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1787 - La Vérité

Donatien Alphonse François de Sade

La Vérité

Manuscrit : 1787 - Première édition : 1961


Quelle est cette chimère impuissante et stérile, Cette divinité que prêche à l’imbécile

Un ramas odieux de prêtres imposteurs ?

Veulent-ils me placer parmi leurs sectateurs ?

Ah ! jamais, je le jure, et je tiendrai parole, Jamais cette bizarre et dégoûtante idole, Cet enfant de délire et de dérision

Ne fera sur mon cœur la moindre impression.

Content et glorieux de mon épicurisme,

Je prétends expirer au sein de l’athéisme Et que l’infâme Dieu dont on veut m’alarmer Ne soit conçu par moi que pour le blasphémer.

Oui, vaine illusion, mon âme te déteste,

Et pour t’en mieux convaincre ici je le proteste, Je voudrais qu’un moment tu pusses exister Pour jouir du plaisir de te mieux insulter.

Quel est-il en effet ce fantôme exécrable, Ce jean-foutre de Dieu, cet être épouvantable Que rien n’offre aux regards ni ne montre à l’esprit, Que l’insensé redoute et dont le sage rit, Que rien ne peint aux sens, que nul ne peut comprendre, Dont le culte sauvage en tous temps fit répandre Plus de sang que la guerre ou Thémis en courroux Ne purent en mille ans en verser parmi nous1 ?

J’ai beau l’analyser, ce gredin déifique, J’ai beau l’étudier, mon œil philosophique Ne voit dans ce motif de vos religions

Qu’un assemblage impur de contradictions

Qui cède à l’examen sitôt qu’on l’envisage, Qu’on insulte à plaisir, qu’on brave, qu’on outrage, Produit par la frayeur, enfanté par l’espoir2, Que jamais notre esprit ne saurait concevoir, Devenant tour à tour, aux mains de qui l’érige, Un objet de terreur, de joie ou de vertige Que l’adroit imposteur qui l’annonce aux humains Fait régner comme il veut sur nos tristes destins, Qu’il peint tantôt méchant et tantôt débonnaire, Tantôt nous massacrant, ou nous servant de père, En lui prêtant toujours, d’après ses passions, Ses mœurs, son caractère et ses opinions : Ou la main qui pardonne ou celle qui nous perce.

Le voilà, ce sot Dieu dont le prêtre nous berce.

Mais de quel droit celui que le mensonge astreint Prétend-il me soumettre à l’erreur qui l’atteint ?

Ai-je besoin du Dieu que ma sagesse abjure Pour me rendre raison des lois de la nature ?

En elle tout se meut, et son sein créateur Agit à tout instant sans l’aide d’un moteur3.

A ce double embarras gagné-je quelque chose ?

Ce Dieu, de l’univers démontre-t-il la cause ?

S’il crée, il est créé, et me voilà toujours Incertain, comme avant, d’adopter son recours.

Fuis, fuis loin de mon cœur, infernale imposture ; Cède, en disparaissant, aux lois de la nature Elle seule a tout fait, tu n’es que le néant Dont sa main nous sortit un jour en nous créant.

Évanouis-toi donc, exécrable chimère !

Fuis loin de ces climats, abandonne la terre Où tu ne verras plus que des cœurs endurcis Au jargon mensonger de tes piteux amis !

Quant à moi, j’en conviens, l’horreur que je te porte Est à la fois si juste, et si grande, et si forte, Qu’avec plaisir, Dieu vil, avec tranquillité, Que dis-je ? avec transport, même avec volupté, Je serais ton bourreau, si ta frêle existence Pouvait offrir un point à ma sombre vengeance, Et mon bras avec charme irait jusqu’à ton cœur De mon aversion te prouver la rigueur.

Mais ce serait en vain que l’on voudrait t’atteindre, Et ton essence échappe à qui veut la contraindre.

Ne pouvant t’écraser, du moins, chez les mortels, Je voudrais renverser tes dangereux autels Et démontrer à ceux qu’un Dieu captive encore Que ce lâche avorton que leur faiblesse adore N’est pas fait pour poser un terme aux passions.

Ô mouvements sacrés, fières impressions,

Soyez à tout jamais l’objet de nos hommages, Les seuls qu’on puisse offrir au culte des vrais sages, Les seuls en tous les temps qui délectent leur cœur, Les seuls que la nature offre à notre bonheur !

Cédons à leur empire, et que leur violence, Subjuguant nos esprits sans nulle résistance, Nous fasse impunément des lois de nos plaisirs Ce que leur voix prescrit suffit à nos désirs4.

Quel que soit le désordre où leur organe entraîne, Nous devons leur céder sans remords et sans peine, Et, sans scruter nos lois ni consulter nos mœurs, Nous livrer ardemment à toutes les erreurs Que toujours par leurs mains nous dicta la nature.

Ne respectons jamais que son divin murmure ; Ce que nos vaines lois frappent en tous pays Est ce qui pour ses plans eut toujours plus de prix.

Ce qui paraît à l’homme une affreuse injustice N’est sur nous que l’effet de sa main corruptrice, Et quand, d’après nos mœurs, nous craignons de faillir, Nous ne réussissons qu’à la mieux accueillir5.

Ces douces actions que vous nommez des crimes, Ces excès que les sots croient illégitimes, Ne sont que les écarts qui plaisent à ses yeux, Les vices, les penchants qui la délectent mieux ; Ce qu’elle grave en nous n’est jamais que sublime ; En conseillant l’horreur, elle offre la victime Frappons-la sans frémir, et ne craignons jamais D’avoir, en lui cédant, commis quelques forfaits.

Examinons la foudre en ses mains sanguinaires Elle éclate au hasard, et les fils, et les pères, Les temples, les bordels, les dévots, les bandits, Tout plaît à la nature : il lui faut des délits.

Nous la servons de même en commettant le crime Plus notre main l’étend et plus elle l’estime6.

Usons des droits puissants qu’elle exerce sur nous En nous livrant sans cesse aux plus monstrueux goûts7.

Aucun n’est défendu par ses lois homicides, Et l’inceste, et le viol, le vol, les parricides, Les plaisirs de Sodome et les jeux de Sapho, Tout ce qui nuit à l’homme ou le plonge au tombeau, N’est, soyons-en certains, qu’un moyen de lui plaire.

En renversant les dieux, dérobons leur tonnerre Et détruisons avec ce foudre étincelant

Tout ce qui nous déplaît dans un monde effrayant.

N’épargnons rien surtout : que ses scélératesses Servent d’exemple en tout à nos noires prouesses.

Il n’est rien de sacré : tout dans cet univers Doit plier sous le joug de nos fougueux travers8.

Plus nous multiplierons, varierons l’infamie, Mieux nous la sentirons dans notre âme affermie, Doublant, encourageant nos cyniques essais, Pas à pas chaque jour nous conduire aux forfaits.

Après les plus beaux ans si sa voix nous rappelle, En nous moquant des dieux retournons auprès d’elle Pour nous récompenser son creuset nous attend ; Ce que prit son pouvoir, son besoin nous le rend.

Là tout se reproduit, là tout se régénère ; Des grands et des petits la putain est la mère, Et nous sommes toujours aussi chers à ses yeux, Monstres et scélérats que bons et vertueux.


Projet de frontispice


En nous livrant sans cesse aux plus monstrueux goûts.


Ce vers sera au bas de l’estampe, laquelle représente un beau jeune homme nu enculant une fille également nue. D’une main il la saisit par les cheveux et la retourne vers lui, de l’autre il lui enfonce un poignard dans le sein. Sous ses pieds sont les trois personnes de la Trinité et sous les hochets de la religion. Au-dessus, la Nature, dans une gloire, le couronne de fleurs.


Notes de l’auteur :


1 — On évalue à plus de cinquante millions d’individus les pertes occasionnées par les guerres ou massacres de religion. En est-il une seule d’entre elles qui vaille seulement le sang d’un oiseau ? et la philosophie ne doit-elle pas s’armer de toutes pièces pour exterminer un Dieu en faveur duquel on immole tant d’êtres qui valent mieux que lui, n’y ayant assurément rien de plus détestable qu’un Dieu, aucune idée plus bête, plus dangereuse et plus extravagante ?

2 — L’idée d’un Dieu ne naquit jamais chez les hommes que quand ils craignirent ou qu’ils espérèrent ; c’est à cela seul qu’il faut attribuer la presque unanimité des hommes sur cette chimère. L’homme, universellement malheureux, eut dans tous les lieux et dans tous les temps des motifs de crainte et d’espoir, et partout il invoqua la cause qui le tourmentait, comme partout il espéra la fin de ses maux. En invoquant l’être qu’il en supposait la cause, trop ignorant ou trop crédule pour sentir que le malheur inévitablement annexé à son existence n’avait d’autre cause que la nature même de cette existence, il créa des chimères auxquelles il renonça dès que l’étude et l’expérience lui en eurent fait sentir l’inutilité.

La crainte fit les dieux et l’espoir les soutint.

3 — La plus légère étude de la nature nous convainc de l’éternité du mouvement chez elle, et cet examen attentif de ses lois nous fait voir que rien ne périt dans elle et qu’elle se régénère sans cesse par le seul effet de ce que nous croyons qui l’offense ou qui paraît détruire ses ouvrages. Or si les destructions lui sont nécessaires, la mort devient un mot vide de sens : il n’y a plus que des transmutations et point d’extinction. Or la perpétuité du mouvement dans elle anéantit toute idée d’un moteur.

4 — Rendons-nous indistinctement à tout ce que les passions nous inspirent, et nous serons toujours heureux. Méprisons l’opinion des hommes : elle n’est que le, fruit de leurs préjugés. Et quant à notre conscience, ne redoutons jamais sa voix lorsque nous avons pu l’assouplir : l’habitude aisément la réduit au silence et métamorphose bientôt en plaisir les plus fâcheux souvenirs. La conscience n’est pas l’organe de la nature ; ne nous y trompons pas, elle n’est que celui des préjugés : vainquons-les, et la conscience sera bientôt à nos ordres. Interrogeons celle du sauvage, demandons-lui si elle lui reproche quelque chose. Quand il tue son semblable et qu’il le dévore, la nature semble parler en lui ; la conscience est muette ; il conçoit ce que les sots appellent le crime, il l’exécute ; tout se tait, tout est tranquille, et il a servi la nature par l’action qui plaît le mieux à cette nature sanguinaire dont le crime entretient l’énergie et qui ne se nourrit que de crimes.

5 — Et comment pourrions-nous être coupables quand nous ne faisons qu’obéir aux impressions de la nature ? Les hommes, et les lois qui sont l’ouvrage des hommes, peuvent nous considérer comme tels, mais la nature jamais. Ce ne serait qu’en lui résistant que nous pourrions être coupables à ses yeux. Tel est le seul crime possible, le seul dont nous devions nous abstenir.

6 — Aussitôt qu’il est démontré que le crime lui plaît, l’homme qui la servira le mieux sera nécessairement celui qui donnera le plus d’extension ou de gravité à ses crimes, en observant que l’extension lui plaît mieux encore que la gravité, car le meurtre ou le parricide, quelque différence qu’y établissent les hommes, sont absolument la même chose à ses yeux. Mais celui qui aura commis le plus de désordres dans l’univers lui plaira toujours bien davantage que celui qui se sera arrêté au premier pas. Que cette vérité mette bien à l’aise ceux qui lâchent la bride à leurs passions, et qu’ils se convainquent bien qu’ils ne servent jamais mieux la nature qu’en multipliant leurs forfaits.

7 — Ces goûts ne sont vraiment utiles et chers à la nature qu’autant qu’ils propagent, qu’ils étendent ce que les hommes appellent le désordre. Plus ils coupent, sapent, détériorent, détruisent, plus ils lui sont précieux. L’éternel besoin qu’elle a de destruction sert de preuve à cette assertion ; détruisons donc ou empêchons de naître, si nous voulons être utiles à ses plans. Ainsi le masturbateur, le meurtrier, l’infanticide, l’incendiaire, le sodomite, sont des hommes selon ses désirs et ceux que nous devons par conséquent imiter.

8 — S’imposer des freins ou des barrières dans la route du crime serait visiblement outrager les lois de la nature qui nous livre indistinctement tous les êtres dont elle nous entoure sans jamais motiver d’exception, parce qu’elle méconnaît nos chaînes et nos liens, que toutes ces prétendues destructions sont nulles à ses yeux, que le frère qui couche avec sa sœur ne fait pas plus de mal que l’amant qui couche avec sa maîtresse et que le père qui immole son fils n’outrage pas davantage la nature que le particulier qui assassine un inconnu sur le grand chemin. Aucune de ces différences n’existe à ses yeux : ce qu’elle veut, c’est le crime ; n’importe la main qui le commet ou le sein sur lequel il est commis.

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