Читать книгу Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original - Marguerite-Joséphine Weimer - Страница 3

MADEMOISELLE GEORGE 18
PREMIÈRE PARTIE
MANUSCRIT ORIGINAL

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SA NAISSANCE.—SA FAMILLE

Le Journal de Bayeux indique et donne les détails de ma naissance assez originale. Sortie de Bayeux à l'âge de dix mois en compagnie d'une belle et fraîche nourrice normande, nommée Marianne; mon père et ma mère vinrent à Amiens, mon père comme chef d'orchestre, ma mère pour y jouer l'emploi des soubrettes, et mon frère Charles qui, à cinq ans, raclait du violon! Toute petite, on me trouvait, dit-on, assez bien; ma nourrice, fière de son nourrisson, cédait facilement aux instances des premières grandes dames de la ville, qui voulaient avoir tous les jours la petite Mimi, et la comblaient de petits bonnets, etc., la nourrice n'était pas oubliée, ce qui la rendait très docile, et ne se trouvait nullement fatiguée d'avoir tout le jour sur les bras son gros enfant! Arrivée à l'âge de cinq ans, on découvrit en moi quelques dispositions; j'avais déjà une jolie voix, j'étais musicienne par instinct. Comment ne l'aurais-je pas été? mon père Allemand et grand musicien, mon frère ne s'occupant que de son violon; j'étais toujours à chanter et à taper une mauvaise épinette qui me préparait au piano. On faisait peu d'argent au théâtre, mon pauvre père était désolé; il lui vint l'idée de m'apprendre à chanter le rôle de Perrette dans la Petite Victoire, opéra en un acte. Il fut si heureux de voir que sa Mimi s'en tirerait avec succès qu'il mit cet opéra à l'étude; les répétitions prouvèrent que je m'en tirerais bien, et me voilà partie et lancée au théâtre!

Heureux début qui versa dans la caisse une ample moisson, qui vint ranimer le courage de ces pauvres comédiens, car ma tout enfantine apparition fit un effet si merveilleux que l'on donna quarante représentations de suite avec salle comble! Définitivement, j'étais un grand personnage; il était, au fait, assez curieux de voir cette laitière de cinq ans, si petite que, pour le pot au lait que je devais porter sur la tête, ma mère fut obligée de me donner une tasse, et j'avais, ce qui rendait la chose complètement bouffonne, un Guillot et un Colas grands comme don Quichotte. J'ai toujours conservé mon costume, tant tous les souvenirs de l'enfance me sont chers. Hélas! pourquoi sont-ils si doux et si tristes à la fois?

Mon frère, à l'âge de dix ans, tenait sa partie à l'orchestre comme second violon. Ah! nous étions tous au travail. Mon père ne négligeait point notre éducation: pour moi, maître de piano; pour mon frère et moi, maître de langues, de dessin, d'histoire et de danse, s'il vous plaît. Rien ne fut épargné pour suffire à toutes les dépenses. Mon père faisait un peu de commerce; on l'aimait, on l'estimait, et on lui facilitait tous les moyens pour élever avec honneur sa petite famille. Pauvre père! Combien de fois a-t-il passé des nuits à copier de la musique! Il arrivait ainsi à apporter un peu d'aisance dans sa maison, et ma chère toute petite mère, qui était si glorieuse de ses enfants, nous tenait avec un soin et une propreté exemplaires. J'étais très exacte pour mes leçons. Comme directeurs, nous avions notre appartement, je veux dire nos chambres, au théâtre; et, tout en prenant mes leçons, j'entendais l'orchestre, et malgré les réprimandes de mon maître, je courais me dilater dans une loge. Ma bonne Marianne venait, furieuse, m'enlever mon bonheur en me menaçant de le dire à maman, que je craignais plus que mon père. On avait beau me dire que l'on ne voulait pas me mettre au théâtre, que c'était un métier atroce, que l'on m'avait fait jouer pour m'amuser, qu'il n'y fallait plus songer: peine inutile! j'adorais le théâtre, voilà. On vit bien que c'était ma vocation, on céda! On me fit donc jouer dans les opéras, dans la comédie, dans les vaudevilles. Il venait souvent des artistes en représentation à Amiens: Mme Dugazon, du théâtre de l'Opéra-Comique (Feydeau alors) elle joua Nina ou la Folle par amour, ce rôle qui lui fit une si grande réputation et si méritée; c'était bien ce qu'il y avait de plus touchant au monde. Elle avait à lutter contre son physique, à cause de son embonpoint; sa figure était charmante et remplie d'expression, ses yeux ravissants. Elle était sœur de notre Dugazon19, du Théâtre-Français.

Elle joua Camille ou le Souterrain; moi, son fils Adolphe, en petit habit de gros de Naples blanc, écharpe rose, mes grands cheveux tombant en tire-bouchons sur mes épaules. J'étais très gentille; je séduisis Mme Dugazon, qui était la plus excellente et la plus spirituelle femme qu'on pût voir, bonne, simple, ne parlant jamais de son immense talent: les grands et véritables artistes sont vraiment toujours modestes, et remarquez qu'ils ne vous entretiennent jamais de leurs succès.

Une fois, mon père me dit—j'avais peut-être dix ans: «Ma fille, ma bonne Mimi (pauvre père, mon bon Allemand, va! mais nous avons eu le malheur d'avoir un père Allemand pure race; sans cela, qui sait? nous aurions peut-être des hôtels), reste à la cassette une heure seulement; ta mère joue dans la première pièce. Prends le manchon de ta mère, tu aurais froid! Vois bien tout ce qui se passe.—Oui, papa!»—Me voilà installée à la cassette; pourquoi?» pas pour recevoir d'argent. Un temps affreux avant le spectacle, une neige horrible, et, en province où les équipages sont plus que rares, on ne vient guère au théâtre! Pourtant, il arrive quelques personnes, et deux ou trois misérables suppléments. Je m'ennuyais, j'avais faim. Je mets les 15 sols de supplément dans mon manchon et j'envoie une nommée Fanchonnette, qui tenait un poste à côté de moi, chercher six chaussons tout chauds; je régale tout le monde! Mais, le public absent, mon père arrive quand les chaussons viennent d'être dévorés, oh! ciel! et me dit: «Ma bonne Mimi, on ne jouera pas; il faut rendre l'argent.» Rendre l'argent! plutôt les chaussons que nous avions encore dans la gorge! «Ah! mon Dieu! cela sera bien mal; tu te feras du tort. Ne fais pas cela, crois ta Mimi.» Pendant ce petit dialogue, où je tremblais de tous mes membres, oh! bonheur! le temps se calme, et il arrive, il arrive du monde, et l'on joue. Voyez comme l'innocence fut protégée! La leçon fut bonne; pourtant j'avouai ma faute à mon père en lui disant: «Mais j'avais ma petite poquette, papa, et je t'aurais remboursé. C'est une faute, c'est une gourmandise.»

J'avais beaucoup d'amour-propre pour ma petite mère. J'aimais à la voir bien mise; je n'avais guère à souhaiter de ce côté, elle était très soigneuse, très recherchée, et même assez coquette, ma petite mère! Très gentille du reste, pas jolie, mais des cheveux qui touchaient presque à terre, des bras et des mains charmants, une poitrine et des épaules d'une blancheur éblouissante. On pouvait dire: «C'est une charmante petite femme!» Une petite femme très fière; on voyait bien qu'elle était née pour un sort plus brillant, ma pauvre maman. Elle était tombée à un homme excellent, et qui souvent riait avec ma mère de ses grands airs: «Madame la comtesse veut-elle permettre à un roturier de lui offrir le simple bouquet de roses?» Donc, pour voir ma mère très bien mise dans un rôle (je ne me rappelle plus dans quoi) où il fallait fleurs et rubans, je fis emplette de fleurs et rubans: «Je vous payerai cela sur mes petites économies! Ne dites rien à maman. C'est une surprise que je lui fais!—Maman, tiens, comme c'est joli. C'est sur mes économies que je te fais ce présent!» Maman eut l'air de le croire en se disant: «Je payerai sur les économies de ma fille!» La pièce passée, je dis: «Bah! on attendra,» et, à mesure, je puisais dans mon boursicaut pour acheter macarons et chaussons; quand je passais devant les marchands: «Eh! Mimi! quand viendrez-vous donc?—Demain, madame.» Et demain n'arrivait jamais. Je n'osais plus sortir. Un jour, mon père me dit: «Tu as pris tes leçons?—Oui, papa.—Eh bien! ma fille, porte-moi vite cette lettre à la poste.» Il fallait passer devant les marchands; je faisais des détours incroyables. Je finis par tout avouer à mon père en lui disant: «N'en parle pas à maman. Voici ma belle chaîne en cuivre. Vends-la et paye pour moi. C'est par amour-propre pour ta femme que j'ai fait cela; tu me le pardonneras.» Mon bon père, est-ce que je n'étais pas son idole? Aussi, je l'ai rendu le plus heureux possible! N'est-ce pas, mon bon papa? Tu es là-haut; dis, tu n'as jamais eu un reproche à faire à ta Mimi!

Ceci n'est point gaminerie. Je vous ai déjà dit que mon père nous donnait tous les maîtres possibles. C'est donc notre faute si nous n'en avons pas profité. J'étais très forte sur le piano, mais j'étais si craintive que, quand mon père me disait: «Mets-toi là, joue-nous quelque chose,» je me coupais le bout des doigts pour les faire saigner. Ce n'était pas méchanceté, c'était vraiment la peur qui était plus forte que moi; et pourtant il est arrivé souvent que, dans les entr'actes, mon père me faisait exécuter des sonates, mon frère m'accompagnant sur le violon.

On m'entourait, on m'embrassait. «Tu as été bien gentille, Mimi.» Ma mère, qui jouait dans Paul et Virginie, disait: «Elle est mieux dans les grandes actions, elle me fait pleurer en scène; dans les chose gaies, elle est triste et ennuyeuse!» Va pour le pathétique; puis, ces jours-là, on me régalait de bonnes petites tartes. Ah! que tous ces détails étaient amusants! Heureux temps! Charmante joie de l'enfance: combien je vous ai regrettée! Nous n'étions pas riches, mais nous étions si heureux! Toute la famille s'occupait; pouvait-on s'ennuyer jamais? Mon père, ma mère avaient l'estime de tout le monde. Nous étions admis dans les premières sociétés. Pas une fête, pas un bal sans les enfants de Mme George. C'était si divertissant! Songera une autre existence eût attristé nos cours. Mais je dis: «Hélas!» Oui, hélas! Mlle Raucourt20, ma vie d'enfance que je croyais éternelle va finir; ici va commencer une existence brillante, ambitieuse, tourmentée! Artiste de Paris, au premier théâtre du monde! C'est beau et souvent bien triste! Adieu, mon Amiens; adieu, mes promenades sur l'eau, mes danses joyeuses avec mes petites diablesses de camarades. Je reviendrai.—Vous me reverrez, sans doute, élégante; j'arriverai au théâtre en équipage; vous vous presserez tous pour revoir votre petite Mimi.—Eh bien, croyez-le, mes chères amies, la petite Mimi n'oubliera jamais et aimera toujours sa robe d'indienne et ses beaux bas bleus avec les coins d'un bel orange.

Mlle Raucourt était belle, mais très imposante; elle me causait une peur effroyable. Je fuyais quand je l'apercevais. Elle me remarqua sans doute, car elle dit à mon père: «Faites donc approcher votre belle petite sauvage!» Alors je n'ai pu l'éviter, me voilà face à face.

Mlle Raucourt était toute gracieuse, quand elle le voulait bien. Elle prit son air aimable et me demanda si j'aimais la tragédie: «Moi, madame, non; je la déteste.—Ah! ma chère, c'est peu encourageant pour ce que j'ai à vous demander.—Quoi, madame?—Il faut, mon enfant, me jouer Aricie, dans Phèdre!—Je le veux bien, madame, si maman le permet.» Aricie, le petit matelot, ou Biaise et Babet, pour moi, je n'y voyais pas grande différence. Je jouais donc Aricie; le costume grec se mariait assez à ma figure, à ma taille. Mlle Raucourt me trouva quelques intentions tragiques, en vérité. Comment les avais-je? je l'ignore. Ce premier essai fut trop bien pour mon repos, car elle me fit encore jouer Élise, dans Didon. Mon physique lui parut assez tragique pour porter peut-être un jour la couronne. Enfin, Mlle Raucourt était chargée par le ministre de chercher une jeune fille dont elle se chargerait comme élève pour la remplacer, s'il était possible.—Le ministre ferait une pension de douze cents francs jusqu'au jour de ses débuts.

Croyant avoir trouvé en moi cette élève, elle pria mon père de passer chez elle, lui dit ses projets sur moi; tout fut conclu. Ma mère, comme de raison, m'accompagnerait, ma bonne nourrice et ma petite sœur. J'étais enrôlée. Que d'adieux à tous mes bons Amiénois, que de larmes! Comme j'étais un personnage, on me fit faire mes adieux par une représentation extraordinaire: Adèle ou la Chaumière. On se porta en foule au théâtre, et je vous demande si la pauvre petite Mimi a été fêtée. A cette époque, il n'était guère d'usage de redemander, ni de jeter des bouquets; j'eus tous les honneurs, fleurs, redemandage et quantité de boîtes de bonbons. Ce qui me toucha infiniment, les dames m'envoyèrent des petits bijoux très gentils. Tout fini, on s'occupa des préparatifs de départ; ma bonne petite maman renonçait, pour le bonheur futur de sa fille, à son état; mon père se séparait de nous pour la première fois, parti bien douloureux à prendre. Enfin, trois jours après, nous voilà embarqués pour Paris dans un grand berlingot, que par amour-propre on appelle berline! Nous voilà, père, mère, nourrice et sœur. Deux grands jours en route pour faire trente lieues. Nous descendîmes dans un petit hôtel fort modeste, comme vous pensez bien, rue de Thionville, hôtel Thionville, aujourd'hui rue Dauphine.

Arrivée à Paris.—Le Théâtre-Français sous le Consulat.—Les études avec Mlle Raucourt,

Mlle Duchesnois, Mlle Clairon, Mlle Dumesnil.—Les débuts

Le lendemain, notre premier soin fut de nous rendre chez Mlle Raucourt, qui alors habitait aux Champs-Elysées, au bout de l'allée des Veuves, la Chaumière, qui primitivement avait appartenu à la célèbre et belle Mme Tallien; maison couverte de chaume, mais délicieusement coquette et d'une élégance des plus recherchées au dedans. Mlle Raucourt nous fit une réception toute maternelle; il y avait près d'elle Mme de Ponty qu'elle ne quittait jamais, petite femme charmante; sa mère, nous l'avons su depuis, était une dame d'atours de Marie-Antoinette. A la Révolution, Mme de Ponty fut mise en prison en même temps que Mmes Raucourt, Contât, etc.21 C'est dans cette triste demeure qu'une liaison d'amitié s'établit entre Mmes de Ponty et Raucourt, liaison qui n'a fini qu'à la mort de Mlle Raucourt.

On me donna Émilie, de Cinna, à apprendre. Nous voilà tous trois revenant à pied, bien entendu, très enchantés, mes parents surtout. Moi, je n'étais pas si émerveillée que cela. Je songeais toujours à Amiens, à mes opéras! Me voici à étudier cette grande figure, Emilie! Ah! mon Dieu, maman, qu'est-ce que toutes ces grandes tartines-là! Mais je n'y comprends rien, mais je ne pourrai jamais dire cela, moi.

Ne pouvant rester à l'hôtel, quelque modeste qu'il fût, nous cherchâmes un appartement, pardon; je voulais dire une chambre: nous en trouvâmes une. Hôtel du Pérou (le titre était séduisant), rue Croix-des-Petits-Champs. Une grande chambre, ma foi, donnant sur de belles gouttières; un petit cabinet pour ma bonne nourrice et ma petite bebelle! Mais mon bon père fut obligé de nous quitter, et alors que j'ai maudit mon heureuse destinée! Mon père éloigné de nous, il me semblait que nous étions abandonnés, seuls, au milieu de tout le monde inconnu et sans doute bien indifférent.

Adieu, mon bon papa: ne nous laisse pas trop longtemps sans toi; tu sais bien que cela ne peut pas être. Ah! la famille! Comment former d'autres souhaits que celui d'être toujours réunis! Pour moi, le sentiment de famille a toujours prévalu; des caprices, des passions, si vous voulez. Dans les étourdissements de la vie, on dit: «Oui, je sacrifie tout, je quitterai tout!» Mensonges! On quitte tout, on oublie tout; jamais sa famille.

Le lendemain de ce triste départ, nous prenons, ma mère et moi, le chemin de la Chaumière; trajet très long pour ma mère, petite comme notre charmante Anaïs. J'allais prendre ma première leçon: la route était longue de la rue Croix-des-Petits-Champs à l'allée des Veuves; elle me parut trop courte, tant ma frayeur était grande. Mlle Raucourt me fit lire Émilie; elle me le lut ensuite… C'était bien certainement une grande artiste très savante; mais, pour une jeune fille, la voix un peu rauque et très peu harmonieuse ne me séduisit point. Je croyais qu'il fallait, si je voulais parvenir, prendre cette voix, et j'y trouvais une impossibilité qui me désolait. «Attendons, dis-je à ma mère; je verrai peut-être plus clair.» On nous donne nos entrés au Théâtre-Français. Ah! je suis heureuse: je vais voir comment les autres ont une voix! Nous voilà toutes deux au balcon; on jouait Andromaque: Larrive22, Saint-Phal23, Mlle Fleury24, Mlle Vanhove25, depuis Mme Talma. Toute navrée et tout ignorante que j'étais, j'oserai dire que je fus peu frappée de Larrive, dans le beau rôle d'Oreste. Le public, toujours oublieux et ingrat, traita mal ce talent naguère si entouré d'hommages. Larrive, élève de la fameuse Clairon26, finit mal cette carrière parcourue avec tant d'éclat; il n'eut pas l'esprit de se retirer à temps. C'était chose triste de voir le spectacle! Larrive sifflé sans pitié. Point de souvenirs à invoquer… «Le public ne veut plus de vous; allez-vous-en, vous qui m'avez fait passer des soirées si émouvantes; je ne veux plus vous entendre, je ne me souviens plus. Allez-vous-en, le cœur brisé, l'amour-propre humilié. Ceci ne nous regarde plus. Allez-vous-en!…» Ah! le vilain métier!

Mlle Fleury, dans Hermione. Physique ingrat, pas de moyens, mauvaise tenue, quelque chose de pauvre dans toute sa personne; mais une voix agréable, beaucoup de cœur et de chaleur, disant admirablement bien. Avec toutes ces qualités, elle avait plus à lutter qu'une autre: la première apparition lui était défavorable; mais, à mesure qu'elle parlait, on ne pouvait rester froid; elle entraînait; elle ne larmoyait pas, elle pleurait bien. Hermione ne s'harmonisait pas avec ces qualités; il y a dans ce rôle trop d'effets hardis pour un talent suave plutôt qu'impétueux. Elle pouvait être victime, mais ne pas en faire.

Mlle Vanhove, dans Andromaque: physique distingué, sentimentale, voix très touchante, mais peut-être un peu monotone; du talent sans doute, du charme, mais jamais de grands effets dans la tragédie surtout, le drame convenant mieux à son talent mélancolique.

Saint-Phal, chaleureux, très, trop chaleureux; diction saccadée qui, toute jeune que j'étais, me parut, pardonnez-moi le mot, un peu rococo.

Voilà, pour la tragédie, ce que je vis pour la première fois! L'épreuve nouvelle ensuite! Ah! mademoiselle Mars, comme je vous sentis tout de suite! Quelle ingénuité! Que je fus émue! Qu'elle me parut ravissante! Des yeux si expressifs, si veloutés; les sourires envahissants; cette vraie ingénuité qui ne baissait pas les yeux, qui ne faisait pas la modeste: elle ne comprenait pas! Cette salle tout entière attachée sur elle, ces rires qu'elle excitait par cette naïveté honnête et séduisante! Ah! ma chère Mars, jamais on n'atteindra cette perfection, vous en avez emporté le secret dans la tombe: elle restera bien scellée. Vous avez eu vos détracteurs, admirable actrice, mais en quittant cette terre, vous avez dû dire: «Cherchez, vous ne trouverez pas.»

Je me laisse aller à mes souvenirs; revenons à mon ignorance.

Michot27 dans le paysan de l'Épreuve, quel naturel! C'était un acteur bien remarquable, la nature prise sur le fait, une bonhomie, un entrain! On adorait le talent. Comme il jouait Onus, des Deux frères, Kœpp dans la Jeunesse d'Henri V, et le vieux domestique dans le Philosophe sans le savoir, rôle qui paraît un accessoire, et qui, avec lui, devenait important! Puis cet homme faisait pleurer et rire en même temps. Eh bien! à peine a-t-il laissé un souvenir. Que cette carrière est bizarre!

Dugazon, dans le comique. Ah! celui-là était un véritable comique. Impossible de ne pas rire franchement. Il était bien amusant.

Fleury28, qui jouait Lucidor, rôle assez compère des autres personnages; mais avec lui on croyait que c'était un bon rôle. Cette pièce était assez bien montée, je pense; aussi, quel succès avait le petit acte! c'était un feu roulant. J'étais, en sortant de cette soirée, folle de la comédie. La tragédie! ah! j'en voulais peu, je vous proteste.

La seconde fois, je vis l'Orphelin de la Chine. Ce fut la dernière représentation de Larrive qui, cette fois, fut affreusement traité, bafoué même. Il perdait la mémoire, le pauvre! Il ne savait plus ce qu'il faisait. Ce spectacle faisait mal. Mlle Raucourt, dans le rôle d'Idamé: c'est de la maternité au plus haut degré. Et Mlle Raucourt était plus elle-même dans les rôles savants, elle avait le costume exact. C'était bienfait; elle ressemblait trop à Jameti; on ne distinguait vraiment pas le sexe.

Je vis enfin le beau Lafont, l'acteur en grande vogue, dont les débuts avaient été si brillants que Talma29 en conçut quelques inquiétudes. Orosmane, c'était plutôt un joli homme: des traits très délicats, le nez un peu en l'air, de petits yeux noirs, mais très brillants et fins, de l'élégance dans toute sa personne, bel organe, parlant bien amour, des larmes, de l'enthousiasme, une chaleur très entraînante, jeu très éclatant, mais point de profondeur, peu de composition; c'était un feu d'artifice qui éblouissait, qui produisait des applaudissements très chaleureux. Lafont plaisait beaucoup aux femmes; son genre de talent séduisait avec juste raison. Il était vraiment ravissant dans Tancrède, le Cid, Orosmane. L'amour, il l'exprimait au mieux; il avait ces qualités et son succès dans le genre chevaleresque était bien légitime et mérité. La sensible Mlle Volnais30 venait aussi de terminer ses débuts, qui avaient eu quelque retentissement dans les Palmire, les Zaïre, etc. C'était une jolie personne, des yeux noirs magnifiques, un peu courte de sa personne, une tournure un peu empâtée; mais sa tête était théâtrale. Son organe n'était pas ce qu'elle avait de mieux: il était lourd et sourd. Elle pleurait beaucoup: à cette époque, toutes nos premières étaient par trop sensibles. C'était le désespoir de Talma; il avait bien raison.

Enfin voici Talma. A cette époque, il était un peu à l'index; le brillant Lafont lui causait des tourments. Le Premier Consul, qui aimait beaucoup Talma,—il savait aimer,—lui dit: «Je ne suis pas fâché, mon cher, des petits ennuis que vous cause le beau Lafont. C'est un stimulant dont vous aviez besoin. Vous dormiez, il va vous réveiller.» C'est Talma qui m'a raconté cette anecdote.

Talma dans Iphigénie en Tauride. Je ne sais pas s'il dormait, mais, ce jour-là, son réveil fut terrible. Voilà de la belle tragédie. Que d'émotions! quelle figure, mon Dieu! quelle fatalité sur cette tête! quel talent qui vient vous remuer dans les entrailles! que de terreurs! que de véritables larmes mélancoliques et déchirantes! Toute cette figure se décompose, toutes les fibres tremblent. Il pâlit, et c'est une pâleur livide et suante. Où va-t-il chercher ses effets terribles? C'est du génie, et c'est vrai. On voit Oreste, on s'identifie avec lui, on éprouve tout ce qu'il éprouve. Ah! ce n'est pas de la diction. Est-ce que la passion peut avoir de la diction? est-ce que les hallucinations d'Oreste peuvent avoir de la diction? Non. Talma, c'est le sublime. C'est toutes les passions poétiques et humaines incarnées dans cet homme.

Ah! Talma, si tu pouvais sortir de ton linceul, on viendrait des quatre coins du monde pour t'entendre même de l'Amérique où l'on n'aime pas, dit-on, la tragédie. Pauvre tragédie, où es-tu? qu'es-tu devenue?

Il parlait la tragédie, lui: il ne causait pas, ce qui est différent. Ce n'était pas du Marivaux: c'était bien Corneille, Racine. Je sortis malade après cette ineffable soirée. Saisie, haletante, je repris avec ardeur mes études, tout en me disant: «Impossible! Comment peut-on faire pour arriver là? Essayons, sans espoir. Courage, pauvre petite fille! Toute la famille attend. Si tu réussis, tu les rendras heureux. Courage donc. Oui, j'en aurai, je travaillerai!»

Je vois enfin Mlle Contat, cette grande dame de la cour, cette magnifique insolence, ces grandes manières, ce ton leste, cette aisance sans façon, le laisser-aller sans minauderies, cette comédie si spirituelle, le sourire enchanteur, cette gaieté franche du grand monde. Mlle Contat! Me voici à toutes mes jeunes et premières impressions! Laissez-moi vous les dire, chers acteurs, et ne m'accusez pas: il n'y a point de parti arrêté. Mes impressions, mes sensations, voilà tout. Toute jeune fille que j'étais, je ne trouvais pas tout magnifique, ne le pensez pas: seulement, je suis bien convaincue que ce qui était beau le serait aujourd'hui, devant ce public que l'on accuse; que ce qui est mauvais le serait aujourd'hui. Il y avait des acteurs bien ridicules.

Molé31, dans le Vieux Célibataire, Mlle Contat, c'était du merveilleux. Fleury, si fin et de si bonne compagnie dans les impertinences, ses goguenarderies, son rire si moqueur; puis Dugazon, Dazincourt32 et Mlle Devienne33, femme de chambre véritablement; cette chatte si maligne, si familière avec sa maîtresse, mais toujours parfumée et mesurée. La mise d'alors était très charmante et très simple et coquette pour les soubrettes: toujours de jolis bonnets, jamais en cheveux, des manches longues, à coude, la poitrine couverte, de mouchoirs garnis et qui laissaient deviner tout, mais qu'on ne voyait pas, ce qui ne manquait pas de charme; de charmants tabliers garnis, toujours des gants. Tout cet ensemble était fort élégant, je vous assure.


Je poursuivais mes études avec rage; on commençait à s'occuper de moi: quand j'arrivais à ma modeste place du balcon, il se faisait un léger mouvement dans la salle, qui déjà me troublait: «C'est l'élève de Mlle Raucourt; elle lui donne des leçons pour la remplacer.—Vraiment! mais elle est trop jeune!» Puis toutes les lorgnettes se braquaient sur moi! J'étais rouge comme une cerise, je n'osais plus bouger. Plus tard, on m'applaudissait; quand j'étais placée, tout le parterre se soulevait. A cette époque, on s'occupait beaucoup du théâtre, et surtout du Théâtre-Français, que l'empereur aimait tant et où il venait souvent. Ensuite, c'était un événement que le début d'une élève de Mlle Raucourt.

En entendant les applaudissements, je croyais qu'on se moquait de moi; j'avais honte, et, les larmes aux yeux: «Mais, maman, j'ai donc quelque chose de ridicule?—Eh! non. Mais salue donc!» Ah! véritablement, j'étais au supplice.

Je devais naturellement assister aux représentations de Mlle Raucourt, et, après la tragédie, me rendre dans sa loge; c'était de rigueur à cette époque. On avait beaucoup de respect et de déférence pour les grands talents. Ce n'était ni le respect ni la déférence qui devaient me guider; plus que cela: la reconnaissance m'imposait un devoir que je remplissais avec joie et bonheur! Il y avait toujours nombreuse société dans cette loge; il fallait être présentée à chaque personne. J'étais très timide: «Allons, mon enfant, montrez-vous donc. Otez ce vilain chapeau, qu'on vous voie!» J'avais fait une grande maladie avant mes débuts, qui avait causé la perte de mes cheveux; on fut obligé de me raser la tête! Mlle Raucourt avait l'affreuse fantaisie de me montrer dans cet état; elle s'amusait de ma honte, elle me trouvait superbe comme cela… J'étais affreuse. Ah! que je la maudissais de son admiration pour ma tête rasée!

Cette bonne Mlle Raucourt était assez paresseuse pour les leçons, et je l'ai bien compris depuis. A Paris, me consacrer une heure tranquille était chose difficile. Dix fois, vingt fois, on venait l'interrompre: Mgr le prince d'Hénin, Mme de Talleyrand, Mme Tallien; et puis, et puis, cela n'en finissait pas! «Prince, vous allez entendre mon élève. Mon enfant, mets-toi là; répète bien.» L'enfant était de fort mauvaise humeur et tremblait comme la feuille, mais il fallait obéir.

Nous étions pauvres, très pauvres. Mon père faisait d'assez tristes affaires à Amiens. Mon frère était venu nous retrouver à Paris pour prendre des leçons de Kreutzer.

Il avait pour écoliers les enfants de l'ambassadeur de Hollande. Pauvre frère, il nous donnait à peu près ce qu'il gagnait! Mon père ne pouvait guère nous envoyer d'argent; il nous expédiait des caisses de légumes, des vêtements. Ma nourrice allait laver notre linge à la rivière. Ah! temps charmant et cruel! Les études allaient lentement. Mlle Raucourt, occupée toute par son théâtre, par des visites sans nombre, par des distractions, était peu disposée à s'ennuyer avec son élève. Elle avait à deux heures d'Orléans une habitation ravissante: La Chapelle, qu'elle venait d'acquérir. Elle en était folle; elle y faisait des voyages trop fréquents pour mes études. Mme de Ponty, qui demeurait avec elle, était une personne excellente qui me portait un intérêt sérieux, grondait, se fâchait contre la paresse de mon professeur: «Mais, Fanny, à quoi songez-vous donc? Cette pauvre petite ne débutera jamais, au train dont vous y allez. Il faut en finir. Je n'aime pas la campagne, mais, par amitié pour Mme George et pour la petite, je me décide à partir pour La Chapelle: je les emmènerai. Là, au moins, nous vous tiendrons et n'accepterons plus vos mauvais prétextes.» Cette chère petite femme se sacrifiait pour nous.

C'était une personne très distinguée que Mme de Ponty, fille d'une première dame d'atours de la reine Marie-Antoinette. La Révolution la ruina complètement. Elle fut enfermée et fit la connaissance de Mlle Raucourt en prison, où Mlle Contat, Mlle Vanhove étaient aussi. De là cette liaison intime entre Mlle Raucourt et Mme de Ponty, petite femme, petite-maîtresse, spirituelle, gracieuse, qui prit un grand ascendant sur Mlle Raucourt, qui la gâtait comme un enfant.

Elle avait un caractère très arrêté, Mme de Ponty. Cette petite femme si frêle, elle aimait bien, quand elle aimait; elle défendait ses amis quand on les attaquait. Elle avait un noble et courageux caractère; c'était une loyale femme, à laquelle on pouvait se fier. Ses goûts étaient peu d'accord avec l'existence qu'elle avait acceptée; elle avait tout perdu: la nécessité entraîne… Comment satisfaire à ses habitudes de grande dame sans la main amie que Mlle Raucourt lui avait tendue? Tout cela est triste et navrant. Passons.

Enfin, nous partons pour Orléans. Mlle Raucourt est toute la journée dans son parc avec les fleurs; elle greffe à ravir, mais trop longtemps. Les leçons vont venir? Point. On recommence à gronder; elle se décide avec chagrin, mais elle vient. Quelques bonnes leçons de suite: Émilie, de Cinna; Amenaïde de Tancrède; Idamé, de l'Orphelin de la Chine; Phèdre, Didon.

Au bout de quinze jours, Lafont, le beau Lafont, vint à Orléans pour y donner des représentations avec Mlle Raucourt. Lafont, comme vous le pensez bien, venait tous les jours chez Mlle Raucourt dîner, passer les soirées qu'ils avaient de libres; il était fort aimable, très gai, et apporta une grande distraction dans la société. Le beau Lafont me fit la cour; il faisait le sentimental. Il y avait un bois charmant; il s'arrangeait de manière à m'éloigner un peu de la société. Je me laissais conduire, je l'avoue franchement. Nous nous arrêtâmes un jour devant une belle grosse pierre formant une espèce de rocher. Là, le bon Lafont me fit une déclaration honnête, me jurant qu'il ferait tout pour m'obtenir en mariage: «Je vous fais le serment, me dit-il, comme s'il parlait à Zaïre, devant le rocher que nous appellerons le rocher d'Ariane.—Vous me faites peur, monsieur Lafont, puisque c'est sur un rocher qu'Ariane mourut de chagrin d'avoir été abandonnée par Thésée.—Ma chère petite amie, ceci est bien différent. Thésée était un libertin, et Lafont est un honnête homme.» C'était bouffon; j'en ai bien ri avec lui. Nous restâmes un peu trop de temps, à ce qu'il paraît: la société avait regagné la maison, on sonnait le dîner, et nous nous mîmes à courir. On était à table, jugez. J'étais très sotte, très rouge. Ma mère me fit une mine affreuse. Mlle Raucourt fit froide figure à Lafont et lui reprocha de m'avoir attardée: «Mon cher camarade, cela n'arrivera plus, je l'espère.» Triste dîner. Il y avait des mets excellents, mais je ne mangeais point, tant j'avais frayeur de me retrouver seule avec maman, qui était très sévère. Cette bonne petite Mme de Ponty riait, faisait tout pour ramener un peu de chaleur dans la conversation. On joua le soir aux petits jeux, il vint des visites; on oublia cette mésaventure pour se livrer aux rires les plus joyeux du monde. On pria ma petite mère de me pardonner mon étourderie. Le bon accord fut rétabli. Lafont poursuivait son idée de mariage, mais mon charmant Gascon ne voulait point brusquer; il attendrait mes débuts. Garçon prudent, mon gendre! «Il voulait me donner le temps, disait-il, de la réflexion.» Il fit bien, mon Orosmane du Midi; je réfléchis et me convainquis que le mariage n'était point de mon goût. Je me sentais déjà d'un caractère indépendant. Pauvre Lafont, avec ses habitudes bourgeoises, qu'aurait-il fait de moi, bon Dieu! et qu'aurais-je fait de lui? Le chevalier de la Triste Figure, je crois.

On recevait des visites de Paris, on passait le temps à faire des parties d'eau, on visitait les belles propriétés si renommées des bords du Loiret, la Source, la Fontaine, séjours vraiment admirables.

Nous assistions aux représentations d'Orléans—Lafont et Raucourt.—Les jours où l'on ne jouait pas, on faisait dans la cour d'honneur du château des parties aux quatre coins. Mlle Raucourt se mettait à ces folies; elle était là sans façon, et tout aussi rieuse et enfant que moi; elle se prêtait à cela avec une bonhomie et un entrain charmants. Elle avait tant d'esprit, cette femme; elle était si amusante, quand elle contrefaisait son monde. Parfois, elle avait des fantaisies qui me m'allaient guère. Par exemple, elle aimait la chasse avec passion. Elle prenait un fusil, son chien, sa carnassière, et la voilà partie en petite jupe blanche, qui venait juste aux genoux. C'était la Diane antique, et avec des jambes aussi belles que les siennes, et des pieds longs et fins, ravissants: la voilà chassant dans son parc, en plein soleil sur le nez. Elle me dit: «Viens avec moi; tu verras comme tu t'amuseras!» Moi, qui n'ai jamais eu les goûts guerriers (j'avais mis masculins, mais je crois que c'était trop direct), je tremblais de tous mes membres! «Non, je vous prie, ne m'emmenez pas; j'aurais une peur affreuse, je le sens bien. Moi, je n'aime pas la chasse!—Poltronne!—Madame, laissez-moi avec maman et Mme de Ponty; j'étudierai; j'aime mieux cela.—Allons donc! il ne faut pas être si pusillanime. Si tu es si craintive, comment feras-tu pour débuter devant une salle comble?—Madame, cette salle ne sera pas composée de lapins, et je n'aurai pas peur des fusils.»

Tout ceci est vrai, mais bien enfantin; mais vous m'avez dit de mettre toutes mes bêtises, et je n'en chômerai pas, hélas!

Je la suis donc, cette implacable Diane. A chaque coup de feu, je tombais par terre, avec les pauvres petits lapins. Ne me disait-elle pas, cette belle chasseresse, quand elle croyait avoir bien ajusté, de courir après, et de lui rapporter cette pauvre petite bête? «Ah! pour ceci, madame, non! Je me révolte, je ne puis vous obéir; je ne reviendrai pas, d'abord. Vous attendrez longtemps votre lapin; on me trouverait morte!» Elle riait aux éclats. Elle était vraiment bonne, Mlle Raucourt. Tous ces souvenirs ne peuvent intéresser personne, je le sais bien, mais j'ai de la joie au cœur en les retraçant. Qu'on est heureuse, mon Dieu, à quatorze ans! Tout vous paraît vrai, vous voyez tout en beau; vous croyez à l'amitié, au dévouement, à l'amour! Je croyais à l'amour de mon beau Lafont, qui me paraissait le beau idéal! Quand il me parlait, quand dans nos jeux du soir ma main rencontrait la sienne, mon sang se refoulait vers mon cœur, je ne respirais plus! Plus tard, on voit que tout est faux, tout est calcul: l'amitié, c'est bien rare; le dévouement, plus rare encore; oh! oui, bien plus rare. L'amour, oui, il vous fait illusion, il vous fait vivre; il vous torture, vous brise le cœur bien souvent, mais il vous anime! C'est quelque chose! on ne vit pas dans le calme plat; mais je pense que ce qu'il y a de vraiment vrai, c'est l'amour maternel. Cher Lafont, plus de promenades, plus de causeries; des regards, de gros soupirs, puis l'espoir qui fait vivre.

Pour utiliser les soirées, Mlle Raucourt avait imaginé de me faire répéter en costume. Elle avait quelques méchants manteaux au fond d'une vieille caisse, un diadème en paillon. Me voilà déguisée en Hermione, Cornélie, tout ce qu'il vous plaira. Je me trouvais superbe, avec toutes ces pampilles. On invita toutes les notabilités d'Orléans, les gens d'esprit du canton, les poètes des environs. Je n'ai pas besoin de vous dire toute la bienveillance dont je fus entourée. Par courtoisie pour le professeur, par indulgence pour moi, on me prodiguait des éloges. «Comment! elle n'a pas quatorze ans! et elle va jouer Clytemnestre! Mais c'est prodigieux!»

On flattait mon maître, en prédisant de grands succès à son élève. Cette prédiction réveillait enfin Mlle Raucourt. Elle sentit qu'il fallait sérieusement s'occuper de moi; son amour-propre était en jeu, aussi les auditions ne manquaient pas. J'avais, quand je devais répéter, des peurs horribles: je ne dormais ni ne mangeais, la bouche sèche, tous les agréments qui résultent de la peur. «Bah! me disait-on, tu mens, quand tu nous parles de tes frayeurs: les commençants ne craignent rien; à peine ils comprennent ce qu'on leur démontre; ce sont de petits perroquets.»—Merci! Il faut donc être stupide pour oser! Eh bien, moi, madame, maman vous le dira, à cinq ans, je tremblais comme une feuille, au point que maman était obligée de rester près de moi dans la coulisse, en m'humectant les lèvres d'eau sucrée. Ah! par exemple, quand une fois j'étais devant le public, c'était une tout autre petite fille; les applaudissements m'enivraient, et alors je ne pensais plus qu'à mon personnage. Du reste, j'ai toujours été très poltronne: que de fois, avant d'entrer en scène, me sentant paralysée de la peur, ai-je demandé à Dieu de m'envoyer un accident qui m'empêchât d'entrer. Un accident? en vérité, je souhaitais la mort! Que le public serait indulgent s'il pouvait se douter de ce qui se passe dans le cœur et dans la tête d'un artiste au moment du combat! Oui, c'est un assaut: il faut du courage et généralement on croit que c'est un métier très amusant. Quelle profonde erreur! Métier émotionnant, qui vous brise et vous attaque les nerfs, qui se porte sur vos entrailles. Comment en serait-il autrement? L'existence du comédien est tout autre que celle du monde; notre hygiène, toute particulière. Des habitudes, nous ne pouvons pas en avoir. Vous jouez, il faut dîner à trois heures, choisir vos aliments! Souper, alors; ce que vous ne faites pas quand vous êtes au repos. Voulez-vous déjeuner à onze heures? vous avez une répétition. Déjeunez alors à dix heures. Comme l'estomac s'accommode de tous ces changements! Voulez-vous profiter d'un beau soleil, vous promener comme tout le monde? Non, il faut dîner, être à sa loge à cinq heures; au lieu du soleil, être abîmé par la chaleur des lampes. Êtes-vous de belle humeur? Avez-vous de la gaîté au cœur? Voulez-vous rire? Les trois coups se font entendre. Prenez vite votre visage de Lucrèce Borgia ou Cléopâtre, ce qui n'est pas plus divertissant l'un que l'autre. Et les artistes du genre gai! Ils ont des chagrins aussi, eux. Je crois qu'il est encore plus pénible de faire rire quand on a le cœur brisé, que de faire pleurer quand on a envie de rire. Cher public, n'enviez donc pas quelquefois notre sort: c'est l'esclavage.

Revenons à Orléans, pour en partir. Lafont, partit après les représentations; et Mlle Raucourt, à son grand regret, fut obligée de quitter sa Chapelle adorée. Nous voici tous à Paris: nous, rue des Colonnes; Mlle Raucourt, rue Taitbout, dans la même maison où demeurait Mme Dugazon, nom qui est resté pour cet emploi. Les débuts arrivaient. Mlle Duchesnois34, élève de Legouvé, protégée par Mme de Montesson, par le général de Valence qui travaillait à faire passer Mlle Duchesnois la première; mais Mlle Raucourt avait promesse du ministre de l'intérieur de me faire passer avant les autres aspirantes. Je travaillais tous les jours; nous touchions au terme de nos petites misères! On s'intéressait beaucoup à nous: on fit entrer ma petite sœur à l'école de danse de l'Opéra, dirigée par M. Lebel, sous la surveillance de M. Gardel. Mon frère Charles était admis à l'orchestre du théâtre Feydeau, comme second violon, par la protection du bon Kreutzer, son maître! Tout s'agitait, tout se remuait. Mlle Raucourt sentait elle-même qu'il ne fallait pas s'endormir. Elle était reçue très souvent chez Mme Bonaparte (épouse du Premier Consul.) Nous prîmes la route de Saint-Cloud, et Mlle Raucourt fut admise à l'instant. Je vis donc cette belle et gracieuse Joséphine, qui vint à nous avec le sourire qui de suite vous attachait à elle. Ses yeux si doux et si attirants! Elle était si bonne! Elle vous mettait à l'aise, mais avec sa distinction, avec cette élégante simplicité qui n'appartenaient qu'à elle. Il y avait dans toute sa personne une suavité qui vous magnétisait. Impossible de ne pas se courber devant cette influence mystérieuse, ce charme si doux. On l'aimait avant de l'entendre; l'on sentait qu'elle portait bonheur.

Elle pria Mlle Raucourt de me faire dire quelques vers. Je répétai une scène d'Idamé, qui fit pleurer Mme Bonaparte; une scène de maternité ne pouvait pas manquer son effet sur le cœur de Joséphine, elle, si bonne mère. Elle veut m'embrasser, ayant encore ses belles et grosses larmes dans les yeux. «Mon enfant, votre talent sera la maternité. Vous m'avez remué le cœur.» Nous sortîmes enchantées. Mme Bonaparte dit à Mlle Raucourt: «Au revoir, chère Raucourt. A bientôt, j'espère. Ramenez-moi cette petite vilaine, qui m'a fait pleurer.»

(Tout cela est historique. Vous pouvez vous étendre sur les bouts de l'aile; moi, je suis une grosse bête qui ne sais pas tirer parti de cela.)

Mlle Raucourt profita de son enchantement pour faire un petit voyage à la Chapelle. Visiter ses arbres, ses greffes était plus important que de veiller à tout ce qu'on pouvait faire en son absence. Décidément, je ne débuterai jamais!

Effectivement, ce que l'on devait craindre arriva. On obtint l'ordre de début de Mlle Duchesnois. «Tant mieux, dis-je à Mme de Ponty. C'est bien fait. On croit que Mlle Raucourt n'y tient pas, puisqu'elle s'en va au moment où sa présence nous est utile!» Mais quel vacarme au retour de Mlle Raucourt! «Vous voyez, Fanny, ce qui arrive, grâce à votre négligence et à votre amour pour vos arbres. Voici un passe-droit qu'on vous fait. C'est une infamie, une trahison, une insulte personnelle qu'on vous jette au visage. Vous n'avez que ce que vous méritez.» Mlle Raucourt était piquée dans son amour-propre, elle, si impérieuse! Ses amis et ses amies accouraient: «Ne souffrez pas cette injustice, Fanny; c'est une impertinence, en vérité.» On eût dit que Paris était bouleversé. Au bout du compte, cela m'était égal de débuter la seconde. Je riais sous cape de tous ces bavardages, et, au fond (c'était méchant, si vous voulez), mais je n'étais pas trop fâchée de voir que Mlle Raucourt était un tant soit peu vexée. Pourquoi aussi va-t-elle à la Chapelle? A la fin, toutes ces allées et venues, tout ce tapage, ce charivari continuel me fatiguaient au dernier point; et, au bout de ces journées si orageuses, je me trouvais heureuse de retourner avec ma petite mère, rue des Colonnes, et de rentrer dans ma pauvre chambre, où je jouais avec ma petite sœur.

Mlle Raucourt me fit dire, le lendemain, de faire ma toilette; qu'elle viendrait me prendre à midi, pour aller à Saint-Cloud. Ma toilette! Une robe de mousseline blanche, faite à la Vierge; mes cheveux frisés à la Titus; bras nus; des gants longs, couleur grise; une petite ceinture bleue: voilà ma plus belle parure! Cette excellente et ravissante Mme Bonaparte écouta avec une indulgente patience tout ce que lui raconta Mlle Raucourt sur sa déception: «Eh bien, ma chère Fanny (elle l'appelait aussi de ce petit nom), ne vous émotionnez pas si fort, mon Dieu! Vous vous faites mal, vous vous rendez malade, ma chère. Voyons, discutons un peu et soyez calme. En quoi les débuts de Mlle Duchesnois peuvent-ils nuire à cette charmante enfant? Cette demoiselle a vingt-huit ans, dit-on elle est faite, doit être ce qu'elle sera; quelle comparaison peut-on établir entre une femme de vingt-huit ans et une enfant de quatorze ans? Aucune. Soyez donc raisonnable! Et vous, chère petite, qu'en pensez-vous? N'est-ce pas que vous n'êtes pas aussi affligée que votre professeur?» Elle m'embrassa avec tant de bonté que je me mis à pleurer comme une bête! Aussi, qu'elle était bonne! «Ah! voilà qu'elle pleure. Allons, puisque c'est un si gros chagrin, puisque vous tenez absolument qu'elle débute la première, je vais faire prier le Premier Consul de se rendre chez moi; il décidera.»

Voilà la peur qui me galope au point que j'ose dire: «Oh! non, madame; par grâce, ne le faites pas venir. J'aime bien rester avec vous toute seule; vous êtes si bonne, vous, que je n'ai pas peur. D'ailleurs, voyez-vous, madame, je gâterais mes affaires; je serais comme une idiote devant lui. Puis, au fait, ça m'est égal de débuter après cette demoiselle. Cela me fera travailler avec plus d'ardeur. Consentez-vous, madame? dis-je à Mlle Raucourt. N'est-ce pas, il ne faut plus se tourmenter? ni madame non plus, qui est si bonne.» Joséphine se mit à rire, mais de tout cœur, me prit dans ses bras, et dit: «Vous voyez bien, Fanny; elle est plus raisonnable que nous. Il faut faire ce qu'elle dit, cela lui portera bonheur (c'est vous, madame, qui me porterez bonheur); puis nous serons tous là pour applaudir notre petite protégée.»

(Historique. Pas un mot de plus, pas un mot de moins.)

Me voilà en voiture, en face de Mlle Raucourt qui faisait grise mine. «Petite sotte, tu m'as fait là une belle équipée; le consul aurait donné l'ordre. La bonne Joséphine n'a pas insisté, quand elle t'a vue si bête; j'ai cédé. Allons, maintenant, plus de reproches; prends ton courage à deux mains.» Voici les courses, les visites qui se succèdent. «Viens, nous allons chez Mlle Clairon. Elle m'a mise au théâtre et, quoiqu'elle ait été depuis fort mal pour moi, je ne puis me dispenser de te mener chez elle. Je lui dois cette déférence.» (On était très polie, dans ce temps-là!)

Mlle Clairon nous reçut, mais très froidement. Petite femme, aux allures glaciales et bien près de l'impertinence. Dédaigneuse, Mlle Raucourt lui baisa la main qu'elle tendit à peine, le regard assez important, mais pas la moindre bonté. C'était tout orgueil, cette femme! Posée dans un grand fauteuil à la Voltaire, n'essayant pas même de se soulever, nous saluant de la tête, elle faisait froid, cette femme! J'aurais voulu être loin.

–Ma chère madame Clairon, permettez-moi de vous présenter mon élève.

–Ah! ah! vous faites une élève! Pour quel emploi?

–Mais d'abord les grandes princesses, puis les reines…

–Ah! vous n'y allez pas de main morte. Ah! vous faites une élève, je souhaite que vous ayez plus à vous louer d'elle que je n'ai eu à me louer de vous.

Cette apostrophe déplut à Mlle Raucourt.

–Mais, madame, veuillez rappeler vos souvenirs: si j'ai cessé de vous rendre mes devoirs, vous l'avez bien voulu.

–Ah! bah! les élèves sont toujours ingrats; excepté le bon Larrive pourtant, qui n'a pas cessé de me rendre ses hommages.

Mlle Raucourt lui dit malicieusement:

–Vous le traitiez si bien, qu'il eût été doublement ingrat d'en perdre la mémoire.

La Clairon devint presque rouge; je dis presque, car elle était d'une pâleur effrayante.

–Allons, c'est bien! Petite, dites-moi quelque chose.

Il me prit un étranglement à la gorge. Jamais je ne dirai rien devant cette figure qui me regarde sans la moindre expression bienveillante. Mlle Raucourt vit bien le peu de désir que j'avais de contenter cette froide figure et elle-même avait hâte de se retirer:

–Elle est très enrhumée, chère mademoiselle Clairon, et, aujourd'hui, vous ne pourriez la juger que défavorablement.

–Comme vous voudrez.

–Si vous le permettez, une autre fois, je vous la ferai entendre.

La grande Mlle Clairon ne répondit pas. Nous sortîmes.

–Elle est gentille, celle-là! qu'en dis-tu?

–Je dis que, chez elle, il vous tombe des glaçons sur les épaules. Je ne l'aime pas du tout, celle-là.

–Allons chez la bonne Dumesnil35.

Celle-ci, à la bonne heure! Nous entrons dans une petite chambre au rez-de-chaussée, dans la cour d'un ancien couvent, rue des Filles-Saint-Thomas. Il y avait là des habitations appartenant au gouvernement, où des artistes obtenaient de loger pour rien. Cette grande artiste avait cette misérable faveur. Une vieille bonne nous annonça. La Dumesnil était couchée (depuis quelques années, elle ne se levait plus), entourée de poules. Je la vois encore—tant elle m'a frappée—assise dans son lit, un manteau de nuit en soie bleue, un petit bonnet monté, surmonté d'un nœud en ruban bleu.

–Ah! chère Fanny, que je suis bien heureuse de te voir. Viens donc embrasser ta vieille Dumesnil. Qu'est-ce que c'est que cette belle petite que tu m'amènes? Approche, ma fille, et embrasse aussi la vieille Dumesnil!

Je la dévore des yeux, avec une curiosité incroyable. Elle avait une physionomie si expressive, l'œil et le regard de l'aigle.

J'étais stupéfaite:

–Eh! Fanny, dis-moi, c'est une élève à toi que tu m'amènes?

–Oui, bonne Dumesnil.

–Et quand débute-t-elle?

–Bientôt, ma chère.

–Ah! c'est très bien. Et dans quel rôle?

–Clytemnestre.

Elle se retourna vers moi comme si elle regardait Éryphyle. Elle était magnifique.

–Oh! oh! à son âge, c'est hardi. Sais-tu, Fanny?

–Non, ma chère amie; cette petite diablesse a des entrailles maternelles!

–Tant mieux; c'est le sentiment qui prend les hommes comme les femmes. Je vais te dire la première scène. Tu veux bien, Fanny?

–Si je le veux! Te moques-tu de moi? Ce que je désire, bonne Dumesnil, c'est qu'elle puisse se rappeler ce qu'elle va entendre.

J'entends sortir de ce petit corps amaigri une voix tonnante, un parler serré, une vérité presque familière, mais digne cependant. Au vers

Et de ne voir en lui que le dernier des hommes,

on voyait Achille tout petit. Son regard sur Éryphyle faisait disparaître cette femme. On la voyait s'abaisser jusqu'à terre sous le regard pénétrant. Et le vers

Et ce n'est pas Chalchas que vous cherchez,

chaque monosyllabe avait une valeur. J'étais saisie, clouée à ma place; je disais tout bas: «Ah! l'immense femme! quelle vérité! Mais ce ne sont pas des vers qu'elle dit, cette femme! Non! C'est une mère outragée, humiliée dans son enfant. C'est une femme qui se vengera un jour bien certainement.

–Fanny, comment la Clairon vous a-t-elle reçues?

–Tu me le demandes? Mais fort mal!

Elle se mit à rire:

–Ah çà! mais elle trône donc toujours, la chère Clairon? Toujours sèche et savante, n'est-ce pas? C'est bien quelquefois; mais tu sais bien, toi, qu'avec ce ton pédant et ampoulé, on ne remue pas les masses, qu'on ne s'enfonce pas dans le cœur de son public. Elle a du cœur, dis-tu, cette petite?

–Je te l'ai dit, surtout dans la maternité.

–Bravo! bravo! C'est le sentiment le plus sympathique. Répète-moi, mon enfant, la scène d'Idamé, quand on a voulu lui enlever son enfant.

J'ai répété tout de suite, sans peur, mais avec l'émotion qu'elle m'avait donnée.

–Bien, bien, petite! Tiens! voilà mes yeux qui se mouillent. Tu as raison, Fanny, cette petite a les cordes maternelles.

–Mais, madame Dumesnil, j'aimerais bien aussi l'amour.

–Par Dieu, je crois bien, elle a raison! A ton âge, eh! moi aussi, j'aimais l'amour.

–D'ailleurs, madame, pour l'amour maternel, il faut bien connaître l'autre un peu.

–Quel rôle amoureux aimes-tu?

–Mais Aménaïde.

–Oui, oui, c'est de l'amour, mais tout simplement de l'amour. C'est Hermione qu'il faut étudier. C'est de l'amour mêlé de jalousie. Voilà le bel amour! Eh bien! c'est un rôle presque impossible; n'est-ce pas, Raucourt? Hermione amoureuse, du cœur d'abord, et qui devient féroce par l'amour-propre blessé. Cette femme emploie tous les moyens, l'ironie étouffée par les larmes, qu'elle ne veut pas laisser couler. Ce n'est pas de l'ironie froide et emportée comme celle de Roxane. Non, ce sont des larmes qu'elle retient, qui lui tombent dans la gorge. On se trompe bien quand on veut y mettre de l'amertume sèche! Cette bonne Clairon le savait, mais elle n'avait pas d'entrailles. Puis de la déclamation pour produire de grands effets. Vois-tu, petite, il faut savoir faire des sacrifices, déblayer, et vous arrivez à des effets inattendus. N'écoute pas les auteurs, surtout; ils ne veulent rien perdre, ceux-là.

–Mais Hermione, madame, est donc bien difficile?

–Demande à ton professeur ce que renferme cette grande figure. Colère, amour, coquetterie, froideur dédaigneuse devant cette belle et touchante Andromaque, cette douleur antique—que l'on pleurniche et qu'on ne représente pas!—L'incertitude, l'amour-propre outragé, les insultes qu'elle jette au visage de cette figure fataliste qu'on nomme Oreste! Pour jouer ce rôle, en vérité, il faudrait deux femmes… Vous avez la beauté, petite, ce qu'il faut pour Hermione,—cherchez et trouvez toutes les qualités. Si vous pouvez à vous seule les réunir, vous serez plus grande que nous. Si je vis encore, Fanny, viens avec elle me rendre compte de ses débuts. Elle m'intéresse pour elle et pour toi. Bonjour, mes enfants; je suis fatiguée. Le maudit théâtre, quand j'en parle, vient encore me remuer; il me soulève malgré moi de mon lit de repos, où je veux finir tranquillement avec ma vieille bonne et mes poules. Embrassez-moi toutes deux et bonne chance!

Je me retirai avec peu d'envie d'Hermione. La conversation de Dumesnil sur ce personnage ne pouvait sortir de ma pensée. Je me suis trouvée paralysée devant le rôle. Je l'ai joué souvent avec Talma, et m'y suis toujours trouvée très insuffisante, malgré les applaudissements d'un public trop indulgent. La Dumesnil m'apparaissait comme un fantôme, me disant à l'oreille: «Hein! petite, je te l'avais bien dit.»

En sortant de chez Mlle Dumesnil, Mlle Raucourt, qui aimait à me tourmenter par mille questions parfois très embarrassantes pour mon inexpérience et ma parfaite ignorance de toutes choses, cherchait à savoir s'il y avait en moi l'intelligence et quelques pensées.

–Que penses-tu de ces deux femmes?

–Moi, madame? Je n'ose dire ce que je pense; vous vous moqueriez de moi.

–Non, pas du tout! Parle avec confiance avec moi. C'est pour ton bien que je t'interroge; va un peu de toi-même.

–Eh bien! puisque vous le voulez! Cette demoiselle Clairon ne me va pas le moins du monde. Elle m'a paru tenir beaucoup à son orgueil; elle n'a, je crois, que de la sécheresse au cœur. Ce regard insolent ne m'en a pas imposé, à moi, petite fille. Elle avait, sans doute, beaucoup de talent, mais peut-être trop profond, trop calculé. N'est-il pas vrai, madame, qu'il devait être trop profond? Alors, pas d'entraînement, pas de spontanéité, point de naturel. Je suis bien hardie d'émettre ainsi mon opinion, moi qui ne sais rien. Mais, enfin, pourquoi la Dumesnil m'a-t-elle laissé tant d'émotion au cœur? Ah! c'est qu'elle était vraie, celle-là, naturelle! Elle jouait Cléopâtre et Mérope! C'est bien différent! Mérope, tout son cœur à son fils. Cléopâtre, atroce, le tuant de sa main royale. Quel talent souple elle avait donc, cette immense actrice! Vous m'avez raconté que Voltaire, en entendant répéter sa Mérope, criait dans son enthousiasme: «Je n'ai pas fait si beau que cela. Elle me fait fondre en larmes, cette enchanteresse sublime! Ma Dumesnil, c'est toi qui as fait Mérope. Où donc trouves-tu dans tes entrailles ces effets qui magnétisent tous ceux qui t'écoutent? Ah! que tu es belle, que tu es touchante!» Puis, dans Cléopâtre, dans cette mère si froidement cruelle, quelle anecdote différente! Vous m'avez raconté qu'au cinquième acte, au moment où Antiochus doute du doute le plus poignant pour ce cœur si tendre, de laquelle de ces femmes qu'il aime a pu verser le poison, un des comparses, pénétré de cette situation si dramatique et ayant suivi tous les mouvements de Cléopâtre, fit signe à Antiochus: «C'est elle, c'est celle-là!» en lui donnant un grand coup dans le dos, tant il était indigné. Aussi, m'avez-vous dit, la salle manqua crouler sous les applaudissements, et la Dumesnil resta impassible. Elle n'eut pas l'air de s'apercevoir de ce qui se passait, ni d'avoir senti le coup de poing que le soldat lui avait donné. Le génie ne peut pas aller plus loin.

Mlle Raucourt m'écoutait toujours sérieusement.

–Je vois, chère enfant, que tu feras quelque chose. Tu es bien gamine, tu aimes bien à faire des espiègleries, mais tu penses et tu observes. C'est bien!

Je croyais travailler sans relâche. Le moment de mes débuts s'approchait. Il n'en fut pas ainsi. Les visites incessantes, les ministres, puis toute la famille du Premier Consul: Lucien, qui, comme le Premier Consul, n'aimait que la tragédie; Mme Bacchiochi, femme éminente, ayant beaucoup de rapports avec l'empereur, chétive, maladive. Nous déjeunions souvent chez elle avec la mère de l'empereur et Lucien. Puis, après, on me faisait répéter: Lucien se mettait en scène, me donnait des répliques, ou, pour mieux dire, jouait les scènes entières. La mère de l'empereur s'amusait infiniment de ces répétitions. Elle avait l'aspect sévère; elle était très noble et très belle, bonne et indulgente. J'étais très protégée par toute cette grande famille. Mme Bacchiochi m'avait prise en affection et me faisait venir chez elle presque chaque matin, et, quoique très souffrante, elle me faisait répéter. J'étais seule avec elle; elle avait des vomissements qui la faisaient souffrir, et, bien souvent, pendant que nous répétions, elle était interrompue. «Passez-moi vite la cuvette; cela ne sera rien.» Puis, effectivement nous recommencions de plus belle. Quelle courageuse et charmante femme!

La reine Hortense, qui aimait Mlle Raucourt, nous recevait souvent aussi, à cette époque. Elle habitait un hôtel, rue de la Victoire. Eugène Beauharnais, qui était bien ce qu'il y avait de plus charmant, se trouvait presque toujours chez sa sœur. Elle était bien belle, la reine Hortense: les plus beaux yeux du monde et d'une douceur angélique, des cheveux ravissants, une taille de nymphe, une carnation magnifique, le teint frais et calme, blanche comme le cygne. (Chère Valmore, vous comprenez bien qu'il n'y a que vous qui puissiez faire son portrait, avec les expressions poétiques qui n'appartiennent qu'à vous.) Elle avait l'exquise bonté de laisser répéter. Un jour où je m'étais vraiment fatiguée, la sueur me tombant sur le front: «Pauvre enfant; je ne veux pas qu'elle s'en aille dans cet état, elle tomberait malade. Enveloppons-la de ce châle.» Elle me mit, malgré moi et malgré Mlle Raucourt, un grand cachemire qu'elle avait sur ses belles épaules.

–Je vous le renverrai aujourd'hui même.

–Point du tout; elle le gardera en souvenir de moi.

Oui, je l'ai gardé, belle et bonne reine Hortense. Je l'ai toujours conservé; c'est ma relique à moi. Je serais morte de faim, plutôt que de m'en séparer.

Tous ces souvenirs me sont bien chers, bien précieux, et j'ai la douce consolation de n'avoir jamais varié dans mes affections. Je suis pauvre; que m'importe? Je me trouve riche par le cœur, et par mon dévouement pour cette immense famille, qui m'a tendu la main dans ma jeunesse. J'aurai l'honneur de mourir avec mes premiers sentiments. Je n'aurai peut-être pas de quoi me faire enterrer. C'est très possible; ça s'est vu. Je n'étais pas faite pour avoir du bien au soleil. J'aurai quelques pelletées de terre et quelques fleurs de mes amis. Que faut-il de plus?

Au milieu de tout ce train, de ces allées, ces venues, le monde tout nouveau pour moi, ces exhibitions que l'on faisait de ma personne, dans mon intérêt, pour me faire des prosélytes, tout cela me fatiguait par des émotions fréquentes. A chaque soirée, le cœur me battait à me fendre la poitrine. J'étais trop heureuse de rentrer près de ma petite mère.

–Es-tu contente?

–En vérité, non! Tout cela m'ennuie. J'aimais mieux jouer ma Petite Laitière, Paul et Virginie. On m'aimait à Amiens. Est-ce que je sais, moi, ce que je deviendrai? Ces grands manteaux sous lesquels j'étoufferai peut-être! Puis il faut tant de choses pour la tragédie! Puis cette Mlle Duchesnois qui débute avant moi! Puis Mlle Raucourt qui me fait courir sans cesse avec elle, dans sa voiture. Il est vrai, cela ne me fatigue pas les jambes; mais les leçons sont bien rares! Tiens, petite mère, je regrette Amiens, notre chambre, mon piano, mes opéras. Je regrette même jusqu'aux petits soins de ménage que l'on me faisait faire, quand je mettais le couvert, que ma nourrice me grondait: «Dépêche-toi donc, Mimi; M. George va rentrer, et tu ne seras pas prête!» Ah! que c'était gentil! Et mon loto donc! quand tu me permettais d'y jouer avec vous. Comme j'étais rouge quand je perdais! Et M. Baudry! te rappelles-tu comme il était furieux quand il appelait les numéros? A peine dans ses doigts je les nommais! «Cette petite fille est insupportable! Défendez-lui donc, madame George, d'être aussi malhonnête. Vous l'élevez très mal!—Vous croyez me faire gronder, mais vous voyez bien que cela amuse maman. Me gronder, elle, ou papa? Ils sont trop bons pour cela, ils m'aiment trop!» Eh bien, oui, je pleure de penser que je ne reverrai plus tout cela! Tiens, encore demain, nous allons passer la soirée chez M. Rœderer, au Jardin des Plantes; comme c'est amusant!

(Chère amie Valmore, il faut rechercher ce qu'était Rœderer, et quelle place il occupait à cette époque.)

—Pourquoi Mlle Raucourt est-elle venue à Amiens? Quelle rage mon père a-t-il eue de me voir attifée d'un diadème? Il n'avait pas voulu me donner à Molé, à Mme Dugazon, et il me donne à la tragédie. Comme c'est gai!

–Voyons, Mimi, finis! C'est pour ton bonheur que nous avons fait le voyage, que je me suis séparée de ton père, que j'ai renoncé à mon état. Tu as bon cœur, tu nous aimes; ne l'oublie pas. Sois raisonnable, embrasse ta petite mère.

Les débuts de Mlle Duchesnois avançaient, on préparait les miens. Le prince d'Hénin, qui aimait et voyait souvent Mlle Raucourt, venait de me faire cadeau d'une très belle peau de tigre pour mon rôle de Didon. A cette époque, on jouait Didon, habillée en chasseresse, comme la Diane antique, l'arc, le carquois; c'était réellement très beau. Je commençais à trouver les détails des parures assez amusants.—Essayer tous ces beaux habits me faisait un peu oublier la petite laitière et le loto.

Ah! par exemple, le costume chinois d'Idamé me flattait peu. Tous mes cheveux relevés au-dessus de la tête, un grand oiseau de paradis (très rare) que m'avait donné la mère de l'empereur, perché sur le haut de ma coiffure et dont les plumes magnifiques retombaient sur les épaules; cette robe qui avait l'air d'un grand sac: quelle horreur! Tout le monde disait que cela m'allait bien, et que j'étais superbe avec le front découvert. Je n'étais point de cet avis. Je me trouvais très laide. Je me disputais avec Dublin, qui était le dessinateur du Théâtre-Français, homme d'esprit et de talent même, mais très entêté pour l'exactitude de ses costumes.

–Comment! vous me mettrez dans cette espèce de sac; vous me cacherez les bras, le col, la poitrine, et vous croyez que j'oserai paraître comme cela! On se moquerait de moi.

–Et moi, dit ce bon Vanhove, qui jouait Yamti, que pensez-vous, mon enfant, de ce qu'il veut faire de moi? Il me coud, entendez-vous? Pas une pauvre petite place pour y placer ma tabatière, et monsieur sait que j'aime à prendre mon tabac; mais il aime à me contrarier. Vous êtes un révolutionnaire, monsieur Dublin.

Et il se retourna vers Lafont:

–Figure-toi, mon ami, lui dit-il tout bas,—mais j'écoutais bien,—que mon pantalon est cousu; si bien, mon ami, qu'un besoin pressant enfin peut arriver. Obligé de le satisfaire. Où? Dans mon pantalon. J'ai donc raison de vous dire, monsieur Dublin, que vous n'êtes qu'un Robespierre.

Vous concevez tous les éclats de rire. On était gai, dans ce temps, sans pédantisme; on était en bonne camaraderie, chacun connaissait sa valeur; il régnait une égalité charmante. Talma, Monvel36 tutoyaient Dublin qui les tutoyait aussi; même un nommé Marchand, renommé pour son nez qui n'en finissait plus, et pour sa taille la plus petite et la plus menue du monde; toute sa grêle personne disparaissait sous ce nez gigantesque. Le pauvre diable ne faisait que des annonces, mais il y mettait une importance tout à fait comique. C'est lui qui était chargé d'apporter les chaises dans la scène de Trissotin des Femmes savantes, et, d'après la tradition, de se laisser choir en apportant une chaise. Il priait Talma, Michaud, tous ceux qui se trouvaient là, de venir le voir. Quand son effet avait été grand, on venait le féliciter.

–Vraiment, Talma, tu ne me flattes pas? tu as été content? Dis-donc cela au Comité. C'est que vraiment, tu le vois, on est injuste, on m'arrête dans ma carrière.

Talma est naïf, bon enfant même, s'amusant de toutes ces plaisanteries. Ce Talma, dont le regard faisait trembler et frémir tout un auditoire, dans la vie privée, doux, simple et calme. On ne se préoccupait pas d'argent. On ne songeait qu'aux succès. On était bien artiste.

Parmi ces artistes simples et sans fierté, il y en avait pourtant, dont la fierté était souvent impertinente. Monvel racontait qu'un jour, en pleine assemblée, la très impériale Clairon, qui regardait ses camarades comme des vassaux, dit:

–Vous devez savoir, messieurs, que, quand je joue deux ou trois fois, je vous nourris pour tout un mois.

–Chère mademoiselle Clairon, lui répondit Molé, en faisant un saut de marquis, c'est donc pourquoi je suis si maigre!

Mlle Contat avait sa part d'arrogance; elle était très spirituelle et très charmante, quand elle voulait l'être. C'est une fantaisie qu'elle avait rarement. On ne l'approchait que si elle le permettait. Quel grand talent! quelle grande dame! Une tête ravissante, les plus beaux yeux noirs qu'on puisse imaginer; le regard si fin; une bouche riante, moqueuse, le talent était large et franc; les grandes manières de la cour, la tête haute. Elle jouait en s'amusant. Il ne fallait pas la voir dans le sentiment, impossible de jeter la moindre mélancolie sur cette physionomie. La mère coupable, la femme jalouse, ah! ce n'était plus Mlle Contat. Son organe alors devenait glapissant; des larmes prises dans la tête; c'était à faire souffrir. Aussi elle s'en dédommageait, quand elle reparaissait pour se rire de tout le monde. Dans la Comédie des femmes, où elle était étourdissante de comique avec ce Fleury, qui ne lui cédait en rien pour le persiflage, dans une scène avec lui où elle veut prendre le ton sentimental, il lui dit: «Laissons là le tragique: vous avez tant de grâce à jouer le comique!» On applaudissait à dix reprises sans claqueurs. Ils étaient peu en faveur: on les mettait fort souvent à la porte. Faisait-on mal?

Le théâtre, à cette époque, était tout autre; il y avait bien aussi à subir de petites menées, mais cela se passait sans trop de scandale. Les jalousies théâtrales existaient, existeront toujours, mais l'émulation avait quelque chose de plus noble; on désirait faire mieux que son prédécesseur, on travaillait sérieusement. Le public alors était très enthousiaste et très sévère; on était donc sans cesse sur ses gardes. On savait qu'une négligence serait punie; on faisait donc de vrais artistes. C'était de l'art et non du métier. C'est beau d'être vraiment artiste, de ne pas songer à l'avenir. L'avenir, s'en préoccuper est chose si triste, si parcimonieuse! Les idées mercantiles ne vont pas aux arts; il nous faut de l'exaltation, du montant. Sans cette fièvre permanente, comment aurait-on le courage de paraître devant un public qui vient vous guetter, qui vous attend, qui vous magnétise, et qu'il faut magnétiser pour vous mettre en communication avec lui? Quand vous avez obtenu pendant votre représentation un succès d'enthousiasme, vous rentrez dans votre loge toute haletante, toute fiévreuse, entourée d'hommages. Pensez-vous à compter avec vous-même? Peu vous importe, en vérité! Vous payez—quand vous le pouvez—votre cuisinière ou votre cuisinier, sans vous inquiéter s'il vous trompe de quelques carottes. Soyez donc artistes, si vous entrez dans ces détails! Le fameux comédien Baron disait: «Les artistes devraient être élevés sur les genoux des reines.» Il avait bien raison: là, on ne compte pas!

Enfin, nous voici aux débuts de Mlle Duchesnois. Elle débuta à Versailles. C'était l'usage. On ne faisait pas du Théâtre-Français une école d'enseignement mutuel, une exhibition grotesque de personnages, femmes ou hommes, qui se disaient en s'éveillant: «Je veux jouer la tragédie: ce genre m'amuse. Je vais débuter au Théâtre-Français; si je ne réussis pas, eh bien, j'irai à Quimper-Corentin.»

(Valmore, je ne sais dans quel rôle; je crois que c'était Didon.) Son succès fut médiocre. On en vint instruire Mlle Raucourt qui fut très heureuse, elle et ses nombreux amis. On fut très alarmé dans le camp ennemi de cet insuccès. On s'agita. M. Legouvé, professeur de Mlle Duchesnois, fut très naturellement fort inquiet. Mme Legouvé, femme d'esprit et d'intelligence, ne négligea rien, employa tous les moyens pour obtenir une revanche éclatante. Mme de Montesson, le général de Valence, tous furent sous les armes! Toutes les forces réunies pour ne pas manquer cette seconde épreuve! C'était de toute justice. Cette chère Mlle Duchesnois était comme moi: elle avait besoin d'un succès. Née d'une famille très pauvre, que serait-elle devenue? Elle était bonne, elle désirait comme moi les rendre heureux! Les femmes ne manquaient pas à cette représentation! Les femmes sont si bonnes, si indulgentes! Quand elles entendent dire:

–Quel dommage que la débutante ait un physique si malheureux! Mais non, elle est bien, cette femme; sa taille est bien prise.

–Oui, mais elle est bien maigre, bien noire.

–Vous trouvez? Vous êtes difficile. Moi, je la trouve une assez belle personne. Pour son talent, il est très heureux qu'elle ne soit pas belle; elle s'occupera avec plus d'ardeur de son art. Les flatteurs, les adorateurs ne viendront pas la distraire de ses études; elle fera une grande artiste. Nous viendrons l'entendre souvent; nous aurons du plaisir à la voir.

–Je le crois facilement, ma chère, répond le mari; vous gagnerez toujours à la comparaison. Ah! les femmes raffoleront de Duchesnois.

Quoi qu'il en soit, Mlle Duchesnois eut de très bons débuts; elle avait de très belles qualités: une voix harmonieuse, une grande chaleur, une belle prononciation.

On lui reprochait de trop chanter le vers, de le psalmodier; c'était l'opinion de Talma surtout, lui qui parlait si bien la tragédie! Quant à moi, il ne m'appartient pas de juger Mlle Duchesnois. La rivalité, je dirai même la lutte, qu'on voulut établir entre nous, m'impose silence, et je dois garder ma jeune opinion pour moi seule37.

Ses débuts terminés, on attendait avec curiosité ceux de l'élève de Raucourt. Ce sera très piquant de voir cette élève de quatorze ans en présence de la Duchesnois. Quel attrait pour un public de voir aux prises les deux débutantes! Ce sera amusant. Qui l'emportera? L'attention se divisait; on s'agitait, on assiégeait le bureau de location. Le théâtre est une grande affaire: on accourait de toutes parts pour retenir des places avec la même ardeur que l'on s'agite aujourd'hui à la porte de Mirés pour obtenir des actions. Me voici; j'arrive avec enfantillage dans cette arène. Je suis annoncée: Clytemnestre d'Iphigénie en Aulide, mon début.

(Voici, mon amie Valmore, les journaux; vous y verrez la date.)

Mlle Raucourt me présenta à l'Assemblée générale: toute la Comédie-Française me fit un accueil maternel. Je le devais à l'amitié et aux égards que l'on avait pour Mlle Raucourt (les égards et les bonnes façons étaient d'usage); on me traita comme l'enfant de la maison. Le lendemain, répétition, Mlle Raucourt présente. Je reçus tous les encouragements si nécessaires à ce moment vraiment suprême. Mlle Raucourt était plus agitée que moi. J'ignorais le danger; je riais et m'amusais de tout, à tel point que, la veille de mon début, revenant de la rue Taitbout, rue des Colonnes, je gaminais, en frappant et sonnant à toutes les portes. Je n'avais plus que quelques heures de cette existence de joie et d'indifférence, pour m'enfoncer tout entière dans la vie agitée. A midi, la foule encombrait déjà toutes les issues du théâtre. (C'est vrai, chère madame Valmore; je ne mens pas.) A quatre heures et demie, pour entrer par la porte des artistes, on fut obligé de faire venir la garde pour faire faire passage, et cette pauvre Mlle Raucourt venait de se fouler le pied. Mais cette femme courageuse ne voulut pas me quitter. Elle se fit porter dans ma loge; son médecin vint la panser. Elle était bien touchante; je pleurais beaucoup.

–Allons, mon enfant, calme-toi. Ce n'est rien, je ne souffre pas.

On la porta dans une petite loge d'avant-scène qui donnait sur le théâtre! Mon entrée fut accueillie avec faveur. J'eus le bonheur d'obtenir un grand succès dans ma première scène. Ma peur était légère; et pourtant, cette salle comble, le Premier Consul dans sa loge, cette bonne et ravissante Joséphine, toute la famille assistait à ce début. Le parterre, composé des gens les plus distingués et des artistes. Nous avions les amis de Mlle Raucourt, bien entendu: le fils de Mme Dugazon, Danty, le fils d'Audinot, le Directeur de l'Ambigu-Comique, tous amis dévoués; Castéja, ancien préfet; le duc de Fitz-James, le prince d'Hénin, tout cela au parterre! Quant à moi, mon frère au parterre et ma sœur à l'orchestre, essayant tous les vieux gants de ma mère pour faire le plus de bruit possible en applaudissant.

Après ma première scène, la peur se déclara plus forte, mais l'action vint à mon secours. Mlle Vanhove jouait Iphigénie; Mlle Fleury, Eryphile; Saint-Prix38, Agamemnon; Talma, Achille. Mon cher Talma, il fut sifflé dans Achille, les partisans du beau Lafont étaient courroucés de n'avoir par leur Lafont. Comme Talma a pris sa revanche dans ce même rôle qui devint pour lui un de ses plus beaux! Cette agitation du public contre Talma vint me troubler. A chaque instant, Mlle Raucourt m'envoyait un message: «Cela va bien, tiens-toi ferme. Il y a de la cabale. N'aie pas peur; oui, n'aie pas peur, mais tremble toujours.»

Arrivée au IVe acte, à la grande tirade:

Vous ne démentez pas une race funeste…

je fus interrompue plusieurs fois par de vifs applaudissements. Cela allait trop bien, sans doute. Les mécontents s'acharnèrent à moi dans les vers:

Avant qu'un nœud fatal l'unit à votre frère

On murmurait, la malveillance fut assez cruelle. Mlle Raucourt me criait de sa loge: «Recommence.» Je recommençai, même murmure. On en venait aux mains, on applaudissait. Le Premier Consul lui-même désavouait cette cabale en applaudissant. «Recommence.» Et, moi, je recommençai avec plus d'ardeur. Saint-Prix me disait: «C'est bien, mon enfant. Ils veulent vous intimider; ne cédez pas.» La troisième fois fut enlevée à la pointe de l'épée, et mon succès fut d'autant plus grand qu'il fut une protestation à une malveillance trop visible. On me rappelle avec rage. Mlle Raucourt ne put reparaître! On vint remercier pour elle en annonçant l'accident qui la privait de se rendre à l'honneur qu'on lui faisait. Ce fut une rude soirée pour le professeur, pour la débutante; et pour les amis, donc! Ils vinrent dans la loge tout suants, quelques habits déchirés, car on en était venu aux mains. Mon pauvre frère Charles avait les siennes tout en sang. Et le bon Kreutzer aussi était au parterre; il était abîmé, mais il était si artiste, si chaleureux! Tout le monde s'embrassait.

–Quelle belle soirée, Raucourt!

–Oui, oui, elle a été chaude. Cette petite diablesse n'a pas perdu la tête, et il y avait de quoi.

Monvel me dit:

–Bien, petite. Est-ce que vous saviez le vers:

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire?

Mlle Contat n'avait pas manqué, pour sa chère Fanny, d'assister à ce début. Elle fut de suite après la représentation dans la loge de Mlle Raucourt. Elle m'embrassa à plusieurs reprises, chose peu commune chez elle; aussi, Mlle Raucourt me dit: «Tu dois être bien fière.»

Le Premier Consul et Joséphine envoyèrent complimenter Mlle Raucourt et savoir des nouvelles de sa foulure. Toute la famille du Premier Consul en fit autant. Ah! cette soirée peut-elle jamais être oubliée? Non, jamais. Ces souvenirs-là ne s'effacent pas. Cette foule de gens du monde, des artistes qui se pressaient dans les couloirs de cette loge qui ne pouvait les contenir tous à la fois, c'était trop beau, trop imposant. Cette bonne Mme Dugazon, la Saint-Aubin, les artistes du Grand-Opéra, tous s'étaient donné rendez-vous pour soutenir l'élève de Raucourt: il y avait parmi les grands artistes d'alors tant de fraternité!

19

Dugazon (J.-B.-Henri Gourgaud, dit).—Né à Marseille le 15 novembre 1746.—Débute le 29 avril 1771.—Sociétaire le 10 avril 1772.—Passe au théâtre de la rue Richelieu en avril 1791.—Réunion générale de 1799.—Mort, encore au théâtre, à Sandillon (Loiret), le 10 octobre 1809. (Georges Monval, Liste alphabétique des sociétaires, etc.)

20

Raucourt (Françoise-Marie-Antoinette-Josèphe Saucerotte, dite Mlle).—Née à Paris, rue de la Vieille-Boucherie, le 3 mars 1756.—Élève de Brizard, de Mlle Clairon. Débute le 23 décembre 1772.—Partie le 28 mai 1776 (Russie).—Rentrée le 28 août 1779.—Reçue le 11 septembre suivant.—Réunion générale du 30 mai 1799.—Directrice d'une troupe française en Italie.—Morte à Paris, rue du Helder, le 15 janvier 1815.—Ses obsèques font scandale à Saint-Roch.—Inhumée au cimetière du Père-Lachaise. (Georges Monval, etc.)

21

Contat aînée (Louise-Françoise, épouse du marquis de Parny-Deforges).—Née à Paris le 16 juin 1760.—Débute le 3 février 1776.—Reçue à l'essai le 26 mars 1777.—Sociétaire le 3 avril 1777.—Retirée le 6 mars 1809.—Décédée à Paris, 56, rue de Provence, le 9 mars 1813.—Inhumée au Père-Lachaise. (Georges Monval, Liste alphabétique des sociétaires, etc.)

22

La Hive (Jean Mauduit, dit de).—Né à La Rochelle le 6 août 1747.—Troupe Montansier, Tours, Lyon.—Débute le 3 décembre 1770.—Reçu à l'essai le 1er janvier 1771.—Parti en octobre 1771.—Province.—Rentré le 29 avril 1775.—Sociétaire le 18 mai suivant.—Retiré le 13 juin 1788.—Rentré comme acteur libre en 1790.—Mort à Montlignon, près de Montmorency, le 30 avril 1827.

23

Saint-Fal (Etienne Meynier, dit).—Né à Paris, rue Saint-Séverin, le 10 juin 1752.—Comédie bourgeoise, troupe de la Montansier, Hollande, Lyon, Bruxelles.—Débute le 8 juillet 1782.—Sociétaire le 25 mars 1784.—Réunion générale du 30 mai 1799.—Retraité le 1er avril 1824.—Mort à Paris le 22 novembre 1835.

24

Fleury (Marie-Anne-Florence-Bernarde Nones, dite Mlle, épouse du Dr Chevetel).—Née à Anvers le 20 décembre 1766.—Débute le 23 mars 1784.—Nouveau début le 23 octobre 1786.—Sociétaire le 5 avril 1791.—Réunion générale de 1799.—Retraitée le 1er avril 1807.—Décédée à Orly, près de Choisy-le-Roi, le 23 février 1818.

25

Talma (Charlotte, dite Caroline Vanhove, femme Petit, puis épouse de Talma (1802) et du comte de Chalôt) (1828).—Née à La Haye (Hollande), le 10 septembre 1771.—Rôles d'enfant (1777).—Débute le 8 octobre 1785.—Sociétaire le 25 décembre suivant.—Réunion générale du 30 mai 1799.—Retraitée le 1er avril 1811.—Morte à Paris le 11 avril 1860.—Inhumée au cimetière du Mont-Parnasse. (Georges Monval, etc.)

26

Clairon (Claire-Josèphe-Hippolyle Leris de la Tude, dite Mlle).—Née à Condé sur Escaut le 25 janvier 1723.—Débute au Théâtre-Italien le 8 janvier 1736.—Opéra (mars 1743).—Admise le 22 octobre 1743.—Sociétaire le 29 novembre 1743.—Retirée le 31 mars 1766.—Morte à Paris, rue de Lille, le 9 pluviôse an IX (29 janvier 1803).—Transférée du cimetière de Vaugirard au Père-Lachaise en 1838. (Georges Monval, etc.)

27

Michot (Antoine Michaut, dit), beau-frère de Pigault-Lebrun.—Né à Paris, rue Jacob, le 12 janvier 1765.—Débute le 15 mai 1790 (Palais-Royal); Théâtre de la République (1792-93); Feydeau (1798).—Sociétaire à la réunion générale de 1799.—Retraité le 1er avril 1821.—Inhumé au cimetière de Montmartre, avenue de la Croix. (Georges Monval, etc.)

28

Fleury (Abraham-Joseph Bénard, dit).—Né à Chartres le 27 octobre 1750.—Théâtre de Lyon (1765).—Débute le 7 mars 4774.—Retourne en province.—Nouveau début le 20 mars 1778.—Sociétaire le 12 mai suivant.—Réunion générale de 1799.—Retraité le 1er avril 1818.—Mort à Valençay (Loiret) le 3 mars 1822.—Inhumé au cimetière d'Orléans. (Georges Monval, Liste alphabétique des sociétaires, etc.)

29

Talma (François-Joseph), époux de Julie Carreau (1790), et de Caroline Vanhove (1802).—Né à Paris, rue des Ménestriers (paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs), le 15 janvier 1763.—Elève de l'École de déclamation (1786).—Débute le 21 novembre 1787, par Séide, de Mahomet.—Sociétaire le 1er avril 1789.—Théâtre de la rue de Richelieu (avril 1791).—Réunion générale du 30 mai 1799.—Mort à Paris, rue de la Tour-des-Dames, le 19 octobre 1826.—Inhumé au cimetière du Père-Lachaise.

30

Volnais (Claudine-Placide Croizet-Ferreire, dite Mlle), épouse Philippe Roustan, du Vaudeville (1822).—Née à Paris, rue Neuve-Saint-Eustache, le 4 mai 1786.—Débute à Versailles le 4 mai 1801.—Débute à Paris le 7 du même mois.—Sociétaire en 1802.—Retraitée le 1er avril 1822.—Morte en son château d'Ormes-le-Guignard, près Vendôme, le 16 juillet 1837. (Georges Monval, Liste alphabétique des sociétaires, etc.)

31

Molé (François-René).—Né à Paris, dans la Cité, rue Saint-Louis, le 24 novembre 1734.—Débute le 7 octobre 1754.—Lyon, Toulouse, Marseille.—Nouveau début le 28 janvier 1760.—Sociétaire le 30 mars 1761.—Parti le 1er septembre 1791.—Membre de l'Institut (1795).—Réunion générale de 1799.—Mort à Paris, rue Corneille, 1, le 20 frimaire an XI (11 décembre 1802).—Inhumé dans sa propriété d'Antony (Seine).

32

Dazincourt (Joseph-J.-B. Albony dit).—Né à Marseille le 11 décembre 1747.—A Bruxelles (1772).—Débute le 21 novembre 1776.—Sociétaire le 23 mars 1778.—Mort à Paris, 24, rue de Richelieu, le 28 mars 1809.—Inhumé au cimetière Montmartre.

33

De Vienne (Jeanne-Françoise-Sophie Thévenin, dite Mlle), femme Gévaudan (1809).—Née à Lyon le 21 juin 1763.—Débute le 7 avril 1785.—Reçue le 12 novembre suivant.—Théâtres Montansier et Feydeau.—Réunion générale de 1799.—Retirée le 1er avril 1813.—Morte à Paris le 20 novembre 1841. (Georges Monval, etc.)

34

Duchesnois (Catherine-Joséphine Rafuin, dite Mlle).—Née à Saint-Saulves, près Valenciennes (Nord), le 5 juin 1777.—Débute à Versailles le 12 juillet; à Paris le 3 août 1802.—Sociétaire le 17 mars 1804.—Retraitée le 1er novembre 1829.—Morte à Paris, rue de La Rochefoucauld, 7, le 8 janvier 1835.—Inhumée au Père-Lachaise, avenue des Acacias (monument Lemaire). (Georges Monval, etc.)

35

Dumesnil (Marie-Françoise Marchand, dit Mlle).—Née à Paris, rue des Marais, le 2 janvier 1713.—Strasbourg (1733).—Débute le 6 avril 1737.—Reçue le 8 octobre suivant.—Sociétaire le 2 février 1738.—Retirée le 31 mars 1776.—Décédée à Paris, 24, rue et barrière Blanche, le 1er ventôse an X (20 février 1803). (Georges Monval, Liste alphabétique des sociétaires, etc.)

36

Monvel (Jacques-Marie Boutet, dit de).—Né à Lunéville le 25 mars 1745.—Débute le 28 avril 1770.—Reçu le 1er avril 1772.—Parti le 1er juillet 1781.—Lecteur du roi de Suède et directeur de la troupe française à Stockholm.—Théâtre de la rue Richelieu, 1791.—Membre de l'Institut, 1795.—Réunion générale de 1799.—Retraité le 1er mars 1806.—Mort à Paris le 13 février 1812. (Georges Monval, etc.)

37

Il a paru en 1803 un opuscule intitulé: «La Conjuration de Mlle Duchesnois contre Mlle George Weymer pour lui ravir la couronne, avec les pièces justificatives recueillies par M. J. Boullault. Ouvrage dédié au Parterre, à l'Orchestre, aux Loges, aux Galeries, à l'Amphithéâtre et même au Paradis du Théâtre Français. A Paris, chez Pillet jeune, libraire, place des Trois Marie près du Pont-Neuf, n. 2, et chez Martinet, libraire, rue du Coq Honoré, n. 124. An XI-1803.» Cet opuscule n'a pas moins de quatre-vingts pages! Avec quelle passion dans ce temps-là on s'occupait du théâtre!

38

Saint-Prix (Jean-Amable Foucault, dit).—Né à Paris, rue de Grenelle-Saint-Honoré, le 9 juin 1758.—Comédie bourgeoise, troupe de la Montansier, à Versailles.—Débute le 9 novembre 1782 et reçu à l'essai.—Sociétaire le 24 mars 1784.—Retraité le 1er avril 1818.—Mort le 28 octobre 1834. (Georges Monval, Liste alphabétique des sociétaires, etc.)

Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original

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