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14.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.

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Table des matières

Paris, ce 26 juillet 1668.

Je veux commencer à répondre en deux mots à votre lettre, et puis notre procès sera fini.

Vous m'attaquez doucement, monsieur le comte, et me reprochez finement que je ne fais pas grand cas des malheureux, mais qu'en récompense je battrai des mains pour votre retour; en un mot, que je hurle avec les loups, et que je suis d'assez bonne compagnie pour ne pas dédire ceux qui blâment les absents.

Je vois bien que vous êtes mal instruit des nouvelles de ce pays-ci, mon cousin; apprenez donc de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de faiblesse pour mes amis. J'en ai beaucoup d'autres, comme dit madame de Bouillon[52], mais je n'ai pas celle-là; cette pensée n'est que dans votre tête, et j'ai fait mes preuves ici de générosité sur le sujet des disgraciés[53], qui m'ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux, que je vous dirais bien si je voulais: je ne crois donc pas mériter ce reproche, et il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes défauts. Mais venons à vous.

Nous sommes proches, et de même sang; nous nous plaisons, nous nous aimons, nous prenons intérêt dans nos fortunes. Vous me parlez de vous avancer de l'argent sur les dix mille écus que vous aurez à toucher dans la succession de M. de Châlons[54]; vous dites que je vous l'ai refusé, et moi je dis que je vous l'ai prêté; car vous savez fort bien, et notre ami Corbinelli en est témoin, que mon cœur le voulut d'abord, et que lorsque nous cherchions quelques formalités pour avoir le consentement de Neuchèse[55], afin d'entrer en votre place pour être payé, l'impatience vous prit; et, m'étant trouvée par malheur assez imparfaite de corps et d'esprit pour vous donner sujet de faire un fort joli portrait de moi, vous le fîtes, et vous préférâtes à notre ancienne amitié, à notre nom et à la justice même, le plaisir d'être loué de votre ouvrage; vous savez qu'une dame de vos amies[56] vous obligea généreusement de le brûler; elle crut que vous l'aviez fait, je le crus aussi; et quelque temps après, ayant su que vous aviez fait des merveilles sur le sujet de M. Fouquet et le mien, cette conduite acheva de me faire revenir; je me raccommodai avec vous à mon retour de Bretagne; mais avec quelle sincérité? Vous le savez. Vous savez encore notre voyage de Bourgogne, et avec quelle franchise je vous redonnai toute la part que vous aviez jamais eue dans mon amitié; je revins entêtée de votre société. Il y eut des gens qui me dirent en ce temps-là: «J'ai vu votre portrait entre les mains de madame de la Baume, je l'ai vu.» Je ne répondis que par un sourire dédaigneux, ayant pitié de ceux qui s'amusaient à croire à leurs yeux. «Je l'ai vu», me dit-on encore au bout de huit jours; et moi, de sourire encore. Je le dis en riant à Corbinelli; il reprit le même souris moqueur qui m'avait déjà servi en deux occasions, et je demeurai cinq à six mois de cette sorte, faisant pitié à ceux dont je m'étais moquée. Enfin le jour malheureux arriva où je vis moi-même, et de mes propres yeux bigarrés[57], ce que je n'avais pas voulu croire. Si les cornes me fussent venues à la tête, j'aurais été bien moins étonnée. Je le lus et je le relus, ce cruel portrait; je l'aurais trouvé très-joli, s'il eût été d'une autre que de moi et d'un autre que de vous; je le trouvai même si bien enchâssé et tenant si bien sa place dans le livre, que je n'eus pas la consolation de me pouvoir flatter qu'il fût d'un autre que de vous. Je le reconnus à plusieurs choses que j'en avais ouï dire, plutôt qu'à la peinture de mes sentiments, que je méconnus entièrement. Enfin je vous vis au Palais-Royal, où je vous dis que ce livre courait. Vous voulûtes me conter qu'il fallait qu'on eût fait ce portrait de mémoire, et qu'on l'avait mis là: je ne vous crus point du tout. Je me ressouvins alors des avis qu'on m'avait donnés, et dont je m'étais moquée. Je trouvai que la place où était ce portrait était si juste, que l'amour[58] paternelle vous avait empêché de vouloir défigurer cet ouvrage en l'ôtant d'un lieu où il tenait si bien son coin. Je vis que vous vous étiez moqué et de madame de Monglas et de moi, que j'avais été votre dupe, que vous aviez abusé de ma simplicité, et que vous aviez eu sujet de me trouver bien innocente, en voyant le retour de mon cœur pour vous, et sachant que le vôtre me trahissait: vous savez la suite.

Être dans les mains de tout le monde; se trouver imprimée; être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable; se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui? Je ne veux point vous étaler davantage toutes mes raisons; vous avez bien de l'esprit; je suis assurée que si vous voulez faire un quart d'heure de réflexions, vous les verrez et vous les sentirez comme moi. Cependant que fais-je, quand vous êtes arrêté? Avec la douleur dans l'âme, je vous fais faire des compliments, je plains votre malheur, j'en parle même dans le monde, et je dis assez librement mon avis sur le procédé de madame de la Baume[59], pour en être brouillée avec elle. Vous sortez de prison, je vous vais voir plusieurs fois, je vous dis adieu quand je partis pour Bretagne; je vous ai écrit, depuis que vous êtes chez vous, d'un style assez libre et sans rancune; et enfin je vous écris encore, quand madame d'Époisses me dit que vous vous êtes cassé la tête[60].

Voilà ce que je voulais vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant d'ôter de votre esprit que ce soit moi qui ait tort. Gardez ma lettre, et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenait de le croire; et soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d'une chose qui se fût passée entre deux autres personnes; que votre intérêt ne vous fasse pas voir ce qui n'est pas; avouez que vous avez cruellement offensé l'amitié qui était entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que, si vous répondez, je puisse jamais me taire, vous auriez tort, car ce m'est une chose impossible. Je verbaliserai toujours; au lieu d'écrire en deux mots, comme je vous l'avais promis, j'écrirai en deux mille; et enfin j'en ferai tant, par des lettres d'une longueur cruelle et d'un ennui mortel, que je vous obligerai, malgré vous, à me demander pardon, c'est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.

Au reste, j'ai senti votre saignée; n'était-ce pas le 17 de ce mois? Justement: elle me fit tous les biens du monde, et je vous en remercie. Je suis si difficile à saigner, que c'est charité à vous de donner votre bras au lieu du mien.

Pour cette sollicitation, envoyez-moi votre homme d'affaires avec un placet, et je le ferai donner par une amie à M. Didé; car, pour moi, je ne le connais point; et j'irai même avec cette amie. Vous pouvez vous assurer que, si je pouvais vous rendre service, je le ferais, et de bon cœur et de bonne grâce. Je ne vous dis point l'intérêt extrême que j'ai toujours pris à votre fortune; vous croiriez que ce serait le Rabutinage qui en serait la cause: mais non, c'était vous, c'est vous encore, qui m'avez causé des afflictions tristes et amères, en voyant ces trois nouveaux maréchaux de France[61]. Madame de Villars, qu'on allait voir, me mettait devant les yeux les visites qu'on m'aurait rendues en pareille occasion, si vous aviez voulu.

Je vous remercie de vos lettres au roi, mon cousin; elles me feraient plaisir à lire d'un inconnu, elles m'attendrissent; il me semble qu'elles devraient faire cet effet-là sur notre maître: il est vrai qu'il ne s'appelle pas Rabutin comme moi.

La plus jolie fille de France vous fait des compliments; ce nom me paraît assez agréable; je suis pourtant lasse d'en faire les honneurs.

Lettres de Madame de Sévigné

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