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LE PRÉSIDENT MYSTIFIÉ

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Oh ! fiez-vous à moi, je veux les célébrer

Si bien… que de vingt ans ils n’osent se montrer.

C’était avec un regret mortel que le marquis d’Olincourt, colonel de dragons, plein d’esprit, de grâce et de vivacité, voyait passer Mlle de Téroze, sa belle-sœur, dans les bras d’un des plus épouvantables mortels qui eût encore existé sur la surface du globe ; cette charmante fille, âgée de dix-huit ans, fraîche comme Flore et faite comme les Grâces, aimée depuis quatre ans du jeune comte d’Elbène, colonel en second du régiment d’Olincourt, ne voyait pas non plus arriver sans frémir le fatal instant qui devait, en la réunissant au maussade époux qu’on lui destinait, la séparer pour jamais du seul homme qui fût digne d’elle, mais le moyen de résister ? Mlle de Téroze avait un père vieux, entêté, hypocondre et goutteux, un homme qui se figurait tristement que ce n’était ni les convenances, ni les qualités qui devaient décider les sentiments d’une fille pour un époux, mais seulement la raison, l’âge mûr et principalement l’état, que l’état d’un homme de robe était le plus censé, le plus majestueux de tous les états de la monarchie, celui d’ailleurs qu’il aimait le mieux dans le monde ; ce ne devait nécessairement être qu’avec un homme de robe que sa fille cadette devait être heureuse. Cependant le vieux baron de Téroze avait donné sa fille aînée à un militaire, qui pis est, à un colonel de dragons ; cette fille extrêmement heureuse et faite pour l’être à toute sorte d’égards, n’avait aucun lieu de se repentir du choix de son père. Mais tout cela n’y faisait rien ; si ce premier mariage avait réussi, c’était par hasard, au fait il n’y avait qu’un homme de robe seul qui pût rendre une fille complètement heureuse ; cela posé, il avait donc fallu chercher un robin : or de tous les robins possibles, le plus aimable aux yeux du vieux baron était un certain M. de Fontanis, président au Parlement d’Aix, qu’il avait autrefois connu en Provence, moyennant quoi, sans plus de réflexion, c’était M. de Fontanis qui allait devenir l’époux de Mlle de Téroze.

Peu de gens se figurent un président au Parlement d’Aix, c’est une espèce de bête dont on a parlé souvent sans la bien connaître, rigoriste par état, minutieux, crédule, entêté, vain, poltron, bavard et stupide par caractère ; tendu comme un oison dans sa contenance, grasseyant comme Polichinelle, communément efflanqué, long, mince et puant comme un cadavre… On dirait que toute la bile et la roideur de la magistrature du royaume aient choisi leur asile dans le temple de la Thémis provençale pour se répandre de là au besoin, chaque fois qu’une cour française a des remontrances à faire ou des citoyens à pendre. Mais M. de Fontanis enchérissait encore sur cette légère esquisse de ses compatriotes. Au-dessus de la taille grêle, et même un peu voûtée, que nous venons de peindre, on apercevait chez M. de Fontanis un occiput étroit, peu bas, fort élevé par le haut, décoré d’un front jaune que couvrait magistralement une perruque à plusieurs circonstances, dont on n’avait point encore vu de modèle à Paris ; deux jambes un peu torses soutenaient avec assez d’appareil cet ambulant clocher, de la poitrine duquel s’exhalait, non sans quelques inconvénients pour les voisins, une voix glapissante, débitant avec emphase de longs compliments moitié français, moitié provençaux, dont il ne manquait jamais de sourire lui-même avec une telle ouverture de bouche que l’on apercevait alors jusqu’à la luette un gouffre noirâtre, dépouillé de dents, excorié en différents endroits et ne ressemblant pas mal à l’ouverture de certain siège qui, vu la structure de notre chétive humanité, devient aussi souvent le trône des rois que celui des bergers. Indépendamment de ces attraits physiques, M. de Fontanis avait des prétentions au bel esprit ; après avoir rêvé une nuit qu’il s’était élevé au troisième ciel avec saint Paul, il se croyait le plus grand astronome de France ; il raisonnait législation comme Farinacius et Cujas et on l’entendait souvent dire avec ces grands hommes, et ses confrères qui ne sont point de grands hommes, que la vie d’un citoyen, sa fortune, son honneur, sa famille, tout ce qu’enfin la société regarde comme sacré, n’est rien dès qu’il s’agit de la découverte d’un crime, et qu’il vaut cent fois mieux risquer la vie de quinze innocents que de sauver malheureusement un coupable, parce que le ciel est juste si les Parlements ne le sont pas, que la punition d’un innocent n’a d’autre inconvénient que d’envoyer une âme en paradis, au lieu que de sauver un coupable risque de multiplier les crimes sur la terre. Une seule classe d’individus avait des droits sur l’âme cuirassée de M. de Fontanis, c’était celle des catins, non qu’il en fît un grand usage en général : quoique fort chaud, il était de faculté rétive et peu usante, et ses désirs s’étendaient toujours beaucoup plus loin que ses pouvoirs. M. de Fontanis visait à la gloire de transmettre son illustre nom à la postérité, voilà tout, mais ce qui engageait ce magistrat célèbre à user d’indulgence envers les prêtresses de Vénus, c’est qu’il prétendait qu’il était peu de citoyennes plus utiles à l’État, qu’au moyen de leur fourberie, de leur imposture et de leur bavardage, une foule de crimes secrets parvenait à se découvrir, et M. de Fontanis avait cela de bon, qu’il était ennemi juré de ce que les philosophes appellent les faiblesses humaines.

Cet assemblage un peu grotesque de physique ostrogoth et de morale justinienne sortit pour la première fois de la ville d’Aix en avril 1779 et vint, sollicité par M. le baron de Téroze qu’il connaissait depuis très longtemps pour des raisons de peu d’importance au lecteur, se loger à l’hôtel de Danemark, non loin de celui du baron. Comme on était alors au temps de la foire Saint-Germain, tout le monde crut dans l’hôtel que cet animal extraordinaire venait pour se montrer. Un de ces êtres officieux, toujours offrant leurs services dans ces maisons publiques, lui proposa même d’aller avertir Nicolet qui se ferait un véritable plaisir de lui préparer une loge, à moins qu’il n’aimât mieux pourtant débuter chez Audinot. Le président dit : « Ma bonne m’avait bien prévenu quand j’étais petit que le parisien était un peuple caustique et facétieux qui ne rendrait jamais justice à mes vertus, mais mon perruquier m’avait pourtant ajouté que ma tignasse leur en imposerait ; le bon peuple, il badine quand il meurt de faim, il chante quand on l’écrase… oh ! je l’ai toujours soutenu, il faudrait à ces gens une inquisition comme à Madrid ou un échafaud toujours dressé comme à Aix. »

Cependant M. de Fontanis, après un peu de toilette qui ne laissa pas que de relever l’éclat de ses charmes sexagénaires, après quelques injections d’eau-rose et de lavande, qui n’étaient point, comme dit Horace, des ornements ambitieux, après tout cela, dis-je, et peut-être quelques autres précautions, qui ne sont pas venues à notre connaissance, le président vint se présenter chez son ami le vieux baron ; les deux battants s’ouvrent, on annonce et le président s’introduit. Malheureusement pour lui, les deux sœurs et le comte d’Olincourt s’amusaient tous les trois comme de vrais enfants dans un coin du salon, quand cette figure originale vint à paraître, et quelques efforts qu’ils fissent, il leur devint impossible de se défendre d’une attaque de rire dont la grave contenance du magistrat provençal se trouva prodigieusement dérangée ; il avait étudié longtemps devant un miroir sa révérence d’entrée, et il la rendait assez passablement, quand ce maudit rire, échappant à nos jeunes gens, pensa faire rester le président en forme d’arc beaucoup plus longtemps qu’il ne se l’était proposé ; cependant il se releva, un regard sévère du baron sur ses trois enfants les ramena aux bornes du respect, et la conversation s’engagea.

Le baron qui voulait aller vite en besogne et dont toutes les réflexions étaient faites, ne laissa point finir cette première entrevue sans déclarer à Mlle de Téroze que tel était l’époux qu’il lui destinait et qu’elle eût à lui donner la main sous huit jours au plus tard ; Mlle de Téroze ne dit mot, le président se retira et le baron répéta qu’il voulait être obéi. La circonstance était cruelle : non seulement cette belle fille adorait M. d’Elbène, non seulement elle en était idolâtrée, mais aussi faible que sensible, elle avait malheureusement laissé déjà cueillir à son délicieux amant cette fleur qui, bien différente des roses quoiqu’on les lui compare quelquefois, n’a pas comme elles la faculté de renaître à chaque printemps. Or qu’aurait pensé M. de Fontanis… un président au Parlement d’Aix… en voyant sa besogne faite ? un magistrat provençal peut avoir bien des ridicules, ils sont d’état dans cette classe, mais encore se connaît-il en prémices, et est-il bien aise d’en trouver au moins une fois en sa vie dans sa femme. Voilà ce qui arrêtait Mlle de Téroze qui, quoique très vive et très espiègle, avait cependant toute la délicatesse qui convient à une femme dans ce cas-là, et qui sentait parfaitement bien que son mari l’estimerait fort peu, si elle venait à le convaincre qu’elle avait pu lui manquer de respect même avant que de le connaître ; car rien n’est juste comme nos préjugés sur cette matière : non seulement il faut qu’une malheureuse fille sacrifie tous les sentiments de son cœur au mari que ses parents lui donnent, mais elle est même coupable si avant que de connaître le tyran qui va la captiver, elle a pu, n’écoutant que la nature, se livrer un instant à sa voix. Mlle de Téroze confia donc ses chagrins à sa sœur qui, beaucoup plus enjouée que prude et beaucoup plus aimable que dévote, se mit à rire comme une folle de la confidence et en fit aussitôt part à son grave mari, lequel décida que les choses étant en cet état de brisure et de délabrement, il fallait bien se garder de les offrir aux prêtres de Thémis, que ces messieurs-là ne badinaient point sur des choses de cette importance, et que sa pauvre petite sœur ne serait pas plus tôt dans la ville de l’échafaud toujours dressé, qu’on l’y ferait peut-être monter pour en former une victime à la pudeur. Le marquis cita, après son dîner surtout, il avait quelquefois de l’érudition, il prouva que les Provençaux étaient une colonie égyptienne, que les Égyptiens sacrifiaient très souvent des jeunes filles, et qu’un président au Parlement d’Aix, qui ne se trouve originairement qu’un colon égyptien, pourrait sans aucun miracle faire couper à sa petite sœur le plus joli col du monde…

– Ce sont des tranchaux de têtes que ces présidents colons ; ils vous coupent une nuque, poursuivait d’Olincourt, comme une corneille abat des noix, juste ou non ils n’y regardent pas de si près ; le rigorisme a comme Thémis un bandeau que la stupidité place, et que dans la ville d’Aix la philosophie n’enlève jamais…

On résolut donc de s’assembler : le comte, le marquis, Mme d’Olincourt et sa charmante sœur furent dîner à une petite maison du marquis au bois de Boulogne, et là, le sévère aréopage décida en style énigmatique, semblable aux réponses de la sibylle de Cumes, ou aux arrêts du Parlement d’Aix, qui au titre de l’indigénité égyptienne a quelques droits à l’hiéroglyphe, qu’il fallait que le président épousât et n’épousât point. La sentence portée, les acteurs bien instruits, on revient chez le baron, la jeune personne n’offre à son père aucune difficulté, d’Olincourt et sa femme se font, assurent-ils, une fête d’un hymen aussi bien assorti, ils cajolent étonnamment le président, se gardent bien de rire davantage quand il paraît, et gagnent si bien l’esprit du gendre et du beau-père, qu’ils les font consentir l’un et l’autre à ce que les mystères de l’hymen ne se célèbrent qu’au château d’Olincourt près de Melun, terre superbe appartenant au marquis ; tout le monde y consent, le baron seul est, dit-il, désolé de ne pouvoir partager les plaisirs d’une fête aussi agréable, mais s’il peut, il ira les voir. Le jour arrive enfin, les deux époux sont sacramentalement unis à Saint-Sulpice, de très grand matin, sans le moindre appareil, et dès le même jour on part pour d’Olincourt. Le comte d’Elbène, déguisé sous le nom et sous le costume de La Brie, valet de chambre de la marquise, reçoit la compagnie quand elle arrive, et le souper fait, introduit les deux époux dans la chambre nuptiale dont les décorations et les machines avaient été dirigées par lui, et devaient être conduites par ses soins.

– En vérité, mignonne, dit l’amoureux provençal aussitôt qu’il se vit tête à tête avec sa prétendue, vous avez des appas qui sont ceux de la Vénus même, caspita , je ne sais où vous les avez pris, mais on parcourerait toute la Provence sans rien trouver qui vous égalât.

Puis maniant par-dessus les jupes la pauvre petite Téroze qui ne savait auquel céder du rire ou de la peur :

– Et tout aque par ici, et tout aque par ila, que Dieu me damne, et que je ne juge jamais de catins, si ce ne sont pas là les formes de l’amour sous les cotillons brillants de sa mère.

Cependant La Brie entre apportant deux écuelles d’or, il en présente une à la jeune épouse, offre l’autre à M. le président

– Buvez, chastes époux, dit-il, et puissiez-vous trouver l’un et l’autre dans ce breuvage les présents de l’amour et les dons de l’hymen.

– Monsieur le président, dit La Brie en voyant le magistrat s’informer de la raison de ce breuvage, ceci est une coutume parisienne qui remonte au baptême de Clovis : il est d’usage parmi nous, qu’avant de célébrer les mystères dont vous allez vous occuper l’un et l’autre, vous puisiez dans ce lénitif purifié par la bénédiction de l’évêque les forces nécessaires à l’entreprise.

– Ah parbleu, volontiers, reprend l’homme de robe, donnez, donnez, mon ami… mais cendix, si vous allumez les étoupes, que votre jeune maîtresse prenne garde à elle, je ne suis déjà que trop vif, et si vous me mettez au point de ne me plus connaître, je ne sais pas ce qu’il arrivera.

Le président avale, sa jeune épouse l’imite, les valets se retirent et l’on se met au lit ; mais à peine y est-on, qu’il prend au président des douleurs d’entrailles si aiguës, un besoin si pressant de soulager sa débile nature du côté opposé à celui qu’il faudrait, que sans prendre garde où il est, sans aucun respect pour celle qui partage sa couche, il inonde le lit et les environs d’un déluge de bile si considérable que Mlle de Téroze effrayée n’a que le temps de se jeter à bas et d’appeler à elle. On vient, M. et Mme d’Olincourt qui s’étaient bien gardés de se coucher, arrivent avec précipitation, le président consterné s’enveloppe de draps pour ne se point montrer, sans prendre garde que plus il se cache et plus il se souille, et qu’il devient à la fin un tel objet d’horreur et de dégoût que sa jeune épouse et tout ce qui est là se retirent en plaignant vivement son état, et l’assurant qu’on va dans la minute en donner avis au baron pour qu’il envoie sur-le-champ au château un des meilleurs médecins de la capitale.

– Ô juste ciel ! s’écrie le pauvre président consterné, aussitôt qu’il est seul, quelle aventure est celle-ci, je croyais que ce n’était que dans notre palais, et sur les fleurs de lis, que nous pouvions déborder de la manière, mais la première nuit d’une noce, dans le lit de la femelle, en vérité je ne le conçois point.

Un lieutenant du régiment d’Olincourt, nommé Delgatz, qui pour le besoin des chevaux du régiment, avait fait deux ou trois cours à l’école vétérinaire, ne manqua pas d’arriver le lendemain sous le titre et sous l’emblème d’un des plus fameux enfants d’Esculape. On avait conseillé à M. de Fontanis de ne paraître qu’en négligé, et Mme la présidente de Fontanis à laquelle nous ne devrions pourtant point encore accorder ce nom, ne cacha point à son mari combien elle le trouvait intéressant dans ce costume : il avait une robe de chambre de calmende jaune à raies rouges juste à la taille, ornée de parements et de revers, là-dessous se portait un petit gilet d’étamine brune, avec des chausses à la matelote de même couleur, et un bonnet de laine rouge ; tout cela rehaussé de la pâleur intéressante de son accident de la veille, inspira un tel redoublement d’amour à Mlle de Téroze qu’elle ne voulut pas le quitter d’un quart d’heure.

– Péchaire, disait le président, comme elle m’aime, en vérité voilà la femme que le ciel destinait à mon bonheur ; je me suis bien mal conduit la nuit passée, mais on n’a pas toujours la foire.

Cependant le médecin arrive, il tâte le pouls de son malade, et s’étonnant de sa faiblesse, il lui démontre par les aphorismes d’Hippocrate et les commentaires de Galien que s’il ne se restaurait pas le soir à souper d’une demi-douzaine de bouteilles de vin d’Espagne ou de Madère, il lui deviendrait impossible de réussir à la défloraison proposée ; à l’égard de l’indigestion de la veille, il assura que ce n’était rien.

– Cela provient, lui dit-il, monsieur, de ce que la bile n’était pas bien filtrée dans les tuyaux du foie.

– Mais, dit le marquis, cet accident n’était pas dangereux.

– Je vous demande pardon, monsieur, répondit gravement le sectateur du temple d’Épidaure, en médecine nous n’avons point de petites causes qui ne puissent devenir conséquentes, si la profondeur de notre art n’en suspend aussitôt les effets. Il pouvait survenir de ce léger accident une altération considérable dans l’organisation de monsieur ; cette bile infiltrée, rapportée par la crosse de l’aorte dans l’artère sous-clavière, voiturée ensuite de là dans les membranes délicates du cerveau par les carotides, en altérant la circulation des esprits animaux, en suspendant leur activité naturelle, aurait pu produire la folie.

– Oh ciel, reprit Mlle de Téroze en pleurant, mon mari fou, ma sœur, mon mari fou !

– Rassurez-vous, madame, ce n’est rien, grâce à la promptitude de mes soins, et je réponds maintenant du malade.

A ces mots, on vit la joie renaître dans tous les cours, le marquis d’Olincourt embrassa tendrement son beau-frère, il lui témoigna d’une manière vive et provinciale l’intérêt puissant qu’il prenait à lui, et il ne fut plus question que de plaisir. Le marquis reçut ce jour-là ses vassaux et ses voisins, le président voulut aller se parer ; on l’en empêcha, et l’on se fit un plaisir de le présenter en cet équipage à toute la société des environs.

– Mais c’est qu’il est charmant comme cela, disait à tout moment la méchante marquise ; en vérité, M. d’Olincourt, si j’eusse su avant que de vous connaître, que la souveraine magistrature d’Aix renfermât des gens aussi aimables que mon cher beau-frère, je vous proteste que je n’aurais jamais pris d’époux que parmi les membres de cette respectable assemblée.

Et le président remerciait, et il se courbait en ricanant, en minaudant quelquefois devant les glaces, et en se disant à voix basse : Il est bien certain que je ne suis pas mal. Enfin l’heure du souper arriva, on avait retenu le maudit médecin qui buvant lui-même comme un Suisse, n’eut pas grand-peine à persuader à son malade de l’imiter ; on avait eu soin de placer dans leur voisinage des vins capiteux, qui leur brouillant assez vite les organes du cerveau, mirent bientôt le président au point où l’on le voulait. On se leva, le lieutenant qui avait supérieurement joué son rôle, gagna son lit, et disparut le lendemain ; pour notre héros, sa petite femme s’en empara et le conduisit au lit nuptial ; toute la société l’escortait en triomphe et la marquise toujours charmante, mais bien plus encore quand elle avait un peu sablé le champagne, l’assurait qu’il s’était trop livré et qu’elle craignait bien qu’échauffé des vapeurs de Bacchus, l’amour ne pût encore l’enchaîner cette nuit.

– Ce n’est rien que cela, madame la marquise, répondit le président, ces dieux séducteurs réunis n’en deviennent que plus redoutables ; à l’égard de la raison, qu’elle se perde dans le vin ou dans les flammes de l’amour, du moment qu’on peut s’en passer, qu’importe à laquelle de ces deux divinités on en aura fait le sacrifice ; nous autres magistrats, c’est la chose du monde dont nous sachions le mieux nous passer, que la raison ; bannie de nos tribunaux comme de nos têtes, nous nous faisons un jeu de la fouler aux pieds, et voilà ce qui rend nos arrêts des chefs-d’œuvre, car quoique le bon sens n’y préside jamais, on les exécute aussi fermement que si l’on savait ce qu’ils veulent dire. Tel que vous me voyez, madame la marquise, continuait le président en trébuchant un peu, et ramassant son bonnet rouge qu’un instant d’oubli d’équilibre venait de séparer de son crâne pelé… oui, en vérité, tel que vous me voyez, je suis une des meilleures têtes de ma troupe ; ce fut moi, l’an passé, qui persuadai à mes spirituels confrères d’exiler pour dix ans de la province, et de ruiner par là à jamais un gentilhomme qui avait toujours bien servi le roi, et cela pour une partie de filles : on résistait, j’opinai, et le troupeau se rendit à ma voix… Dame, voyez-vous, j’aime les mœurs, j’aime la tempérance et la sobriété, tout ce qui choque ces deux vertus me révolte, et je sévis ; il faut être sévère, la sévérité est la fille de la justice… et la justice est la mère de… je vous demande bien pardon, madame, il y a des moments où quelquefois la mémoire me fait faux bond…

– Oui, oui, c’est juste, répondit la folle marquise en se retirant et en emmenant tout le monde, observez seulement que tout n’aille pas se trouver ce soir en défaut chez vous comme la mémoire, car enfin il en faut finir, et ma petite sœur qui vous adore ne s’arrangerait pas éternellement d’une telle abstinence.

– Ne craignez rien, madame, ne craignez rien, poursuivit le président, en voulant raccompagner la marquise d’une marche un peu circonflexe, n’appréhendez rien, je vous conjure, je vous la rends demain Mme de Fontanis aussi certainement que je suis un homme d’honneur. Est-il vrai, petite, continua le robin en revenant à sa compagne, ne m’accordez-vous pas que cette nuit va terminer notre besogne… vous voyez comme on le désire, il n’est pas un individu dans votre famille qui ne se trouve honoré de s’allier à moi : rien ne flatte dans une maison comme un magistrat.

– Qui en doute, monsieur, répondit la jeune personne, je vous assure que pour mon compte je n’ai jamais eu tant d’orgueil, que depuis que je m’entends appeler Mme la présidente.

– Je le crois sans peine ; allons, déshabillez-vous, mon astre, je me sens un peu de pesanteur, et je voudrais, s’il est possible, terminer notre opération avant que le sommeil ne vienne à m’emporter tout à fait.

Mais comme Mlle de Téroze, selon l’usage des jeunes mariées, ne pouvait venir à bout de sa toilette, qu’elle ne trouvait jamais ce qu’il lui fallait, qu’elle grondait ses femmes et ne finissait point, le président qui n’en pouvait plus, se décida à se mettre au lit, se contentant de crier pendant un quart d’heure

– Mais venez donc, parbleu, venez donc, je ne conçois pas ce que vous faites, tout à l’heure il ne sera plus temps.

Cependant rien n’arrivait, et comme dans l’état d’ivresse où était notre moderne Lycurgue, il était assez difficile de se trouver la tête sur un chevet sans s’y endormir, il céda au plus pressant des besoins, et ronflait déjà comme s’il eût jugé quelque catin de Marseille, avant que Mlle de Téroze n’eût encore changé de chemise.

– Le voilà bien, dit aussitôt le comte d’Elbène, en entrant doucement dans la chambre, viens, chère âme, viens me donner les heureux moments que ce grossier animal voudrait nous ravir.

Il entraîne en disant cela l’objet touchant de son idolâtrie ; les lumières s’éteignent dans l’appartement nuptial, dont le parquet se garnit à l’instant de matelas, et au signal donné, la portion du lit occupée par notre robin se sépare du reste, et par le moyen de quelques poulies s’enlève à vingt pieds de terre, sans que l’état soporifique dans lequel se trouve notre législateur lui permette de s’apercevoir de rien. Cependant vers les trois heures du matin, réveillé par un peu de plénitude dans la vessie, se souvenant qu’il a vu près de lui une table contenant le vase nécessaire à le soulager, il tâte ; étonné d’abord de ne trouver que du vide autour de lui, il s’avance ; mais le lit qui n’est tenu que par des cordes, se conforme au mouvement de celui qui se penche et finit par y céder tellement que, faisant la bascule entière, il vomit au milieu de la chambre le poids dont il est surchargé : le président tombe sur les matelas préparés et sa surprise est si grande qu’il se met à hurler comme un veau qu’on mène à la boucherie.

– Eh, que diable est ceci, se dit-il, madame, madame, vous êtes là sans doute, eh bien, comprenez-vous quelque chose à cette chute, je me couche hier à quatre pieds du plancher, et voilà que pour avoir mon pot de chambre, je tombe de plus de vingt de haut.

Mais personne ne répondant à ces tendres complaintes, le président qui dans le fond ne se trouvait pas très mal couché, renonce à ses recherches et finit là sa nuit, comme s’il eût été dans son grabat provençal. On avait eu soin, la chute faite, de redescendre légèrement le lit qui se radaptant à la partie dont il avait été séparé, ne paraissait plus former qu’une seule et même couche, et sur les neuf heures du matin, Mlle de Téroze était doucement rentrée dans la chambre ; à peine y est-elle, qu’elle ouvre toutes les fenêtres et qu’elle sonne ses femmes.

– En vérité, monsieur, dit-elle au président, votre société n’est pas douce, il en faut convenir, et je vais très sûrement me plaindre à ma famille des procédés que vous avez pour moi.

– Qu’est ceci, dit le président dégrisé, en se frottant les yeux et ne comprenant rien à l’accident qui le fait trouver à terre.

– Comment, ce que c’est, dit la jeune épouse en jouant l’humeur de son mieux, lorsque guidée par les mouvements qui doivent m’enchaîner à vous, je m’approche de votre personne cette nuit pour recevoir les assurances des mêmes sentiments de votre part, vous me repoussez avec fureur et vous me précipitez par terre…

– Oh, juste ciel, dit le président, tenez, ma petite, je commence à comprendre quelque chose à l’aventure… je vous en fais mille excuses… cette nuit, pressé par un besoin, je cherchais par tous les moyens d’y satisfaire, et dans les mouvements que je me suis donnés en me jetant moi-même à bas du lit, je vous y aurai précipitée sans doute ; je suis d’autant plus excusable que je rêvais assurément, puisque je me suis cru tombé de plus de vingt pieds de haut ; allons, ce n’est rien, ce n’est rien, mon ange, il faut remettre la partie à la nuit prochaine et je vous réponds que je m’observerai ; je ne veux boire que de l’eau ; mais baisez-moi au moins, mon petit cœur, faisons la paix avant que de paraître devant le public, ou sans cela, je vous croirai ulcérée contre moi, et je ne le voudrais pas pour un empire.

Mlle de Téroze veut bien prêter une de ses joues de rose, encore animée du feu de l’amour, aux sales baisers de ce vieux faune, la compagnie entre et les deux époux cachent avec soin la malheureuse catastrophe nocturne.

Toute la journée se passa en plaisir, et surtout en promenade qui, éloignant M. de Fontanis du château, donnait le temps à La Brie de préparer de nouvelles scènes. Le président bien décidé à mettre son mariage à fin, s’observa tellement dans ses repas qu’il devint impossible de se servir de ces moyens pour mettre sa raison en défaut, mais on avait heureusement plus d’un ressort à faire mouvoir, et l’intéressant Fontanis avait trop d’ennemis conjurés contre lui, pour qu’il pût échapper à leur piège ; on se couche.

– Oh ! pour cette nuit, mon ange, dit le président à sa jeune moitié, je me flatte que vous ne vous en tirerez pas.

Mais tout en faisant ainsi le brave, il s’en fallait bien que les armes dont il menaçait se trouvassent encore en état, et comme il ne voulait se présenter à l’assaut qu’en règle, le pauvre Provençal faisait dans son coin d’incroyables efforts… il s’allongeait, il se raidissait, tous ses nerfs étaient dans une contraction… qui lui faisant presser sa couche avec deux ou trois fois plus de force que s’il se fût tenu en repos, brisèrent enfin les poutres préparées du plafond, et culbutèrent le malheureux magistrat dans une étable de pourceaux qui se trouvait précisément au-dessous de la chambre. On discuta longtemps dans la société du château d’Olincourt, qui devait avoir été le plus surpris, ou du président en se retrouvant ainsi parmi les animaux si communs dans sa patrie, ou de ces animaux en voyant au milieu d’eux un des plus célèbres magistrats du Parlement d’Aix. Quelques personnes ont prétendu que la satisfaction avait dû être égale de part et d’autre : dans le fait, le président ne devait-il pas être aux nues de se retrouver pour ainsi dire en société, de respirer un instant le goût du terroir, et de leur côté les animaux impurs défendus par le bon Moïse, ne devaient-ils pas rendre grâce au ciel de se trouver enfin un législateur à leur tête, et un législateur du Parlement d’Aix qui, accoutumé dès l’enfance à juger de causes relatives à l’élément favori de ces bonnes bêtes, pourrait un jour arranger et prévenir toutes discussions tendant à cet élément si analogue à l’organisation des uns et des autres.

Quoi qu’il en soit, comme la connaissance ne se fit pas tout de suite, et que la civilisation mère de la politesse n’est guère plus avancée parmi les membres du Parlement d’Aix, que parmi les animaux méprisés de l’israélité, il y eut d’abord une espèce de choc, dans lequel le président ne cueillit point de lauriers : il fut battu, froissé, harcelé de coups de groins ; il fit des remontrances, on ne l’écouta point ; il promit d’enregistrer, rien ; il parla de décret, on ne s’émut pas davantage ; il menaça d’exil, on le foula aux pieds ; et le malheureux Fontanis tout en sang travaillait déjà à une sentence où il ne s’agissait rien moins que de fagot, quand on accourut enfin à son secours.

C’était La Brie et le colonel qui, armés de flambeaux, venaient tâcher de débarrasser le magistrat de la fange dans laquelle il était englouti, mais il s’agissait de savoir par où le prendre, et comme il était bien et dûment garni des pieds à la tête, il n’était ni bien aisé, ni bien odorant de le saisir ; La Brie fut chercher une fourche, un palefrenier subitement appelé en apporta une autre, et on débourba ainsi notre homme du mieux qu’on put de l’infâme cloaque où l’avait enseveli sa chute… Mais où le porter maintenant, telle était la difficulté, et il n’était pas facile de la résoudre. Il s’agissait de purger le décret, il fallait que le coupable fût lavé, le colonel proposa des lettres d’abolition, mais le palefrenier qui n’entendait rien à tous ces grands mots, dit qu’il fallait tout simplement le déposer une couple d’heures dans l’abreuvoir, au bout desquelles se trouvant suffisamment immergé, on pourrait avec des bouchons de paille achever d’en faire un joli sujet. Mais le marquis assura que la froideur de l’eau pourrait altérer la santé de son frère, et sur cela La Brie ayant assuré que le lavoir du garçon de cuisine était encore garni d’eau chaude, on y transporte le président, on le confie au soin de cet élève de Comus, qui en moins de rien le rend aussi propre qu’une écuelle de faïence.

– Je ne vous propose pas de retourner auprès de votre femme, dit d’Olincourt dès qu’il vit le robin savonné, je connais votre délicatesse, ainsi La Brie va vous conduire dans un petit appartement de garçon où vous passerez tranquillement le reste de la nuit.

– Bien, bien, mon cher marquis, dit le président, j’approuve votre projet… mais vous en conviendrez, il faut que je sois ensorcelé, pour que de pareilles aventures m’arrivent ainsi toutes les nuits depuis que je suis dans ce maudit château.

– Il y a là-dedans quelque cause physique, dit le marquis ; le médecin revient nous voir demain, je vous conseille de le consulter.

– Je le veux, répondit le président, et gagnant sa petite chambre avec La Brie, en vérité, mon cher, lui dit-il, en se mettant au lit, je n’avais jamais été si près du but.

– Hélas, monsieur, lui répondit l’adroit garçon en se retirant, il y a là-dedans une fatalité du ciel et je vous réponds que je vous plains de tout mon cœur.

Delgatz ayant tâté le pouls du président, l’assura que la rupture des poutres ne venait que d’un excès d’engorgement dans les vaisseaux lymphatiques, qui doublant la masse des humeurs, augmentait en proportion le volume animal ; qu’en conséquence, il fallait une diète austère, qui parvenant à épurer l’âcreté des humeurs, amoindrirait nécessairement le poids physique et contribuerait aux succès proposés, que d’ailleurs…

– Mais, monsieur, lui dit Fontanis en l’interrompant, je me suis déhanché, et démis le bras gauche par cette chute épouvantable…

– Je le crois bien, répondit le docteur, mais ces accidents secondaires ne sont point du tout ceux qui m’effrayent ; moi, je remonte toujours aux causes, il s’agit de travailler au sang, monsieur ; en diminuant l’acrimonie de la lymphe, nous dégageons les vaisseaux, et la circulation des vaisseaux devenant plus facile, nous diminuons nécessairement la masse physique, d’où il résulte que les plafonds ne s’affaissant plus sous votre poids, vous pourrez dorénavant vous livrer dans votre lit à tous les exercices qu’il vous plaira sans courir de nouveaux dangers.

– Et mon bras, monsieur, et ma hanche ?

– Purgeons, monsieur, purgeons, essayons ensuite une couple de saignées locales et tout se rétablira insensiblement.

Dès le même jour la diète commença ; Delgatz qui ne quitta point son malade de la semaine, le mit à l’eau de poulet, et le purgea trois fois de suite, en lui défendant sur toute chose de penser à sa femme. Tout ignare qu’était le lieutenant Delgatz, son régime réussit à merveille, il assura la société qu’il avait autrefois traité de la même façon, quand il travaillait à l’école vétérinaire, un âne qui était tombé dans un trou très profond et qu’au bout d’un mois l’animal restauré portait gaillardement ses sacs de plâtre, comme il avait eu toujours coutume de faire. Effectivement le président qui ne laissait pas que d’être bilieux, redevint frais et vermeil, les contusions se dissipèrent, et l’on ne s’occupa plus que de le restaurer pour lui donner les forces utiles à endurer ce qui lui revenait encore.

Le douzième jour du traitement, Delgatz prit son malade par la main et le présentant à Mlle de Téroze :

– Le voilà, madame, lui dit-il, le voilà, cet homme rebelle aux lois d’Hippocrate, je vous le ramène sain et sauf, et s’il s’abandonne sans frein aux forces que je lui ai rendues, nous aurons le plaisir de voir avant six mois, continua Delgatz en posant légèrement la main sur le bas-ventre de Mlle de Téroze… oui, madame, nous aurons tous la satisfaction de voir ce beau sein arrondi par les mains de l’hymen.

– Dieu vous entende, docteur, répondit la friponne, vous m’avouerez qu’il est bien dur d’être femme depuis quinze jours sans avoir cessé d’être fille.

– Incomparable, dit le président, on n’a point une indigestion toutes les nuits, toutes les nuits le besoin d’uriner ne culbute pas un époux au bas de son lit et croyant tomber dans les bras d’une jolie femme, on ne se précipite pas sans cesse dans une étable à cochons.

– Nous le verrons, dit la jeune Téroze en poussant un gros soupir, nous le verrons, monsieur, mais si vous m’aimiez comme je vous aime, en vérité tous ces malheurs-là ne vous arriveraient pas.

Le souper fut très gai, la marquise y fut aimable et méchante, elle paria contre son mari, en faveur des succès de son beau-frère et l’on se retira. Les toilettes se font à la hâte, Mlle de Téroze supplie son mari par pudeur, de ne souffrir aucune lumière dans sa chambre, celui-ci trop battu pour rien refuser, accorde tout ce qu’on veut, et l’on se met au lit ; plus d’obstacles, l’intrépide président triomphe, il cueille ou croit cueillir enfin cette fleur précieuse à laquelle on a la folie d’attacher tant de prix ; cinq fois de suite il est couronné par l’amour, lorsque le jour venu, les fenêtres s’ouvrent, et les rayons de l’astre qu’elles laissent pénétrer dans la chambre viennent enfin offrir aux yeux du vainqueur la victime qu’il vient d’immoler… Juste ciel, que devient-il quand il aperçoit une vieille négresse au lieu de sa femme, qu’il voit une figure aussi noire que hideuse remplacer les attraits délicats dont il s’est cru possesseur !

Il se jette en arrière, il s’écrie qu’il est ensorcelé, quand sa femme arrivant elle-même, et le surprenant avec cette divinité du Ténare, lui demande avec aigreur ce qu’elle a donc pu lui faire pour en être aussi cruellement trompée.

– Mais, madame, n’est-ce point avec vous qu’hier…

– Moi, monsieur, honteuse, humiliée, je n’ai pas à me reprocher du moins de vous avoir manqué de soumission ; vous avez vu cette femme auprès de moi, vous m’avez repoussée brutalement pour la saisir, vous lui avez fait occuper ma place dans le lit qui m’était destiné et je me suis retirée confuse, n’ayant que mes larmes pour soulagement.

– Et dites-moi, mon ange, vous êtes bien certaine de tous les faits que vous alléguez ici ?

– Le monstre, il veut encore m’insulter après d’aussi violents outrages et des sarcasmes sont ma récompense quand je m’attends à des consolations… Accourez, accourez, ma sœur, que toute ma famille vienne voir à quel indigne objet je suis sacrifiée… la voilà… la voilà, cette rivale odieuse, s’écria la jeune épouse frustrée de ses droits en répandant un torrent de larmes, même à mes yeux, il ose être dans ses bras. Ô mes amis, continua Mlle de Téroze au désespoir en réunissant tout le monde autour d’elle, secourez-moi, prêtez-moi des armes contre ce parjure, était-ce à cela que je devais m’attendre, l’adorant comme je le faisais ?…

Rien de plus plaisant que la figure de Fontanis à ces surprenantes paroles : tantôt il jetait des yeux égarés sur sa négresse ; les rapportant ensuite sur sa jeune épouse il la considérait avec une sorte d’attention imbécile, qui réellement eût pu devenir inquiétante pour la disposition de son cerveau. Par une fatalité assez singulière, depuis que le président était à d’Olincourt, La Brie, ce rival déguisé qu’il eût dû redouter le plus, était devenu le personnage de tout ce qui était là, auquel il eût le plus de confiance ; il l’appelle.

– Mon ami, lui dit-il, vous qui m’avez toujours paru un garçon vraiment raisonnable, voudriez-vous me faire le plaisir de me dire si réellement vous avez reconnu quelque altération dans ma tête.

– Ma foi, monsieur le président, lui répondit La Brie d’un air triste et confus, je n’aurais jamais osé vous le dire, mais puisque vous me faites l’honneur de me demander mon avis, je ne vous cacherai pas que depuis votre chute dans l’auge aux cochons, vos idées ne sont jamais émanées pures des membranes de votre cervelet ; que ça ne vous inquiète pas, monsieur, le médecin qui vous a déjà traité est un des plus grands hommes que nous ayons jamais eus dans cette partie… Tenez, nous avions ici le juge de la terre de M. le marquis qui était devenu fou à tel point qu’il n’y avait pas un jeune libertin de l’endroit s’amusant avec une fille, auquel ce coquin ne fît aussitôt un procès criminel, et le décret et la sentence et l’exil et toutes les platitudes que ces drôles-là ont toujours dans la bouche ; eh bien, monsieur, notre docteur, cet homme universel qui a déjà eu l’honneur de vous médicamenter en dix-huit saignées et trente-deux médecines, lui a rendu la tête aussi saine que s’il n’eût jamais jugé de sa vie. Mais tenez, continua La Brie en se retournant au bruit qu’il entendait, on a bien raison de dire qu’on ne parle pas plutôt d’une bête qu’on en voit le poil… ne le voilà-t-il pas qui vient lui-même.

– Eh, bonjour, cher docteur, dit la marquise, en voyant arriver Delgatz, en vérité je crois que jamais nous n’eûmes autant besoin de votre ministère ; notre cher ami le président a eu hier au soir un petit dérangement de tête qui lui a fait prendre malgré tout le monde cette négresse au lieu de sa femme.

– Malgré tout le monde, dit le président, quoi réellement on s’y est opposé ?

– Moi-même le premier et de toute ma force, répondit La Brie, mais monsieur y allait si vigoureusement que j’ai mieux aimé le laisser faire que de m’exposer à être maltraité par lui.

Et là-dessus le président se frottant la tête commençait à ne pas trop savoir à quoi s’en tenir, lorsque le médecin s’approchant et lui tâtant le pouls :

– Ceci est plus sérieux que le dernier accident, dit Delgatz en baissant les yeux, c’est un reste ignoré de notre dernière maladie, un feu couvert qui échappe à l’œil intelligent de l’artiste et qui éclate au moment où l’on y pense le moins. Il y a une obstruction décidée dans le diaphragme et un éréthisme prodigieux dans l’organisation.

– Un hérétisme, s’écria le président furieux, que veut dire ce drôle-là avec son hérétisme ? Apprends, faquin, que je n’ai jamais été hérétique, on voit bien, vieux sot, que peu versé dans l’histoire de France tu ignores que c’est nous qui brûlons les hérétiques : va visiter notre patrie, bâtard oublié de Salerne, va, mon ami, va voir Mérindol et Cabrières fumer encore des incendies que nous y portâmes, promène-toi sur les fleuves de sang dont les respectables membres de notre tribunal arrosèrent si bien la province, entends encore les gémissements des malheureux que nous immolâmes à notre rage, les sanglots des femmes que nous arrachâmes du sein de leur époux, le cri des enfants que nous écrasâmes dans le sein de leur mère, examine enfin toutes les saintes horreurs que nous commîmes et tu verras si d’après une aussi sage conduite il appartient à un drôle comme toi de nous traiter d’hérétiques.

Le président qui était toujours au lit à côté de la négresse, lui avait dans la chaleur de sa narration appliqué un si rude coup de poing sur le nez que la malheureuse s’était échappée en hurlant nomme une chienne à laquelle on enlève ses petits.

– Eh bien, eh bien, de la fureur, mon ami, dit d’Olincourt en s’approchant du malade, président, est-ce comme cela qu’on se conduit ? vous voyez bien que votre santé s’altère et qu’il est essentiel de songer à vous.

– A la bonne heure, quand on me parlera comme cela, j’écouterai, mais m’entendre traiter d’hérétique par ce balayeur de Saint-Côme, vous m’avouerez que c’est ce que je ne puis souffrir.

– Il n’y a pas pensé, mon cher frère, dit la marquise avec aménité, éréthisme est le synonyme d’inflammation, il ne le fut jamais d’hérésie.

– Ah ! pardon, madame la marquise, pardon, c’est que j’ai quelquefois l’ouïe un peu dure. Allons que ce grave disciple d’Averroès avance et parle, je l’écouterai… je ferai plus, j’exécuterai ce qu’il me dira.

Delgatz que la bouillante sortie du président avait fait tenir à l’écart, de peur d’être traité comme la négresse, se ravança vers le bord du lit.

– Je vous le répète, monsieur, dit le nouveau Galien en reprenant le pouls de son malade, grand éréthisme dans l’organisation.

– Héré…

– Éréthisme, monsieur, dit précipitamment le docteur en courbant les épaules de peur d’un coup de poing, d’où je conclus pour une phlébotomisation subite à la jugulaire que nous ferons suivre par quelques bains à la glace réitérés.

– Je ne suis pas trop d’avis de la saignée, dit d’Olincourt, monsieur le président n’est plus d’un âge à soutenir ces sortes d’assauts sans un besoin bien réel ; je n’ai pas d’ailleurs à l’exemple des enfants de Thémis et d’Esculape la manie sanguinaire, mon système est qu’il est aussi peu de maladies qui vaillent la peine de le faire couler, qu’il est peu de crimes qui méritent de le répandre ; président, vous m’approuverez j’espère quand il s’agit d’épargner le vôtre, peut-être ne serais-je pas aussi certain de votre aveu si vous aviez moins d’intérêt à la chose.

– Monsieur, répondit le président, je vous approuve dans la première partie de votre discours, mais vous permettrez que je blâme la seconde : c’est avec le sang qu’on efface le crime, avec lui seul que l’on le purge et que l’on le prévient ; comparez, monsieur, tous les maux que le crime peut produire sur la terre avec le petit mal d’une douzaine de malheureux exécutés par an pour le prévenir.

– Votre paradoxe n’a pas le sens commun, mon ami, dit d’Olincourt, il est dicté par le rigorisme et par la bêtise, il est en vous un vice d’état et de terroir qu’il faudrait abjurer à jamais ; indépendamment de ce que vos rigueurs imbéciles n’ont jamais arrêté le crime, c’est qu’il est absurde de dire qu’un forfait en puisse acquitter un autre et que la mort d’un second homme puisse être bonne à celle d’un premier ; vous devriez, vous et les vôtres, rougir de pareils systèmes prouvant bien moins votre intégrité que votre goût dominant pour le despotisme ; on a bien raison de vous appeler les bourreaux de l’espèce humaine : vous détruisez plus d’hommes, à vous seuls, que tous les fléaux réunis de la nature.

– Messieurs, dit la marquise, il me semble que ce n’est ici ni le cas ni l’instant d’une discussion pareille ; au lieu de calmer mon petit frère, monsieur, continua-t-elle en s’adressant à son mari, vous achevez d’enflammer son sang et vous allez peut-être rendre sa maladie incurable.

– Madame la marquise a raison, dit le docteur, permettez, monsieur, que j’ordonne à La Brie d’aller faire mettre quarante livres de glace dans la baignoire que l’on remplira ensuite d’eau de puits, et que pendant le temps de cette préparation, je fasse lever mon malade.

Tout le monde se retire aussitôt ; le président se lève, marchande encore un moment sur ce bain à la glace, qui, disait-il, allait le rendre nul au moins pour six semaines, mais il n’y a pas moyen de s’y soustraire, il descend, on l’y plonge, on l’y contraint dix ou douze minutes, aux yeux de toute la société, dispersée dans tous les coins des environs pour se divertir de la scène, et le malade bien essuyé s’habille et paraît dans le cercle comme si de rien n’était.

La marquise, dès qu’on a dîné, propose une promenade.

– La dissipation doit être bonne au président, n’est-ce pas, docteur, demanda-t-elle à Delgatz.

– Assurément, répondit celui-ci, madame doit se souvenir qu’il n’y a point d’hôpitaux, où l’on ne laisse aux fous une cour pour prendre l’air.

– Mais je me flatte, dit le président, que vous ne me regardez pas tout à fait encore comme sans ressource.

– Tant s’en faut, monsieur, reprit Delgatz, c’est un léger égarement qui saisi à propos ne doit avoir aucune suite, mais il faut rafraîchir M. le président, il faut du calme.

– Comment, monsieur, vous croyez que ce soir je ne pourrais pas prendre ma revanche ?

– Ce soir, monsieur, votre seule idée me fait frémir ; si j’agissais de rigueur avec vous, comme vous agissez avec les autres, je vous défendrais les femmes pendant trois ou quatre mois.

– Trois ou quatre mois, juste ciel… et se tournant vers son épouse : Trois ou quatre mois, mignonne, y tiendriez-vous, mon ange, y tiendriez-vous ?

– Oh, M. Delgatz s’adoucira, j’espère, répondit avec une naïveté feinte la jeune Téroze, il aura au moins pitié de moi, s’il ne veut en avoir de vous…

Et l’on partit pour la promenade. Il y avait un bac à passer pour se rendre chez un gentilhomme voisin, prévenu de tout et qui attendait la compagnie à goûter ; une fois dans le bateau, nos jeunes gens se mettent à polissonner, et Fontanis pour plaire à sa femme ne manque pas de les imiter.

– Président, dit le marquis, je gage que vous ne vous suspendez pas comme moi à la corde du bac et que vous n’y restez pas plusieurs minutes de suite.

– Rien de plus aisé, dit le président en achevant sa prise de tabac et s’élevant sur la pointe des pieds pour mieux attraper la corde.

– Bien, bien, infiniment mieux que vous, mon frère, dit la petite Téroze dès qu’elle voit son mari accroché.

Mais pendant que le président ainsi suspendu fait admirer ses grâces et son adresse, les bateliers qui ont le mot doublent de rames, et la barque s’échappant avec vivacité laisse le malheureux entre le ciel et l’eau… Il crie, il appelle à lui, on n’était qu’au milieu de la traversée, il y avait encore plus de quinze toises avant que de toucher le bord.

– Faites comme vous pourrez, lui criait-on, traînez-vous par vos mains jusqu’au rivage, mais vous voyez bien que le vent nous emporte, il nous est impossible de revenir à vous.

Et le président se glissant, gigotant, se débattant, faisait tout ce qu’il pouvait pour rattraper la barque qui fuyait toujours à force de rames ; s’il y avait un tableau plaisant, c’était assurément celui de voir ainsi pendu en grande perruque et en habit noir un des plus graves magistrats du Parlement d’Aix.

– Président, lui criait le marquis en éclatant de rire, en vérité ceci n’est qu’une permission de la providence, c’est le talion, mon ami, c’est le talion, c’est cette loi favorite de vos tribunaux ; de quoi vous plaignez-vous d’être ainsi pendu, n’en avez-vous pas souvent condamné au même supplice, qui ne l’avaient pas mérité plus que vous ?

Mais le président ne pouvait plus entendre : horriblement fatigué de l’exercice violent où l’on le forçait, les mains lui manquèrent, et il tombe comme une masse dans l’eau ; à l’instant deux plongeurs que l’on tenait tout prêts, volent à son secours ; et l’on le ramène à bord, mouillé comme un barbet et jurant comme un charretier. Il commença par vouloir se plaindre d’une plaisanterie qui n’était point de saison… on lui jure qu’on n’a nullement plaisanté, qu’un coup de vent a fait éloigner le bateau, on le chauffe dans la cabane du batelier, on le change, on le caresse, sa petite femme fait tout pour lui faire oublier son petit accident, et Fontanis amoureux et faible se met bientôt à rire avec tout le monde du spectacle qu’il vient de donner.

On arrive enfin chez le gentilhomme, on y est reçu à ravir, le plus grand goûter se sert ; on a soin de faire avaler au président une crème aux pistaches qu’il n’a pas plus tôt dans les entrailles qu’il est obligé de s’informer sur-le-champ du cabinet secret, on lui en ouvre un très obscur ; horriblement pressé, il s’assoit et se soulage avec empressement, mais l’opération faite, le président ne peut plus se relever.

– Et qu’est encore ceci, s’écrie-t-il en jouant du rein…

Mais il a beau faire, à moins que d’y laisser la pièce, il est impossible de s’en tirer ; cependant son absence fait une sorte de sensation, on s’informe où il peut être, et ses cris qu’on entend attirent enfin toute la compagnie en face du cabinet fatal.

– Que diable faites-vous donc là si longtemps, mon ami, lui dit d’Olincourt, êtes-vous donc affligé de quelque colique ?

– Eh ventrebleu, dit le pauvre diable en redoublant de soins pour se relever, ne voyez-vous pas bien que je suis pris…

Mais pour donner un spectacle plus plaisant à la société, pour augmenter les efforts du président à se lever de ce maudit siège, on lui passait en dessous, sur les fesses, une petite flamme d’esprit de vin qui lui grésillant le poil, et le piquant quelquefois un peu ferme, lui faisait faire les bonds les plus extraordinaires et les plus horribles grimaces. Plus on éclatait de rire, plus le président se mettait en colère, il invectivait les femmes, il menaçait les hommes et plus il s’irritait, plus sa figure enluminée devenait comique à voir ; des mouvements qu’il se donnait, la perruque s’était séparée du crâne, et cet occiput découvert répondait plus plaisamment encore aux contorsions des muscles de la face ; enfin le gentilhomme accourt, il fait mille excuses au président de ce qu’on ne l’a point averti que ce cabinet n’était pas en état de le recevoir ; ses gens et lui décollent de leur mieux l’infortuné patient, non sans lui faire perdre un cordon circulaire de peau qui, malgré qu’on en ait, reste attaché au rond du siège que des peintres détrempaient en colle forte pour y faire prendre ensuite la teinte dont on avait dessein de le décorer.

– En vérité, dit Fontanis en reparaissant avec effronterie, vous êtes bien heureux de m’avoir et je sera bien à votre amusement.

– Injuste ami, repartit d’Olincourt, pourquoi faut-il que vous vous en preniez toujours à nous des malheurs que vous envoie la fortune, j’ai cru qu’il suffisait d’avoir le licol de Thémis, pour que l’équité devînt une vertu naturelle, mais je vois bien que je me suis trompé.

– C’est que vos idées ne sont pas nettes sur ce qu’on appelle équité, dit le président, nous admettons au barreau plusieurs sortes d’équité, il y a ce qu’on appelle l’équité relative et l’équité personnelle…

– Doucement, dit le marquis, je n’ai jamais vu qu’on pratiquât beaucoup la vertu qu’on analyse autant ; ce que j’appelle équité, moi, mon ami, c’est tout simplement la loi de la nature ; on est toujours intègre quand on la suit, on ne devient injuste que quand on s’en écarte. Dis-moi, président, si tu t’étais livré à quelque caprice de fantaisie au fond de ta maison, trouverais-tu fort équitable une troupe de balourds qui, venant apporter le flambeau jusqu’au sein de ta famille, y démêlant à force de ruses inquisitoires, de fourberies, et de délations achetées, quelques travers excusables à trente ans, profiteraient de ces atrocités, pour te perdre, pour te bannir, pour flétrir ton honneur, déshonorer tes enfants, et piller ton bien, dis, mon ami, dis ce que tu penses, trouverais-tu ces coquins-là bien équitables ? s’il est vrai que tu admettes un Être suprême, adorerais-tu ce modèle de justice s’il l’exerçait ainsi envers les hommes et ne frémirais-tu pas de lui être soumis ?

– Et comment l’entendez-vous, je vous prie ? Quoi ! vous nous blâmerez de rechercher le crime… c’est notre devoir.

– Cela est faux, votre devoir ne consiste qu’à le punir quand il se découvre de lui-même ; laissez aux stupides et féroces maximes de l’inquisition, le soin barbare et plat de le rechercher comme de vils espions ou d’infâmes délateurs ; quel citoyen sera tranquille quand, environné de valets soudoyés par vos soins, son honneur ou sa vie seront à tout instant dans les mains de gens qui, seulement aigris de la chaîne qu’ils portent, croiront s’y soustraire ou l’alléger en vous vendant celui qui la leur impose ? Vous aurez multiplié les coquins dans l’État, vous aurez fait des femmes perfides, des valets calomniateurs, des enfants ingrats, vous aurez doublé la somme des vices et n’aurez pas fait naître une vertu.

– Il ne s’agit pas de faire naître des vertus, il n’est question que de détruire le crime.

– Mais vos moyens le multiplient.

– A la bonne heure, mais c’est la loi, nous devons la suivre : nous ne sommes pas des législateurs, nous autres, mon cher marquis, nous sommes des opérateurs.

– Dites mieux, président, dites mieux, répliqua d’Olincourt qui commençait à s’échauffer, dites que vous êtes des exécuteurs, d’insignes bourreaux qui, naturellement ennemis de l’État, n’avez de délices qu’à vous opposer à sa prospérité, qu’à placer des entraves à son bonheur, qu’à flétrir sa gloire et qu’à faire couler sans raison le sang précieux de ses sujets.

Malgré les deux bains d’eau froide qu’avait pris Fontanis dans sa journée, la bile est une chose si difficile à détruire dans un homme de robe que le pauvre président frémissait de rage d’entendre dénigrer ainsi un métier qu’il croyait aussi respectable : il ne concevait pas que ce qu’on appelle la magistrature fût dans le cas d’être bâtonné de la sorte, et peut-être allait-il répliquer en matelot marseillais, lorsque les dames s’approchèrent et proposèrent de s’en retourner. La marquise demanda au président si quelque nouveau besoin ne l’appelait pas au cabinet secret.

– Non, non, madame, dit le marquis, ce respectable magistrat n’a pas toujours la colique, il faut lui pardonner s’il en a vu l’attaque un peu sérieusement ; c’est une maladie conséquente à Marseille ou à Aix, qu’un petit mouvement d’entrailles, et depuis que nous avons vu une troupe de coquins, confrères de ce gaillard-là, juger comme empoisonnées quelques catins qui avaient la colique, il ne faut pas s’étonner qu’une colique soit une affaire sérieuse chez un magistrat provençal.

Fontanis, l’un des juges le plus acharné dans cette affaire qui avait à jamais couvert de honte les magistrats de Provence, était dans un état difficile à peindre, il balbutiait, il trépignait, il écumait, il ressemblait aux dogues d’un combat de taureaux quand ils ne peuvent parvenir à mordre l’adversaire, et d’Olincourt saisissant sa situation :

– Regardez-le, regardez-le, mesdames, et dites-moi, je vous prie, si vous trouveriez bien doux le sort d’un malheureux gentilhomme qui, se reposant sur son innocence et sa bonne foi, verrait aboyer près de sa culotte quinze mâtins comme celui-là.

Le président allait se fâcher sérieusement, mais le marquis qui ne voulait point encore d’éclat, ayant prudemment gagné sa voiture, laissa Mlle de Téroze mettre le baume sur les plaies qu’il venait de faire. Elle eut beaucoup de peine à y réussir, elle y parvint pourtant, le bac se retraversa sans que le président eût envie de danser sous la corde, et on arriva paisiblement au château. On soupa et le docteur eut soin de rappeler à Fontanis la nécessité d’observer son abstinence.

– Ma foi, la recommandation est inutile, dit le président, comment voulez-vous qu’un homme qui a passé la nuit avec une négresse, qu’on a traité d’hérétique le matin, à qui on a fait prendre un bain à la glace pour son déjeuner, qui est tombé peu après dans la rivière, qui se trouvant pris sur des commodités, comme un pierrot dans de la glu, a eu le derrière calciné pendant qu’il poussait ses selles, et à qui l’on a osé dire en face que des juges qui recherchaient le crime n’étaient que de méprisables fripons et que des catins qui avaient la colique n’étaient pas des catins empoisonnées, comment voulez-vous, dis-je, qu’un tel homme pense encore à dévirginer une fille ?

– Je suis bien aise de vous voir raisonnable, dit Delgatz, en accompagnant Fontanis dans la petite chambre de garçon qu’il occupait quand il n’avait point de projet sur sa femme, je vous exhorte à continuer et vous sentirez bientôt tout le bien qui en résultera.

Le lendemain, les bains glacés recommencèrent : de tout le temps qu’on en fit usage, le président ne se fit point redire la nécessité de son régime et la délicieuse Téroze put au moins jouir en repos, pendant cet intervalle, de tous les plaisirs de l’amour dans les bras de son charmant d’Elbène : enfin au bout de quinze jours, Fontanis, tout rafraîchi qu’il était, commença à refaire le galant auprès de sa femme.

– Oh vraiment, monsieur, lui dit la petite personne quand elle se vit au point de ne pouvoir plus reculer, j’ai maintenant bien d’autres affaires en tête que l’amour ; lisez ce qu’on m’écrit, monsieur, je suis ruinée.

Et elle présente en même temps une lettre à son mari dans laquelle celui-ci voit que le château de Téroze, éloigné de quatre lieues de celui où l’on est et situé dans un coin de la forêt de Fontainebleau où jamais personne ne pénètre, habitation dont le revenu forme la dot de son épouse, est depuis six mois habité par des revenants qui y font un tapage effroyable, nuisent au fermier, dégradent la terre et empêchent et le président et sa femme, si l’on n’y met ordre, de jamais toucher un sol de ce bien-là.

– Voilà une nouvelle affreuse, dit le magistrat en remettant la lettre, mais ne pourrait-on pas dire à votre père de nous donner autre chose que ce vilain château ?

– Et que voulez-vous qu’il nous donne, monsieur, observez que je ne suis qu’une cadette, il a beaucoup donné à ma sœur, il serait mal à moi de vouloir exiger autre chose, il faut se contenter de cela et tâcher d’y mettre ordre.

– Mais votre père savait cet inconvénient quand il vous a mariée.

– J’en conviens, mais il ne le croyait pas à ce point-là, cela n’ôte rien d’ailleurs à la valeur du don, cela ne fait qu’en retarder les effets.

– Et le marquis sait-il cela ?

– Oui, mais il n’ose vous en parler.

– Il a tort, il faut bien que nous en raisonnions ensemble.

On appelle d’Olincourt, il ne peut nier les faits, et l’on convient pour résultat que ce qu’il y a de plus simple à faire est d’aller, quelques dangers qu’il puisse y avoir, habiter ce château deux ou trois jours pour mettre fin à de tels désordres et voir enfin le parti que l’on peut tirer du revenu.

– Avez-vous un peu de courage, président ? demande le marquis.

– Moi, c’est selon, dit Fontanis, le courage est une vertu de peu de mise dans notre ministère.

– Je le sais bien, dit le marquis, il ne vous en faut que la férocité, il en est de cette vertu-là, à peu près comme de toutes les autres, vous avez l’art de les dépouiller si bien que vous n’en prenez jamais que ce qui les gâte.

– Bon, vous voilà encore dans vos sarcasmes, marquis, parlons raison je vous conjure, et laissons là les méchancetés.

– Eh bien, il faut partir, il faut aller nous établir à Téroze, détruire les revenants, mettre ordre à vos baux et revenir coucher avec votre femme.

– Attendez, monsieur, un moment, je vous prie, n’allons pas tout à fait si vite, réfléchissez-vous aux dangers qu’il y a d’aller faire société avec de telles gens ? Une bonne procédure suivie d’un décret vaudrait beaucoup mieux que tout cela.

– Bon, nous y voilà, des procédures, des décrets… que n’excommuniez-vous aussi comme les prêtres ? Armes atroces de la tyrannie et de la stupidité ! quand tous ces cafards enjuponnés, tous ces cuistres en jaquette, tous ces suppôts de Thémis et de Marie cesseront-ils donc de croire que leur bavardage insolent et leur imbécile papier puissent être de quelque effet dans le monde ? Apprends, frère, que ce n’est pas avec des chiffons pareils qu’on en impose à des coquins aussi déterminés, mais avec des sabres, de la poudre et des balles ; résous-toi donc à mourir de faim ou au courage de les combattre ainsi.

– Monsieur le marquis, vous raisonnez de cela en colonel de dragons, permettez-moi de voir les choses en homme de robe dont la personne sacrée et intéressante à l’État, ne s’expose jamais aussi légèrement.

– Ta personne intéressante à l’État, président, il y avait longtemps que je n’avais ri, mais je vois bien que tu as envie d’obtenir de moi cette convulsion ; et par où diable t’es-tu figuré, je te prie, qu’un homme communément d’une naissance obscure, qu’un individu toujours révolté contre tout le bien que peut désirer son maître, ne le servant jamais ni de sa bourse ni de sa personne, s’opposant sans cesse à toutes ses bonnes intentions, dont l’unique métier est de fomenter la division des particuliers, d’entretenir celle du royaume et de vexer les citoyens… je le demande, comment peux-tu t’imaginer qu’un tel être puisse jamais être précieux à l’État ?

– Je ne réponds plus dès que l’humeur s’en mêle.

– Eh bien, au fait, mon ami, j’y consens, au fait, dusses-tu réfléchir trente jours sur cette aventure, dusses-tu la faire burlesquement opiner à tes pantalons de confrères, je te dirai toujours qu’il n’est à tout ceci d’autre moyen que d’aller nous établir nous-mêmes chez les gens qui veulent nous en imposer.

Le président marchanda encore, se défendit par mille paradoxes tous plus absurdes, tous plus orgueilleux les uns que les autres, et finit enfin par conclure avec le marquis qu’il partirait le lendemain avec lui et deux laquais de la maison ; le président demanda La Brie, nous l’avons dit, on ne sait trop pourquoi, mais il avait une grande confiance en ce garçon. D’Olincourt, trop au fait des importantes affaires qui allaient retenir La Brie au château pendant cette absence, répondit qu’il était impossible de l’emmener, et le lendemain dès la pointe du jour on se prépara au départ : les dames qui s’étaient levées exprès, revêtirent le président d’une vieille armure qu’on avait trouvée dans le château, sa jeune épouse posa le casque en lui souhaitant toute sorte de prospérités, et le pressa de revenir promptement recevoir de sa main les lauriers qu’il allait cueillir ; il l’embrasse tendrement, monte à cheval et suit le marquis. On avait eu beau faire prévenir dans les environs de la mascarade qui allait passer, l’efflanqué président sous son accoutrement militaire parut si tellement ridicule qu’il fut suivi d’un château à l’autre avec des éclats de rire et des huées. Pour toute consolation, le colonel qui ne quittait pas le plus grand sérieux, s’approchait quelquefois de lui, et lui disait :

– Vous le voyez, mon ami, ce monde-ci n’est qu’une farce, tantôt acteur, tantôt public, ou nous jugeons la scène, ou nous y paraissons.

– Soit, mais ici nous sommes sifflés, disait le président.

– Croyez-vous ? répondait flegmatiquement le marquis.

– N’en doutons pas, répliquait Fontanis, et vous m’avouerez que cela est dur.

– Eh quoi, disait d’Olincourt, n’êtes-vous donc point accoutumés à ces petits désastres, et vous imaginez-vous qu’à chaque imbécillité que vous faites sur vos bancs fleurdelisés, le public ne vous siffle pas aussi ; naturellement faits pour être bafoués dans votre métier, costumés d’une manière grotesque qui fait rire aussitôt qu’on vous voit, comment voulez-vous imaginer qu’avec tant de choses défavorables d’un côté, on vous pardonne des bêtises de l’autre ?

– Vous n’aimez pas la robe, marquis.

– Je ne vous le cache pas, président, je n’aime que les états utiles : tout être qui n’a d’autre talent que de faire des dieux ou de tuer des hommes, me paraît dès lors un individu dévoué à l’indignation publique et qu’il faut ou bafouer ou faire travailler de force ; croyez-vous, mon ami, qu’avec les deux excellents bras que vous a donnés la nature, vous ne seriez pas infiniment plus utile à une charrue qu’à une salle de justice ? vous honoreriez dans le premier état toutes les facultés que vous avez reçues du ciel… vous les avilissez dans le second.

– Mais il faut bien qu’il y ait des juges.

– Il vaudrait bien qu’il n’y eût que des vertus, on en acquérerait sans juges, on les foule aux pieds avec eux.

– Et comment voulez-vous qu’un État se gouverne…

– Par trois ou quatre lois simples déposées dans le palais du souverain, maintenues dans chaque classe par les vieillards de cette classe : de cette façon chaque rang aurait ses pairs, et il ne resterait pas au gentilhomme condamné la honte affreuse de l’être par des faquins comme toi, si prodigieusement loin de le valoir.

– Oh ! tout cela entraîne dans des discussions…

– Qui seront bientôt terminées, dit le marquis, car nous voilà dans Téroze.

Effectivement on entrait au château ; le fermier se présente, il prend les chevaux de ses seigneurs et l’on passe dans une salle, où l’on raisonne bientôt avec lui sur les choses chagrinantes de cette habitation.

Chaque soir un bruit épouvantable se faisait entendre également dans toutes les parties de la maison, sans qu’on pût en deviner la cause ; on avait guetté, on avait passé des nuits, plusieurs paysans employés par le fermier y avaient été, disait-on, complètement battus et personne ne se souciait plus de s’y exposer. Mais que soupçonnait-on, il était impossible de le dire ; le bruit public était seulement que l’esprit qui revenait était celui d’un ancien fermier de cette maison qui avait eu le malheur de perdre injustement la vie sur un échafaud, et qui avait juré de revenir toutes les nuits faire un tapage affreux dans cette maison jusqu’à ce qu’il eût eu la satisfaction d’y tordre le col d’un homme de justice.

– Mon cher marquis, dit le président en gagnant la porte, il me semble que ma présence est assez inutile ici, nous ne sommes pas accoutumés à ces sortes de vengeance et nous voulons comme les médecins tuer indifféremment qui bon nous semble, sans que le défunt ait jamais rien à nous dire.

– Un moment, frère, un moment, dit d’Olincourt en arrêtant le président tout prêt à se sauver, achevons d’entendre les éclaircissements de cet homme ; puis s’adressant au fermier :

– Est-ce là tout, maître Pierre, n’avez-vous nulle autre particularité à nous dire de cet événement singulier, et est-ce généralement à tous les gens de robe que ce lutin en veut ?

– Non pas, monsieur, répondit Pierre, il laissa l’autre jour un écrit sur une table dans lequel il disait qu’il n’en voulait qu’aux prévaricateurs ; tout juge intègre ne risque rien avec lui, mais il n’épargnera pas ceux qui seulement guidés par le despotisme, par la bêtise ou la vengeance, auront sacrifié leurs semblables à la sordidité de leurs passions.

– Eh bien, vous voyez qu’il faut que je me retire, dit le président consterné, il n’y a pas la plus petite sûreté pour moi dans cette maison.

– Ah ! scélérat, dit le marquis, voilà donc tes crimes qui commencent à te faire frémir… Hein, des flétrissures, des exils de dix ans pour une partie de filles, d’infâmes connivences avec des familles, de l’argent reçu pour ruiner un gentilhomme, et tant d’autres malheureux sacrifiés à ta rage ou à ton ineptie, voilà les fantômes qui viennent troubler ton imagination, n’est-ce pas ? Combien donnerais-tu maintenant pour avoir été honnête homme toute ta vie ! Puisse cette cruelle situation te servir de quelque chose un jour, puisses-tu sentir d’avance de quel poids affreux sont les remords, et qu’il n’est pas une seule félicité mondaine de quelque prix qu’elle nous ait paru, qui vaille la tranquillité de l’âme et les jouissances de la vertu.

– Mon cher marquis, je vous demande pardon, dit le président les larmes aux yeux, je suis un homme perdu, ne me sacrifiez pas, je vous conjure, et laissez-moi retourner près de votre chère sœur que mon absence désole et qui ne vous pardonnera jamais les maux où vous allez me livrer.

– Lâche, comme on a raison de dire que la poltronnerie accompagne toujours la fausseté et la trahison… Non, tu ne sortiras point, il n’est plus temps de reculer, ma sœur n’a point d’autre dot que ce château ; si tu veux en jouir, il faut le purger des coquins qui le souillent. Vaincre ou mourir, point de milieu.

– Je vous demande pardon, mon cher frère, il y a un milieu, c’est de s’échapper fort vite en renonçant à toutes les jouissances.

– Vil poltron, c’est donc ainsi que tu chéris ma sœur, tu aimes mieux la voir languir dans la misère que de combattre pour libérer son héritage… Veux-tu que je lui dise au retour que ce sont là les sentiments que tu affiches ?

– Juste ciel, en quel affreux état suis-je réduit !

– Allons, allons, que le courage te revienne et dispose-toi à ce qu’on attend de nous.

On servit, le marquis voulut que le président dînât tout armé ; maître Pierre fut du repas, il dit que jusqu’à onze heures du soir, il n’y avait absolument rien à craindre, mais que depuis cette époque jusqu’au jour la place n’était pas tenable.

– Nous la tiendrons cependant, dit le marquis, et voilà un brave camarade sur lequel je compte comme sur moi-même. Je suis bien sûr qu’il ne m’abandonnera pas.

– Ne répondons de rien jusqu’à l’événement, dit Fontanis, je l’avoue, je suis un peu comme César, le courage est très journalier chez moi.

Cependant l’intervalle se passa en reconnaissance des environs, en promenades, en comptes avec le fermier et lorsque la nuit fut venue, le marquis, le président et leurs deux domestiques se partagèrent le château.

Le président avait pour sa part une grande chambre entourée de deux maudites tours dont la seule vue le faisait frémir d’avance : c’était justement par là, disait-on, que l’esprit commençait sa tournée, il l’allait donc avoir de la première main ; un brave eût joui de cette flatteuse espérance, mais le président qui comme tous les présidents de l’univers et particulièrement comme les présidents provençaux, n’était rien moins que brave, se laissa aller à un tel acte de faiblesse en apprenant cette nouvelle, qu’on fut obligé de le changer des pieds à la tête ; jamais aucune médecine n’avait eu un effet plus prompt. Cependant on le rhabille, on l’arme de nouveau, on met deux pistolets sur une table dans sa chambre, on place une lance d’au moins quinze pieds dans ses mains, on allume trois ou quatre bougies et on l’abandonne à ses réflexions.

– Ô malheureux Fontanis, s’écria-t-il dès qu’il se vit seul, quel est le mauvais génie qui t’a conduit dans cette galère, ne pouvais-tu pas trouver dans ta province une fille qui eût mieux valu que celle-ci et qui ne t’eût pas donné tant de peines ? tu l’as voulu, pauvre président, tu l’as voulu, mon ami, t’y voilà, un mariage de Paris t’a tenté, tu vois ce qu’il en résulte… Péchaire, tu vas peut-être mourir ici comme un chien sans pouvoir seulement t’approcher des sacrements, ni rendre l’âme dans les mains d’un prêtre… Ces maudits incrédules avec leur équité, leur loi de nature et leur bienfaisance, il semble que le paradis doive leur être ouvert quand ils ont dit ces trois grands mots… pas tant de nature, pas tant d’équité, pas tant de bienfaisance, décrétons, exilons, brûlons, rouons et allons à la messe, cela vaudra bien mieux que tout cela. Ce d’Olincourt, il tient furieusement au procès de ce gentilhomme que nous jugeâmes l’an passé ; il faut qu’il y ait là quelque alliance dont je ne me doutais pas… Eh quoi, n’était-ce pas une affaire scandaleuse, un valet de treize ans que nous avons suborné n’est-il pas venu nous dire, parce que nous voulions qu’il nous le dise, que cet homme tuait des catins dans son château, n’est-il pas venu nous faire un conte de Barbe-bleue dont les nourrices n’oseraient aujourd’hui endormir leurs enfants ? dans un crime aussi important que celui du meurtre d’une p…, dans un délit prouvé d’une manière aussi authentique que la déposition achetée d’un enfant de treize ans à qui nous avons fait donner cent coups de fouet parce qu’il ne voulait pas dire ce que nous voulions, il me semble que ce n’est pas agir avec trop de rigueur, que de nous y prendre comme nous l’avons fait… Faut-il donc cent témoins pour s’assurer d’un crime, une délation ne suffit-elle pas ? et nos doctes confrères de Toulouse y ont-ils regardé de si près quand ils ont fait rouer Calas ? si nous ne punissions que les crimes dont nous sommes sûrs, nous n’aurions pas quatre fois par siècle le plaisir de traîner nos semblables à l’échafaud, et il n’y a que cela qui nous fait respecter. Je voudrais bien qu’on me dise ce que serait un parlement dont la bourse serait toujours ouverte aux besoins de l’État, qui ne ferait jamais de remontrances, qui enregistrerait tous les édits et qui ne tuerait jamais personne… ce serait une assemblée de sots dont on ne ferait pas le plus petit cas dans la nation… Courage, président, courage, tu n’as fait que ton devoir, mon ami : laisse crier les ennemis de la magistrature, ils ne la détruiront pas ; notre puissance établie sur la mollesse des rois, durera tout autant que l’empire, Dieu veuille pour les souverains qu’elle ne finisse point par les culbuter ; encore quelques malheurs comme ceux du règne de Charles VII, et la monarchie enfin détruite fera place à cette forme républicaine que nous ambitionnons depuis si longtemps, et qui nous plaçant au pinacle comme le sénat de Venise, confiera du moins dans nos mains les chaînes dont nous brûlons d’écraser le peuple.

Ainsi raisonnait le président, quand un bruit effroyable se fit entendre à la fois dans toutes les chambres et dans tous les corridors du château… Un frémissement universel s’empare de lui, il se cramponne sur sa chaise, à peine ose-t-il lever les yeux. Insensé que je suis, s’écrie-t-il, est-ce donc à moi, est-ce donc à un membre du Parlement d’Aix à se battre contre des esprits ? ô esprits, qu’y eut-il jamais de commun entre le Parlement d’Aix et vous ? Cependant le bruit redouble, les portes des deux tours s’enfoncent, d’effrayantes figures pénètrent dans la chambre… Fontanis se jette à genoux, il implore sa grâce, il demande la vie.

– Scélérat, lui dit un de ces fantômes d’une voix effrayante, la pitié fut-elle connue de ton cœur quand tu condamnas injustement tant de malheureux, leur effroyable sort te touchait-il, en étais-tu moins vain, moins orgueilleux, moins gourmand, moins crapuleux le jour où tes arrêts injustes plongeaient dans l’infortune ou dans le tombeau les victimes de ton rigorisme imbécile, et d’où naissait en toi cette dangereuse impunité de ta puissance instantanée, de cette force illusoire qu’assure un moment l’opinion et que détruit aussitôt la philosophie ?… Souffre que nous agissions dans les mêmes principes, et soumets-toi puisque tu es le plus faible.

A ces mots, quatre de ces esprits physiques s’emparent vigoureusement de Fontanis, et le mettent en un instant nu comme la main, sans en tirer autre chose que des pleurs, des cris et une sueur fétide qui le couvrait des pieds à la tête.

– Qu’en ferons-nous maintenant, dit l’un d’eux.

– Attends, répondit celui qui avait l’air du chef, j’ai ici la liste des quatre principaux meurtres qu’il a commis juridiquement, lisons-la lui.

En 1750, il condamna à la roue un malheureux qui n’avait jamais eu d’autre tort que de lui avoir refusé sa fille dont le scélérat voulait abuser.

En 1754, il proposa à un homme de lui sauver la vie pour deux mille écus ; celui-ci ne les pouvant donner, il le fit pendre.

En 1760, sachant qu’un homme de sa ville avait tenu quelque propos sur son compte, il le condamna au feu l’année d’après comme sodomite, quoique ce malheureux eût une femme et une troupe d’enfants, toutes choses démentant son crime.

En 1772, un jeune homme de distinction de la province ayant voulu par une vengeance badine étriller une courtisane qui lui avait fait un mauvais présent, cet indigne butor fit de cette plaisanterie une affaire criminelle, il traita la chose de meurtre, d’empoisonnement, entraîna tous ses confrères à cette ridicule opinion, perdit le jeune homme, le ruina et le fit condamner par contumace à la mort, ne pouvant venir à bout de saisir sa personne.

Voilà ses principaux crimes, décidez, mes amis.

Aussitôt une voix s’élève :

– Le talion, messieurs, le talion ; il a condamné injustement à la roue, je veux qu’il soit roué.

– J’opine à la pendaison, dit un autre, et par les mêmes motifs de mon confrère.

– Il sera brûlé, dit le troisième, et pour avoir osé employer ce supplice injustement, et pour l’avoir souvent mérité lui-même.

– Donnons-lui l’exemple de la clémence et de la modération, mes camarades, dit le chef, et ne prenons notre texte que dans sa quatrième aventure : une catin fouettée est un crime digne de mort aux yeux de cette ganache imbécile, qu’il soit fustigé lui-même.

On saisit aussitôt l’infortuné président, on le couche à plat ventre sur un banc étroit, on l’y garrotte des pieds à la tête ; les quatre esprits follets s’emparant chacun d’une lanière de cuir longue de cinq pieds, la laissent retomber en cadence, et de toute la force de leur bras, sur les parties découvertes du malheureux Fontanis qui, lacéré trois quarts d’heure de suite par les mains vigoureuses qui se chargent de son éducation, n’offre bientôt plus qu’une plaie dont le sang jaillit de toutes parts.

– En voilà assez, dit le chef, je l’ai dit, donnons-lui l’exemple de la pitié et de la bienfaisance ; si le coquin nous tenait, il nous ferait écarteler ; nous en sommes les maîtres, tenons-l’en quitte pour cette correction fraternelle et qu’il apprenne à notre école que ce n’est pas toujours en assassinant les hommes qu’on parvient à les rendre meilleurs ; il n’a eu que cinq cents coups de fouet, et je parie contre qui voudra que le voilà revenu de ses injustices et qu’il va faire à l’avenir un des magistrats le plus intègre de sa compagnie ; qu’on le dégage et continuons nos opérations.

– Ouf, s’écria le président dès qu’il vit ses bourreaux partis, je vois bien que si nous portons le flambeau sur les actions d’autrui, si nous cherchons à les développer pour avoir le charme de les punir, je vois bien qu’on nous le rend aussitôt ; et qui donc a pu dire à ces gens-là tout ce que j’ai fait, comment est-il qu’ils soient si bien instruits de ma conduite ?

Quoi qu’il en soit, Fontanis se rajuste comme il peut, mais à peine avait-il remis son habit qu’il entend des cris épouvantables du côté par où les revenants étaient sortis de sa chambre ; il prête l’oreille, il reconnaît la voix du marquis qui l’appelle de toute sa force au secours.

– Que le diable m’emporte si je bouge, dit le président éreinté, que ces coquins-là l’étrillent comme moi s’ils veulent, je ne m’en mêle pas, chacun a assez de ses propres querelles sans se mêler de celles des autres.

Cependant le bruit redouble, et d’Olincourt entre enfin dans la chambre de Fontanis, suivi de ses deux valets jetant tous trois les hauts cris comme si l’on les eût égorgés : tous les trois paraissaient ensanglantés, l’un avait le bras en écharpe, l’autre un bandeau sur le front et l’on eût juré à les voir pâles, échevelés, sanglants comme ils l’étaient, qu’ils venaient de se battre contre une légion de diables échappée de l’enfer.

– Oh, mon ami, quel assaut, s’écrie d’Olincourt, j’ai cru que nous y serions étranglés tous les trois.

– Je vous défie d’être plus malmenés que moi, dit le président en montrant ses reins tout meurtris, regardez comme ils m’ont traité.

– Oh, par ma foi, mon ami, dit le colonel, vous voilà pour le coup au cas d’une belle et bonne plainte, vous n’ignorez pas l’intérêt puissant que vos confrères ont pris de tous les siècles à des culs fouettés ; faites assembler les chambres, mon ami, trouvez quelque avocat célèbre qui veuille bien exercer son éloquence en faveur de vos fesses molestées : usant de l’artifice ingénieux par lequel un orateur ancien émouvait l’aréopage en découvrant aux yeux de la cour la gorge superbe de la beauté pour laquelle il plaidait, que votre Démosthène découvre ces intéressantes fesses à l’instant le plus pathétique du plaidoyer, qu’elles attendrissent l’auditoire ; rappelez surtout aux juges de Paris devant lesquels vous allez être obligé de comparaître, cette aventure fameuse de 1769, où leur cœur bien plus ému de compassion pour le derrière flagellé d’une raccrocheuse que pour le peuple dont ils se disent les pères et qu’ils laissent pourtant mourir de faim, les détermina à faire un procès criminel à un jeune militaire qui revenant de sacrifier ses plus belles années au service de son prince, ne trouva d’autres lauriers au retour que l’humiliation préparée par la main des plus grands ennemis de cette patrie qu’il venait de défendre… Allons, cher camarade d’infortune, pressons-nous, partons, il n’y a point de sûreté pour nous dans ce maudit château, courons à la vengeance, volons implorer l’équité des protecteurs de l’ordre public, des défenseurs de l’opprimé et des colonnes de l’État.

– Je ne peux pas me soutenir, dit le président, et dussent ces maudits coquins me peler comme une pomme encore une fois, je vous prie de me faire donner un lit, et de m’y laisser tranquille au moins vingt-quatre heures.

– Vous n’y pensez pas, mon ami, vous serez étranglé.

– Soit, ce ne sera jamais qu’un rendu et les remords se réveillent avec tant de force maintenant dans mon cœur, que je regarderai comme un ordre du ciel tous les malheurs qu’il lui plaira de m’envoyer.

Comme le train était entièrement cessé, et que d’Olincourt s’aperçut que réellement le pauvre Provençal avait besoin d’un peu de repos, il fit appeler maître Pierre et lui demanda s’il y avait à craindre que ces coquins revinssent encore la nuit suivante.

– Non, monsieur, répondit le fermier, les voilà maintenant tranquilles pour huit ou dix jours et vous pouvez vous reposer en toute sûreté.

On conduisit le président éclopé dans une chambre où il se coucha et reposa comme il put une bonne douzaine d’heures ; il y était encore lorsqu’il se sentit tout à coup mouillé dans son lit ; il lève les yeux, il voit le plancher percé de mille trous de chacun desquels découle une fontaine dont il court le risque d’être inondé s’il ne décampe au plus vite ; il se jette promptement tout nu dans les salles d’en bas, où il trouve le colonel et maître Pierre oubliant leur chagrin autour d’un pâté et d’un rempart de bouteilles de vin de Bourgogne ; leur premier mouvement fut de rire en voyant accourir Fontanis à eux dans un costume aussi indécent ; il leur conta ses nouveaux chagrins, on l’obligea de se placer à table sans lui donner le temps de mettre sa culotte qu’il tenait toujours sous son bras à la manière des peuples du Pégu. Le président se mit à boire et trouva la consolation de ses maux au fond de la troisième bouteille de vin ; comme on avait encore deux heures de plus qu’il ne fallait pour retourner à d’Olincourt, les chevaux se préparèrent et l’on partit.

– Voilà une fière école, marquis, que vous m’avez fait faire là, dit le Provençal dès qu’il se vit en selle.

– Ce ne sera pas la dernière, mon ami, répondit d’Olincourt, l’homme est né pour faire des écoles, et les gens de robe surtout, c’est sous l’hermine que la bêtise érigea son temple, elle ne respire en paix que dans vos tribunaux ; mais enfin, quoi que vous en puissiez dire, fallait-il laisser ce château sans s’éclaircir de ce qui s’y passait ?

– En sommes-nous plus avancés pour l’avoir su ?

– Assurément, nous pouvons maintenant asseoir nos plaintes avec plus de raison.

– Des plaintes, que le diable m’emporte si j’en fais, je garderai ce que j’ai pour moi, et vous m’obligerez infiniment de n’en parler à personne.

– Mon ami, vous n’êtes pas conséquent, si c’est un ridicule que de faire des plaintes quand on est molesté, pourquoi les mendiez-vous, pourquoi les excitez-vous sans cesse ? Eh quoi ! vous qui êtes un des plus grands ennemis du crime vous voulez le laisser impuni quand il est aussi constaté ? n’est-ce pas un des plus sublimes axiomes de jurisprudence qu’à supposer même que la partie lésée donne son désistement, il revient encore une satisfaction à la justice, n’est-elle donc pas visiblement violée dans ce qui vient de vous arriver et devez-vous lui refuser l’encens légitime qu’elle exige ?

– Autant qu’il vous plaira, mais je ne dirai mot.

– Et la dot de votre femme ?

– J’attendrai tout de l’équité du baron, et je le chargerai seul du soin de nettoyer cette affaire-là.

– Il ne s’en mêlera point.

– Eh bien, nous mangerons des croûtes.

– Le brave homme ! Vous serez cause que votre femme vous maudira, qu’elle se repentira toute la vie d’avoir lié son sort à un poltron de votre espèce.

– Oh, en fait de remords, nous en aurons bien je crois chacun notre part, mais pourquoi voulez-vous que je me plaigne à présent quand vous en étiez si loin tantôt ?

– Je ne connaissais pas ce dont il était question : tant que j’ai cru pouvoir vaincre sans le secours de personne, je choisis ce parti comme le plus honnête et maintenant que je trouve essentiel d’appeler à nous l’appui des lois, je vous le propose, qu’y a-t-il donc d’inconséquent dans ma conduite ?

– A merveille, à merveille, dit Fontanis en descendant de cheval parce qu’on arrivait à d’Olincourt, mais ne disons mot je vous conjure, voilà la seule grâce que je vous demande.

Quoiqu’on n’eût été que deux jours absent, il y avait bien du nouveau chez la marquise ; Mlle de Téroze était dans son lit, une indisposition prétendue causée par l’inquiétude, par le chagrin de savoir son mari exposé, la retenait couchée depuis vingt-quatre heures : une baigneuse intéressante, vingt aunes de gaze autour de sa tête et de son col… une pâleur tout à fait touchante, en la rendant cent fois plus belle encore, ranima tous les feux du président dont la fustigation passive qu’il venait de recevoir enflammait encore mieux le physique. Delgatz était auprès du lit de la malade, et prévint tout bas Fontanis de ne pas même avoir l’air du désir dans la douloureuse situation où se trouvait sa femme ; l’instant critique était venu dans le temps des règles, il ne s’agissait rien moins que d’une perte.

– Ventrebleu, dit le président, il faut que je sois bien malheureux, je viens de me faire étriller pour cette femme ; mais étriller magistralement, et l’on me prive encore du plaisir de m’en dédommager avec elle.

Au reste la société du château se trouvait augmentée de trois personnages dont il est essentiel de rendre compte. M. et Mme de Totteville, gens à leur aise des environs, venaient d’y amener Mlle Lucile de Totteville, leur fille, petite brune éveillée d’environ dix-huit ans et qui ne le cédait en rien aux attraits langoureux de Mlle de Téroze ; afin de ne pas faire languir plus longtemps le lecteur, nous lui apprendrons tout de suite ce qu’étaient ces trois nouveaux personnages qu’on avait trouvé à propos d’introduire sur la scène pour en reculer le dénouement ou pour l’amener plus sûrement aux fins proposées. Totteville était un de ces chevaliers de Saint-Louis ruinés qui traînant leur ordre dans la boue pour quelques dîners ou pour quelques écus, acceptent indifféremment tous les rôles qu’on a dessein de leur faire jouer ; sa femme supposée était une vieille aventurière dans un autre genre, qui ne se trouvant plus d’âge à trafiquer de ses attraits, se dédommage en commerçant de ceux des autres ; pour la belle princesse qui passait pour leur appartenir, tenant à une telle famille, on imagine aisément de quelle classe elle sortait : écolière de Paphos dès son enfance, elle avait déjà ruiné trois ou quatre fermiers généraux, et c’était en raison de son art et de ses attraits que l’on l’avait spécialement adoptée ; cependant chacun de ces personnages choisi dans ce que leur classe offrait de mieux, bien stylé, parfaitement instruit, et possédant ce qu’on appelle le vernis du bon ton, soutenait au mieux ce qu’on attendait de lui, et il était difficile en les voyant ainsi mêlés à des hommes et à des femmes de bonne compagnie, de ne pas les en croire également.

A peine le président fut-il arrivé, que la marquise et sa sœur lui demandèrent des nouvelles de son aventure.

– Ce n’est rien, dit le marquis en suivant les intentions de son beau-frère, c’est une bande de coquins qu’on réduira tôt ou tard, il s’agira de savoir ce que le président voudra sur cela, chacun de nous se fera un plaisir de concourir à ses vues.

Et comme d’Olincourt s’était hâté de prévenir tout bas des succès et du désir qu’avait le président qu’ils restassent dans l’oubli, la conversation changea et l’on ne parla plus des revenants de Téroze.

Le président témoigna toute son inquiétude à sa petite femme et plus encore l’extrême chagrin qu’il avait, que cette maudite incommodité dût reculer encore l’instant de son bonheur. Et comme il était tard, on soupa et fut se coucher ce jour-là sans qu’il arrivât rien d’extraordinaire.

M. de Fontanis qui, en bon robin, augmentait la somme de ses bonnes qualités d’un penchant extrême pour les femmes, ne vit pas sans quelque velléité la jeune Lucile dans le cercle de la marquise d’Olincourt ; il commença par s’informer de son confident La Brie, quelle était cette jeune personne, et celui-ci lui ayant répondu de manière à nourrir l’amour qu’il voyait naître au cœur du magistrat, lui persuada d’aller en avant.

– C’est une fille de qualité, répondit le perfide confident, mais qui n’est pourtant pas à l’abri d’une proposition d’amour d’un homme de votre espèce ; monsieur le président, continua le jeune fourbe, vous êtes l’effroi des pères et la terreur des maris, et quelques projets de sagesse qu’un individu femelle ait pu faire, il est bien difficile de vous tenir rigueur. Figure à part, et n’y eût-il que l’état, quelle femme peut résister aux attraits d’un homme de justice, cette grande robe noire, ce bonnet carré, croyez-vous que tout cela ne séduise pas ?

– Il est certain qu’on se défend difficilement de nous, nous avons un certain homme à nos ordres qui fut toujours l’effroi des vertus… enfin tu crois donc, La Brie, que si je disais un mot…

– On se rendrait, n’en doutez pas.

– Mais il faudrait me garder le silence, tu sens bien que dans la situation où je me trouve, il est important pour moi de ne pas débuter avec ma femme par une infidélité.

– Oh, monsieur, vous la mettriez au désespoir, elle vous est si tendrement attachée.

– Oui, crois-tu qu’elle m’aime un peu ?

– Elle vous adore, monsieur, et ce serait un meurtre que de la tromper.

– Cependant tu crois que de l’autre côté ?…

– Vos affaires s’avanceront infailliblement si vous le voulez, il n’est question que d’agir.

– Oh, mon cher La Brie, tu me combles d’aise, quel plaisir de mener deux affaires de front et de tromper deux femmes à la fois ! tromper, mon ami, tromper, quelle volupté pour un homme de robe !

En conséquence de ces encouragements, Fontanis se pare, s’ajuste, oublie les coups de fouet dont il est déchiré et tout en mijotant sa femme qui ne cesse de garder son lit, il dirige ses batteries sur la rusée Lucile qui l’écoutant d’abord avec pudeur, lui fait insensiblement plus beau jeu.

Il y avait environ quatre jours que ce petit manège durait sans qu’on eût l’air de s’en apercevoir, lorsqu’on reçut au château des avis des gazettes et des mercures, invitant tous les astronomes à observer la nuit suivante le passage de Vénus sous le signe du Capricorne.

– Oh, parbleu, l’événement est singulier, dit le président en connaisseur aussitôt qu’il eût lu cette nouvelle, je ne me serais jamais attendu à ce phénomène : j’ai comme vous le savez, mesdames, quelques teintures de cette science, j’ai même fait un ouvrage en six volumes sur les satellites de Mars.

– Sur les satellites de Mars, dit la marquise en souriant, ils ne vous sont pourtant pas très favorables, président, je suis étonnée que vous ayez choisi cette matière.

– Toujours badine, charmante marquise, je vois bien qu’on n’a pas gardé mon secret, quoi qu’il en soit je suis très curieux de l’événement qu’on nous annonce… et avez-vous un endroit ici, marquis, où nous puissions aller observer la trajectoire de cette planète ?

– Assurément, répondit le marquis, n’ai-je pas au-dessus de mon colombier un observatoire très en forme : vous y trouverez d’excellentes lunettes, des quarts de cercle, des compas, tout ce qui caractérise en un mot l’atelier d’un astronome.

– Vous êtes donc un peu du métier !

– Pas un mot, mais on a des yeux comme un autre, on trouve des gens de l’art et l’on est bien aise d’être instruit par eux.

– Eh bien, je me ferai un plaisir de vous donner quelques leçons, en six semaines je vous apprends à connaître la terre mieux que Descartes ou Copernic.

Cependant l’heure arrive de se transporter à l’observatoire : le président était désolé de ce que l’incommodité de sa femme allait le priver du plaisir de faire le savant devant elle, sans se douter, le pauvre diable, que c’était elle qui allait jouer le premier rôle dans cette singulière comédie.

Quoique les ballons ne fussent pas encore publiés, ils étaient déjà connus en 1779 et l’habile physicien qui devait exécuter celui dont il va être question, plus savant qu’aucun de ceux qui le suivirent, eut le bon esprit d’admirer comme les autres et de ne dire mot quand des intrus arrivèrent pour lui ravir sa découverte ; au milieu d’un aérostat parfaitement bien fait devait s’élever, à l’heure prescrite, Mlle de Téroze dans les bras du comte d’Elbène et cette scène vue de très loin et seulement éclairée d’une flamme artificielle et légère, était assez adroitement représentée pour en imposer à un sot comme le président qui n’avait même de sa vie lu un ouvrage sur la science dont il se parait.

Toute la compagnie arrive sur le sommet de la tour, on s’arme de lunettes, le ballon part.

– Apercevez-vous ? se dit-on mutuellement.

– Pas encore.

– Si fait, je vois.

– Non, ce n’est pas cela.

– Je vous demande pardon, à gauche, à gauche, fixez-vous vers l’orient.

– Ah ! je le tiens, s’écrie le président tout enthousiasmé, je le tiens, mes amis, dirigez-vous sur moi… un peu plus près de Mercure, pas si loin que Mars, très au-dessous de l’ellipse de Saturne, là, ah, grand Dieu, que c’est beau !

– Je vois comme vous, président, dit le marquis, c’est en vérité une chose superbe, apercevez-vous la conjonction ?

– Je la tiens au bout de ma lunette.

Et le ballon passant en ce moment au-dessus de la tour :

– Eh bien, dit le marquis, les avis que nous avons reçus ont-ils tort, et ne voilà-t-il pas Vénus au-dessus du Capricorne ?

– Rien de plus sûr, dit le président, c’est le plus beau spectacle que j’ai vu de ma vie.

– Qui sait, dit le marquis, si vous serez toujours obligé de monter si haut pour le voir à votre aise.

– Ah ! marquis, que vos plaisanteries sont hors de propos dans un si beau moment…

Et le ballon se perdant alors dans l’obscurité, chacun descendit fort content du phénomène allégorique que l’art venait de prêter à la nature.

– En vérité, je suis désolé que vous ne soyez pas venue partager avec nous le plaisir que nous a donné cet événement, dit M. de Fontanis à sa femme qu’il retrouva au lit en rentrant, il est impossible de rien voir de plus beau.

– Je le crois, dit la jeune femme, mais on m’a dit qu’il y avait à cela tout plein de choses immodestes que dans le fond, je ne suis nullement fâchée de n’avoir point vues.

– Immodestes, dit le président en ricanant avec tout plein de grâces… eh, point du tout, c’est une conjonction, y a-t-il rien de plus dans la nature ? C’est ce que je voudrais bien qui se passât enfin entre nous, et ce qui se fera quand vous voudrez ; mais dites-moi là, en bonne conscience, souveraine directrice de mes pensées… n’est-ce pas assez faire languir votre esclave et ne lui accorderez-vous pas bientôt la récompense de ses peines ?

– Hélas, mon ange, lui dit amoureusement sa jeune épouse, croyez que j’en ai pour le moins autant d’empressement que vous, mais vous voyez mon état… et vous le voyez sans le plaindre, cruel, quoiqu’il soit absolument votre ouvrage : moins de tourment pour ce qui vous intéresse, et je m’en porterais beaucoup mieux.

Le président était aux nues de s’entendre cajoler de la sorte, il se pavanait, il se redressait, jamais robin, pas même ceux qui viennent de pendre, n’avait encore eu le cou si roide. Mais comme avec tout cela les obstacles se multipliaient du côté de Mlle de Téroze, et que de celui de Lucile on faisait au contraire le plus beau jeu du monde, Fontanis ne balança point à préférer les myrtes fleuris de l’amour aux roses tardives de l’hymen ; l’une ne peut pas me fuir, se disait-il, je l’aurai toujours quand je voudrai, mais l’autre n’est peut-être ici que pour un instant, il faut se presser d’en tirer parti ; et d’après ces principes, Fontanis ne perdait aucune des occasions qui pouvait avancer ses affaires.

– Hélas, monsieur, lui disait un jour cette jeune personne avec une candeur feinte, ne deviendrai-je pas la plus malheureuse des créatures si je vous accorde ce que vous exigez… lié comme vous l’êtes, pourrez-vous jamais réparer le tort que vous ferez à ma réputation ?

– Qu’appelez-vous réparer ? on ne répare point dans ce cas-là, nous n’aurons pas plus à réparer l’un que l’autre, c’est ce qui s’appelle un coup d’épée dans l’eau ; il n’y a jamais rien à craindre avec un homme marié, parce qu’il est le premier intéressé au secret, moyennant quoi ça ne vous empêchera pas de trouver un époux.

– Et la religion et l’honneur, monsieur…

– Misères que tout cela, mon cœur, je vois bien que vous êtes une Agnès et que vous avez besoin d’être quelque temps à mon école ; ah ! comme je ferai disparaître tous ces préjugés de l’enfance.

– Mais j’avais cru que votre état vous engageait à les respecter.

– Mais vraiment oui, à l’extérieur, nous n’avons que l’extérieur pour nous, il faut bien au moins en imposer par là, mais une fois dépouillés de ce vain décorum qui nous oblige à des égards, nous ressemblons en tout au reste des mortels. Eh, comment pourriez-vous nous croire à l’abri de leurs vices ? Nos passions bien plus échauffées par le récit ou le tableau perpétuel des leurs, ne mettent de différence entre eux et nous que par les excès qu’ils méconnaissent et qui font nos délices journalières ; presque toujours à l’abri des lois dont nous faisons frémir les autres, cette impunité nous enflamme et nous n’en devenons que plus scélérats…

Lucile écoutait toutes ces futilités et quelque horreur que lui inspirassent et le physique et le moral de cet abominable personnage, elle continuait de lui offrir des facilités, parce que la récompense qui lui était promise n’était qu’à ces conditions. Plus les amours du président avançaient, plus sa fatuité le rendait insoutenable : il n’y a rien de plaisant dans le monde comme un robin amoureux, c’est le tableau le plus achevé de la gaucherie, de l’impertinence et de la maladresse. Si le lecteur a quelquefois vu le dindon prêt à multiplier son espèce, il a de l’esquisse qu’on voudrait lui offrir la plus complète des idées. Telles précautions qu’il prît pour se déguiser un jour que son insolence le mettait pourtant trop à découvert, le marquis voulut l’entreprendre à table et l’humilier devant sa déesse.

– Président, lui dit-il, je reçois à l’instant des nouvelles affligeantes pour vous.

– Comment donc ?

– On assure que le Parlement d’Aix va être supprimé ; le public se plaint qu’il est inutile, Aix a bien moins besoin d’un parlement que Lyon, et cette dernière ville, beaucoup trop loin de Paris pour en dépendre, englobera toute la Provence ; elle la domine, elle est positivement placée comme il le faut pour recéler dans son sein les juges d’une province aussi importante.

– Cet arrangement n’a pas le sens commun.

– Il est sage, Aix est au bout du monde, quelle que soit la partie qu’habite un Provençal, il n’y en a point qui n’aimât mieux venir à Lyon pour ses affaires, que dans votre bourbier d’Aix ; des chemins épouvantables, point de pont sur cette Durance qui comme vos têtes se dérange neuf mois de l’année, et puis des torts particuliers, je ne vous le cache pas ; d’abord on blâme votre composition, il n’y a pas, dit-on, dans tout le Parlement d’Aix un seul individu qui puisse se nommer… des marchands de thon, des matelots, des contrebandiers, en un mot une troupe de coquins méprisables à laquelle la noblesse ne veut point avoir affaire et qui vexe le peuple pour se dédommager du discrédit dans lequel elle est, des ganaches, des imbéciles… pardon, président, moi, je vous dis ce qu’on m’écrit, je vous ferai lire la lettre après dîner, des faquins en un mot qui poussent le fanatisme et le scandale jusqu’à laisser dans leur ville tout comme une preuve de leur intégrité, un échafaud toujours prêt, qui n’est qu’un monument de leur plat rigorisme, dont le peuple devrait arracher les pierres pour lapider les insignes bourreaux qui osent avec cette insolence lui présenter toujours des fers ; on s’étonne qu’il ne l’ait pas encore fait, et l’on prétend que ça ne peut tarder… une foule d’arrêts injustes, une affectation de sévérité dont l’objet est de se faire passer tous les crimes législatifs qu’il leur plaît de commettre ; des choses bien plus sérieuses enfin à réunir à tout ceci… ennemis décidés de l’État, et cela dans tous les siècles, ose-t-on dire ouvertement. L’horreur publique qu’inspirèrent vos exécrations de Mérindol, n’est pas encore éteinte dans les cœurs ; ne donnâtes-vous point en ce temps le spectacle le plus horrible qu’il soit possible de peindre, peut-on se figurer sans frémir, les dépositaires de l’ordre, de la paix et de l’équité, courant la province comme des frénétiques, le flambeau d’une main, le poignard de l’autre, brûlant, tuant, violant, massacrant tout ce qui se présente, comme une troupe de tigres enragés qui serait échappée des bois, appartient-il à des magistrats de se conduire de cette manière ? On rappelle aussi plusieurs circonstances où vous vous refusâtes opiniâtrement à secourir le roi dans ses besoins, vous fûtes différentes fois prêts à faire révolter la province plutôt que de vous laisser comprendre dans le rôle des impositions ; croyez-vous qu’on a oublié cette malheureuse époque, où sans qu’aucun danger vous menaçât, vous vîntes à la tête des citoyens de votre ville en apporter les clefs au connétable de Bourbon qui trahissait son roi, et celle où frémissant de la seule approche de Charles Quint, vous vous pressâtes de lui rendre hommage et de le faire entrer dans vos murs, ne sait-on pas que ce fut au sein du Parlement d’Aix que se fomentèrent les premières semences de la Ligue et qu’en tous les temps en un mot, on ne trouva dans vous que des factieux ou des rebelles, que des meurtriers ou des traîtres ? Vous le savez mieux que qui que ce soit, messieurs les magistrats provençaux, quand on a envie de perdre quelqu’un, on cherche tout ce qu’il a pu faire autrefois, on rappelle avec soin tous ses anciens torts pour aggraver la somme des nouveaux : ne vous étonnez donc pas qu’on se comporte avec vous, comme vous l’avez fait avec les malheureux qu’il vous a plu d’immoler à votre pédantisme ; apprenez-le, mon cher président, il n’est pas plus permis à un corps qu’à un particulier d’outrager un citoyen honnête et tranquille, et si ce corps s’avise d’une pareille inconséquence, qu’il ne s’étonne pas de voir toutes les voix s’élever contre lui, et réclamer les droits du faible et de la vertu contre le despotisme et l’iniquité.

Le président ne pouvant ni soutenir ces inculpations ni y répondre, se leva de table comme un furieux en jurant qu’il allait quitter la maison ; après le spectacle d’un robin amoureux, il n’y en a point de risible comme un robin en colère, les muscles de son visage naturellement arrangés par l’hypocrisie, obligés de passer subitement de là aux contorsions de la rage, n’y arrivent que par des gradations violentes dont la marche est comique à voir ; quand on se fut bien amusé de son petit dépit, comme on n’en était pas encore à la scène qui devait à ce qu’on espérait, en débarrasser pour toujours, on travailla à le calmer, on courut à lui, et on le ramena ; oubliant assez facilement le soir tous les petits tourments du matin, Fontanis reprit son air ordinaire et tout s’oublia.

Mlle de Téroze allait mieux, quoique toujours un peu abattue à l’extérieur, elle descendait cependant aux repas et se promenait même déjà un peu avec la compagnie ; le président moins empressé parce que Lucile l’occupait seule, vit cependant qu’il allait bientôt ne devoir plus s’occuper que de sa femme. En conséquence il se résolut de presser vivement l’autre affaire, elle était au moment de la crise, Mlle de Totteville n’opposait plus aucune difficulté, il ne s’agissait que de trouver un rendez-vous sûr. Le président proposa son appartement de garçon, Lucile qui ne couchait point dans la chambre de ses parents, accepta volontiers ce local pour la nuit suivante, et en rendit compte sur-le-champ au marquis ; on lui trace son rôle et le reste de la journée se passe tranquillement. Sur les onze heures, Lucile qui devait se rendre la première dans le lit du président par le moyen d’une clef que lui confiait celui-ci, prétexta un mal de tête et sortit. Un quart d’heure après, l’empressé Fontanis se retire, mais la marquise prétend que pour lui faire honneur ce soir-là, elle veut l’accompagner jusque dans sa chambre : toute la société saisit cette plaisanterie, Mlle de Téroze est la première à s’en amuser, et sans prendre garde au président qui est sur les épines, et qui aurait bien voulu ou se soustraire à cette ridicule politesse, ou prévenir au moins celle qu’il s’imaginait qu’on allait surprendre, on s’empare des bougies, les hommes passent les premiers, les femmes entourent Fontanis, elles lui donnent la main, et dans ce plaisant cortège on se rend à la porte de sa chambre… A peine notre infortuné galant pouvait-il respirer.

– Je ne réponds de rien, disait-il en balbutiant, songez à l’imprudence que vous faites, qui vous dit que l’objet de mes amours n’est peut-être pas à m’attendre en cet instant-ci dans mon lit, et si cela est, réfléchissez-vous bien à tout ce qui peut résulter de l’inconséquence de votre démarche ?

– A tout événement, dit la marquise en ouvrant précipitamment la porte, allons, beauté qui, dit-on, attendez le président au lit, paraissez et n’ayez pas peur.

Mais quelle est la surprise générale, quand les lumières en face du lit éclairent un âne monstrueux, mollement couché dans les draps, et qui par une fatalité plaisante, fort content sans doute du rôle qu’on lui faisait jouer, s’était paisiblement endormi sur la couche magistrale et y ronflait voluptueusement.

– Ah ! parbleu, s’écria d’Olincourt en se tenant les côtés de rire, président, considère un peu l’heureux sang-froid de cet animal, ne dirait-on pas que c’est un de tes confrères à l’audience ?

Le président néanmoins fort aise d’en être quitte pour cette plaisanterie, le président qui s’imaginait qu’elle jetterait un voile sur le reste, et que Lucile s’en étant aperçue la première aurait eu la prudence de ne faire en rien soupçonner leur intrigue, le président, dis-je, se mit à rire avec les autres, on dégagea comme on put le baudet fort affligé d’être interrompu dans son sommeil, on mit des draps blancs, et Fontanis remplaça dignement le plus superbe des ânes qui se fût trouvé dans le pays.

– En vérité c’est la même chose, dit la marquise quand elle l’eut vu couché, je n’aurais jamais cru qu’il y eût une ressemblance si entière entre un âne et un président au Parlement d’Aix.

– Quelle était donc votre erreur, madame, reprit le marquis, ne savez-vous donc pas que c’est parmi ces docteurs que cette cour a toujours élu ses membres, je gagerais que celui que vous voyiez sortir là en a été premier président.

Le premier soin de Fontanis dès le lendemain fut de demander à Lucile comment elle s’était tirée d’affaire : celle-ci bien instruite dit que s’étant aperçue de la plaisanterie, elle s’était retirée fort promptement, mais avec l’inquiétude pourtant d’avoir été trahie, ce qui lui avait fait passer une nuit affreuse et désirer avec bien de l’ardeur l’instant où elle pourrait s’éclaircir ; le président la rassura et obtint d’elle sa revanche pour le lendemain ; la prude Lucile se fit un peu prier, Fontanis n’en devint que plus ardent et tout se dispose suivant ses désirs. Mais si ce premier rendez-vous avait été troublé par une scène comique, quel événement fatal allait empêcher le deuxième ! Les choses s’arrangent comme l’avant-veille, Lucile se retire la première, le président la suit peu après sans que qui que ce soit s’y oppose, il la trouve au rendez-vous indiqué, la saisissant entre ses bras, il s’apprête déjà à lui donner des preuves non équivoques de sa passion… tout à coup les portes s’ouvrent, c’est M. et Mme de Totteville, c’est la marquise, c’est Mlle de Téroze elle-même.

– Monstre, s’écrie celle-ci, en se jetant en fureur sur son mari, est-ce donc ainsi que tu te ris et de ma candeur et de ma tendresse !

– Fille atroce, dit M. de Totteville à Lucile qui s’est précipitée aux genoux de son père, voilà donc comme tu abuses de l’honnête liberté que nous te laissions !…

De leur côté, la marquise et Mme de Totteville jettent des yeux irrités sur les deux coupables et Mme d’Olincourt n’est distraite de ce premier mouvement que pour recevoir sa sœur qui s’évanouit dans ses bras. On peindrait difficilement la figure de Fontanis au milieu de cette scène : la surprise, la honte, la terreur, l’inquiétude, tous ces différents sentiments l’agitent à la fois et le rendent immobile comme une statue ; cependant le marquis arrive, il s’informe, il apprend avec indignation tout ce qui se passe.

– Monsieur, lui dit fermement le père de Lucile, je ne me serais jamais attendu que chez vous, une fille d’honneur eût à redouter des affronts de cette espèce ; vous trouverez bon que je ne le supporte pas, et que ma femme, ma fille et moi partions à l’instant pour en demander justice à ceux de qui nous devons l’attendre.

– En vérité, monsieur, dit alors sèchement le marquis au président, vous conviendrez que voilà des scènes auxquelles je devrais peu m’attendre ; n’est-ce donc que pour déshonorer ma belle-sœur et ma maison qu’il vous a plu de vous allier à nous ?

Puis s’adressant à Totteville :

– Rien de plus juste, monsieur, que la réparation que vous demandez, mais j’ose vous conjurer instamment de vouloir bien éviter l’éclat, ce n’est pas pour ce drôle-là que je le demande, il n’est digne que de mépris et de punition, c’est pour moi, monsieur, c’est pour ma famille, c’est pour mon malheureux beau-père qui, ayant mis toute sa confiance dans ce pantalon, va mourir du chagrin de s’être trompé.

– Je voudrais vous obliger, monsieur, dit fièrement M. de Totteville, en entraînant sa femme et sa fille, mais vous me permettrez de placer mon honneur au-dessus de ces considérations ; vous ne serez nullement compromis, monsieur, dans les plaintes que je vais faire, ce malhonnête homme le sera seul… trouvez bon que je n’écoute plus rien et que j’aille à l’instant où la vengeance m’appelle.

A ces mots, ces trois personnages se retirent sans qu’aucun effort humain puisse les arrêter, et volent, assurent-ils, à Paris présenter requête au Parlement contre les indignités dont a voulu les couvrir le président de Fontanis… Cependant il ne règne plus dans ce malheureux château que du trouble et du désespoir ; Mlle de Téroze à peine rétablie, se remet dans son lit avec une fièvre qu’on a soin d’assurer dangereuse ; M. et Mme d’Olincourt fulminent contre le président, qui n’ayant d’autre asile que cette maison dans les extrémités qui le menacent, n’ose se révolter contre les réprimandes qui lui sont aussi justement adressées, et les choses demeurent trois jours en cet état, lorsque des avis secrets apprennent enfin au marquis que l’affaire devient des plus sérieuses, qu’elle est traitée au criminel, et qu’on est à la veille de décréter Fontanis.

– Eh quoi, sans m’entendre, dit le président effrayé.

– Est-ce la règle, lui répond d’Olincourt, permet-on des moyens de défense à celui que la loi décrète, et l’un de vos plus respectables usages n’est-il pas de le flétrir avant que de l’écouter ? On n’emploie avec vous que les armes dont vous vous êtes servi contre les autres ; après avoir exercé l’injustice trente ans, n’est-il pas raisonnable que vous en deveniez au moins une fois victime dans votre vie ?

– Mais pour une affaire de filles ?

– Comment pour une affaire de filles, ne savez-vous donc pas que ce sont les plus dangereuses ? cette malheureuse affaire dont les souvenirs vous ont valu cinq cents coups de fouet dans le château des revenants, était-elle autre chose qu’une affaire de filles, et n’avez-vous pas cru que pour une affaire de filles il vous était permis de flétrir un gentilhomme ? Le talion, président, le talion, c’est votre boussole, soumettez-vous-y donc avec courage.

– Juste ciel, dit Fontanis, au nom de Dieu, mon frère, ne m’abandonnez pas.

– Croyez que nous vous secourerons, répondit d’Olincourt, quelque déshonneur dont vous nous a[y]ez couverts, et quelques plaintes que nous ayons à faire de vous, mais les moyens sont durs… vous les connaissez.

– Quoi donc ?

– La bonté du roi, une lettre de cachet, je ne vois que cela.

– Quelles funestes extrémités !

– J’en conviens, mais trouvez-en d’autres, voulez-vous sortir de France et vous perdre à jamais, tandis que quelques années de prison arrangeront peut-être tout ceci ? Ce moyen qui vous révolte, d’ailleurs, ne l’avez-vous pas quelquefois employé vous et les vôtres, ne fut-ce pas en le conseillant avec barbarie que vous achevâtes d’écraser ce gentilhomme que les esprits ont si bien vengé, n’osâtes-vous pas, par une prévarication aussi dangereuse que punissable, mettre ce malheureux militaire entre la prison ou l’infamie et ne suspendre vos foudres méprisables qu’aux conditions qu’il serait écrasé par celles de son roi ? Rien d’étonnant par conséquent, mon cher, dans ce que je vous propose, non seulement cette voie est connue de vous, mais elle doit maintenant en être désirée.

– Ô souvenirs affreux, dit le président en versant des larmes, qui m’eût dit que la vengeance du ciel éclaterait sur ma tête presque à l’instant où se consommaient mes crimes ! ce que j’ai fait, on me le rend, souffrons, souffrons et taisons-nous.

Cependant comme les secours pressaient, la marquise conseilla vivement à son mari de partir pour Fontainebleau où se trouvait alors la cour ; pour Mlle de Téroze elle n’entra point dans ce conseil, la honte, le chagrin à l’extérieur, et le comte d’Elbène au-dedans, la retenaient toujours dans sa chambre dont la porte était exactement fermée au président ; il s’y était présenté plusieurs fois, il avait essayé de se la faire ouvrir par ses remords et par ses larmes, mais toujours infructueusement.

Le marquis partit donc, le trajet était court, il arriva le surlendemain, escorté de deux exempts et muni d’un prétendu ordre dont la simple vue fit trembler le président de tous ses membres.

– Vous ne pouviez arriver plus à propos, dit la marquise qui feignit d’avoir reçu des nouvelles de Paris pendant que son mari était à la cour, le procès se suit à l’extraordinaire, et mes amis m’écrivent de faire évader le président au plus tôt ; mon père a été averti, il est au désespoir, il nous recommande de bien servir son ami, et de lui peindre la douleur où tout ceci le plonge… sa santé ne lui permet que de le secourir par des vœux, ils seraient plus sincères s’il avait été plus sage… voilà la lettre.

Le marquis lut à la hâte, et après avoir harangué Fontanis qui avait bien de la peine à se résoudre à la prison, il le remit à ses deux gardes, qui n’étaient autres que deux maréchaux des logis de son régiment et l’exhorta à se consoler avec d’autant plus de motif, qu’il ne le perdrait point de vue.

– J’ai obtenu avec beaucoup de peine, lui dit-il, un château fort situé à cinq ou six lieues d’ici, vous y serez sous les ordres d’un de mes anciens amis qui vous traitera comme si c’était moi-même, je lui écris par vos gardes pour vous recommander encore plus vivement, soyez donc en pleine paix.

Le président pleura comme un enfant, rien n’est amer comme les remords du crime qui voit retomber sur sa tête tous les fléaux dont il s’est lui-même servi… mais il n’en fallut pas moins s’arracher, il demanda avec instance la permission d’embrasser sa femme.

– Votre femme, lui dit brusquement la marquise, elle ne l’est pas encore heureusement, et c’est dans nos calamités le seul adoucissement que nous connaissions.

– Soit, dit le président, j’aurai le courage de soutenir encore cette plaie-ci, et il monta dans la voiture des exempts.

Le château où l’on conduisait ce malheureux, était celui d’une terre de la dot de Mme d’Olincourt, où tout était préparé pour le recevoir ; un capitaine du régiment d’Olincourt, homme vert et rébarbatif, devait y jouer le rôle de gouverneur. Il reçut Fontanis, congédia les gardes, et dit durement à son prisonnier en l’envoyant dans une très mauvaise chambre, qu’il avait pour lui des ordres ultérieurs, d’une sévérité dont il lui était impossible de s’écarter. On laissa le président dans cette cruelle situation pendant près d’un mois ; personne ne le voyait, on ne lui servait que de la soupe, du pain, et l’eau, il était couché sur de la paille dans une chambre d’une humidité affreuse, et l’on n’entrait chez lui que comme à la Bastille, c’est-à-dire comme chez les bêtes de la ménagerie, uniquement pour porter le manger. L’infortuné robin fit de cruelles réflexions pendant ce fatal séjour, on ne les troubla point ; enfin le faux gouverneur parut et après l’avoir médiocrement consolé, il lui parla de la manière suivante :

– Vous ne devez pas douter, lui dit-il, monsieur, que le premier de vos torts soit d’avoir voulu vous allier à une famille si au-dessus de vous à toute sorte d’égards ; le baron de Téroze et le comte d’Olincourt sont des gens de la première noblesse qui tiennent à toute la France, et vous n’êtes qu’un malheureux robin provençal, sans nom comme sans crédit, sans état comme sans considération ; quelques retours sur vous-même eussent donc dû vous engager à témoigner au baron de Téroze qui s’aveuglait sur votre compte, que vous n’étiez nullement fait pour sa fille ; comment pûtes-vous croire un moment d’ailleurs que cette fille belle comme l’amour, pût devenir la femme d’un vieux et vilain singe comme vous, il est permis de s’aveugler, mais non pas jusqu’à ce point ; les réflexions que vous avez dû faire pendant votre séjour ici, monsieur, doivent vous avoir convaincu que depuis quatre mois que vous êtes chez le marquis d’Olincourt, vous n’y avez servi que de jouet et de risée : des gens de votre état et de votre tournure, de votre profession et de votre bêtise, de votre méchanceté et de votre fourberie, ne doivent s’attendre qu’à des traitements de cette espèce ; par mille ruses plus plaisantes les unes que les autres, on vous a empêché de jouir de celle à laquelle vous prétendiez, on vous a fait donner cinq cents coups d’étrivière dans un château de revenants, on vous a fait voir votre femme dans les bras de celui qu’elle adore, ce que vous avez sottement pris pour un phénomène, on vous a mis aux prises avec une catin gagée qui s’est moquée de vous, bref on vous a enfermé dans ce château où il ne tient qu’au marquis d’Olincourt mon colonel, de vous tenir jusqu’à la fin de votre vie, ce qui sera très certainement si vous vous refusez à signer l’écrit que voilà ; observez avant de le lire, monsieur, continua le prétendu gouverneur, que vous ne passez dans le monde que comme un homme qui devait épouser Mlle de Téroze, mais nullement pour son mari ; votre hymen s’est fait le plus secrètement possible, le peu de témoins a consenti à se désister ; le curé a rendu l’acte, le voici ; le notaire a remis le contrat, vous le voyez devant vos yeux ; vous n’avez de plus jamais couché avec votre femme, votre mariage est donc nul, il est donc cassé tacitement et du plein gré de toutes les parties, ce qui donne à sa rupture autant de force que si elle était l’ouvrage des lois civiles et religieuses ; voilà de même les désistements du baron de Téroze et de sa fille, il ne manque plus que le vôtre, le voilà, monsieur, choisissez entre la signature à l’amiable de ce papier ou la certitude de terminer ici vos jours… Répondez, j’ai tout dit.

Le président après un peu de réflexion, prit le papier et y lut ces mots :

« J’atteste à tous ceux qui liront ceci que je n’ai jamais été l’époux de Mlle de Téroze, je lui rends par cet écrit tous les droits qu’on pensa quelque temps à me donner sur elle et je proteste de ne les réclamer de ma vie. Je n’ai qu’à me louer d’ailleurs des procédés qu’elle et sa famille ont eus pour moi pendant l’été que j’ai passé dans leur maison ; c’est de commun accord, de notre plein gré à l’un et à l’autre, que nous renonçons mutuellement aux desseins de réunion que l’on avait formés sur nous, que nous nous rendons réciproquement la liberté de disposer de nos personnes, comme si jamais il n’eût existé d’intention de nous joindre. Et c’est en pleine liberté de corps et d’esprit que je signe ceci au château de Valnord, appartenant à Mme la marquise d’Olincourt. »

– Vous m’avez dit, monsieur, reprit le président après la lecture de ces lignes, ce qui m’attendait si je ne signais pas, mais vous ne m’avez point parlé de ce qui m’arriverait si je consentais à tout.

– La récompense en sera votre liberté dans l’instant, monsieur, reprit le faux gouverneur, la prière d’accepter ce bijou de deux cents louis de la part de Mme la marquise d’Olincourt, et la certitude de trouver à la porte du château votre valet et deux excellents chevaux qui vous attendent pour vous ramener à Aix.

– Je signe et pars, monsieur, j’ai trop à cœur de me délivrer de tous ces gens-ci pour balancer une minute.

– Voilà qui va bien, président, dit le capitaine en prenant l’écrit signé et lui remettant le bijou, mais prenez garde à votre conduite ; une fois dehors, si la manie de vous venger allait quelquefois s’emparer de vous, réfléchissez avant que d’en venir là que vous avez à faire à forte partie, que cette famille puissante que vous offenseriez tout entière par vos démarches vous ferait aussitôt passer pour un fou et que l’hôpital de ces malheureux deviendrait pour jamais votre dernière demeure.

– Ne craignez rien, monsieur, dit le président, je suis le premier intéressé à ne plus avoir d’affaire avec de telles personnes, et je vous réponds que je saurai les éviter.

– Je vous le conseille, président, dit le capitaine en lui ouvrant enfin sa prison, partez en paix et que jamais ce pays-ci ne vous revoie.

– Comptez sur ma parole, dit le robin en montant à cheval, ce petit événement m’a corrigé de tous mes vices, je vivrais encore mille ans que je ne viendrais plus chercher de femme à Paris ; j’avais quelquefois compris le chagrin d’être cocu après le mariage, mais je n’entendais pas qu’il fût possible de le devenir avant… Même sagesse, même discrétion dans mes arrêts, je ne m’érigerai plus en médiateur entre des filles et des gens qui valent mieux que moi, il en coûte trop cher pour prendre le parti de ces demoiselles-là et je ne veux plus avoir affaire à des gens qui ont des esprits tout prêts pour les venger.

Le président disparut et devenu sage à ses dépens, on n’entendit plus parler de lui. Les catins se plaignirent, on ne les soutint plus en Provence et les mœurs y gagnèrent, parce que les jeunes filles se voyant privées de cet indécent appui, préférèrent le chemin de la vertu aux dangers qui pouvaient les attendre dans la route du vice, quand les magistrats seraient assez sages pour sentir l’inconvénient affreux de les y soutenir par leur protection.

On se doute bien que pendant les arrêts du président, le marquis d’Olincourt après avoir fait revenir le baron de Téroze de ses préjugés trop favorables sur Fontanis, avait travaillé à ce que toutes les dispositions qu’on vient de voir fussent faites avec sûreté ; son adresse et son crédit y réussirent si bien, que trois mois après Mlle de Téroze épousa publiquement le comte d’Elbène, avec lequel elle vécut parfaitement heureuse.

– J’ai quelquefois un peu de regret d’avoir autant maltraité ce vilain homme, disait un jour le marquis à son aimable belle-sœur, mais quand je vois d’un côté le bonheur qui résulte de mes démarches, et que je me convaincs de l’autre que je n’ai vexé qu’un drôle inutile à la société, foncièrement ennemi de l’État, perturbateur du repos public, bourreau d’une famille honnête et respectable, diffamateur insigne d’un gentilhomme que j’estime et auquel j’ai l’honneur d’appartenir, je me console et je m’écrie avec le philosophe : Ô souveraine Providence, pourquoi faut-il que les moyens de l’homme soient assez bornés pour ne pouvoir jamais parvenir au bien que par un peu de mal !

Fini ce conte le 16 juillet 1787 à 10 heures du soir


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