérieurs non plus seulement de quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. Il n’y avait pas selon Swann, dans ces cortèges, un seul Parisien de marque qui manquât, comme dans cet acte d’une pièce de Sardou où, par amitié pour l’auteur et la principale interprète, par mode aussi, toutes les notabilités parisiennes, de célèbres médecins, des hommes politiques, des avocats, vinrent pour s’amuser, chacun un soir, figurer sur la scène. « Mais quel rapport a-t-elle avec le Jardin d’Acclimatation ? – Tous ! – Quoi, vous croyez qu’elle a un derrière bleu ciel comme les singes ? – Charles, vous êtes d’une inconvenance ! – Non, je pensais au mot que lui a dit le Cynghalais. – Racontez-le-lui, c’est vraiment « un beau mot ». – C’est idiot. Vous savez que MmeBlatin aime à interpeller tout le monde d’un air qu’elle croit aimable et qui est surtout protecteur. – Ce que nos bons voisins de la Tamise appellent patronising, interrompit Odette. – Elle est allée dernièrement au Jardin d’Acclimatation où il y a des noirs, des Cynghalais, je crois, a dit ma femme, qui est beaucoup plus forte en ethnographie que moi. – Allons, Charles, ne vous moquez pas. – Mais je ne me moque nullement. Enfin, elle s’adresse à un de ces noirs : « Bonjour, négro ! » – C’est un rien ! – En tous cas ce qualificatif ne plut pas au noir. « Moi négro, dit-il avec colère à MmeBlatin, mais toi, chameau ! » – Je trouve cela très drôle ! J’adore cette histoire. N’est-ce pas que c’est « beau » ? On voit bien la mère Blatin : « Moi négro, mais toi chameau ! » Je manifestai un extrême désir d’aller voir ces Cynghalais dont l’un avait appelé MmeBlatin : chameau. Ils ne m’intéressaient pas du tout. Mais je pensais que pour aller au Jardin d’Acclimatation et en revenir nous traverserions cette allée des Acacias où j’avais tant admiré Mme Swann, et que peut-être le mulâtre ami de Coquelin, à qui je n’avais jamais pu me montrer saluant Mme Swann, me verrait assis à côté d’elle au fond d’une victoria.

Pendant ces minutes où Gilberte, partie se préparer, n’était pas dans le salon avec nous, M. et Mme Swann se plaisaient à me découvrir les rares vertus de leur fille. Et tout ce que j’observais semblait prouver qu’ils disaient vrai ; je remarquais que, comme sa mère me l’avait raconté, elle avait non seulement pour ses amies, mais pour les domestiques, pour les pauvres, des attentions délicates, longuement méditées, un désir de faire plaisir, une peur de mécontenter, se traduisant par de petites choses qui souvent lui donnaient beaucoup de mal. Elle avait fait un ouvrage pour notre marchande des Champs-Élysées et sortit par la neige pour le lui remettre elle-même et sans un jour de retard. « Vous n’avez pas idée de ce qu’est son cœur, car elle le cache », disait son père. Si jeune, elle avait l’air bien plus raisonnable que ses parents. Quand Swann parlait des grandes relations de sa femme, Gilberte détournait la tête et se taisait, mais sans air de blâme, car son père ne lui paraissait pas pouvoir être l’objet de la plus légère critique. Un jour que je lui avais parlé de MlleVinteuil, elle me dit :

– Jamais je la connaîtrai, pour une raison, c’est qu’elle n’était pas gentille pour son père, à ce qu’on dit, elle lui faisait de la peine. Vous ne pouvez pas plus comprendre cela que moi, n’est-ce pas, vous qui ne pourriez sans doute pas plus survivre à votre papa que moi au mien, ce qui est du reste tout naturel. Comment oublier jamais quelqu’un qu’on aime depuis toujours !

Et une fois qu’elle était plus particulièrement câline avec Swann, comme je le lui fis remarquer quand il fut loin :

– Oui, pauvre papa, c’est ces jours-ci l’anniversaire de la mort de son père. Vous pouvez comprendre ce qu’il doit éprouver, vous comprenez cela, vous, nous sentons de même sur ces choses-là. Alors, je tâche d’être moins méchante que d’habitude. – Mais il ne vous trouve pas méchante, il vous trouve parfaite. – Pauvre papa, c’est parce qu’il est trop bon.

Ses parents ne me firent pas seulement l’éloge des vertus de Gilberte – cette même Gilberte qui même avant que je l’eusse jamais vue m’apparaissait devant une église, dans un paysage de l’Île-de-France, et qui ensuite m’évoquant non plus mes rêves, mais mes souvenirs, était toujours devant la haie d’épines roses, dans le raidillon que je prenais pour aller du côté de Méséglise ; – comme j’avais demandé à Mme Swann, en m’efforçant de prendre le ton indifférent d’un ami de la famille, curieux des préférences d’une enfant, quels étaient parmi les camarades de Gilberte ceux qu’elle aimait le mieux, Mme Swann me répondit :

– Mais vous devez être plus avancé que moi dans ses confidences, vous qui êtes le grand favori, le grand crack comme disent les Anglais.

Sans doute dans ces coïncidences tellement parfaites, quand la réalité se replie et s’applique sur ce que nous avons si longtemps rêvé, elle nous le cache entièrement, se confond avec lui, comme deux figures égales et superposées qui n’en font plus qu’une, alors qu’au contraire, pour donner à notre joie toute sa signification, nous voudrions garder à tous ces points de notre désir, dans le moment même où nous y touchons – et pour être plus certain que ce soit bien eux – le prestige d’être intangibles. Et la pensée ne peut même pas reconstituer l’état ancien pour le confronter au nouveau, car elle n’a plus le champ libre : la connaissance que nous avons faite, le souvenir des premières minutes inespérées, les propos que nous avons entendus, sont là qui obstruent l’entrée de notre conscience, et commandent beaucoup plus les issues de notre mémoire que celles de notre imagination, ils rétroagissent davantage sur notre passé que nous ne sommes plus maîtres de voir sans tenir compte d’eux, que sur la forme, restée libre, de notre avenir. J’avais pu croire pendant des années qu’aller chez Mme Swann était une vague chimère que je n’atteindrais jamais ; après avoir passé un quart d’heure chez elle, c’est le temps où je ne la connaissais pas qui était devenu chimérique et vague comme un possible que la réalisation d’un autre possible a anéanti. Comment aurais-je encore pu rêver de la salle à manger comme d’un lieu inconcevable, quand je ne pouvais pas faire un mouvement dans mon esprit sans y rencontrer les rayons infrangibles qu’émettait à l’infini derrière lui, jusque dans mon passé le plus ancien, le homard à l’américaine que je venais de manger ? Et Swann avait dû voir, pour ce qui le concernait lui-même, se produire quelque chose d’analogue : car cet appartement où il me recevait pouvait être considéré comme le lieu où étaient venus se confondre, et coïncider, non pas seulement l’appartement idéal que mon imagination avait engendré, mais un autre encore, celui que l’amour jaloux de Swann, aussi inventif que mes rêves, lui avait si souvent décrit, cet appartement commun à Odette et à lui qui lui était apparu si inaccessible, tel soir où Odette l’avait ramené avec Forcheville prendre de l’orangeade chez elle ; et ce qui était venu s’absorber, pour lui, dans le plan de la salle à manger où nous déjeunions, c’était ce paradis inespéré où jadis il ne pouvait sans trouble imaginer qu’il aurait dit à leur maître d’hôtel ces mêmes mots : « Madame est-elle prête ? » que je lui entendais prononcer maintenant avec une légère impatience mêlée de quelque satisfaction d’amour-propre. Pas plus que ne le pouvait sans doute Swann, je n’arrivais à connaître mon bonheur, et quand Gilberte elle-même s’écriait : « Qu’est-ce qui vous aurait dit que la petite fille que vous regardiez, sans lui parler, jouer aux barres serait votre grande amie chez qui vous iriez tous les jours où cela vous plairait », elle parlait d’un changement que j’étais bien obligé de constater du dehors, mais que je ne possédais pas intérieurement, car il se composait de deux états que je ne pouvais, sans qu’ils cessassent d’être distincts l’un de l’autre, réussir à penser à la fois.

Et pourtant cet appartement, parce qu’il avait été si passionnément désiré par la volonté de Swann, devait conserver pour lui quelque douceur, si j’en jugeais par moi pour qui il n’avait pas perdu tout mystère. Ce charme singulier dans lequel j’avais pendant si longtemps supposé que baignait la vie des Swann, je ne l’avais pas entièrement chassé de leur maison en y pénétrant ; je l’avais fait reculer, dompté qu’il était par cet étranger, ce paria que j’avais été et à qui Mlle Swann avançait maintenant gracieusement pour qu’il y prît place un fauteuil délicieux, hostile et scandalisé ; mais tout autour de moi, ce charme, dans mon souvenir, je le perçois encore. Est-ce parce que, ces jours où M. et Mme Swann m’invitaient à déjeuner, pour sortir ensuite avec eux et Gilberte, j’imprimais avec mon regard – pendant que j’attendais seul – sur le tapis, sur les bergères, sur les consoles, sur les paravents, sur les tableaux, l’idée gravée en moi que Mme Swann, ou son mari, ou Gilberte allaient entrer ? Est-ce parce que ces choses ont vécu depuis dans ma mémoire à côté des Swann et ont fini par prendre quelque chose d’eux ? Est-ce que, sachant qu’ils passaient leur existence au milieu d’elles, je faisais de toutes comme les emblèmes de leur vie particulière, de leurs habitudes dont j’avais été trop longtemps exclu pour qu’elles ne continuassent pas à me sembler étrangères même quand on me fit la faveur de m’y mêler ? Toujours est-il que chaque fois que je pense à ce salon que Swann (sans que cette critique impliquât de sa part l’intention de contrarier en rien les goûts de sa femme) trouvait si disparate – parce que tout conçu qu’il était encore dans le goût moitié serre, moitié atelier qui était celui de l’appartement où il avait connu Odette, elle avait pourtant commencé à remplacer dans ce fouillis nombre des objets chinois qu’elle trouvait maintenant un peu « toc », bien « à côté », par une foule de petits meubles tendus de vieilles soies Louis XIV (sans compter les chefs-d’œuvre apportés par Swann de l’hôtel du quai d’Orléans) – il a au contraire dans mon souvenir, ce salon composite, une cohésion, une unité, un charme individuel que n’ont jamais même les ensembles les plus intacts que le passé nous a légués, ni les plus vivants où se marque l’empreinte d’une personne ; car nous seuls pouvons, par la croyance qu’elles ont une existence à elles, donner à certaines choses que nous voyons une âme qu’elles gardent ensuite et qu’elles développent en nous. Toutes les idées que je m’étais faites des heures, différentes de celles qui existent pour les autres hommes, que passaient les Swann dans cet appartement qui était pour le temps quotidien de leur vie ce que le corps est pour l’âme, et qui devait en exprimer la singularité, toutes ces idées étaient réparties, amalgamées – partout également troublantes et indéfinissables – dans la place des meubles, dans l’épaisseur des tapis, dans l’orientation des fenêtres, dans le service des domestiques. Quand, après le déjeuner, nous allions, au soleil, prendre le café, dans la grande baie du salon, tandis que Mme Swann me demandait combien je voulais de morceaux de sucre dans mon café, ce n’était pas seulement le tabouret de soie qu’elle poussait vers moi qui dégageait, avec le charme douloureux que j’avais perçu autrefois – sous l’épine rose, puis à côté du massif de lauriers – dans le nom de Gilberte, l’hostilité que m’avaient témoignée ses parents et que ce petit meuble semblait avoir si bien sue et partagée, que je ne me sentais pas digne et que je me trouvais un peu lâche d’imposer mes pieds à son capitonnage sans défense ; une âme personnelle le reliait secrètement à la lumière de deux heures de l’après-midi, différente de ce qu’elle était partout ailleurs dans le golfe où elle faisait jouer à nos pieds ses flots d’or parmi lesquels les canapés bleuâtres et les vaporeuses tapisseries émergeaient comme des îles enchantées ; et il n’était pas jusqu’au tableau de Rubens accroché au-dessus de la cheminée qui ne possédât lui aussi le même genre et presque la même puissance de charme que les bottines à lacets de M. Swann et ce manteau à pèlerine, dont j’avais tant désiré porter le pareil et que maintenant Odette demandait à son mari de remplacer par un autre, pour être plus élégant, quand je leur faisais l’honneur de sortir avec eux. Elle allait s’habiller elle aussi, bien que j’eusse protesté qu’aucune robe « de ville » ne vaudrait à beaucoup près la merveilleuse robe de chambre de crêpe de Chine ou de soie, vieux rose, cerise, rose Tiepolo, blanche, mauve, verte, rouge, jaune unie ou à dessins, dans laquelle Mme Swann avait déjeuné et qu’elle allait ôter. Quand je disais qu’elle aurait dû sortir ainsi, elle riait, par moquerie de mon ignorance ou plaisir de mon compliment. Elle s’excusait de posséder tant de peignoirs parce qu’elle prétendait qu’il n’y avait que là dedans qu’elle se sentait bien et elle nous quittait pour aller mettre une de ces toilettes souveraines qui s’imposaient à tous, et entre lesquelles pourtant j’étais parfois appelé à choisir celle que je préférais qu’elle revêtit.

Au Jardin d’Acclimatation, que j’étais fier, quand nous étions descendus de voiture, de m’avancer à côté de Mme Swann ! Tandis que dans sa démarche nonchalante elle laissait flotter son manteau, je jetais sur elle des regards d’admiration auxquels elle répondait coquettement par un long sourire. Maintenant si nous rencontrions l’un ou l’autre des camarades, fille ou garçon, de Gilberte, qui nous saluait de loin, j’étais à mon tour regardé par eux comme un de ces êtres que j’avais enviés, un de ces amis de Gilberte qui connaissaient sa famille et étaient mêlés à l’autre partie de sa vie, celle qui ne se passait pas aux Champs-Élysées.

Souvent dans les allées du Bois ou du Jardin d’Acclimatation nous croisions, nous étions salués par telle ou telle grande dame amie des Swann, qu’il lui arrivait de ne pas voir et que lui signalait sa femme. « Charles, vous ne voyez pas Mme de Montmorency ? » et Swann, avec le sourire amical dû à une longue familiarité, se découvrait pourtant largement avec une élégance qui n’était qu’à lui. Quelquefois la dame s’arrêtait, heureuse de faire à Mme Swann une politesse qui ne tirait pas à conséquence et de laquelle on savait qu’elle ne chercherait pas à profiter ensuite, tant Swann l’avait habituée à rester sur la réserve. Elle n’en avait pas moins pris toutes les manières du monde, et si élégante et noble de port que fût la dame, Mme Swann l’égalait toujours en cela ; arrêtée un moment auprès de l’amie que son mari venait de rencontrer, elle nous présentait avec tant d’aisance, Gilberte et moi, gardait tant de liberté et de calme dans son amabilité, qu’il eût été difficile de dire de la femme de Swann ou de l’aristocratique passante laquelle des deux était la grande dame. Le jour où nous étions allés voir les Cynghalais, comme nous revenions, nous aperçûmes, venant dans notre direction et suivie de deux autres qui semblaient l’escorter, une dame âgée, mais encore belle, enveloppée dans un manteau sombre et coiffée d’une petite capote attachée sous le cou par deux brides. « Ah ! voilà quelqu’un qui va vous intéresser », me dit Swann. La vieille dame maintenant à trois pas de nous souriait avec une douceur caressante. Swann se découvrit, Mme Swann s’abaissa en une révérence et voulut baiser la main de la dame pareille à un portrait de Winterhalter qui la releva et l’embrassa. « Voyons, voulez-vous mettre votre chapeau, vous », dit-elle à Swann, d’une grosse voix un peu maussade, en amie familière. « Je vais vous présenter à Son Altesse Impériale », me dit Mme Swann. Swann m’attira un moment à l’écart pendant que Mme Swann causait du beau temps et des animaux nouvellement arrivés au Jardin d’Acclimatation, avec l’Altesse. « C’est la princesse Mathilde, me dit-il, vous savez, l’amie de Flaubert, de Sainte-Beuve, de Dumas. Songez, c’est la nièce de Napoléon Ier ! Elle a été demandée en mariage par Napoléon III et par l’empereur de Russie. Ce n’est pas intéressant ? Parlez-lui un peu. Mais je voudrais qu’elle ne nous fît pas rester une heure sur nos jambes. – J’ai rencontré Taine qui m’a dit que la Princesse était brouillée avec lui, dit Swann. – Il s’est conduit comme un cauchon, dit-elle d’une voix rude et en prononçant le mot comme si ç’avait été le nom de l’évêque contemporain de Jeanne d’Arc. Après l’article qu’il a écrit sur l’Empereur je lui ai laissé une carte avec P.P.C. » J’éprouvais la surprise qu’on a en ouvrant la correspondance de la duchesse d’Orléans, née princesse Palatine. Et, en effet, la princesse Mathilde, animée de sentiments si français, les éprouvait avec une honnête rudesse comme en avait l’Allemagne d’autrefois et qu’elle avait hérités sans doute de sa mère wurtemburgeoise. Sa franchise un peu fruste et presque masculine, elle l’adoucissait, dès qu’elle souriait, de langueur italienne. Et le tout était enveloppé dans une toilette tellement Second Empire que, bien que la princesse la portât seulement sans doute par attachement aux modes qu’elle avait aimées, elle semblait avoir eu l’intention de ne pas commettre une faute de couleur historique et de répondre à l’attente de ceux qui attendaient d’elle l’évocation d’une autre époque. Je soufflai à Swann de lui demander si elle avait connu Musset. « Très peu, Monsieur, répondit-elle d’un air qui faisait semblant d’être fâché, et, en effet, c’était par plaisanterie qu’elle disait Monsieur à Swann, étant fort intime avec lui. Je l’ai eu une fois à dîner. Je l’avais invité pour sept heures. À sept heures et demie, comme il n’était pas là, nous nous mîmes à table. Il arriva à huit heures, me salua, s’assied, ne desserre pas les dents, part après le dîner sans que j’aie entendu le son de sa voix. Il était ivre-mort. Cela ne m’a pas beaucoup encouragée à recommencer. » Nous étions un peu à l’écart, Swann et moi. « J’espère que cette petite séance ne va pas se prolonger, me dit-il, j’ai mal à la plante des pieds. Aussi je ne sais pas pourquoi ma femme alimente la conversation. Après cela c’est elle qui se plaindra d’être fatiguée et moi je ne peux plus supporter ces stations debout. » Mme Swann en effet, qui tenait le renseignement de Mme Bontemps, était en train de dire à la princesse que le gouvernement, comprenant enfin sa goujaterie, avait décidé de lui envoyer une invitation pour assister dans les tribunes à la visite que le tsar Nicolas devait faire le surlendemain aux Invalides. Mais la princesse qui, malgré les apparences, malgré le genre de son entourage composé surtout d’artistes et d’hommes de lettres, était restée au fond, et chaque fois qu’elle avait à agir, nièce de Napoléon : « Oui, Madame, je l’ai reçue ce matin et je l’ai renvoyée au ministre qui doit l’avoir à l’heure qu’il est. Je lui ai dit que je n’avais pas besoin d’invitation pour aller aux Invalides. Si le gouvernement désire que j’y aille, ce ne sera pas dans une tribune, mais dans notre caveau, où est le tombeau de l’Empereur. Je n’ai pas besoin de carte pour cela. J’ai mes clefs. J’entre comme je veux. Le gouvernement n’a qu’à me faire savoir s’il désire que je vienne ou non. Mais si j’y vais, ce sera là ou pas du tout. » À ce moment nous fûmes salués, Mme Swann et moi, par un jeune homme qui lui dit bonjour sans s’arrêter et que je ne savais pas qu’elle connût : Bloch. Sur une question que je lui posai, Mme Swann me dit qu’il lui avait été présenté par Mme Bontemps, qu’il était attaché au Cabinet du ministre, ce que j’ignorais. Du reste, elle ne devait pas l’avoir vu souvent – ou bien elle n’avait pas voulu citer le nom, trouvé peut-être par elle peu « chic », de Bloch – car elle dit qu’il s’appelait M. Moreul. Je lui assurai qu’elle confondait, qu’il s’appelait Bloch. La princesse redressa une traîne qui se déroulait derrière elle et que Mme Swann regardait avec admiration. « C’est justement une fourrure que l’empereur de Russie m’avait envoyée, dit la princesse et comme j’ai été le voir tantôt, je l’ai mise pour lui montrer que cela avait pu s’arranger en manteau. – Il paraît que le prince Louis s’est engagé dans l’armée russe, la princesse va être désolée de ne plus l’avoir près d’elle, dit Mme Swann qui ne voyait pas les signes d’impatience de son mari. – Il avait besoin de cela ! Comme je lui ai dit : Ce n’est pas une raison parce que tu as eu un militaire dans ta famille », répondit la princesse, faisant, avec cette brusque simplicité, allusion à Napoléon Ier. Swann ne tenait plus en place. « Madame, c’est moi qui vais faire l’Altesse et vous demander la permission de prendre congé, mais ma femme a été très souffrante et je ne veux pas qu’elle reste davantage immobile. » Mme Swann refit la révérence et la princesse eut pour nous tous un divin sourire qu’elle sembla amener du passé, des grâces de sa jeunesse, des soirées de Compiègne et qui coula intact et doux sur le visage tout à l’heure grognon, puis elle s’éloigna suivie des deux dames d’honneur qui n’avaient fait, à la façon d’interprètes, de bonnes d’enfants, ou de gardes-malades que ponctuer notre conversation de phrases insignifiantes et d’explications inutiles. « Vous devriez aller écrire votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme Swann ; on ne corne pas de bristol à toutes ces royalties, comme disent les Anglais, mais elle vous invitera si vous vous faites inscrire. »

Parfois dans ces derniers jours d’hiver, nous entrions avant d’aller nous promener dans quelqu’une des petites expositions qui s’ouvraient alors et où Swann, collectionneur de marque, était salué avec une particulière déférence par les marchands de tableaux chez qui elles avaient lieu. Et par ces temps encore froids, mes anciens désirs de partir pour le Midi et Venise étaient réveillés par ces salles où un printemps déjà avancé et un soleil ardent mettaient des reflets violacés sur les Alpilles roses et donnaient la transparence foncée de l’émeraude au Grand Canal. S’il faisait mauvais nous allions au concert ou au théâtre et goûter ensuite dans un « Thé ». Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu’elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons qui servaient ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c’eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l’anglais, moi seul je ne l’avais pas encore appris et étais obligé de le dire à Mme Swann pour qu’elle cessât de faire sur les personnes qui buvaient le thé ou sur celles qui l’apportaient des réflexions que je devinais désobligeantes sans que j’en comprisse, ni que l’individu visé en perdît un seul mot.

Une fois, à propos d’une matinée théâtrale, Gilberte me causa un étonnement profond. C’était justement le jour dont elle m’avait parlé d’avance et où tombait l’anniversaire de la mort de son grand-père. Nous devions, elle et moi, aller entendre avec son institutrice les fragments d’un opéra et Gilberte s’était habillée dans l’intention de se rendre à cette exécution musicale, gardant l’air d’indifférence qu’elle avait l’habitude de montrer pour la chose que nous devions faire, disant que ce pouvait être n’importe quoi pourvu que cela me plût et fût agréable à ses parents. Avant le déjeuner, sa mère nous prit à part pour lui dire que cela ennuyait son père de nous voir aller au concert ce jour-là. Je trouvai que c’était trop naturel. Gilberte resta impassible mais devint pâle d’une colère qu’elle ne put cacher, et ne dit plus un mot. Quand M. Swann revint, sa femme l’emmena à l’autre bout du salon et lui parla à l’oreille. Il appela Gilberte et la prit à part dans la pièce à côté. On entendit des éclats de voix. Je ne pouvais cependant pas croire que Gilberte, si soumise, si tendre, si sage, résistât à la demande de son père, un jour pareil et pour une cause si insignifiante. Enfin Swann sortit en lui disant :

– Tu sais ce que je t’ai dit. Maintenant, fais ce que tu voudras.

La figure de Gilberte resta contractée pendant tout le déjeuner, après lequel nous allâmes dans sa chambre. Puis tout d’un coup, sans une hésitation et comme si elle n’en avait eue à aucun moment : « Deux heures ! s’écria-t-elle, mais vous savez que le concert commence à deux heures et demie. » Et elle dit à son institutrice de se dépêcher.

– Mais, lui dis-je, est-ce que cela n’ennuie pas votre père ?

– Pas le moins du monde.

– Cependant, il avait peur que cela ne semble bizarre à cause de cet anniversaire.

– Qu’est-ce que cela peut me faire ce que les autres pensent ? Je trouve ça grotesque de s’occuper des autres dans les choses de sentiment. On sent pour soi, pas pour le public. Mademoiselle, qui a peu de distractions, se fait une fête d’aller au concert, je ne vais pas l’en priver pour faire plaisir au public.

Elle prit son chapeau.

– Mais Gilberte, lui dis-je en lui prenant le bras, ce n’est pas pour faire plaisir au public, c’est pour faire plaisir à votre père.

– Vous n’allez pas me faire d’observations, j’espère, me cria-t-elle, d’une voix dure et en se dégageant vivement.

Faveur plus précieuse encore que de m’emmener avec eux au Jardin d’Acclimatation ou au concert, les Swann ne m’excluaient même pas de leur amitié avec Bergotte, laquelle avait été à l’origine du charme que je leur avais trouvé quand, avant même de connaître Gilberte, je pensais que son intimité avec le divin vieillard eût fait d’elle pour moi la plus passionnante des amies, si le dédain que je devais lui inspirer ne m’eût pas interdit l’espoir qu’elle m’emmenât jamais avec lui visiter les villes qu’il aimait. Or, un jour, Mme Swann m’invita à un grand déjeuner. Je ne savais pas quels devaient être les convives. En arrivant, je fus, dans le vestibule, déconcerté par un incident qui m’intimida. Mme Swann manquait rarement d’adopter les usages qui passent pour élégants pendant une saison et ne parvenant pas à se maintenir sont bientôt abandonnés (comme beaucoup d’années auparavant elle avait eu son « handsome cab », ou faisait imprimer sur une invitation à déjeuner que c’était « to meet » un personnage plus ou moins important). Souvent ces usages n’avaient rien de mystérieux et n’exigeaient pas d’initiation. C’est ainsi que, mince innovation de ces années-là et importée d’Angleterre, Odette avait fait faire à son mari des cartes où le nom de Charles Swann était précédé de « Mr ». Après la première visite que je lui avais faite, Mme Swann avait corné chez moi un de ces « cartons » comme elle disait. Jamais personne ne m’avait déposé de cartes ; je ressentis tant de fierté, d’émotion, de reconnaissance, que, réunissant tout ce que je possédais d’argent, je commandai une superbe corbeille de camélias et l’envoyai à Mme Swann. Je suppliai mon père d’aller mettre une carte chez elle, mais de s’en faire vite graver d’abord où son nom fût précédé de « Mr ». Il n’obéit à aucune de mes deux prières, j’en fus désespéré pendant quelques jours, et me demandai ensuite s’il n’avait pas eu raison. Mais l’usage du « Mr », s’il était inutile, était clair. Il n’en était pas ainsi d’un autre qui, le jour de ce déjeuner, me fut révélé, mais non pourvu de signification. Au moment où j’allais passer de l’antichambre dans le salon, le maître d’hôtel me remit une enveloppe mince et longue sur laquelle mon nom était écrit. Dans ma surprise, je le remerciai, cependant je regardais l’enveloppe. Je ne savais pas plus ce que j’en devais faire qu’un étranger d’un de ces petits instruments que l’on donne aux convives dans les dîners chinois. Je vis qu’elle était fermée, je craignis d’être indiscret en l’ouvrant tout de suite et je la mis dans ma poche d’un air entendu. Mme Swann m’avait écrit quelques jours auparavant de venir déjeuner « en petit comité ». Il y avait pourtant seize personnes, parmi lesquelles j’ignorais absolument que se trouvât Bergotte. Mme Swann qui venait de me « nommer » comme elle disait à plusieurs d’entre elles, tout à coup, à la suite de mon nom, de la même façon qu’elle venait de le dire (et comme si nous étions seulement deux invités du déjeuner qui devaient être chacun également contents de connaître l’autre), prononça le nom du doux Chantre aux cheveux blancs. Ce nom de Bergotte me fit tressauter comme le bruit d’un revolver qu’on aurait déchargé sur moi, mais instinctivement pour faire bonne contenance je saluai ; devant moi, comme ces prestidigitateurs qu’on aperçoit intacts et en redingote dans la poussière d’un coup de feu d’où s’envole une colombe, mon salut m’était rendu par un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire. J’étais mortellement triste, car ce qui venait d’être réduit en poudre, ce n’était pas seulement le langoureux vieillard, dont il ne restait plus rien, c’était aussi la beauté d’une œuvre immense que j’avais pu loger dans l’organisme défaillant et sacré que j’avais, comme un temple, construit expressément pour elle, mais à laquelle aucune place n’était réservée dans le corps trapu, rempli de vaisseaux, d’os, de ganglions, du petit homme à nez camus et à barbiche noire qui était devant moi. Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage, du moment qu’il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire ; comme n’est plus bonne à rien la solution que nous avions trouvée pour un problème dont nous avions lu incomplètement la donnée et sans tenir compte que le total devait faire un certain chiffre. Le nez et la barbiche étaient des éléments aussi inéluctables et d’autant plus gênants que, me forçant à réédifier entièrement le personnage de Bergotte, ils semblaient encore impliquer, produire, sécréter incessamment un certain genre d’esprit actif et satisfait de soi, ce qui n’était pas de jeu, car cet esprit-là n’avait rien à voir avec la sorte d’intelligence répandue dans ces livres, si bien connus de moi et que pénétrait une douce et divine sagesse. En partant d’eux, je ne serais jamais arrivé à ce nez en colimaçon ; mais en partant de ce nez qui n’avait pas l’air de s’en inquiéter, faisait cavalier seul et « fantaisie », j’allais dans une tout autre direction que l’œuvre de Bergotte, j’aboutirais, semblait-il, à quelque mentalité d’ingénieur pressé, de la sorte de ceux qui quand on les salue croient comme il faut de dire : « Merci et vous » avant qu’on leur ait demandé de leurs nouvelles, et si on leur déclare qu’on a été enchanté de faire leur connaissance, répondent par une abréviation qu’ils se figurent bien portée, intelligente et moderne en ce qu’elle évite de perdre en de vaines formules un temps précieux : « Également ». Sans doute, les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons souvent une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imaginé, le monde visible (qui d’ailleurs n’est pas le monde vrai, nos sens ne possédant pas beaucoup plus le don de la ressemblance que l’imagination, si bien que les dessins enfin approximatifs qu’on peut obtenir de la réalité sont au moins aussi différents du monde vu que celui-ci l’était du monde imaginé). Mais pour Bergotte la gêne du nom préalable n’était rien auprès de celle que me causait l’œuvre connue, à laquelle j’étais obligé d’attacher, comme après un ballon, l’homme à barbiche sans savoir si elle garderait la force de s’élever. Il semblait bien pourtant que ce fût lui qui eût écrit les livres que j’avais tant aimés, car Mme Swann ayant cru devoir lui dire mon goût pour l’un d’eux, il ne montra nul étonnement qu’elle en eût fait part à lui plutôt qu’à un autre convive, et ne sembla pas voir là l’effet d’une méprise ; mais, emplissant la redingote qu’il avait mise en l’honneur de tous ces invités, d’un corps avide du déjeuner prochain, ayant son attention occupée d’autres réalités importantes, ce ne fut que comme à un épisode révolu de sa vie antérieure, et comme si on avait fait allusion à un costume du duc de Guise qu’il eût mis une certaine année à un bal costumé, qu’il sourit en se reportant à l’idée de ses livres, lesquels aussitôt déclinèrent pour moi (entraînant dans leur chute toute la valeur du Beau, de l’univers, de la vie), jusqu’à n’avoir été que quelque médiocre divertissement d’homme à barbiche. Je me disais qu’il avait dû s’y appliquer, mais que s’il avait vécu dans une île entourée par des bancs d’huîtres perlières, il se fût à la place livré avec succès au commerce des perles. Son œuvre ne me semblait plus aussi inévitable. Et alors je me demandais si l’originalité prouve vraiment que les grands écrivains soient des dieux régnant chacun dans un royaume qui n’est qu’à lui, ou bien s’il n’y a pas dans tout cela un peu de feinte, si les différences entre les œuvres ne seraient pas le résultat du travail, plutôt que l’expression d’une différence radicale d’essence entre les diverses personnalités.

Cependant on était passé à table. À côté de mon assiette je trouvai un œillet dont la tige était enveloppée dans du papier d’argent. Il m’embarrassa moins que n’avait fait l’enveloppe remise dans l’antichambre et que j’avais complètement oubliée. L’usage, pourtant aussi nouveau pour moi, me parut plus intelligible quand je vis tous les convives masculins s’emparer d’un œillet semblable qui accompagnait leur couvert et l’introduire dans la boutonnière de leur redingote. Je fis comme eux avec cet air naturel d’un libre penseur dans une église, lequel ne connaît pas la messe, mais se lève quand tout le monde se lève et se met à genoux un peu après que tout le monde s’est mis à genoux. Un autre usage inconnu et moins éphémère me déplut davantage. De l’autre côté de mon assiette il y en avait une plus petite remplie d’une matière noirâtre que je ne savais pas être du caviar. J’étais ignorant de ce qu’il fallait en faire, mais résolu à n’en pas manger.

Bergotte n’était pas placé loin de moi, j’entendais parfaitement ses paroles. Je compris alors l’impression de M. de Norpois. Il avait en effet un organe bizarre ; rien n’altère autant les qualités matérielles de la voix que de contenir de la pensée : la sonorité des diphtongues, l’énergie des labiales, en sont influencées. La diction l’est aussi. La sienne me semblait entièrement différente de sa manière d’écrire et même les choses qu’il disait de celles qui remplissent ses ouvrages. Mais la voix sort d’un masque sous lequel elle ne suffit pas à nous faire reconnaître d’abord un visage que nous avons vu à découvert dans le style. Dans certains passages de la conversation où Bergotte avait l’habitude de se mettre à parler d’une façon qui ne paraissait pas affectée et déplaisante qu’à M. de Norpois, j’ai été long à découvrir une exacte correspondance avec les parties de ses livres où sa forme devenait si poétique et musicale. Alors il voyait dans ce qu’il disait une beauté plastique indépendante de la signification des phrases, et comme la parole humaine est en rapport avec l’âme, mais sans l’exprimer comme fait le style, Bergotte avait l’air de parler presque à contresens, psalmodiant certains mots et, s’il poursuivait au-dessous d’eux une seule image, les filant sans intervalle comme un même son, avec une fatigante monotonie. De sorte qu’un débit prétentieux, emphatique et monotone était le signe de la qualité esthétique de ses propos et l’effet, dans sa conversation, de ce même pouvoir qui produisait dans ses livres la suite des images de l’harmonie. J’avais eu d’autant plus de peine à m’en apercevoir d’abord que ce qu’il disait à ces moments-là, précisément parce que c’était vraiment de Bergotte, n’avait pas l’air d’être du Bergotte. C’était un foisonnement d’idées précises, non incluses dans ce « genre Bergotte » que beaucoup de chroniqueurs s’étaient approprié ; et cette dissemblance était probablement – vue d’une façon trouble à travers la conversation, comme une image derrière un verre fumé – un autre aspect de ce fait que quand on lisait une page de Bergotte, elle n’était jamais ce qu’aurait écrit n’importe lequel de ces plats imitateurs qui pourtant, dans le journal et dans le livre, ornaient leur prose de tant d’images et de pensées « à la Bergotte ». Cette différence dans le style venait de ce que « le Bergotte » était avant tout quelque élément précieux et vrai, caché au cœur de quelque chose, puis extrait d’elle par ce grand écrivain grâce à son génie, extraction qui était le but du doux Chantre et non pas de faire du Bergotte. À vrai dire il en faisait malgré lui puisqu’il était Bergotte, et qu’en ce sens chaque nouvelle beauté de son œuvre était la petite quantité de Bergotte enfouie dans une chose et qu’il en avait tirée. Mais si par là chacune de ces beautés était apparentée avec les autres et reconnaissable, elle restait cependant particulière, comme la découverte qui l’avait mise à jour ; nouvelle, par conséquent différente de ce qu’on appelait le genre Bergotte qui était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes sans génie d’augurer ce qu’il découvrirait ailleurs. Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d’une femme qu’on ne connaît pas encore ; elle est création puisqu’elle s’applique à un objet extérieur auquel ils pensent – et non à soi – et qu’ils n’ont pas encore exprimé. Un auteur de Mémoires, d’aujourd’hui, voulant, sans trop en avoir l’air, faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : « C’était un assez grand homme brun… avec une physionomie vive, ouverte, sortante », mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : « et véritablement un peu folle ». La vraie variété est dans cette plénitude d’éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s’élance, contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que l’imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner de même pour toutes les autres qualités du style) n’est que vide et uniformité, c’est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne peut chez les imitateurs en donner l’illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l’a pas comprise chez les maîtres.

Aussi – de même que la diction de Bergotte eût sans doute charmé si lui-même n’avait été que quelque amateur récitant du prétendu Bergotte, au lieu qu’elle était liée à la pensée de Bergotte en travail et en action par des rapports vitaux que l’oreille ne dégageait pas immédiatement – de même c’était parce que Bergotte appliquait cette pensée avec précision à la réalité qui lui plaisait que son langage avait quelque chose de positif, de trop nourrissant, qui décevait ceux qui s’attendaient à l’entendre parler seulement de « l’éternel torrent des apparences » et des « mystérieux frissons de la beauté ». Enfin la qualité toujours rare et neuve de ce qu’il écrivait se traduisait dans sa conversation par une façon si subtile d’aborder une question, en négligeant tous ses aspects déjà connus, qu’il avait l’air de la prendre par un petit côté, d’être dans le faux, de faire du paradoxe, et qu’ainsi ses idées semblaient le plus souvent confuses, chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres. D’ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l’élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures auxquelles nous ne sommes pas accoutumées, le causeur nous paraît ne parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l’impression d’un manque de vérité. (Au fond les anciennes formes de langage avaient été elles aussi autrefois des images difficiles à suivre quand l’auditeur ne connaissait pas encore l’univers qu’elles peignaient. Mais depuis longtemps on se figure que c’était l’univers réel, on se repose sur lui.) Aussi quand Bergotte, ce qui semble pourtant bien simple aujourd’hui, disait de Cottard que c’était un ludion qui cherchait son équilibre, et de Brichot que « plus encore qu’à Mme Swann le soin de sa coiffure lui donnait de la peine parce que doublement préoccupé de son profil et de sa réputation, il fallait à tout moment que l’ordonnance de la chevelure lui donnât l’air à la fois d’un lion et d’un philosophe », on éprouvait vite de la fatigue et on eût voulu reprendre pied sur quelque chose de plus concret, disait-on pour signifier de plus habituel. Les paroles méconnaissables sorties du masque que j’avais sous les yeux, c’était bien à l’écrivain que j’admirais qu’il fallait les rapporter, elles n’auraient pas su s’insérer dans ses livres à la façon d’un puzzle qui s’encadre entre d’autres, elles étaient dans un autre plan et nécessitaient une transposition moyennant laquelle un jour que je me répétais des phrases que j’avais entendu dire à Bergotte, j’y retrouvai toute l’armature de son style écrit, dont je pus reconnaître et nommer les différentes pièces dans ce discours parlé qui m’avait paru si différent.

À un point de vue plus accessoire, la façon spéciale, un peu trop minutieuse et intense, qu’il avait de prononcer certains mots, certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et qu’il ne disait pas sans une certaine emphase, faisant ressortir toutes leurs syllabes et chanter la dernière (comme pour le mot « visage » qu’il substituait toujours au mot « figure » et à qui il ajoutait un grand nombre de v, d’s, de g, qui semblaient tous exploser de sa main ouverte à ces moments) correspondait exactement à la belle place où dans sa prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d’une sorte de marge et composés de telle façon, dans le nombre total de la phrase, qu’on était obligé, sous peine de faire une faute de mesure, d’y faire compter toute leur « quantité ». Pourtant, on ne retrouvait pas dans le langage de Bergotte certain éclairage qui dans ses livres comme dans ceux de quelques autres auteurs modifie souvent dans la phrase écrite l’apparence des mots. C’est sans doute qu’il vient de grandes profondeurs et n’amène pas ses rayons jusqu’à nos paroles dans les heures où, ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même. À cet égard il y avait plus d’intonations, plus d’accent, dans ses livres que dans ses propos ; accent indépendant de la beauté du style, que l’auteur lui-même n’a pas perçu sans doute, car il n’est pas séparable de sa personnalité la plus intime. C’est cet accent qui, aux moments où, dans ses livres, Bergotte était entièrement naturel, rythmait les mots souvent alors fort insignifiants qu’il écrivait. Cet accent n’est pas noté dans le texte, rien ne l’y indique et pourtant il s’ajoute de lui-même aux phrases, on ne peut pas les dire autrement, il est ce qu’il y avait de plus éphémère et pourtant de plus profond chez l’écrivain, et c’est cela qui portera témoignage sur sa nature, qui dira si malgré toutes les duretés qu’il a exprimées il était doux, malgré toutes les sensualités, sentimental.

Certaines particularités d’élocution qui existaient à l’état de faibles traces dans la conversation de Bergotte ne lui appartenaient pas en propre, car quand j’ai connu plus tard ses frères et ses sœurs, je les ai retrouvées chez eux bien plus accentuées. C’était quelque chose de brusque et de rauque dans les derniers mots d’une phrase gaie, quelque chose d’affaibli et d’expirant à la fin d’une phrase triste. Swann, qui avait connu le Maître quand il était enfant, m’a dit qu’alors on entendait chez lui, tout autant que chez ses frères et sœurs, ces inflexions en quelque sorte familiales, tour à tour cris de violente gaieté, murmures d’une lente mélancolie, et que dans la salle où ils jouaient tous ensemble il faisait sa partie mieux qu’aucun, dans leurs concerts successivement assourdissants et languides. Si particulier qu’il soit, tout ce bruit qui s’échappe des êtres est fugitif et ne leur survit pas. Mais il n’en fut pas ainsi de la prononciation de la famille Bergotte. Car s’il est difficile de comprendre jamais, même dans les Maîtres Chanteurs, comment un artiste peut inventer la musique en écoutant gazouiller les oiseaux, pourtant Bergotte avait transposé et fixé dans sa prose cette façon de traîner sur des mots qui se répètent en clameurs de joie ou qui s’égouttent en tristes soupirs. Il y a dans ses livres telles terminaisons de phrases où l’accumulation des sonorités se prolonge, comme aux derniers accords d’une ouverture d’Opéra qui ne peut pas finir et redit plusieurs fois sa suprême cadence avant que le chef d’orchestre pose son bâton, dans lesquelles je retrouvai plus tard un équivalent musical de ces cuivres phonétiques de la famille Bergotte. Mais pour lui, à partir du moment où il les transporta dans ses livres, il cessa inconsciemment d’en user dans son discours. Du jour où il avait commencé d’écrire et, à plus forte raison, plus tard, quand je le connus, sa voix s’en était désorchestrée pour toujours.

Ces jeunes Bergotte – le futur écrivain et ses frères et sœurs – n’étaient sans doute pas supérieurs, au contraire, à des jeunes gens plus fins, plus spirituels qui trouvaient les Bergotte bien bruyants, voire un peu vulgaires, agaçants dans leurs plaisanteries qui caractérisaient le « genre » moitié prétentieux, moitié bêta, de la maison. Mais le génie, même le grand talent, vient moins d’éléments intellectuels et d’affinement spécial supérieurs à ceux d’autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer. Pour faire chauffer un liquide avec une lampe électrique, il ne s’agit pas d’avoir la plus forte lampe possible, mais une dont le courant puisse cesser d’éclairer, être dérivé et donner, au lieu de lumière, de la chaleur. Pour se promener dans les airs, il n’est pas nécessaire d’avoir l’automobile la plus puissante, mais une automobile qui ne continuant pas de courir à terre et coupant d’une verticale la ligne qu’elle suivait soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie, si médiocre d’ailleurs qu’elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s’y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. Le jour où le jeune Bergotte put montrer au monde de ses lecteurs le salon de mauvais goût où il avait passé son enfance et les causeries pas très drôles qu’il y tenait avec ses frères, ce jour-là il monta plus haut que les amis de sa famille, plus spirituels et plus distingués : ceux-ci dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte ; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de « décoller », il les survolait.

C’était, non plus avec des membres de sa famille, mais avec certains écrivains de son temps que d’autres traits de son élocution lui étaient communs. De plus jeunes qui commençaient à le renier et prétendaient n’avoir aucune parenté intellectuelle avec lui, la manifestaient sans le vouloir en employant les mêmes adverbes, les mêmes prépositions qu’il répétait sans cesse, en construisant les phrases de la même manière, en parlant sur le même ton amorti, ralenti, par réaction contre le langage éloquent et facile d’une génération précédente. Peut-être ces jeunes gens – on en verra qui étaient dans ce cas – n’avaient-ils pas connu Bergotte. Mais sa façon de penser, inoculée en eux, y avait développé ces altérations de la syntaxe et de l’accent qui sont en relation nécessaire avec l’originalité intellectuelle. Relation qui demande à être interprétée d’ailleurs. Ainsi Bergotte, s’il ne devait rien à personne dans sa façon d’écrire, tenait sa façon de parler d’un de ses vieux camarades, merveilleux causeur dont il avait subi l’ascendant, qu’il imitait sans le vouloir dans la conversation, mais qui, lui, étant moins doué, n’avait jamais écrit de livres vraiment supérieurs. De sorte que si l’on s’en était tenu à l’originalité du débit, Bergotte eût été étiqueté disciple, écrivain de seconde main, alors que, influencé par son ami dans le domaine de la causerie, il avait été original et créateur comme écrivain. Sans doute encore pour se séparer de la précédente génération, trop amie des abstractions, des grands lieux communs, quand Bergotte voulait dire du bien d’un livre, ce qu’il faisait valoir, ce qu’il citait c’était toujours quelque scène faisant image, quelque tableau sans signification rationnelle. « Ah ! si ! disait-il, c’est bien ! il y a une petite fille en châle orange, ah ! c’est bien », ou encore : « Oh ! oui, il y a un passage où il y a un régiment qui traverse la ville, ah ! oui, c’est bien ! » Pour le style, il n’était pas tout à fait de son temps (et restait du reste fort exclusivement de son pays, il détestait Tolstoï, George Eliot, Ibsen et Dostoïewski) car le mot qui revenait toujours quand il voulait faire l’éloge d’un style, c’était le mot « doux ». « Si, j’aime, tout de même mieux le Chateaubriand d’Atala que celui de René, il me semble que c’est plus doux. » Il disait ce mot-là comme un médecin à qui un malade assure que le lait lui fait mal à l’estomac et qui répond : « C’est pourtant bien doux. » Et il est vrai qu’il y avait dans le style de Bergotte une sorte d’harmonie pareille à celle pour laquelle les anciens donnaient à certains de leurs orateurs des louanges dont nous concevons difficilement la nature, habitués que nous sommes à nos langues modernes où on ne cherche pas ce genre d’effets.

À l’ombre des jeunes filles en fleurs

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