Читать книгу Plus fort que Sherlock Holmès - Марк Твен, ReadOn Classics, Charles Dudley Warner - Страница 3
PREMIÈRE PARTIE
III
EXTRAITS DE LETTRES A SA MÈRE
ОглавлениеDenver, 3 avril 1897.
Je viens d'habiter le même local que Jacob Fuller pendant plusieurs jours. Je tiens sa trace maintenant; je pourrais le dépister et le suivre à travers dix divisions d'infanterie. Je l'ai souvent approché et l'ai entendu parler. Il possède un bon terrain et tire un parti avantageux de sa mine; mais, malgré cela, il n'est pas très riche. Il a appris le travail de mineur en suivant la meilleure des méthodes, celle qui consiste à travailler comme un ouvrier à gages. Il paraît assez gai de caractère, porte gaillardement ses quarante-quatre ans; il semble plus jeune qu'il n'est, et on lui donnerait à peine trente-six ou trente-sept ans. Il ne s'est jamais remarié et passe ici pour veuf. Il est bien posé, considéré, s'est rendu populaire et a beaucoup d'amis. Moi-même j'éprouve une certaine sympathie pour lui; c'est évidemment la voix du sang qui crie en moi !
Combien aveugles, insensées et arbitraires sont certaines lois de la nature, la plupart d'entre elles au fond! Ma tâche est devenue bien pénible maintenant. Vous le saisissez, n'est-ce pas? et vous me pardonnerez ce sentiment? Ma soif de vengeance du début s'est un peu apaisée, plus même que je n'ose en convenir devant vous; mais je vous promets de mener à bien la mission que vous m'avez confiée. J'éprouverai peut-être moins de satisfaction, mais mon devoir reste impérieux: je l'accomplirai jusqu'au bout, soyez-en sûre. Je ressens pourtant un profond sentiment d'indignation lorsque je constate que l'auteur de ce crime odieux est le seul qui n'en ait pas souffert. Son action infâme a tourné entièrement à son avantage, et au bout du compte il est heureux. Lui, criminel, s'est vu épargner toutes les souffrances; vous, l'innocente victime, vous les supportez avec une résignation admirable. Mais rassurez-vous, il récoltera sa part d'amertumes, je m'en charge.
Silver Gulch, 19 mai…
J'ai placardé l'affiche n° 1 le 3 avril à minuit; une heure plus tard, j'ai glissé sous la porte de sa chambre l'affiche n° 2, lui signifiant de quitter Denver la nuit du 14 avant 11 h. 50.
Quelque vieux roublard de reporter m'a volé une affiche; en furetant dans toute la ville, il a découvert ma seconde qu'il a également subtilisée. Ainsi, il a fait ce qu'on appelle en terme professionnel « un bon scoop », c'est-à-dire qu'il a su se procurer un document précieux, en s'arrangeant pour qu'aucun autre journal que le sien n'ait le même « tuyau ». Ce scoop a permis à son journal, le principal de l'endroit, d'imprimer la nouvelle en gros caractères en tête de son article de fond du lendemain matin; venait ensuite un long dithyrambe sur notre malheur accompagné de violents commentaires sur le coupable; en même temps, le journal ouvrait une souscription de 1.000 dollars pour renforcer la prime déjà promise. Les feuilles publiques de ce pays s'entendent merveilleusement à soutenir une noble cause… surtout lorsqu'elles entrevoient une bonne affaire.
J'étais assis à table comme de coutume, à une place choisie pour me permettre d'observer et de dévisager Jacob Fuller; je pouvais en même temps écouter ce qui se disait à sa table. Les quatre-vingts ou cent personnes de la salle commentaient l'article du journal en souhaitant la découverte de cette canaille qui infectait la ville de sa présence. Pour s'en débarrasser, tous les moyens étaient bons; on avait le choix du procédé: une balle, une canne plombée, etc.
Lorsque Fuller entra, il avait dans une main l'affiche (pliée), dans l'autre le journal. Cette vue me stupéfia et me donna des battements de cœur. Il avait l'air sombre et semblait plus vieux de dix ans, en même temps que très préoccupé; son teint était devenu terreux. Et songez un peu, ma chère maman, à tous les propos qu'il dut entendre! Ses propres amis, qui ne le soupçonnaient pas, lui appliquaient les épithètes et les qualificatifs les plus infâmes, en se servant du vocabulaire très risqué des dictionnaires dont la vente est permise ici. Et, qui plus est, il dut prendre part à la discussion et partager les appréciations véhémentes de ses amis. Cette circonstance le mettait mal à l'aise, et il ne parvint pas à me le dissimuler; je remarquai facilement qu'il avait perdu l'appétit et qu'il grignotait pour se donner contenance. A la fin, un des convives déclara :
– Il est probable que le vengeur de ce forfait est parmi nous dans cette salle et qu'il partage notre indignation générale contre cet inqualifiable scélérat. Je l'espère, du moins.
Ah! ma mère! Si vous aviez vu la manière dont Fuller grimaçait et regardait effaré autour de lui. C'était vraiment pitoyable! N'y pouvant plus tenir, il se leva et sortit.
Pendant quelques jours, il donna à entendre qu'il avait acheté une mine à Mexico et voulait liquider sa situation à Denver pour aller au plus tôt s'occuper de sa nouvelle propriété et la gérer lui-même.
Il joua bien son rôle, annonça qu'il emporterait avec lui quarante mille dollars, un quart en argent, le reste en billets; mais comme il avait grandement besoin d'argent pour régler sa récente acquisition, il était décidé à vendre à bas prix pour réaliser en espèces. Il vendit donc son bien pour trente mille dollars. Puis, devinez ce qu'il fit.
Il exigea le paiement en monnaie d'argent, prétextant que l'homme avec lequel il venait de faire affaire à Mexico était un natif de New-England, un maniaque plein de lubies qui préférait l'argent à l'or ou aux traites. Le motif parut étrange, étant donné qu'une traite sur New-York pouvait se payer en argent sans la moindre difficulté. On jasa de cette originalité pendant un jour ou deux, puis ce fut tout, les sujets de discussion ne durent d'ailleurs jamais plus longtemps dans ce beau pays de Denver.
Je surveillais mon homme sans interruption; dès que le marché fut conclu et qu'il eut l'argent en poche, ce qui arriva le 11, je m'attachai à ses pas, sans perdre de vue le moindre de ses mouvements. Cette nuit-là, ou plutôt le 12 (car il était un peu plus de minuit), je le filai jusqu'à sa chambre qui donnait sur le même corridor que la mienne, puis, je rentrai chez moi; j'endossai mon déguisement sordide de laboureur, me maquillai la figure en conséquence, et m'assis dans ma chambre obscure, gardant à portée de ma main un sac plein de vêtements de rechange. Je laissai ma porte entrebâillée, me doutant bien que l'oiseau ne tarderait pas à s'envoler. Au bout d'une demi-heure, une vieille femme passa; elle portait un sac. Un coup d'œil rapide me suffit pour reconnaître Fuller sous ce déguisement; je pris mon baluchon et le suivis.
Il quitta l'hôtel par une porte de côté; et, tournant au coin de l'établissement, il prit une rue déserte qu'il remonta pendant quelques instants, sans se préoccuper de l'obscurité et de la pluie. Il entra dans une cour et monta dans une voiture à deux chevaux qu'il avait commandée à l'avance; sans permission, je grimpe derrière, sur le coffre à bagages, et nous partîmes à grande allure. Après avoir parcouru une dizaine de milles, la voiture s'arrêta à une petite gare. Fuller en descendit et s'assit sur un chariot remisé sous la véranda, à une distance calculée de la lumière; j'entrai pour surveiller le guichet des billets. Fuller n'en prenant pas, je l'imitai. Le train arriva: Fuller se fit ouvrir un compartiment; je montai dans le même wagon à l'autre extrémité, et suivant tranquillement le couloir, je m'installai derrière lui. Lorsqu'il paya sa place au conducteur, il fallut bien indiquer sa gare de destination; je me glissai alors un peu plus près de lui pendant que l'employé lui rendait sa monnaie.
Quand vint mon tour de payer, je pris un billet pour la même station que Fuller, située à environ cent milles vers l'Ouest. A partir de ce moment-là, et pendant une semaine, j'ai dû mener une existence impossible. Il poussait toujours plus loin dans la région Ouest. Mais, au bout de vingt-quatre heures, il avait cessé d'être une femme. Devenu un bon laboureur comme moi, il portait de grands favoris roux. Son équipement était parfait, et il pouvait jouer son personnage mieux que tout autre, puisqu'il avait été réellement un ouvrier à gages. Son meilleur ami ne l'aurait pas reconnu. A la fin, il s'établit ici, dans un camp perdu sur une petite montagne de Montana; il habite une maison primitive et va prospecter tous les jours; du matin au soir, il évite toute relation avec ses semblables.
J'ai pris pension à une guinguette de mineurs. Vous ne pouvez vous figurer le peu de confortable que j'y trouve. Rien n'y manque: les punaises, la saleté, la nourriture infecte.
Voilà quatre semaines que nous sommes ici, et pendant tout ce temps, je ne l'ai aperçu qu'une fois; mais, chaque nuit, je suis à la trace ses allées et venues de la journée et me mets en embuscade pour l'observer. Dès qu'il a eu loué une hutte ici, je me suis rendu à cinquante mille d'ici pour télégraphier à l'hôtel de Denver de garder mes bagages jusqu'à nouvel ordre. Ici je n'ai besoin que de quelques chemises de rechange que j'ai eu soin d'apporter avec moi.
Silver Gulch, 12 juin.
Je crois que l'épisode de Denver n'a pas eu son écho jusqu'ici. Je connais presque tous les habitants du Camp et ils n'y ont pas encore fait la moindre allusion, du moins, devant moi. Sans aucun doute, Fuller se trouve très heureux; il a loué à deux milles d'ici, dans un coin retiré de la montagne, une concession qui promet un bon rendement et dont il s'occupe très sérieusement. Mais, malgré cela, il est métamorphosé d'aspect! Jamais plus il ne sourit, il se concentre en lui-même et vit comme un ours, lui qui était si sociable et si gai, il y a à peine deux mois! Je l'ai vu passer plusieurs fois ces derniers jours, abattu, triste, et l'air déprimé. Il fait peine à voir. Il s'appelle maintenant David Wilson.
Je m'imagine qu'il restera ici, jusqu'à ce que nous le délogions de nouveau. Puisque vous le voulez, je continuerai à le persécuter, mais je ne vois pas en quoi il peut être plus malheureux qu'à présent. Je retournerai à Denver, m'accorder une saison de repos et d'agrément; je m'offrirai une nourriture meilleure, un lit plus confortable et des vêtements plus propres; puis je prendrai mes bagages et ferai déménager le malheureux Wilson.
Denver, 19 juin.
Tout le monde le regrette ici. On espère qu'il fait fortune à Mexico; les vœux qu'on forme pour lui sont très sincères, et viennent du cœur. Je m'en rends parfaitement compte: je m'attarde à plaisir ici, je l'avoue; mais si vous étiez à ma place vous auriez pitié de moi. Je sens bien ce que vous allez penser de moi; vous avez cent fois raison au fond. Si j'étais à votre place, et si je portais dans mon cœur une cicatrice aussi profonde !! !.. C'est décidé. Je prendrai demain le train de nuit.
Denver 20 juin.
Dieu me pardonne, mère! nous sommes sur une fausse piste; nous pourchassons un innocent! Je n'en ai pas dormi de la nuit; le jour commence à poindre et j'attends impatiemment le train du matin !.. Mais que les minutes me semblent longues, longues…
Ce Jacob Fuller est un cousin du coupable! Comment n'avons-nous pas supposé plus tôt que le criminel ne porterait plus jamais son vrai nom après son méfait? Le Fuller de Denver a quatre ans de moins que l'autre; il est venu ici à vingt et un ans, en 1879, et était veuf un an avant votre mariage; les preuves à l'appui de ce que j'avance sont innombrables. Hier soir, j'ai longuement parlé de lui à des amis qui le connaissaient depuis le jour de son arrivée. Je n'ai pas bronché, mais mon opinion est bien arrêtée: dans quelques jours, je le rapatrierai en ayant soin de l'indemniser de la perte qu'il a subie en vendant sa mine; en son honneur je donnerai un banquet, une retraite aux flambeaux et une illumination dont les frais retomberont sur moi seul; on me traitera peut-être « d'esbrouffeur », mais cela m'est égal. Je suis très jeune, vous le savez bien, et c'est là mon excuse. Dans quelque temps on ne pourra plus me traiter en enfant.
Silver Gulch, 2 juillet.
Mère! Il est parti! Parti sans laisser aucun indice. Sa trace était refroidie à mon arrivée; je n'ai pu la retrouver. Je me lève aujourd'hui pour la première fois depuis cet événement. Mon Dieu! comme je voudrais avoir quelques années de plus pour mieux supporter les émotions. Tout le monde croit qu'il est parti pour l'Ouest; aussi vais-je me mettre en route ce soir; je gagnerai en voiture la gare la plus voisine à deux ou trois heures d'ici; je ne sais pas bien où je vais, mais je ne puis plus tenir en place; l'inaction en ce moment me met à la torture.
Bien entendu, il se cache sous un faux nom et un nouveau déguisement. Ceci me fait supposer que j'aurai peut-être à parcourir le monde entier pour le trouver! C'est du moins ce que je crois. Voyez-vous, mère! le Juif errant, en ce moment: c'est moi. Quelle ironie! Et dire que nous avions réservé « ce rôle à un autre » !
Toutes ces difficultés seraient aplanies si je pouvais placarder une nouvelle affiche. Mais je me sens incapable de trouver dans mon cerveau un procédé qui n'effraye pas le pauvre fugitif. Ma tête est prête à éclater. J'avais songé à cette affiche :
« Si le Monsieur qui a dernièrement acheté une mine à Mexico et en a vendu une à Denver veut bien donner son adresse » (mais à qui la donner ?) « il lui sera expliqué comment il y a eu méprise à son sujet; on lui fera des excuses et on réparera le tort qui lui a été causé en l'indemnisant aussi largement que possible. »
Mais comprenez-vous la difficulté? Il croira à un piège; c'est tout naturel, d'ailleurs! Je pourrais encore écrire: « Il est maintenant avéré que la personne recherchée n'est pas celle qu'on a trouvée; il existait une similitude de nom; mais il y a eu échange pour des raisons spéciales. » Cela pourrait-il aller? Je crains que les soupçons des gens de Denver ne soient éveillés. Ils ne manqueront pas de dire en se rappelant les particularités de son départ: Pourquoi s'est-il enfui s'il n'était pas coupable? Si je ne réussis pas à le trouver, il sera perdu dans l'estime des gens de Denver qui le portent très haut. Vous qui avez plus d'expérience et d'imagination que moi, venez à mon aide, ma chère mère !
Je n'ai qu'une clef, une clef unique, je connais son écriture; s'il inscrit son nouveau nom sur un registre d'hôtel sans prendre le soin de la contrefaire très bien, je pourrai la reconnaître, mais il faut pour cela que le hasard me fasse rencontrer le fugitif.
San-Francisco, 28 juin 1898.
Vous savez avec quel soin j'ai fouillé tous les États du Colorado au Pacifique, et comment j'ai failli toucher au but. Eh bien! je viens encore d'éprouver un nouvel échec et cela pas plus tard qu'hier. J'avais retrouvé dans la rue sa trace encore chaude qui me conduisit vers un hôtel de second ordre. Je me suis trompé; j'ai dû suivre le contre-pied; les chiens le font bien! Mais je ne possède malheureusement qu'une partie des instincts du chien, et souvent je me laisse induire en erreur par mes facultés d'homme. Il a quitté cet hôtel depuis dix jours, m'a-t-on dit. Je sais maintenant qu'il ne séjourne plus nulle part depuis les six ou huit derniers mois, qu'il est pris d'un grand besoin de mouvement et ne peut plus rester tranquille. Je partage ce sentiment et sais combien il est pénible! Il continue à porter le nom qu'il avait inscrit au moment où j'étais si près de le pincer, il y a neuf mois: « James Walker »; c'est aussi celui qu'il avait adopté en fuyant Silver Gulch. Il ne fait pas d'effort d'imagination et a décidément peu de goût pour les noms de fantaisie. Il m'a été facile de reconnaître son écriture très légèrement déguisée.
On m'assure qu'il vient de partir en voyage sans laisser d'adresse et sans dire où il allait; qu'il a pris un air effaré lorsqu'on le questionnait sur ses projets; il n'avait, paraît-il, qu'une valise ordinaire pour tout bagage et il l'a emportée à la main. « C'est un pauvre petit vieux, a-t-on ajouté, dont le départ ne fera pas grand tort à la maison. »
Vieux! Je suppose qu'il l'est devenu maintenant, mais n'en sais pas plus long, car je ne suis pas resté assez longtemps. Je me suis précipité sur sa trace; elle m'a conduit à un quai. Mère! La fumée du vapeur qui l'emportait se perdait à l'horizon! J'aurais pu gagner une demi-heure en prenant dès le début la bonne direction; mais il était même trop tard pour fréter un remorqueur et courir la chance de rattraper son bateau! Il est maintenant en route pour Melbourne !
Hope Canyon, Californie.
3 octobre 1900.
Vous êtes en droit de vous plaindre. Une lettre en un an: c'est trop peu, j'en conviens; mais comment peut-on écrire lorsqu'on n'a à enregistrer que des insuccès? Tout le monde se laisserait démonter; pour ma part, je n'ai plus de cœur à rien.
Je vous ai raconté, il y a longtemps, comment je l'avais manqué, à Melbourne, puis comment je l'avais pourchassé pendant des mois en Australie. Après cela, je l'ai suivi aux Indes, je crois même l'avoir aperçu à Bombay; j'ai refait derrière lui tout son voyage, à Baroda, Rawal, Pindi, Lucknow, Lahore, Cawnpore, Allahabad, Calcutta, Madras, semaine par semaine, mois par mois, sous une chaleur torride et dans une poussière! Je le traquais de près, et croyais le tenir; mais il s'est toujours échappé. Puis, à Ceylan, puis à…
Mais je vous raconterai tout cela en détail. Il m'a ramené en Californie, puis à Mexico, et de là il retourna en Californie. Depuis ce moment-là, je l'ai pourchassé dans tous les pays, depuis le 1er janvier jusqu'au mois dernier. Je suis presque certain qu'il se tient près de Hope Canyon. J'ai suivi sa trace jusqu'à trente milles d'ici, mais je l'ai perdue; pour moi, quelqu'un a dû l'enlever en voiture.
Maintenant je me repose de mes recherches infructueuses. Je suis éreinté, mère! découragé et bien souvent près de perdre mon dernier espoir. Pourtant, les mineurs de ce pays sont de braves gens; leurs manières affables que je connais de longue date et leur franchise d'allures sont bien faites pour me remonter le moral et me faire oublier mes ennuis. Voilà plus d'un mois que je suis ici. Je partage la cabane d'un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, « Sammy Hillyer », comme moi fils unique d'une mère qu'il idolâtre et à qui il écrit régulièrement chaque semaine (ce dernier trait me ressemble moins). Il est timide, et sous le rapport de l'intelligence… certes… il ne faudrait pas lui demander de mettre le feu à une rivière; à part cela, je l'aime beaucoup; il est bon camarade, assez distingué, et je bénis le ciel de me l'avoir donné pour ami; je peux au moins échanger avec lui mes impressions; c'est une grande satisfaction, je vous assure. Si seulement « James Walker » avait cette compensation, lui qui aime la société et la bonne camaraderie. Cette comparaison me fait penser à lui, à la dernière entrevue que nous avons eue. Quel chaos que tout cela, lorsque j'y songe !
A cette époque, je luttais contre ma conscience pour m'attacher à sa poursuite! Le cœur de Sammy Hillyer est meilleur que le mien, meilleur que tous ceux de cette petite république, j'imagine; car il se déclare le seul ami de la brebis galeuse du camp, un nommé Flint Buckner. Ce dernier n'adresse la parole à personne en dehors de Sammy Hillyer.
Sammy prétend qu'il connaît l'histoire de Flint, que c'est le chagrin seul qui l'a rendu aussi sombre et que pour ce motif on devrait être pour lui aussi charitable que possible. Un cœur d'or seul peut s'accommoder du caractère de Flint Buckner, d'après tout ce que j'entends dire de lui. Le détail suivant vous donnera d'ailleurs une idée plus exacte du bon cœur de Sammy que tout ce que je pourrais vous raconter. Au cours d'une de nos causeries, il me dit à peu près ceci :
« Flint est un de mes compatriotes et me confie tous ses chagrins; il déverse dans mon cœur le trop plein de ses tristesses quand il sent que le sien est près d'éclater. Il est impossible de rencontrer une homme plus malheureux, je t'assure, Archy Stillmann: sa vie n'est qu'un tissu de misères morales qui le font paraître beaucoup plus vieux que son âge. Il a perdu depuis bien des années déjà la notion du repos et du calme. Il n'a jamais connu la chance; c'est un mythe pour lui et je lui ai souvent entendu dire qu'il soupirait après l'enfer de l'autre monde pour faire diversion aux misères de cette vie. »