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1787 - Les infortunes de la Vertu

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Marquis de Sade (1740 - 1814)

Les infortunes de la vertu


Le triomphe de la philosophie serait de jeter du jour sur l’obscurité des voies dont la providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer d’après cela quelque plan de conduite qui pût faire connaître à ce malheureux individu bipède, perpétuellement ballotté par les caprices de cet être qui, dit-on, le dirige aussi despotiquement, la manière dont il faut qu’il interprète les décrets de cette providence sur lui, la route qu’il faut qu’il tienne pour prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être encore parvenu à la définir.

Car si, partant de nos conventions sociales et ne s’écartant jamais du respect qu’on nous inculqua pour elles dans l’éducation, il vient malheureusement à arriver que par la perversité des autres, nous n’ayons pourtant jamais rencontré que des épines, lorsque les méchants ne cueillaient que des roses, des gens privés d’un fonds de vertu assez constaté pour se mettre au-dessus des réflexions fournies par ces tristes circonstances, ne calculeront-ils pas qu’alors il vaut mieux s’abandonner au torrent que d’y résister, ne diront-ils pas que la vertu telle belle qu’elle soit, quand malheureusement elle devient trop faible pour lutter contre le vice, devient le plus mauvais parti qu’on puisse prendre et que dans un siècle entièrement corrompu le plus sûr est de faire comme les autres ? Un peu plus instruits si l’on veut, et abusant des lumières qu’ils ont acquises, ne diront-ils pas avec l’ange Jesrad de Zadig qu’il n’y a aucun mal dont il ne naisse un bien ; n’ajouteront-ils pas à cela d’eux-mêmes que puisqu’il y a dans la constitution imparfaite de notre mauvais monde une somme de maux égale à celle du bien, il est essentiel pour le maintien de l’équilibre qu’il y ait autant de bons que de méchants, et que d’après cela il devient égal au plan général que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence ; que si le malheur persécute la vertu, et que la prospérité accompagne presque toujours le vice, la chose étant égale aux vues de la nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent que parmi les vertueux qui périssent ? Il est donc important de prévenir ces sophismes dangereux de la philosophie, essentiel de faire voir que les exemples de la vertu malheureuse présentés à une âme corrompue dans laquelle il reste encore pourtant quelques bons principes, peuvent ramener cette âme au bien tout aussi sûrement que si on lui eût offert dans cette route de la vertu les palmes les plus brillantes et les plus flatteuses récompenses. Il est cruel sans doute d’avoir à peindre une foule de malheurs accablant la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu, et d’une autre part la plus brillante fortune chez celle qui la méprise toute sa vie ; mais s’il naît cependant un bien de l’esquisse de ces deux tableaux, aura-t-on à se reprocher de les avoir offerts au public ? pourra-t-on former quelque remords d’avoir établi un fait, d’où il résultera pour le sage qui lit avec fruit la leçon si utile de la soumission aux ordres de la providence, une partie du développement de ses plus secrètes énigmes et l’avertissement fatal que c’est souvent pour nous ramener à nos devoirs que le ciel frappe à côté de nous les êtres qui paraissent même avoir le mieux rempli les leurs ?

Tels sont les sentiments qui nous mettent la plume à la main, et c’est en considération de leur bonne foi que nous demandons à nos lecteurs un peu d’attention mêlé d’intérêt pour les infortunes de la triste et misérable Justine.

Mme la comtesse de Lorsange était une de ces prêtresses de Vénus, dont la fortune est l’ouvrage d’une figure enchanteresse, de beaucoup d’inconduite et de fourberie, et dont les titres quelque pompeux qu’ils soient ne se trouvent que dans les archives de Cythère, forgés par l’impertinence qui les prend et soutenus par la sotte crédulité qui les donne.

Brune, fort vive, une belle taille, des yeux noirs d’une expression prodigieuse, de l’esprit et surtout cette incrédulité de mode qui, prêtant un sel de plus aux passions, fait rechercher avec bien plus de soin la femme en qui l’on la soupçonne ; elle avait reçu néanmoins la plus brillante éducation possible ; fille d’un très gros commerçant de la rue Saint-Honoré, elle avait été élevée avec une soeur plus jeune qu’elle de trois ans dans un des meilleurs couvents de Paris, où jusqu’à l’âge de quinze ans, aucun conseil, aucun maître, aucun bon livre, aucun talent ne lui avait été refusé. A cette époque fatale pour la vertu d’une jeune fille, tout lui manqua dans un seul jour. Une banqueroute affreuse précipita son père dans une situation si cruelle que tout ce qu’il put faire pour échapper au sort le plus sinistre fut de passer promptement en Angleterre, laissant ses filles à sa femme qui mourut de chagrin huit jours après le départ de son mari. Un ou deux parents qui restaient au plus délibérèrent sur ce qu’ils feraient des filles, et leur part faite se montant à environ cent écus chacune, la résolution fut de leur ouvrir la porte, de leur donner ce qui leur revenait et de les rendre maîtresses de leurs actions. Mme de Lorsange qui se nommait alors Juliette et dont le caractère et l’esprit étaient à fort peu de chose près aussi formés qu’à l’âge de trente ans, époque où elle était lors de l’anecdote que nous racontons, ne parut sensible qu’au plaisir d’être libre, sans réfléchir un instant aux cruels revers qui brisaient ses chaînes. Pour Justine, sa soeur, venant d’atteindre sa douzième année, d’un caractère sombre et mélancolique, douée d’une tendresse, d’une sensibilité surprenantes, n’ayant au lieu de l’art et de la finesse de sa soeur, qu’une ingénuité, une candeur, une bonne foi qui devaient la faire tomber dans bien des pièges, elle sentit toute l’horreur de sa position. Cette jeune fille avait une physionomie toute différente de celle de Juliette ; autant on voyait d’artifice, de manège, de coquetterie dans les traits de l’une, autant on admirait de pudeur, de délicatesse et de timidité dans l’autre. Un air de vierge, de grands yeux bleus pleins d’intérêt, une peau éblouissante, une taille fine et légère, un son de voix touchant, des dents d’ivoire et de beaux cheveux blonds, telle est l’esquisse de cette cadette charmante dont les grâces naïves et les traits délicieux sont d’une touche trop fine et trop délicate pour ne pas échapper au pinceau qui voudrait les réaliser.

On leur donna vingt-quatre heures à l’une et à l’autre pour quitter le couvent, leur laissant le soin de se pourvoir avec leurs cent écus où bon leur semblerait. Juliette, enchantée d’être sa maîtresse, voulut un moment essuyer les pleurs de Justine, mais voyant qu’elle n’y réussirait pas, elle se mit à la gronder au lieu de la consoler, elle lui dit qu’elle était une bête et qu’avec l’âge et les figures qu’elles avaient, il n’y avait point d’exemple que des filles mourussent de faim ; elle lui cita la fille d’une de leurs voisines, qui s’étant échappée de la maison paternelle, était maintenant richement entretenue par un fermier général et roulait carrosse à Paris. Justine eut horreur de ce pernicieux exemple, elle dit qu’elle aimerait mieux mourir que de le suivre et refusa décidément d’accepter un logement avec sa soeur sitôt qu’elle la vit décidée au genre de vie abominable dont Juliette lui faisait l’éloge.

Les deux soeurs se séparèrent donc sans aucune promesse de se revoir, dès que leurs intentions se trouvaient si différentes. Juliette qui allait, prétendait-elle, devenir une grande dame, consentirait-elle à revoir une petite fille défît les inclinations vertueuses et basses allaient la déshonora, et de son côté Justine voudrait-elle risquer ses moeurs dans la société d’une créature perverse qui allait devenir victime de la crapule et de la débauche publique ? Chacune chercha donc des ressources et quitta le couvent dès le lendemain ainsi que cela était convenu.

Justine caressée étant enfant par la couturière de sa mère, s’imagina que cette femme serait sensible à son sort, elle fut la trouver, elle lui raconta sa malheureuse position, lui demanda de l’ouvrage et en fut durement rejetée…

- Oh, ciel ! dit cette pauvre petite créature, faut-il que le premier pas que je fais dans le monde ne me conduise déjà qu’aux chagrins… cette femme m’aimait autrefois, pourquoi donc me repousse-t-elle aujourd’hui ?… Hélas, c’est que je suis orpheline et pauvre… c’est que je n’ai plus de ressource dans le monde et qu’on n’estime les gens qu’en raison des secours, ou des agréments que l’on s’imagine en recevoir.

Justine voyant cela fut trouver le curé de sa paroisse, elle lui demanda quelques conseils, mais le charitable ecclésiastique lui répondit équivoquement que la paroisse était surchargée, qu’il était impossible qu’elle pût avoir part aux aumônes, que cependant si elle voulait le servir, il la logerait volontiers chez lui ; mais comme en disant cela le saint homme lui avait passé la main sous le menton en lui donnant un baiser beaucoup trop mondain pour un homme d’Église, Justine qui ne l’avait que trop compris se retira fort vite, en lui disant :

- Monsieur, je ne vous demande ni l’aumône, ni une place de servante, il y a trop peu de temps que je quitte un état au-dessus de celui qui peut faire solliciter ces deux grâces, pour en être encore réduite là ; je vous demande les conseils dont ma jeunesse et mon malheur ont besoin, et vous voulez me les faire acheter par un crime…

Le curé révolté de ce terme ouvre la porte, la chasse brutalement, et Justine, deux fois repoussée dès le premier jour qu’elle est condamnée à l’isolisme, entre dans une maison où elle voit un écriteau, loue une petite chambre garnie, la paye d’avance et s’y livre tout à l’aise au chagrin que lui inspirent son état et la cruauté du peu d’individus auxquels sa malheureuse étoile l’a contrainte d’avoir affaire.

Le lecteur nous permettra de l’abandonner quelque temps dans ce réduit obscur, pour retourner à Juliette et pour lui apprendre le plus brièvement possible comment du simple état où nous la voyons sortir, elle devint en quinze ans femme titrée, possédant plus de trente mille livres de rentes, de très beaux bijoux, deux ou trois maisons tant à la campagne qu’à Paris, et pour l’instant, le coeur, la richesse et la confiance de M. de Corville, conseiller d’État, homme dans le plus grand crédit et à la veille d’entrer dans le ministère…

La route fut épineuse… on n’en doute assurément pas, c’est par l’apprentissage le plus honteux et le plus dur, que ces demoiselles-là font leur chemin, et telle est dans le lit d’un prince aujourd’hui qui porte peut-être encore sur elle les marques humiliantes de la brutalité des libertins dépravés, entre les mains desquels son début, sa jeunesse et son inexpérience la jetèrent.

En sortant du couvent, Juliette fut tout simplement trouver une femme qu’elle avait entendu nommer à cette amie de son voisinage qui s’était pervertie et dont elle avait retenu l’adresse ; elle y arrive effrontément avec son paquet sous le bras, une petite robe en désordre, la plus jolie figure du monde, et l’air bien écolière ; elle conte son histoire à cette femme, elle la supplie de la protéger comme elle a fait il y a quelques années de son ancienne amie.

- Quel âge avez-vous, mon enfant ? lui demande Mme Du Buisson.

- Quinze ans dans quelques jours, madame.

- Et jamais personne…

- Oh non, madame, je vous le jure.

- Mais c’est que quelquefois dans ces couvents un aumônier… une religieuse, une camarade… il me faut des preuves sûres.

- Il ne tient qu’à vous de vous les procurer, madame…

Et la Du Buisson, s’étant affublée d’une paire de lunettes et ayant vérifié par elle-même l’état exact des choses, dit à Juliette :

- Eh bien mon enfant, vous n’avez qu’à rester ici, beaucoup de soumission à mes conseils, un grand fonds de complaisance pour mes pratiques, de la propreté, de l’économie, de la candeur vis-à-vis de moi, de l’urbanité avec vos compagnes et de la fourberie envers les hommes, dans quelques années d’ici je vous mettrai en état de vous retirer dans une chambre avec une commode, un trumeau, une servante, et l’art que vous aurez acquis chez moi vous donnera de quoi vous procurer le reste.

La Du Buisson s’empara du petit paquet de Juliette, elle lui demanda si elle n’avait point d’argent et celle-ci ayant trop franchement avoué qu’elle avait cent écus, la chère maman s’en empara en assurant sa jeune élève qu’elle placerait ce petit fonds à son profit, mais qu’il ne fallait pas qu’une jeune fille eût d’argent… c’était un moyen de faire mal et dans un siècle aussi corrompu, une fille sage et bien née devait éviter avec soin tout ce qui pouvait la faire tomber dans quelque piège. Ce sermon fini, la nouvelle venue fut présentée à ses compagnes, on lui indiqua sa chambre dans la maison et dès le lendemain, ses prémices furent en vente ; en quatre mois de temps, la même marchandise fut successivement vendue à quatre-vingts personnes qui toutes la payèrent comme neuve, et ce fut qu’au bout de cet épineux noviciat que Juliette prit des patentes de soeur converse. De ce moment elle fut réellement reconnue comme fille de la maison et en partagea les libidineuses fatigues… autre noviciat ; si dans l’un à quelques écarts près Juliette avait servi la nature, elle en oublia les lois dans le second : des recherches criminelles, de honteux plaisirs, de sourdes et crapuleuses débauches, des goûts scandaleux et bizarres, des fantaisies humiliantes, et tout cela finit d’une part du désir de jouir sans risquer sa santé, de l’autre, d’une satiété pernicieuse qui blasant l’imagination, ne la laisse plus s’épanouir que par des excès et se rassasier que de dissolutions… Juliette corrompit entièrement ses moeurs dans cette seconde école et les triomphes qu’elle vit obtenir au vice dégradèrent totalement son âme ; elle sentit que née pour le crime, au moins devait-elle aller au grand, et renoncer à languir dans un état subalterne qui en lui faisant faire les mêmes fautes, en l’avilissant également, ne lui rapportait pas à beaucoup près le même profit. Elle plut à un vieux seigneur fort débauché qui d’abord ne l’avait fait venir que pour l’aventure d’un quart d’heure, elle eut l’art de s’en faire magnifiquement entretenir et parut enfin aux spectacles, aux promenades à côté des cordons bleus de l’ordre de Cythère ; on la regarda, on la cita, on l’envia et la friponne sut si bien s’y prendre qu’en quatre ans elle mina trois hommes, dont le plus pauvre avait cent mille écus de rentes.

Il n’en fallut pas davantage pour faire sa réputation ; l’aveuglement des gens du siècle est tel, que plus une de ces malheureuses a prouvé sa malhonnêteté, plus on est envieux d’être sur sa liste, il semble que le degré de son avilissement et de sa corruption devienne la mesure des sentiments que l’on ose afficher pour elle.

Juliette venait d’atteindre sa vingtième année lorsqu’un comte de Lorsange, gentilhomme angevin âgé d’environ quarante ans, devint si tellement épris d’elle qu’il se résolut de lui donner son nom, n’étant pas assez riche pour l’entretenir ; il lui reconnut douze mille livres de rentes, lui assura le reste de sa fortune qui allait à huit, s’il venait à mourir avant elle, lui donna une maison, des gens, une livrée, et une sorte de considération dans le monde qui parvint en deux ou trois ans à faire oublier ses débuts. Ce fut ici où la malheureuse Juliette oubliant tous les sentiments de sa naissance honnête et de sa bonne éducation, pervertie par de mauvais livres et de mauvais conseils, pressée de jouir seule, d’avoir un nom, et point de chaîne, osa se livrer à la coupable pensée d’abréger les jours de son mari… Elle la conçut et elle l’exécuta avec assez de secret malheureusement pour se mettre à l’abri des poursuites, et pour ensevelir avec cet époux qui la gênait toutes les traces de son abominable forfait.

Redevenue libre et comtesse, Mme de Lorsange reprit ses anciennes habitudes mais se croyant quelque chose dans le monde, elle y mit un peu plus de décence ; ce n’était plus une fille entretenue, c’était une riche veuve qui donnait de jolis soupers, chez laquelle la ville et la cour étaient trop heureuses d’être admises, et qui néanmoins couchait pour deux cents louis et se donnait pour cinq cents par mois. Jusqu’à vingt-six ans elle fit encore de brillantes conquêtes, mina trois ambassadeurs, quatre fermiers généraux, deux évêques et trois chevaliers des ordres du roi, et comme il est rare de s’arrêter après un premier crime surtout quand il a tourné heureusement, Juliette, la malheureuse et coupable Juliette, se noircit de deux nouveaux crimes semblables au premier, l’un pour voler un de ses amants qui lui avait confié une somme considérable que toute la famille de cet homme ignorait et que Mme de Lorsange put mettre à l’abri par ce crime odieux, l’autre pour avoir plus tôt un legs de cent mille francs qu’un de ses adorateurs avait mis sur son testament en sa faveur au nom d’un tiers qui devait rendre la somme au moyen d’une légère rétribution. A ces horreurs, Mme de Lorsange joignait deux ou trois infanticides ; la crainte de gâter sa jolie taille, le désir de cacher une double intrigue, tout lui fit prendre la résolution de se faire avorter plusieurs fois, et ces crimes ignorés comme les autres n’empêchèrent pas cette créature adroite et ambitieuse de trouver journellement de nouvelles dupes et de grossir à tout moment sa fortune tout en accumulant ses crimes. Il n’est donc malheureusement que trop vrai que la prospérité peut accompagner le crime et qu’au sein même du désordre et de la corruption la plus réfléchie, tout ce que les hommes appellent le bonheur peut dorer le fil de la vie ; mais que cette cruelle et fatale vérité n’alarme pas, que celle dont nous allons bientôt offrir l’exemple, du malheur au contraire poursuivant partout la vertu, ne tourmente pas davantage l’âme des honnêtes gens. Cette prospérité du crime n’est qu’apparente ; indépendamment de la providence qui doit nécessairement punir de tels succès, le coupable nourrit au fond de son coeur un ver qui, le rongeant sans cesse, l’empêche de jouir de cette lueur de félicité qui l’environne et ne lui laisse au lieu d’elle que le souvenir déchirant des crimes qui la lui ont acquise. A l’égard du malheur qui tourmente la vertu, l’infortuné que le sort persécute a pour consolation sa conscience, et les jouissances secrètes qu’il retire de sa pureté le dédommagent bientôt de l’injustice des hommes.

Tel était donc l’état des affaires de Mme de Lorsange lorsque M. de Corville, âgé de cinquante ans et jouissant du crédit que nous avons peint plus haut, résolut de se sacrifier entièrement pour cette femme, et de la fixer décidément à lui. Soit attention, soit procédés, soit sagesse de la part de Mme de Lorsange, il y était parvenu et il y avait quatre ans qu’il vivait avec elle absolument comme avec une épouse légitime, lorsqu’une terre superbe qu’il venait de lui acheter auprès de Montargis, les avait déterminés l’un et l’autre à y aller passer quelques mois de l’été. Un soir du mois de juin où la beauté du temps les avait engagés à venir se promener jusqu’à la ville, trop fatigués pour pouvoir retourner de la même manière, ils étaient entrés dans l’auberge où descend le coche de Lyon, à dessein d’envoyer de là un homme à cheval leur chercher une voiture au château ; ils se reposaient dans une salle basse et fraîche donnant sur la cour, lorsque le coche dont nous venons de parler entra dans la maison.

C’est un amusement naturel que de considérer des voyageurs ; il n’y a personne qui dans un moment de désoeuvrement ne le remplisse par cette distraction quand elle se présente. Mme de Lorsange se leva, son amant la suivit et ils virent entrer dans l’auberge toute la société voyageuse. Il paraissait qu’il n’y avait plus personne dans la voiture lorsqu’un cavalier de maréchaussée, descendant du panier, reçut dans ses bras, d’un de ses camarades également niché dans la même place, une jeune fille d’environ vingt-six à vingt-sept ans, enveloppée dans un mauvais mantelet d’indienne et liée comme une criminelle. A un cri d’horreur et de surprise qui échappa à Mme de Lorsange la jeune fille se retourna, et laissa voir des traits si doux et si délicats, une taille si fine et si dégagée que M. de Corville et sa maîtresse ne purent s’empêcher de s’intéresser pour cette misérable créature. M. de Corville s’approche et demande à l’un des cavaliers ce qu’a fait cette infortunée.

- Ma foi, monsieur, répondit l’alguazil, on l’accuse de trois ou quatre crimes énormes, il s’agit de vol, de meurtre et d’incendie, mais je vous avoue que mon camarade et moi n’avons jamais conduit de criminel avec autant de répugnance ; c’est la créature la plus douce et qui paraît la plus honnête…

- Ah, ah, dit M. de Corville, ne pourrait-il pas y avoir là quelqu’une de ces bévues ordinaires aux tribunaux subalternes ? Et où s’est commis le délit ?

- Dans une auberge à trois lieues de Lyon, c’est Lyon qui l’a jugée, elle va à Paris pour la confirmation de la sentence, et reviendra pour être exécutée à Lyon.

Mme de Lorsange qui s’était approchée et qui entendait le récit, témoigna tout bas à M. de Corville le désir qu’elle aurait d’entendre de la bouche de cette fille l’histoire de ses malheurs et M. de Corville qui concevait aussi le même désir en fit part aux conducteurs de cette fille, en se faisant connaître à eux ; ceux-ci ne s’y opposèrent point, on décida qu’il fallait passer la nuit à Montargis, on demanda un appartement commode auprès duquel il y en eût un pour les cavaliers, M. de Corville répondit de la prisonnière, on la délia, elle passa dans l’appartement de M. de Corville et de Mme de Lorsange, les gardes soupèrent et couchèrent auprès, et quand on eut fait prendre un peu de nourriture à cette malheureuse, Mme de Lorsange qui ne pouvait s’empêcher de prendre à elle le plus vif intérêt, et qui sans doute se disait à elle-même : ” Cette misérable créature peut-être innocente est traitée comme une criminelle, tandis que tout prospère autour de moi - de moi qui la suis sûrement bien plus qu’elle ” - Mme de Lorsange, dis-je, dès qu’elle vit cette jeune fille un peu remise, un peu consolée des caresses qu’on lui faisait et de l’intérêt qu’on paraissait prendre à elle, l’engagea de raconter par quel événement avec un air aussi honnête et aussi sage elle se trouvait dans une aussi funeste circonstance.

- Vous raconter l’histoire de ma vie, madame, dit cette belle infortunée en s’adressant à la comtesse, est vous offrir l’exemple le plus frappant des malheurs de l’innocence. C’est accuser la providence, c’est s’en plaindre, c’est une espèce de crime et je ne l’ose pas…

Des pleurs coulèrent alors avec abondance des yeux de cette pauvre fille, et après leur avoir donné cours un instant elle commença son récit dans ces termes.

- Vous me permettrez de cacher mon nom et ma naissance, madame, sans être illustre, elle est honnête, et je n’étais pas destinée à l’humiliation, d’où la plus grande partie de mes malheurs sont nés. Je perdis mes parents fort jeune, je crus avec le peu de secours qu’ils m’avaient laissé pouvoir attendre une place honnête et refusant constamment toutes celles qui ne l’étaient pas, je mangeai sans m’en apercevoir le peu qui m’était échu ; plus je devenais pauvre, plus j’étais méprisée ; plus j’avais besoin de secours, moins j’espérais d’en obtenir ou plus il m’en était offert d’indignes et d’ignominieux. De toutes les duretés que j’éprouvai dans cette malheureuse situation, de tous les propos horribles qui me furent tenus, je ne vous citerai que ce qui m’arriva chez M. Dubourg, l’un des plus riches traitants de la capitale. On m’avait adressée à lui comme à un des hommes dont le crédit et la richesse pouvaient le plus sûrement adoucir mon sort, mais ceux qui m’avaient donné ce conseil, ou voulaient me tromper, ou ne connaissaient pas la dureté de l’âme de cet homme et la dépravation de ses moeurs. Après avoir attendu deux heures dans son antichambre, on m’introduisit enfin ; M. Dubourg, âgé d’environ quarante-cinq ans, venait de sortir de son lit, entortillé dans une robe flottante qui cachait à peine son désordre ; on s’apprêtait à le coiffer, il fit retirer son valet de chambre et me demanda ce que je lui voulais.

- Hélas, monsieur, lui répondis-je, je suis une pauvre orpheline qui n’ai pas encore atteint l’âge de quatorze ans et qui connais déjà toutes les nuances de l’infortune. Alors je lui détaillai mes revers, la difficulté de rencontrer une place, le malheur que j’avais eu de manger le peu que je possédais pour en chercher, les refus éprouvés, la peine même que j’avais à trouver de l’ouvrage ou en boutique ou dans ma chambre, et l’espoir où j’étais qu’il me faciliterait les moyens de vivre.

Après m’avoir écoutée avec assez d’attention, M. Dubourg me demanda si j’avais toujours été sage.

- Je ne serais ni si pauvre, ni si embarrassée, monsieur, lui dis-je, si j’avais voulu cesser de l’être.

- Mon enfant, me dit-il à cela, et à quel titre prétendez-vous que l’opulence vous soulage quand vous ne lui servirez à rien ?

- Servir, monsieur, je ne demande que cela.

- Les services d’une enfant comme vous sont peu utiles dans une maison, ce n’est pas ceux-là que j’entends, vous n’êtes ni d’âge, ni de tournure à vous placer comme vous le demandez, mais vous pouvez avec un rigorisme moins ridicule prétendre à un sort honnête chez tous les libertins. Et ce n’est que là où vous devez tendre ; cette vertu dont vous faites tant étalage, ne sert à rien dans le monde, vous aurez beau en faire parade, vous ne trouverez pas un verre d’eau dessus. Des gens comme nous qui faisons tant que de faire l’aumône, c’est-à-dire une des choses où nous nous livrons le moins et qui nous répugne le plus, veulent être dédommagés de l’argent qu’ils sortent de leur poche, et qu’est-ce qu’une petite fille comme vous peut donner en acquittement de ces secours, si ce n’est l’abandon le plus entier de tout ce qu’on veut bien exiger d’elle ?

- Oh monsieur, il n’y a donc plus ni bienfaisance, ni sentiments honnêtes dans le coeur des hommes ?

- Fort peu, mon enfant, fort peu, on est revenu de cette manie d’obliger gratuitement les autres ; l’orgueil peut-être en était un instant flatté, mais comme il n’y a rien de si chimérique et de sitôt dissipé que ses jouissances, on en a voulu de plus réelles, et on a senti qu’avec une petite fille comme vous par exemple il valait infiniment mieux retirer pour finit de ses avances tous les plaisirs que le libertinage peut donner que de s’enorgueillir de lui avoir fait l’aumône.

La réputation d’un homme libéral, aumônier, généreux, ne vaut pas pour moi la plus légère sensation des plaisirs que vous pouvez me donner, moyen en quoi d’accord sur cela avec presque tous les gens de mes goûts et de mon âge, vous trouverez bon, mon enfant, que je ne vous secoure qu’en raison de votre obéissance à tout ce qu’il me plaira d’exiger de vous.

- Quelle dureté, monsieur, quelle dureté ! Croyez-vous que le ciel ne vous en punira pas ?

- Apprends, petite novice, que le ciel est la chose du monde qui nous intéresse le moins ; que ce que nous faisons sur la terre lui plaise ou non, c’est la chose du monde qui nous inquiète le moins ; trop certains de son peu de pouvoir sur les hommes, nous le bravons journellement sans frémir et nos passions n’ont vraiment de charme que quand elles transgressent le mieux ses intentions ou du moins ce que des sots nous assurent être tel, mais qui n’est dans le fond que la chaîne illusoire dont l’imposture a voulu captiver le plus fort.

- Eh monsieur, avec de tels principes, il faut donc que l’infortune périsse.

- Qu’importe ? il y a plus de sujets qu’il n’en faut en France ; le gouvernement qui voit tout en grand s’embarrasse fort peu des individus, pourvu que la machine se conserve.

- Mais croyez-vous que des enfants respectent leur père quand ils en sont maltraités ?

- Que fait à un père qui a trop d’enfants l’amour de ceux qui ne lui sont d’aucun secours ?

- Il vaudrait mieux qu’on nous eût étouffés en naissant.

- A peu près, mais laissons cette politique où tu ne dois rien comprendre. Pourquoi se plaindre du sort qu’il ne dépend que de soi de maîtriser ?

- A quel prix, juste ciel !

- A celui d’une chimère, d’une chose qui n’a de valeur que celle que votre orgueil y met… mais laissons encore là cette thèse et ne nous occupons que de ce qui nous regarde ici tous les deux. vous faites grand cas de cette chimère, n’est-ce pas, et moi fort peu, moyen en quoi je vous l’abandonne ; les devoirs que je vous imposerai, et pour lesquels vous recevrez une rétribution honnête, sans être excessive, seront d’un tout autre genre. Je vous mettrai auprès de ma gouvernante, vous la servirez et tous les matins devant moi, tantôt cette femme et tantôt mon valet de chambre vous soumettront…

Oh madame, comment vous rendre cette exécrable proposition ? trop humiliée de me l’entendre faire, m’étourdissant pour ainsi dire, à l’instant qu’on en prononçait les mots… trop honteuse de les redire, votre bonté voudra bien y suppléer… Le cruel, il m’avait nommé les grands prêtres, et je devais servir de victime…

- Voilà tout ce que je puis pour vous, mon enfant, continua ce vilain homme en se levant avec indécence, et encore ne vous promets-je pour cette cérémonie toujours fort longue et fort épineuse, qu’un entretien de deux ans. vous en avez quatorze ; à seize il vous sera libre de chercher fortune ailleurs, et jusque-là vous serez vêtue, nourrie et recevrez un louis par mois. C’est bien honnête, je n’en donnais pas tant à celle que vous remplacerez ; il est vrai qu’elle n’avait pas comme vous cette intacte vertu dont vous faites tant de cas, et que je prise comme vous le voyez, environ cinquante écus par an, somme excédante de celle que touchait votre devancière. Réfléchissez-y donc bien, pensez surtout à l’état de misère où je vous prends, songez que dans le malheureux pays où vous êtes, il faut que ceux qui n’ont pas de quoi vivre souffrent pour en gagner, qu’à leur exemple vous souffrirez, j’en conviens, mais que vous gagnerez beaucoup davantage que la plus grande partie d’entre eux.

Les indignes propos de ce monstre avaient enflammé ses passions, il me saisit brutalement par le collet de ma robe et me dit qu’il allait pour cette première fois, me faire voir lui-même de quoi il s’agissait… Mais mon malheur me prêta du courage et des forces, je parvins à me dégager, et m’élançant vers la porte :

- Homme odieux, lui dis-je en m’échappant, puisse le ciel que tu offenses aussi cruellement te punir un jour comme tu le mérites de ton odieuse barbarie, tu n’es digne ni de ces richesses dont tu fais un si vil usage, ni de l’air même que tu respires dans un monde que souillent tes férocités.

Je retournais tristement chez moi absorbée dans ces réflexions tristes et sombres que font nécessairement naître la cruauté et la corruption des hommes, lorsqu’un rayon de prospérité sembla luire un instant à mes yeux. La femme chez qui je logeais, et qui connaissait mes malheurs, vint me dire qu’elle avait enfin trouvé une maison où l’on me recevrait avec plaisir pourvu que je m’y comportasse bien.

- Oh ciel, madame, lui dis-je en l’embrassant avec transport, cette condition est celle que je mettrais moi-même, jugez si je l’accepte avec plaisir.

L’homme que je devais servir était un vieil usurier qui, disait-on, s’était enrichi, non seulement en prêtant sur gages, mais même en volant impunément tout le monde chaque fois qu’il avait cru le pouvoir faire en sûreté. Il demeurait rue Quincampoix, à un premier étage, avec une vieille maîtresse qu’il appelait sa femme et pour le moins aussi méchante que lui.

- Sophie, me dit cet avare, à Sophie, c’était le nom que je m’étais donné pour cacher le mien, la première vertu qu’il faut dans ma maison, c’est la probité… si jamais vous détourniez d’ici la dixième partie d’un denier, je vous ferais pendre, voyez-vous, Sophie, mais pendre jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus revenir. Si ma femme et moi jouissons de quelques douceurs dans notre vieillesse, c’est le finit de nos travaux immenses et de notre profonde sobriété… Mangez vous beaucoup, mon enfant ?

- Quelques onces de pain par jour, monsieur, lui répondis-je, de l’eau, et un peu de soupe quand je suis assez heureuse pour en avoir.

- De la soupe, morbleu, de la soupe… regardez, ma mie, dit le vieil avare à sa femme, gémissez des progrès du luxe.

Depuis un an ça cherche condition, ça meurt de faim depuis un an et ça veut manger de la soupe. A peine le faisons-nous, une fois tous les dimanches, nous qui travaillons comme des forçats depuis quarante ans. vous aurez trois onces de pain par jour, ma fille, une demi-bouteille d’eau de rivière, une vieille robe de ma femme tous les dix-huit mois pour vous faire des jupons et trois écus de gages au bout de l’année si nous sommes contents de vos services, si votre économie répond à la nôtre et si vous faites enfin, par de l’ordre et de l’arrangement, un peu prospérer la maison. Notre service est peu de chose, vous êtes seule, il s’agit de frotter et de nettoyer trois fois la semaine cet appartement de six pièces, de faire le lit de ma femme et le mien, de répondre à la porte, de poudrer ma perruque, de coiffer ma femme, de soigner le chien, le chat et le perroquet, de veiller à la cuisine, d’en nettoyer les ustensiles qu’ils servent ou non, d’aider à ma femme quand elle nous fait un morceau à manger, et d’employer le reste du jour à faire du linge, des bas, des bonnets et autres petits meubles de ménage. vous voyez que ce n’est rien, Sophie, il vous restera bien du temps à vous, nous vous permettrons de l’employer pour votre compte et de faire également pour votre usage le linge et les vêtements dont vous pourrez avoir besoin.

Vous imaginez aisément, madame, qu’il fallait se trouver dans l’état de misère où j’étais pour accepter une telle place ; non seulement il y avait infiniment plus d’ouvrage que mon âge et mes forces ne me permettaient d’entreprendre, mais pouvais-je vivre avec ce qu’on m’offrait ? Je me gardai pourtant bien de faire la difficile, et je fus installée dès le même soir.

Si la cruelle position dans laquelle je me trouve, madame, me permettait de songer à vous amuser un instant quand je ne dois penser qu’à émouvoir votre âme en ma faveur, j’ose croire que je vous égaierais en vous racontant tous les traits d’avarice dont je fus témoin dans cette maison, mais une catastrophe si terrible pour moi m’y attendait dès la deuxième année, qu’il m’est bien difficile quand j’y réfléchis, de vous offrir quelques détails agréables avant que de vous entretenir de ce revers. vous saurez cependant, madame, qu’on n’usait jamais de lumière dans cette maison ; l’appartement du maître et de la maîtresse, heureusement tourné en face du réverbère de la rue, les dispensait d’avoir besoin d’autre secours et jamais autre clarté ne leur servait pour se mettre au lit. Pour du linge ils n’en usaient point, il y avait aux manches de la veste de monsieur, ainsi qu’à celles de la robe de madame, une vieille paire de manchettes cousue après l’étoffe et que je lavais tous les samedis au soir afin qu’elle fût en état le dimanche ; point de draps, point de serviettes et tout cela pour éviter le blanchissage, objet très cher dans une maison, prétendait M. Du Harpin, mon respectable maître. On ne buvait jamais de vin chez lui, l’eau claire était, disait Mme Du Harpin, la boisson naturelle dont les premiers hommes se servirent, et la seule que nous indique la nature ; toutes les fois qu’on coupait le pain, il se plaçait une corbeille dessous afin de recueillir ce qui tombait, on y joignait avec exactitude toutes les miettes qui pouvaient se faire aux repas, et tout cela frit le dimanche avec un peu de beurre rance composait le plat de festin de ce jour de repos. Jamais il ne fallait battre les habits ni les meubles, de peur de les user, mais les housser légèrement avec un plumeau ; les souliers de monsieur et de madame étaient doublés de fer et l’un et l’autre époux gardaient encore avec vénération ceux qui leur avaient servi le jour de leurs noces ; mais une pratique beaucoup plus bizarre était celle qu’on me faisait exercer régulièrement une fois dans la semaine. Il y avait dans l’appartement un assez grand cabinet dont les murs n’étaient point tapissés ; il fallait qu’avec un couteau j’allasse râper une certaine quantité du plâtre de ces murs, que je passais ensuite dans un tamis fin, et ce qui résultait de cette opération devenait la poudre de toilette dont j’ornais chaque matin et la perruque de monsieur et le chignon de madame. Plût à Dieu que ces turpides eussent été les seules où se fussent livrées ces vilaines gens ; rien de plus naturel que le désir de conserver son bien, mais ce qui ne l’est pas autant, c’est l’envie de le doubler avec celui d’autrui et je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que ce n’était que de cette façon que M. Du Harpin devenait si riche. Il y avait au-dessus de nous un particulier fort à son aise, possédant d’assez jolis bijoux et dont les effets, soit à cause du voisinage, soit pour lui avoir peut-être passé par les mains, étaient très connus de mon maître. Je lui entendais souvent regretter avec sa femme une certaine boîte d’or de trente à quarante louis qui lui serait infailliblement restée, disait-il, si son procureur avait eu un peu plus d’intelligence ; pour se consoler enfin d’avoir rendu cette boîte, l’honnête M. Du Harpin projeta de la voler et ce fut moi qu’on chargea de la négociation.

Après m’avoir fait un grand discours sur l’indifférence du vol, sur l’utilité même dont il était dans la société puisqu’il rétablissait une sorte d’équilibre que dérangeait totalement l’inégalité des richesses, M. Du Harpin me remit une fausse clé, m’assura qu’elle ouvrirait l’appartement du voisin, que je trouverais la boîte dans un secrétaire qu’on ne fermait point, que je l’apporterais sans aucun danger et que pour un service aussi essentiel je recevrais pendant deux ans un écu de plus sur mes gages.

- Oh monsieur, m’écriai-je, est-il possible qu’un maître ose corrompre ainsi son domestique ? qui m’empêche de faire tourner contre vous les armes que vous me mettez à la main et qu’aurez-vous à m’objecter de raisonnable si je vous vole d’après vos principes ?

M. Du Harpin très étonné de ma réponse, n’osant insister davantage, mais me gardant une rancune secrète, me dit que ce qu’il en faisait était pour m’éprouver, que j’étais bien heureuse d’avoir résisté à cette offre insidieuse de sa part et que j’eusse été une fille pendue si j’avais succombé. Je me payai de cette réponse, mais je sentis dès lors et les malheurs qui me menaçaient par une telle proposition, et le tort que j’avais eu de répondre aussi fermement. Il n’y avait pourtant point eu de milieu, ou il eût fallu que je commisse le crime dont on me parlait, ou il devenait nécessaire que j’en rejetasse aussi durement la proposition ; avec un peu plus d’expérience j’aurais quitté la maison dès l’instant, mais il était déjà écrit sur la page de mes destins que chacun des mouvements honnêtes où mon caractère me porterait, devait être payé d’un malheur, il me fallait donc subir mon sort sans qu’il me fût possible d’échapper.

M. Du Harpin laissa couler près d’un mois, c’est-à-dire à peu près jusqu’à l’époque de la révolution de la seconde année de mon séjour chez lui, sans dire un mot, et sans témoigner le plus léger ressentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu’un soir, ma besogne finie, venant de me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures de repos, j’entendis tout à coup jeter ma porte en dedans et vis non sans effroi M. Du Harpin conduisant un commissaire et quatre soldats du guet auprès de mon lit.

- Faites votre devoir, monsieur, dit-il à l’homme de justice, cette malheureuse m’a volé un diamant de mille écus, vous le trouverez dans sa chambre ou sur elle, le fait est inévitable.

- Moi vous avoir volé, monsieur, dis-je en me jetant toute troublée au bas de mon lit, moi, monsieur, ah qui sait mieux que vous combien une telle action me répugne et l’impossibilité qu’il y a que je l’aie commise !

Mais M. Du Harpin faisant beaucoup de bruit, pour que mes paroles ne fussent pas entendues, continua d’ordonner les perquisitions, et la malheureuse bague fut trouvée dans un de mes matelas. Avec des preuves de cette force il n’y avait pas à répliquer, je fus à l’instant saisie, garrottée et conduite ignominieusement dans la prison du palais, sans qu’il me fût seulement possible de faire entendre un mot de tout ce que je pus dire pour ma justification.

Le procès d’une infortunée qui n’a ni crédit, ni protection est promptement fait en France. On y croit la vertu incompatible avec la misère, et l’infortune dans nos tribunaux est une preuve complète contre l’accusé ; une injuste prévention y fait croire que celui qui a dû commettre le crime l’a commis, les sentiments s’y mesurent sur l’état dans lequel on vous trouve et sitôt que des titres ou de la fortune ne prouvent pas que vous devez être honnête, l’impossibilité que vous le soyez devient démontrée tout de suite.

J’eus beau me défendre, j’eus beau fournir les meilleurs moyens à l’avocat de forme qu’on me donna pour un instant, mon maître m’accusait, le diamant s’était trouvé dans ma chambre, il était clair que je l’avais volé. Lorsque je voulus citer le trait horrible de M. Du Harpin et prouver que le malheur qui m’arrivait n’était qu’une suite de la vengeance et de l’envie qu’il avait de se défaire d’une créature qui, tenant son secret, devenait maîtresse de sa réputation, on traita ces plaintes de récriminations, on me dit que M. Du Harpin était connu depuis quarante ans pour un homme intègre et incapable d’une telle horreur, et je me vis au moment d’aller payer de ma vie le refus que j’avais fait de participer à un crime, lorsqu’un événement inattendu vint, en me rendant libre, me replonger dans les nouveaux revers qui m’attendaient encore dans le monde.

Une femme de quarante ans que l’on nommait la Dubois, célèbre par des horreurs de toutes les espèces, était également à la veille de subir un jugement de mort, plus mérité du moins que le mien, puisque ses crimes étaient constatés, et qu’il était impossible de m’en trouver aucun. J’avais inspiré une sorte d’intérêt à cette femme ; un soir, fort peu de jours avant que nous ne dussions perdre l’une et l’autre la vie, elle me dit de ne pas me coucher, mais de me tenir avec elle sans affectation, le plus près que je pourrais des portes de la prison.

- Entre minuit et une heure, poursuivit cette heureuse scélérate, le feu prendra dans la maison… c’est l’ouvrage de mes soins, peut-être y aura-t-il quelqu’un de brûlé, peu importe, ce qu’il y a de sûr c’est que nous nous sauverons ; trois hommes, mes complices et mes amis, se joindront à nous et je te réponds de ta liberté.

La main du ciel qui venait de punir l’innocence dans moi servit le crime dans ma protectrice, le feu prit, l’incendie fut horrible, il y eut dix personnes de brûlées, mais nous nous sauvâmes ; dès le même jour nous gagnâmes la chaumière d’un braconnier de la forêt de Bondy, espèce de fripon différent, mais des intimes amis de notre bande.

- Te voilà libre, ma chère Sophie, me dit alors la Dubois, tu peux maintenant choisir tel genre de vie qu’il te plaira, mais si j’ai un conseil à te donner, c’est de renoncer à des pratiques de vertu qui comme tu vois ne font jamais réussi ; une délicatesse déplacée t’a conduite au pied de l’échafaud, un crime affreux m’en sauve ; regarde à quoi le bien sert dans le monde, et si c’est la peine de s’immoler pour lui. Tu es jeune et jolie, je me charge de ta fortune à Bruxelles si tu veux ; j’y vais, c’est ma patrie ; en deux ans je te mets au pinacle, mais je t’avertis que ce ne sera point par les étroits sentiers de la vertu que je te conduirai à la fortune ; il faut à ton âge entreprendre plus d’un métier, et servir à plus d’une intrigue quand on veut faire promptement son chemin… Tu m’entends, Sophie… tu m’entends, décide-toi donc vite, car il faut gagner du champ, nous n’avons de sûreté ici que pour peu d’heures.

- Oh madame, dis-je à ma bienfaitrice, je vous ai de grandes obligations, vous m’avez sauvé la vie, je suis désespérée sans doute de ne le devoir qu’à un crime et vous pouvez être très sûre que s’il m’eût fallu y participer, j’eusse mieux aimé périr que de le faire. Je ne sais que trop quels dangers j’ai courus pour m’être abandonnée aux sentiments d’honnêteté qui germeront toujours dans mon coeur, mais quelles que puissent être les épines de la vertu, je les préférerai toujours aux fausses lueurs de prospérité, dangereuses faveurs qui accompagnent un instant le crime. Il est dans moi des idées de religion qui grâces au ciel ne m’abandonneront jamais. Si la providence me rend pénible la carrière de la vie, c’est pour m’en dédommager plus amplement dans un monde meilleur ; cette espérance me console, elle adoucit tous mes chagrins, elle apaise mes plaintes, elle me fortifie dans l’adversité et me fait braver tous les maux qu’il lui plaira de m’offrir. Cette joie s’éteindrait aussitôt dans mon coeur si je venais à le souiller par des crimes, et avec la crainte de revers encore plus terribles en ce monde j’aurais l’aspect affreux des châtiments que la justice céleste réserve dans l’autre à ceux qui l’outragent.

- Voilà des systèmes absurdes qui te conduiront bientôt à l’hôpital, ma fille, dit la Dubois en fronçant le sourcil, crois-moi, laisse là la justice céleste, tes châtiments, ou tes récompenses à venir, tout cela n’est bon qu’à oublier quand on sort de l’école ou qu’à faire mourir de faim si l’on a la bêtise d’y croire, quand on est une fois dehors. La dureté des riches légitime la coquinerie des pauvres, mon enfant ; que leur bourse s’ouvre à nos besoins, que l’humanité règne dans leur coeur, et les vertus pourraient s’établir dans le nôtre, mais tant que notre infortune, notre patience à la supporter, notre bonne foi, notre asservissement ne serviront qu’à doubler nos fers, nos crimes deviendront leur ouvrage et nous serions bien dupes de nous les refuser pour amoindrir un peu le joug dont ils nous chargent. La nature nous a fait naître tous égaux, Sophie ; si le sort se plaît à déranger ce premier plan des lois générales, c’est à nous d’en corriger les caprices, et de réparer par notre adresse les usurpations des plus forts… J’aime à les entendre, ces gens riches, ces juges, ces magistrats, j’aime à les voir nous prêcher la vertu ; il est bien difficile de se garantir du vol quand on a trois fois qu’il ne faut pour vivre, bien difficile de ne jamais concevoir le meurtre quand on est entouré que d’adulateurs ou d’esclaves soumis, énormément pénible en vérité d’être tempérant et sobre quand la volupté les enivre et que les mets les plus succulents les entourent, ils ont bien de la peine à être francs quand il ne se présente jamais pour eux aucun intérêt de mentir. Mais nous, Sophie, nous que cette providence barbare dont tu as la folie de faire ton idole, a condamnés à ramper sur la terre comme le serpent dans l’herbe, nous qu’on ne voit qu’avec dédain, parce que nous sommes pauvres, qu’on humilie parce que nous sommes faibles, nous qui ne trouvons enfin sur toute la surface du globe que du fiel et que des épines, tu veux que nous défendions du crime quand sa main seule ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous y conserve, ou nous empêche de la perdre ; tu veux que perpétuellement soumis et humiliés, pendant que cette classe qui nous maîtrise a pour elle toutes les faveurs de la fortune, nous n’ayons pour nous que la peine, que l’abattement et la douleur, que le besoin et que les larmes, que la flétrissure et l’échafaud ! Non, non, Sophie, non, ou cette providence que tu révères n’est faite que pour nos mépris, ou ce ne sont pas là ses intentions…

Connais-la mieux, Sophie, connais-la mieux et convaincs-toi bien que dès qu’elle nous place dans une situation où le mal nous devient nécessaire, et qu’elle nous laisse en même temps la possibilité de l’exercer, c’est que ce mal sert ses lois comme le bien et qu’elle gagne autant à l’un qu’à l’autre.

L’état où elle nous crée est l’égalité, celui qui le dérange n’est pas plus coupable que celui qui cherche à le rétablir, tous deux agissent d’après des impulsions reçues, tous deux doivent les suivre, se mettre un bandeau sur les yeux et jouir.

Je l’avoue, si jamais je fus ébranlée, ce fut par les séductions de cette femme adroite, mais une voix plus forte qu’elle combattait ses sophismes dans mon coeur, je l’écoutai et je déclarai pour la dernière fois que j’étais décidée à ne me jamais laisser corrompre.

- Eh bien, me dit la Dubois, fais ce que tu voudras, je t’abandonne à ton mauvais sort, mais si jamais tu te fais prendre, comme ça ne peut pas te fuir par la fatalité qui, tout en sauvant le crime, immole inévitablement la vertu, souviens-toi bien du moins de ne jamais parler de nous.

Pendant que nous raisonnions ainsi, les trois compagnons de la Dubois buvaient avec le braconnier, et comme le vin communément a l’art de faire oublier les crimes du malfaiteur et de l’engager souvent à les renouveler au bord même du précipice duquel il vient d’échapper, nos scélérats ne me virent pas décidée à me sauver de leurs mains sans avoir, envie de se divertir à mes dépens. Leurs principes, leurs moeurs, le sombre local où nous étions, l’espèce de sécurité dans laquelle ils se croyaient, leur ivresse, mon âge, mon innocence et ma tournure, tout les encouragea. Ils se levèrent de table, ils tinrent conseil entre eux, ils consultèrent la Dubois, tous procédés dont le mystère me faisait frissonner d’horreur, et le résultat fut enfin que j’eusse à me décider avant de partir à leur passer par les mains à tous quatre, ou de bonne grâce ou de force ; que si je le faisais de bonne grâce, ils me donneraient chacun un écu pour me conduire où je voudrais, puisque je me refusais à les accompagner ; que s’il fallait employer la force pour me déterminer, la chose se ferait tout de même, mais pour que le secret fût gardé, le dernier des quatre qui jouirait de moi me plongerait un couteau dans le sein et qu’on m’enterrerait ensuite au pied d’un arbre. Je vous laisse à penser, madame, quel effet me fit cette exécrable proposition ; je me jetai aux pieds de la Dubois, je la conjurai d’être une seconde fois ma protectrice, mais la scélérate ne fit que rire d’une situation affreuse pour moi, et qui ne lui paraissait qu’une misère.

- Oh parbleu, dit-elle, te voilà bien malheureuse, obligée de servir à quatre garçons bâtis comme cela ! il y a dix mille femmes à Paris, ma fille, qui donneraient de bien beaux écus pour être à ta place à présent… Écoute, ajouta-t-elle pourtant au bout d’un moment de réflexion, j’ai assez d’empire sur ces drôles-là pour obtenir ta grâce si tu veux t’en rendre digne.

- Hélas, madame, que faut-il faire ? m’écriai-je en larmes, ordonnez-moi, je suis toute prête.

- Nous suivre, prendre parti avec nous et commettre les mêmes choses sans la plus légère répugnance, à ce prix je te garantis le reste.

Je ne crus pas devoir balancer ; en acceptant je courais de nouveaux dangers, j’en conviens, mais ils étaient moins pressants que ceux-ci, je pouvais les éviter et rien ne pouvait me faire échapper à ceux qui me menaçaient.

- J’irai partout, madame, dis-je à la Dubois, j’irai partout, je vous le promets, sauvez-moi de la fureur de ces hommes et je ne vous quitterai jamais.

- Enfants, dit la Dubois aux quatre bandits, cette fille est de la troupe ; je l’y reçois, je l’y installe ; je vous défends de lui faire violence, ne la dégoûtons pas du métier dès le premier jour ; vous voyez comme son âge et sa figure peuvent nous être utiles, servons-nous-en pour nos intérêts, et ne la sacrifions pas à nos plaisirs…

Mais les passions ont un degré dans l’homme, où nulle voix ne peut les captiver ; les gens à qui je devais avoir affaire n’étaient en état de rien entendre ; se présentant à moi tous les quatre à la fois dans l’état le moins fait pour que je pusse me flatter de ma grâce, ils déclarèrent unanimement à la Dubois que quand l’échafaud serait là, il faudrait que je devinsse leur proie.

- D’abord la mienne, dit l’un d’eux, en me saisissant à brasse-corps.

- Et de quel droit faut-il que tu commences ? dit un second en repoussant son camarade et m’arrachant brutalement de ses mains.

- Ce ne sera parbleu qu’après moi, dit un troisième.

Et la dispute s’échauffant, nos quatre champions se prennent aux cheveux, se terrassent, se pelotent, se culbutent et moi trop heureuse de les voir dans une situation qui me donne le temps de m’échapper, pendant que la Dubois s’occupe à les séparer, je m’élance, je gagne la forêt et perds en un instant la maison de vue.

- Etre suprême, dis-je en me jetant à genoux, dès que je me crus en sûreté, être suprême, mon vrai protecteur et mon guide, daigne prendre pitié de ma misère ; tu vois ma faiblesse et mon innocence, tu vois avec quelle confiance je place en toi tout mon espoir ; daigne m’arracher aux dangers qui me poursuivent, ou par une mort moins ignominieuse que celle à laquelle je viens d’échapper, daigne au moins me rappeler promptement vers toi.

La prière est la plus douce consolation du malheureux, il devient plus fort quand il a prié ; je me levai pleine de courage, et comme il commençait à faire sombre, je m’enfonçai dans un taillis pour y passer la nuit avec moins de risque ; la sûreté où je me croyais, l’abattement dans lequel j’étais, le peu de joie que je venais de goûter, tout contribua à me faire passer une bonne nuit, et le soleil était déjà très haut quand mes yeux se rouvrirent à la lumière. C’est l’instant du réveil qui est le plus fatal pour les infortunés ; le repos des sens, le calme des idées, l’oubli instantané de leurs maux, tout les rappelle au malheur avec plus de force, tout leur en rend alors le poids plus onéreux.

Eh bien, me dis-je, il est donc vrai qu’il y a des créatures humaines que la nature destine au même état que les bêtes féroces ! cachée dans leur réduit, fuyant les hommes comme elles, quelle différence y a-t-il maintenant entre elles et moi ? est-ce donc la peine de naître pour un sort aussi pitoyable ! et mes larmes coulèrent avec abondance en formant ces tristes réflexions. Je les finissais à peine, lorsque j’entendis du bruit autour de moi ; un instant je crus que c’était quelque bête, peu à peu je distinguai les voix de deux hommes.

- Viens, mon ami, viens, dit l’un d’eux, nous serons à merveille ici ; la cruelle et fatale présence de ma mère ne m’empêchera pas au moins de goûter un moment avec toi les plaisirs qui me sont si chers…

Ils s’approchent, ils se placent tellement en face de moi qu’aucun de leurs propos… aucun de leurs mouvements ne peut m’échapper, et je vois…

Juste ciel, madame, dit Sophie en s’interrompant, est-il possible que le sort ne m’ait jamais placée que dans des situations si critiques qu’il devienne aussi difficile à la pudeur de les entendre que de les peindre ?… Ce crime horrible qui outrage également et la nature et les lois, ce forfait épouvantable sur lequel la main de Dieu s’est appesantie tant de fois, cette infamie en un mot si nouvelle pour moi que je la concevais à peine, je la vis consommer sous mes yeux avec toutes les recherches impures, avec toutes les épisodes affreuses que pouvait y mettre la dépravation la plus réfléchie.

L’un de ces hommes, celui qui dominait l’autre, était âgé de vingt-quatre ans, il était en surtout vert et assez proprement mis pour faire croire que sa condition devait être honnête ; l’autre paraissait un jeune domestique de sa maison, d’environ dix-sept à dix-huit ans et d’une fort jolie figure. La scène fut aussi longue que scandaleuse, et ce temps me part d’autant plus cruel, que je n’osai bouger de peur d’être aperçue.

Enfin les criminels acteurs qui la composaient, rassasiés sans doute, se levèrent pour regagner le chemin qui devait les conduire chez eux, lorsque le maître s’approcha du buisson qui me recelait pour y satisfaire un besoin. Mon bonnet élevé me trahit, il l’aperçoit :

- Jasmin, dit-il à son jeune Adonis, nous sommes trahis, mon cher… une fille, une profane a vu nos mystères ; approche-toi, sortons cette coquine de là et sachons ce qu’elle y peut faire.

Je ne leur donnai pas la peine de m’aider à sortir de mon asile ; m’en arrachant aussitôt moi-même et tombant à leurs pieds :

- Oh messieurs, m’écriai-je en étendant les bras vers eux, daignez avoir pitié d’une malheureuse dont le sort est plus à plaindre que vous ne pensez ; il est bien peu de revers qui puissent égaler les miens ; que la situation où vous m’avez trouvée ne vous fasse naître aucun soupçon sur moi, elle est l’ouvrage de ma misère bien plutôt que de mes torts ; loin d’augmenter la somme des maux qui m’accablent, veuillez la diminuer au contraire en me facilitant les moyens d’échapper à la rigueur qui me poursuit.

M. de Bressac, c’était le nom du jeune homme entre les mains duquel je tombais, avec un grand fonds de libertinage dans l’esprit, n’était pas pourvu d’une dose bien abondante de commisération dans le coeur. Il n’est malheureusement que trop commun de voir la débauche des sens éteindre absolument la pitié dans l’homme ; son effet ordinaire est d’endurcir ; soit que la plus grande partie de ses écarts nécessite une sorte d’apathie dans l’âme, soit que la secousse violente qu’elle imprime à la masse des nerfs diminue la sensibilité de leur action, toujours est-il qu’un débauché de profession est rarement un homme pitoyable. Mais à cette cruauté naturelle dans l’esprit de gens dont j’esquisse le caractère, il se joignait encore dans M. de Bressac un dégoût si marqué pour notre sexe, une haine si invétérée pour tout ce qui le caractérisait, qu’il était difficile que je parvinsse à placer dans son âme les sentiments dont je voulais l’émouvoir.

- Que fais-tu là enfin, tourterelle des bois, me dit assez durement pour toute réponse cet homme que je voulais attendrir… parle vrai, tu as vu tout ce qui s’est passé entre ce jeune homme et moi, n’est-ce pas ?

- Moi, non, monsieur, m’écriai-je aussitôt, ne croyant faire aucun mal en déguisant cette vérité, soyez bien assuré que je n’ai vu que des choses très simples ; je vous ai vus, monsieur et vous, assis tous deux sur l’herbe, j’ai cru m’apercevoir que vous y avez causé un instant, soyez bien assuré que voilà tout.

- Je le veux croire, répondit M. de Bressac, et cela pour ta tranquillité, car si j’imaginais que tu eusses pu voir autre chose, tu ne sortirais jamais de ce buisson… Allons, Jasmin, il est de bonne heure, nous avons le temps d’ouïr les aventures de cette catin ; qu’elle nous les dise dans l’instant, ensuite nous l’attacherons à ce gros chêne et nous lui essaierons nos couteaux de chasse sur le corps.

Nos jeunes gens s’assirent, ils m’ordonnèrent de me placer près d’eux et là, je leur racontai ingénument tout ce qui m’était arrivé depuis que j’étais dans le monde.

- Allons, Jasmin, dit M. de Bressac en se levant dès que j’eus fini, soyons justes une fois dans notre vie, mon cher ; l’équitable Thémis a condamné cette coquine, ne souffrons pas que les vues de la déesse soient aussi cruellement frustrées, et faisons subir à la criminelle l’arrêt qu’elle allait encourir ; ce n’est pas un crime que nous allons commettre, c’est une vertu, mon ami, c’est un rétablissement dans l’ordre moral des choses, et puisque nous avons le malheur de le déranger quelquefois, rétablissons-le courageusement du moins quand l’occasion s’en présente.

Et les cruels m’ayant enlevée de ma place me traînaient déjà vers l’arbre indiqué, sans être touchés ni de mes gémissements, ni de mes larmes.

- Lions-la dans ce sens-ci, dit Bressac à son valet en m’appuyant le ventre contre l’arbre.

Leurs jarretières, leurs mouchoirs, tout servit et en une minute, je fus garrottée si cruellement qu’il me devint impossible de faire usage d’aucun de mes membres ; cette opération faite, les scélérats détachèrent mes jupes, relevèrent ma chemise sur mes épaules, et mettant leur couteau de chasse à la main, je crus qu’ils allaient pourfendre toutes les parties postérieures qu’avait découvertes leur brutalité.

- En voilà assez, dit Bressac sans que j’eusse encore reçu un seul coup, en voilà assez pour qu’elle nous connaisse, pour qu’elle voie ce que nous pouvons lui faire et pour la tenir dans notre dépendance. Sophie, continua-t-il en détachant mes liens, rhabillez-vous, soyez discrète et suivez-nous ; si vous vous attachez à moi, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir, mon enfant, il faut une seconde femme de chambre à ma mère, je vais vous présenter à elle… sur la foi de vos récits je vais lui répondre de votre conduite, mais si vous abusez de mes bontés, ou que vous trahissiez ma confiance, regardez bien cet arbre qui devait vous servir de lit funèbre, souvenez-vous qu’il n’est qu’à une lieue du château où je vous conduis et qu’à la plus légère faute vous y serez à l’instant ramenée…

Déjà rhabillée, à peine trouvais-je des expressions pour remercier mon bienfaiteur, je me jetai à ses pieds… j’embrassais ses genoux, je lui faisais tous les serments possibles d’une bonne conduite, mais aussi insensible à ma joie qu’à ma douleur :

- Marchons, dit M. de Bressac, c’est votre conduite qui parlera pour vous et c’est elle seule qui réglera votre sort.

Nous cheminâmes. Jasmin et son maître causaient ensemble, et je les suivais humblement sans mot dire ; une petite heure nous rendit au château de Mme la comtesse de Bressac et la magnificence des entours me fit voir que quelque poste que je dusse remplir dans cette maison-ci, il serait assurément plus lucratif pour moi que celui de la gouvernante en chef de M. et de Mme Du Harpin. On me fit attendre dans un office où Jasmin me fit très honnêtement déjeuner ; pendant ce temps M. de Bressac monta chez sa mère, il la prévint et une demi-heure après il vint me chercher lui-même pour me présenter à elle.

Mme de Bressac était une femme de quarante-cinq ans, très belle encore et qui me parut fort honnête et principalement fort humaine, quoiqu’elle mêlât un peu de sévérité dans ses principes et dans ses propos ; veuve depuis deux ans d’un homme de fort grande maison mais qui l’avait épousée sans autre fortune que le beau nom qu’il lui donnait, tous les biens que pouvait espérer le jeune marquis de Bressac dépendaient donc de cette mère et ce qu’il avait eu de son père lui donnait à peine de quoi s’entretenir. Mme de Bressac y joignait une pension considérable, mais il s’en fallait bien qu’elle suffît aux dépenses aussi considérables qu’irrégulières de son fils ; il y avait au moins soixante mille livres de rentes dans cette maison, et M. de Bressac n’avait ni frère ni soeur ; on n’avait jamais pu le déterminer à entrer au service ; tout ce qui l’écartait de ses plaisirs de choix était si insupportable pour lui qu’il était impossible de lui faire accepter aucune chaîne. Madame la comtesse et son fils passaient trois mois de l’année dans cette terre et le reste du temps à Paris, et ces trois mois qu’elle exigeait de son fils de passer avec elle étaient déjà une bien grande gêne pour un homme qui ne quittait jamais le centre de ses plaisirs sans être au désespoir.

Le marquis de Bressac m’ordonna de raconter à sa mère les mêmes choses que je lui avais dites, et dès que j’eus fini mon récit :

- Votre candeur et votre naïveté, me dit Mme de Bressac, ne me permettent pas de douter de votre innocence. Je ne prendrai d’autres informations sur vous que de savoir si vous êtes réellement comme vous me le dites la fille de l’homme que vous m’indiquez ; si cela est, j’ai connu votre père, et cela me deviendra une raison de plus pour m’intéresser à vous. Quant à votre affaire de chez Du Harpin, je me charge d’arranger cela en deux visites chez le chancelier, mon ami depuis des siècles ; c’est l’homme le plus intègre qu’il y ait en France ; il ne s’agit que de lui prouver votre innocence pour anéantir tout ce qui a été fait contre vous et pour que vous puissiez reparaître sans nulle crainte à Paris… mais réfléchissez bien, Sophie, que tout ce que je vous promets ici n’est qu’au prix d’une conduite intacte ; ainsi vous voyez que les reconnaissances que j’exige de vous tourneront toujours à votre profit.

Je me jetai aux pieds de Mme de Bressac, je l’assurai qu’elle n’aurait jamais lieu que d’être contente de moi et dès l’instant je fus installée chez elle sur le pied de sa seconde femme de chambre. Au bout de trois jours les informations qu’avait faites Mme de Bressac à Paris arrivèrent telles que je pouvais les désirer, et toutes les idées de malheur s’évanouirent enfin de mon esprit pour n’être plus remplacées que par l’espoir des plus douces consolations qu’il dût m’être permis d’attendre ; mais il n’était pas écrit dans le ciel que la pauvre Sophie dût jamais être heureuse, et si quelques moments de calme naissaient fortuitement pour elle, ce n’était que pour lui rendre plus amers ceux d’horreur qui devaient les suivre.

A peine fûmes-nous à Paris que Mme de Bressac s’empressa de travailler pour moi. Le premier président voulut me voir, il écouta mes malheurs avec intérêt, la coquinerie de Du Harpin mieux approfondie fut reconnue, on se convainquit que si j’avais profité de l’incendie des prisons du palais, au moins n’y avais-je participé pour rien et toute procédure s’anéantit (m’assura-t-on) sans que les magistrats qui s’en mêlèrent crussent devoir y employer d’autres formalités.

Il est aisé d’imaginer combien de tels procédés m’attachaient à Mme de Bressac ; n’eût-elle pas eu d’ailleurs pour moi toute sorte de bontés, comment de pareilles démarches ne m’eussent-elles pas liée pour jamais à une protectrice aussi précieuse ? Il s’en fallait bien pourtant que l’intention du jeune marquis de Bressac fût de m’enchaîner aussi intimement à sa mère ; indépendamment des désordres affreux du genre que je vous ai peint, dans lequel se plongeait aveuglément ce jeune homme bien plus à Paris qu’à la campagne, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir qu’il détestait souverainement la comtesse. Il est vrai que celle-ci faisait tout au monde ou pour arrêter ses débauches ou pour les contrarier, mais comme elle y employait peut-être un peu trop de rigueur, le marquis, plus enflammé par les effets mêmes de cette sévérité, ne s’y livrait qu’avec plus d’ardeur, et la pauvre comtesse ne retirait de ses persécutions que de se faire souverainement haïr.

- Ne vous imaginez pas, me disait très souvent le marquis, que ce soit d’elle-même que ma mère agisse dans tout ce qui vous intéresse ; croyez, Sophie, que si je ne la harcelais à tout instant, elle se ressouviendrait à peine des soins qu’elle vous a promis ; elle vous fait valoir tous ses pas, tandis qu’ils n’ont été faits que par moi. J’ose le dire, c’est donc à moi seul que vous devez quelque reconnaissance, et celle que j’exige de vous doit paraître d’autant plus désintéressée, que vous en savez assez pour être bien sûre, quelque jolie que vous puissiez être, que ce n’est pas à vos faveurs que je prétends… Non, Sophie, non, les services que j’attends de vous sont d’un tout autre genre, et quand vous serez bien convaincue de tout ce que j’ai fait pour vous, j’espère que je trouverai dans votre âme tout ce que je suis en droit d’en attendre…

Ces discours me paraissaient si obscurs, que je ne savais comment y répondre ; je le faisais pourtant à tout hasard et peut-être avec trop de facilité.

C’est ici le moment de vous apprendre, madame, le seul tort réel que j’ai eu à me reprocher de ma vie… que dis-je un tort, une extravagance qui n’eut jamais rien d’égal… mais au moins ce n’est pas un crime, c’est une simple erreur qui n’a puni que moi et dont il ne me paraît pas que la main équitable du ciel ait dû se servir pour m’entraîner dans l’abîme qui s’ouvrait insensiblement sous mes pas. Il m’avait été impossible de voir le marquis de Bressac sans me sentir entraînée vers lui par un mouvement de tendresse que rien n’avait pu vaincre en moi. Quelques réflexions que je fisse sur son éloignement pour les femmes, sur la dépravation de ses goûts, sur les distances morales qui nous séparaient, rien, rien au monde ne pouvait éteindre cette passion naissante et si le marquis m’eût demandé ma vie, je la lui aurais sacrifiée mille fois, croyant encore ne rien faire pour lui. Il était loin de soupçonner des sentiments que je tenais aussi soigneusement renfermés dans mon coeur… il était loin, l’ingrat, de démêler la cause des pleurs que versait journellement la malheureuse Sophie sur les désordres honteux qui le perdaient, mais il lui était impossible pourtant de ne pas se douter du désir que j’avais de voler au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire, il ne se pouvait pas qu’il n’entrevît mes prévenances… Trop aveugles sans doute, elles allaient jusqu’au point de servir même ses erreurs autant au moins que la décence pouvait me le permettre et de les déguiser toujours à sa mère. Cette manière de me conduire m’avait en quelque façon valu sa confiance, et tout ce qui venait de lui m’était si précieux, je m’aveuglais tellement sur le peu que m’offrait son coeur, que j’eus quelquefois l’orgueil de croire que je ne lui étais pas indifférente, mais combien l’excès de ses désordres me désabusait promptement ! Ils étaient tels que non seulement la maison était remplie de domestiques sur cet exécrable ton près de moi, mais qu’il soudoyait encore même en dehors une foule de mauvais sujets, ou chez lesquels il allait, ou qui venaient journellement chez lui, et comme ce goût, tout odieux qu’il est, n’est pas un des moins chers, le marquis se dérangeait prodigieusement. Je prenais quelquefois la liberté de lui représenter tous les inconvénients de sa conduite ; il m’écoutait sans répugnance, puis finissait par me dire qu’on ne se corrigeait pas de l’espèce de vice qui le dominait, que reproduit sous mille formes diverses, il avait des branches différentes pour chaque âge, qui rendant de dix en dix ans ses sensations toujours nouvelles, y faisaient tenir jusqu’au tombeau ceux qui avaient le malheur de l’encenser… Mais si j’essayais de lui parler de sa mère et des chagrins qu’il lui donnait, je ne voyais plus que du dépit, de l’humeur, de l’irritation et de l’impatience de voir si longtemps en de telles mains un bien qui devrait déjà lui appartenir, la haine la plus invétérée contre cette mère respectable et la révolte la plus constatée contre les sentiments de la nature. Serait-il donc vrai que quand on est parvenu à transgresser aussi formellement dans ses goûts les lois de cet organe sacré, la suite nécessaire de ce premier crime fût une affreuse facilité à commettre impunément tous les autres ?

Quelquefois je me servais des moyens de la religion ; presque toujours consolée par elle, j’essayais de faire passer ses douceurs dans l’âme de ce pervers, à peu près sûre de le captiver par de tels liens si je parvenais à lui en faire partager les charmes. Mais le marquis ne me laissa pas longtemps employer de telles voies avec lui ; ennemi déclaré de nos saints mystères, frondeur opiniâtre de la pureté de nos dogmes, antagoniste outré de l’existence d’un être suprême, M. de Bressac au lieu de se laisser convertir par moi chercha bien plutôt à me corrompre.

- Toutes les religions partent d’un principe faux, Sophie, me disait-il, toutes supposent comme nécessaire le culte d’un être créateur ; or, si ce monde éternel, comme tous ceux au milieu desquels il flotte dans les plaines infinies de l’espace, n’a jamais eu de commencement et ne doit jamais avoir de fin, si toutes les productions de la nature sont des effets résultatifs des lois qui l’enchaînent elle-même, si son action et sa réaction perpétuelles supposent le mouvement essentiel à son essence, que devient le moteur que vous lui prêtez gratuitement ? Daigne le croire, Sophie, ce dieu que tu admets n’est que le finit de l’ignorance d’un côté et de la tyrannie de l’autre ; quand le plus fort voulut enchaîner le plus faible, il lui persuada qu’un dieu sanctifiait les fers dont il l’accablait, et celui-ci abruti par sa misère crut tout ce que l’autre voulut. Toutes les religions, suites fatales de cette première fable, doivent donc être dévouées au mépris comme elle, il n’en est pas une seule qui ne porte l’emblème de l’imposture et de la stupidité ; je vois dans toutes des mystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant la nature et des cérémonies grotesques qui n’inspirent que la dérision. A peine eus-je les yeux ouverts, Sophie, que je détestai ces horreurs, je me fis une loi de les fouler aux pieds, un serment de n’y revenir de mes jours ; imite-moi si tu veux être raisonnable.

- Oh monsieur, répondis-je au marquis, vous priveriez une malheureuse de son plus doux espoir si vous lui enleviez cette religion qui la console ; fermement attachée à ce qu’elle enseigne, absolument convaincue que tous les coups qui lui sont portés ne sont que l’effet du libertinage et des passions, irai-je sacrifier à des sophismes qui me font frémir l’idée la plus douce de ma vie ?

J’ajoutai à cela mille autres raisonnements dictés par ma raison, épanchés par mon coeur, mais le marquis n’en faisait que rire, et ses principes captieux, nourris d’une éloquence plus mâle, soutenus de lectures que je n’avais heureusement jamais faites, renversaient toujours tous les miens. Mme de Bressac remplie de vertu et de piété n’ignorait pas que son fils soutenait ses écarts par tous les paradoxes de l’incrédulité ; elle en gémissait souvent avec moi, et comme elle daignait me trouver un peu plus de bon sens qu’aux autres femmes qui l’entouraient, elle aimait à me confier ses chagrins.

Cependant les mauvais procédés de son fils redoublaient pour elle ; il était au point de ne plus s’en cacher, non seulement il avait entouré sa mère de toute cette canaille dangereuse servant à ses plaisirs, mais il avait poussé l’insolence jusqu’à lui déclarer devant moi, que si elle s’avisait de contrarier encore ses goûts, il la convaincrait du charme dont ils étaient en s’y livrant à ses yeux mêmes. Je gémissais de ces propos et de cette conduite, je tâchais d’en tirer au fond de moi-même des motifs pour étouffer dans mon âme cette malheureuse passion qui la dévorait… mais l’amour est-il un mal dont on puisse guérir ? Tout ce que je cherchais à lui opposer n’attisait que plus vivement sa flamme, et le perfide Bressac ne me paraissait jamais plus aimable que quand j’avais réuni devant moi tout ce qui devait m’engager à le haïr.

Il y avait quatre ans que j’étais dans cette maison, toujours persécutée par les mêmes chagrins, toujours consolée par les mêmes douceurs, lorsque l’affreux motif des séductions du marquis me fut enfin offert dans toute son horreur. Nous étions pour lors à la campagne, j’étais seule auprès de la comtesse ; sa première femme avait obtenu de rester à Paris l’été, pour quelque affaire de son mari. Un soir, quelques instants après que je fus retirée de chez ma maîtresse, respirant à un balcon de ma chambre, et ne pouvant à cause de l’extrême chaleur me déterminer à me coucher, tout à coup le marquis frappe à ma porte, et me prie de le laisser causer avec moi une partie de la nuit… Hélas, tous les instants que m’accordait ce cruel auteur de mes maux me paraissaient trop précieux pour que j’osasse en refuser aucun ; il entre, il ferme avec soin la porte, et se jetant auprès de moi dans un fauteuil :

- Écoute-moi, Sophie, me dit-il avec un peu d’embarras, j’ai des choses de la plus grande conséquence à te confier, commence par me jurer que tu ne révéleras jamais rien de ce que je te vais dire.

- Oh monsieur, pouvez-vous me croire capable d’abuser de votre confiance ?

- Tu ne sais pas tout ce que tu risquerais si tu venais à me prouver que je me suis trompé en te l’accordant.

- Le plus grand de mes chagrins serait de l’avoir perdue, je n’ai pas besoin de plus grandes menaces.

- Eh bien, Sophie… j’ai conjuré contre les jours de ma mère, et c’est ta main que j’ai choisie pour me servir.

- Moi, monsieur, m’écriai-je en reculant d’horreur, oh ciel, comment deux projets semblables ont-ils pu vous venir dans l’esprit ? Prenez mes jours, monsieur, ils sont à vous, disposez-en, je vous les dois, mais n’imaginez jamais obtenir de moi de me prêter à un crime dont l’idée seule est insoutenable à mon coeur.

- Écoute, Sophie, me dit M. de Bressac en me ramenant avec tranquillité, je me suis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l’esprit, je me suis flatté de les vaincre en te faisant voir que ce crime que tu trouves si énorme n’est au fond qu’une chose toute simple. Deux forfaits s’offrent ici à tes yeux peu philosophiques, la destruction de son semblable et le mal dont cette destruction s’augmente quand ce semblable est notre mère. Quant à la destruction de son semblable, sois-en certaine, Sophie, elle est purement chimérique, le pouvoir de détruire n’est pas accordé à l’homme, il a tout au plus celui de varier des formes, mais il n’a pas celui de les anéantir ; or toute forme est égale aux yeux de la nature, rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s’exécutent, toutes les portions de matière qui s’y jettent se renouvellent incessamment sous d’autres figures et quelles que soient nos actions sur cela, aucune ne l’offense directement, aucune ne saurait l’outrager, nos destructions raniment son pouvoir, elles entretiennent son énergie mais aucune ne l’atténue. Eh, qu’importe à la nature toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd’hui une femme, se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents ? oseras-tu dire que la construction d’un individu tel que nous coûte plus à la nature que celle d’un vermisseau et qu’elle doit par conséquent y prendre un plus grand intérêt ? or si le degré d’attachement ou plutôt d’indifférence est le même, que peut lui faire que par ce qu’on appelle le crime d’un homme, un autre soit changé en mouche ou en laitue ? Quand on m’aura prouvé la sublimité de notre espèce, quand on m’aura démontré qu’elle est tellement importante à la nature que nécessairement ses lois s’irritent de sa destruction, alors je pourrai croire que cette destruction est un crime ; mais quand l’étude la plus réfléchie de la nature m’aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait de ses ouvrages, est d’un prix égal à ses yeux, je ne supposerai jamais que le changement de ces êtres en mille autres puisse jamais offenser ses lois ; je me dirai : tous les hommes, toutes les plantes, tous les animaux, croissant, végétant, se détruisant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une simple variation dans ce qui les modifie, tous, dis-je, se poussant, se détruisant, se procréant indifféremment, paraissent un instant sous une forme, et l’instant d’après sous une autre, peuvent au gré de l’être qui veut ou qui peut les mouvoir changer mille et mille fois dans un jour, sans qu’une seule loi de la nature en puisse être un moment affectée. Mais cet être que j’attaque est ma mère, c’est l’être qui m’a porté dans son sein. Eh quoi, ce sera cette vaine considération qui m’arrêtera, et quel titre aura-t-elle pour y réussir ? songeait-elle à moi, cette mère, quand sa lubricité la fit concevoir le foetus dont je dérivai ? puis-je lui devoir de la reconnaissance pour s’être occupée de son plaisir ? Ce n’est pas le sang de la mère d’ailleurs qui forme l’enfant, c’est celui du père seul ; le sein de la femelle fructifie, conserve, élabore, mais il ne fournit rien, et voilà la réflexion qui jamais ne m’eût fait attenter aux jours de mon père, pendant que je regarde comme une chose toute simple de trancher le fil de ceux de ma mère. S’il est donc possible que le coeur de l’enfant puisse s’émouvoir avec justice de quelques sentiments de gratitude envers une mère, ce ne peut être qu’en raison de ses procédés pour nous dès que nous sommes en âge d’en jouir. Si elle en a eu de bons, nous pouvons l’aimer, peut-être même le devons-nous ; si elle n’en a eu que de mauvais, enchaînés par aucune loi de la nature, non seulement nous ne lui devons plus rien, mais tout nous dicte de nous en défaire, par cette force puissante de l’égoïsme qui engage naturellement et invinciblement l’homme à se débarrasser de tout ce qui lui nuit.

- Oh, monsieur, répondis-je tout effrayée au marquis, cette indifférence que vous supposez à la nature n’est encore ici que l’ouvrage de vos passions ; daignez un instant écouter votre coeur au lieu d’elles, et vous verrez comme il condamnera ces impérieux raisonnements de votre libertinage. Ce coeur au tribunal duquel je vous renvoie n’est-il pas le sanctuaire où cette nature que vous outragez veut qu’on l’écoute et qu’on la respecte ? si elle y grave la plus forte horreur pour ce crime que vous méditez, m’accorderez-vous qu’il est condamnable ? Me direz-vous que le feu des passions détruit en un instant cette horreur, vous ne vous serez pas plus tôt satisfait qu’elle y renaîtra, qu’elle s’y fera entendre par l’organe impérieux des remords. Plus est grande votre sensibilité, plus leur empire sera déchirant pour vous… chaque jour, à chaque minute, vous la verrez devant vos yeux, cette mère tendre que votre main barbare aura plongée dans le tombeau, vous entendrez sa voix plaintive prononcer encore le doux nom qui faisait le charme de votre enfance… elle apparaîtra dans vos veilles, elle vous tourmentera dans vos songes, elle ouvrira de ses mains sanglantes les plaies dont vous l’aurez déchirée ; pas un moment heureux dès lors ne luira pour vous sur la terre, tous vos plaisirs seront empoisonnés, toutes vos idées se troubleront, une main céleste dont vous méconnaissez le pouvoir vengera les jours que vous aurez détruits en empoisonnant tous les vôtres, et sans avoir joui de vos forfaits vous périrez du regret mortel d’avoir osé les accomplir.

J’étais en larmes en prononçant ces derniers mots, je me précipitai aux genoux du marquis, je le conjurai par tout ce qu’il pouvait avoir de plus cher d’oublier un égarement infâme que je lui jurais de cacher toute ma vie, mais je ne connaissais pas le coeur que je cherchais à attendrir. Quelque vigueur qu’il pût encore avoir, le crime en avait brisé les ressorts et les passions dans toute leur fougue n’y faisaient plus régner que le crime. Le marquis se leva froidement.

- Je vois bien que je m’étais trompé, Sophie, me dit-il, j’en suis peut-être autant fâché pour vous que pour moi ; n’importe, je trouverai d’autres moyens, et vous aurez beaucoup perdu près de moi, sans que votre maîtresse y ait rien gagné.

Cette menace changea toutes mes idées ; en n’acceptant pas le crime qu’on me proposait, je risquais beaucoup pour mon compte, et ma maîtresse périssait infailliblement ; en consentant à la complicité, je me mettais à couvert du courroux de mon jeune maître, et je sauvais nécessairement sa mère. Cette réflexion, qui fut en moi l’ouvrage d’un instant, me fit changer de rôle à la minute, mais comme un retour si prompt eût pu paraître suspect, je ménageai longtemps ma défaite, je mis le marquis dans le cas de me répéter souvent ses sophismes, j’eus peu à peu l’air de ne savoir qu’y répondre, le marquis me crut vaincue, je légitimai ma faiblesse par la puissance de son art, à la fin j’eus l’air de tout accepter, le marquis me sauta au col… Que ce mouvement m’eût comblée d’aise si ces barbares projets n’eussent anéanti tous les sentiments que mon faible coeur avait osé concevoir pour lui… s’il eût été possible que je l’aimasse encore…

- Tu es la première femme que j’embrasse, me dit le marquis, et en vérité c’est de toute mon âme… tu es délicieuse, mon enfant ; un rayon de philosophie a donc pénétré ton esprit ; était-il possible que cette tête charmante restât si longtemps dans les ténèbres ?

Et en même temps nous convînmes de nos faits : pour que le marquis donnât mieux dans le panneau, j’avais toujours conservé un certain air de répugnance, chaque fois qu’il développait mieux son projet ou qu’il m’en expliquait les moyens, et ce fut cette feinte si permise dans ma malheureuse position, qui réussit à le tromper mieux que tout.

Nous convînmes que dans deux ou trois jours plus ou moins, suivant la facilité que j’y trouverais, je jetterais adroitement un petit paquet de poison que me remit le marquis dans une tasse de chocolat que la comtesse avait coutume de prendre tous les matins ; le marquis me garantit toutes les suites et me promit deux mille écus de rentes à manger ou près de lui, ou dans tel lieu que bon me semblerait le reste de mes jours ; il me signa cette promesse sans caractériser ce qui devait me faire jouir de cette faveur, et nous nous séparâmes.

Il arriva sur ces entrefaites quelque chose de trop singulier, de trop capable de vous faire voir le caractère de l’homme atroce à qui j’avais affaire, pour que je n’en interrompe pas le récit que vous attendez sans doute de la fin de cette cruelle aventure où je m’étais engagée. Le surlendemain de notre entrevue, le marquis reçut la nouvelle qu’un oncle sur la succession duquel il ne comptait nullement venait de lui laisser quatre-vingt mille livres de rentes en mourant. Oh ciel, me dis-je en l’apprenant, est-ce donc ainsi que la justice céleste punit le complot des forfaits ? j’ai pensé perdre la vie pour en avoir refusé un bien inférieur à celui-ci, et voilà cet homme au pinacle pour en avoir conçu un épouvantable. Mais me repentant aussitôt de ce blasphème envers la providence, je me jetai à genoux, j’en demandai pardon à Dieu et me flattai que cette succession inattendue allait au moins faire changer les projets du marquis… Quelle était mon erreur, grand Dieu !

- ô ma chère Sophie, me dit M. de Bressac en accourant dès le même soir dans ma chambre, comme les prospérités pleuvent sur moi ! Je te l’ai dit vingt fois, il n’est rien de tel que de concevoir un crime pour faire arriver le bonheur, il semble que ce ne soit qu’aux malfaiteurs que sa route s’entrouvre aisément. Quatre-vingts et soixante, mon enfant, voilà cent quarante mille livres de rentes qui vont servir à mes plaisirs.

- Eh quoi, monsieur, répondis-je avec une surprise modérée par les circonstances auxquelles j’étais enchaînée, cette fortune inattendue ne vous décide pas à attendre patiemment cette mort que vous voulez hâter ?

- Attendre, je n’attendrais pas deux minutes, mon enfant : songes-tu que j’ai vingt-huit ans et qu’il est bien dur d’attendre à mon âge ? Que ceci ne change rien à nos projets, je t’en supplie, et que nous ayons la consolation de terminer tout ceci, avant l’époque de notre retour à Paris… Tâche que ce soit demain, après-demain au plus tard, il me tarde déjà de te compter un quartier de ta pension et de te mettre en possession du total.

Je fis de mon mieux pour déguiser l’effroi que m’inspirait cet acharnement dans le crime, je repris mon rôle de la veille, mais tous mes sentiments achevèrent de s’éteindre, je ne crus plus devoir que de l’horreur à un scélérat tellement endurci.

Rien de plus embarrassant que ma position ; si je n’exécutais pas, le marquis s’apercevrait bientôt que je le jouais ; si j’avertissais Mme de Bressac, quelque parti que lui fît prendre la révélation de ce crime, le jeune homme se voyait toujours trompé et se décidait peut-être bientôt à des moyens plus sûrs qui faisaient également périr la mère et qui m’exposaient à toute la vengeance du fils. Il me restait la voie de la justice, mais pour rien au monde je n’eusse consenti à la prendre ; je me déterminai donc, quelque chose qui pût en arriver, à prévenir la comtesse ; de tous les partis possibles, celui-là me parut le meilleur et je m’y livrai.

- Madame, lui dis-je, le lendemain de ma dernière entrevue avec le marquis, j’ai quelque chose de la plus grande conséquence à vous révéler, mais à quelque point que cela vous touche, je suis décidée au silence, si vous ne me donnez avant votre parole d’honneur de ne témoigner à M. votre fils aucun ressentiment de ce qu’il a l’audace de projeter ; vous agirez, madame, vous prendrez le meilleur parti, mais vous ne direz mot, daignez me le promettre ou je me tais.

Mme de Bressac, qui crut qu’il ne s’agissait que de quelques extravagances ordinaires à son fils, s’engagea par le serment que j’exigeais, et alors je lui révélai tout. Cette malheureuse mère fondit en larmes en apprenant cette infamie.

- Le scélérat, s’écria-t-elle, qu’ai-je jamais fait que pour son bien ? Si j’ai voulu prévenir ses vices ou l’en corriger, quels autres motifs que son bonheur et sa tranquillité pouvaient m’engager à cette rigueur ? A qui doit-il cette succession qui vient de lui échoir, si ce n’est à mes soins ? Si je lui cachais, c’était par délicatesse. Le monstre ! ô Sophie, prouve-moi bien la noirceur de son projet, mets-moi dans la situation de n’en pouvoir plus douter, j’ai besoin de tout ce qui peut achever d’éteindre dans mon coeur les sentiments de la nature…

Et alors je fis voir à la comtesse le paquet de poison dont j’étais chargée ; nous en fîmes avaler une légère dose à un chien que nous enfermâmes avec soin et qui mourut au bout de deux heures dans des convulsions épouvantables. La comtesse ne pouvant plus douter se décida sur-le-champ au parti qu’elle devait prendre, elle m’ordonna de lui donner le reste du poison et écrivit dans l’instant par un courrier au duc de Sonzeval son parent, de se rendre chez le ministre en secret, d’y développer la noirceur dont elle était à la veille d’être victime, de se munir d’une lettre de cachet pour son fils, d’accourir à sa terre avec cette lettre et un exempt, et de la délivrer le plus tôt possible du monstre qui conspirait contre ses jours… Mais il était écrit dans le ciel que cet abominable crime s’exécuterait et que la vertu humiliée céderait aux efforts de la scélératesse.

Le malheureux chien sur lequel nous avions fait notre épreuve découvrit tout au marquis. Il l’entendit hurler ; sachant qu’il était aimé de sa mère, il demanda avec empressement ce qu’avait ce chien et où il était. Ceux à qui il s’adressa, ignorant tout, ne lui répondirent pas. De ce moment sans doute il forma des soupçons ; il ne dit mot, mais je le vis inquiet, agité, et aux aguets tout le long du jour. J’en fis part à la comtesse, mais il n’y avait pas à balancer, tout ce qu’on pouvait faire était de presser le courrier et de cacher l’objet de sa mission. La comtesse dit à son fils qu’elle envoyait en grande hâte à Paris, prier le duc de Sonzeval de se mettre sur-le-champ à la tête de la succession de l’oncle dont on venait d’hériter, parce que si quelqu’un ne paraissait pas dans la minute, il y avait des procès à craindre ; elle ajouta qu’elle engageait le duc à venir lui rendre compte de tout afin qu’elle se décidât elle-même à partir avec son fils si l’affaire l’exigeait. Le marquis, trop bon physionomiste pour ne pas voir de l’embarras sur le visage de sa mère, pour ne pas observer un peu de confusion dans le mien, se paya de tout et n’en fut que plus sûrement sur ses gardes. Sous le prétexte d’une partie de promenade avec ses mignons, il s’éloigne du château, il attend le courrier dans un lieu où il devait inévitablement passer. Cet homme, bien plus à lui qu’à sa mère, ne fait aucune difficulté de lui remettre ses dépêches, et le marquis, convaincu de ce qu’il appelait sans doute ma trahison, donne cent louis au courrier avec ordre de ne jamais reparaître dans la maison, et y revient la rage dans le coeur, mais en se contenant néanmoins de son mieux, il me rencontre, il me cajole à son ordinaire, me demande si ce sera pour demain, me fait observer qu’il est essentiel que cela soit avant que le duc n’arrive, et se couche tranquille et sans rien témoigner. Si ce malheureux crime se consomma, comme le marquis me l’apprit bientôt, ce ne put être que de la façon que je vais dire… Madame prit son chocolat le lendemain suivant son usage, et comme il n’avait passé que par mes mains, je suis bien sûre qu’il était sans mélange ; mais le marquis entra vers les dix heures du matin dans la cuisine, et n’y trouvant pour lors que le chef, il lui ordonna d’aller sur-le-champ lui chercher des pêches au jardin. Le cuisinier se défendit sur l’impossibilité de quitter ses mets, le marquis insista sur la fantaisie pressante de manger des pêches et dit qu’il veillerait aux fourneaux. Le chef sort, le marquis examine tous les plats du dîner, et jette vraisemblablement dans des cardes que madame aimait avec passion la fatale drogue qui devait trancher le fil de ses jours. On dîne, la comtesse mange sans doute de ce plat funeste et le crime s’achève. Je ne vous donne tout ceci que pour des soupçons ; M. de Bressac m’assura dans la malheureuse suite de cette aventure que son coup était exécuté, et mes combinaisons ne m’ont offert que ce moyen par lequel il lui ait été possible d’y parvenir. Mais laissons ces conjectures horribles et venons à la manière cruelle dont je fus punie de n’avoir pas voulu participer à cette horreur et de l’avoir révélée… Dès qu’on est hors de table, le marquis m’aborde :

- Écoute, Sophie, me dit-il avec le flegme apparent de la tranquillité, j’ai trouvé un moyen plus sûr que celui que je t’avais proposé pour venir à bout de mes projets, mais cela demande du détail ; je n’ose aller si souvent dans ta chambre, je crains les yeux de tout le monde ; trouve-toi à cinq heures précises au coin du parc, je t’y prendrai, et nous irons faire ensemble une grande promenade pendant laquelle je t’expliquerai tout.

Je l’avoue, soit permission de la providence, soit excès de candeur, soit aveuglement, rien ne m’annonçait l’affreux malheur qui m’attendait ; je me croyais si sûre du secret et des arrangements de la comtesse que je n’imaginai jamais que le marquis eût pu les découvrir. Il y avait pourtant de l’embarras dans moi :

Le parjure est vertu quand on punit le crime

a dit un de nos poètes tragiques, mais le parjure est toujours odieux pour l’âme délicate et sensible qui se trouve obligée d’y avoir recours ; mon rôle m’embarrassait, ça ne fut pas long. Les odieux procédés du marquis, en me donnant d’autres sujets de douleur, me tranquillisèrent bientôt sur ceux-là. Il m’aborda de l’air du monde le plus gai et le plus ouvert, et nous avançâmes dans la forêt sans qu’il fît autre chose que rire et plaisanter comme il en avait coutume avec moi. Quand je voulais mettre la conversation sur l’objet qui lui avait fait désirer notre entretien, il me disait toujours d’attendre, qu’il craignait qu’on ne nous observât et que nous n’étions pas encore en sûreté. Insensiblement nous arrivâmes vers ce buisson et ce gros chêne, où il m’avait rencontrée pour la première fois ; je ne pus m’empêcher de frémir en revoyant ces lieux, mon imprudence et toute l’horreur de mon sort semblèrent se présenter alors à mes regards dans toute leur étendue, et jugez si ma frayeur redoubla quand je vis au pied du funeste chêne où j’avais déjà essuyé une si terrible crise, deux des jeunes mignons du marquis qui passaient pour ceux qu’il chérissait le plus. Ils se levèrent quand nous approchâmes, et jetèrent sur le gazon des cordes, des nerfs de boeuf et autres instruments qui me firent frémir. Alors le marquis ne servant plus avec moi que des épithètes les plus grossières et les plus horribles :

- B…, me dit-il sans que les jeunes gens pussent l’entendre encore, reconnais-tu ce buisson dont je t’ai tirée comme une bête sauvage pour te rendre à la vie que tu avais mérité de perdre ? Reconnais-tu cet arbre, où je te menaçai de te remettre si tu me donnais jamais sujet de me repentir de mes bontés ? Pourquoi acceptais-tu les services que je te demandais contre ma mère si tu avais dessein de me trahir, et comment as-tu imaginé servir la vertu en risquant la liberté de celui à qui tu devais la vie ? Nécessairement placée entre deux crimes, pourquoi as-tu choisi le plus abominable ? Tu n’avais qu’à me refuser ce que je te demandais, et non pas l’accepter pour me trahir.

Alors le marquis me conta tout ce qu’il avait fait pour surprendre les dépêches du courrier et quels étaient les soupçons qui l’y avaient engagé.

- Qu’as-tu fait par ta fausseté, indigne créature ? continua-t-il, tu as risqué tes jours sans conserver ceux de ma mère, le coup est fait et j’espère à mon retour voir mes succès amplement couronnés. Mais il faut que je te punisse, il faut que je t’apprenne que le sentier de la vertu n’est pas toujours le meilleur et qu’il y a des positions dans le monde où la complicité d’un crime est préférable à sa délation. Me connaissant comme tu dois me connaître, comment as-tu osé te jouer à moi ? t’es-tu figuré que le sentiment de la pitié que n’admit jamais mon coeur que pour l’intérêt de mes plaisirs, ou que quelques principes de religion que je foulai constamment aux pieds, seraient capables de me retenir… ? ou peut-être as-tu compté sur tes charmes ? ajouta-t-il avec le ton du plus cruel persiflage… Eh bien, je vais te prouver que ces charmes, aussi mieux dévoilés qu’ils peuvent l’être, ne serviront qu’à mieux allumer ma vengeance.

Et sans me donner le temps de répondre, sans témoigner la moindre émotion pour le torrent de larmes dont il me voyait inondée, m’ayant fortement saisi le bras et me traînant à ses satellites :

- La voilà, leur dit-il, celle qui a voulu empoisonner ma mère et qui peut-être a déjà commis ce crime affreux, quels qu’aient été mes soins pour le prévenir ; j’aurais peut-être mieux fait de la remettre entre les mains de la justice, mais elle y aurait perdu la vie, et je veux la lui laisser pour qu’elle ait plus longtemps à souffrir ; dépouillez-la promptement et liez-la le ventre à cet arbre, que je la châtie comme elle mérite de l’être.

L’ordre fut presque aussitôt exécuté que donné, on me mit un mouchoir sur la bouche, on me fit embrasser étroitement l’arbre, et on m’y garrotta par les épaules et par les jambes, laissant le reste du corps sans liens, pour que rien ne pût le garantir des coups qu’il allait recevoir. Le marquis, étonnamment agité, s’empara d’un nerf de boeuf ; avant de frapper, le cruel voulut observer ma contenance ; on eût dit qu’il repaissait ses yeux et de mes larmes et des caractères de douleur ou d’effroi qui s’imprégnaient sur ma physionomie… Alors il passa derrière moi à environ trois pieds de distance et je me sentis à l’instant frappée de toutes les forces qu’il était possible d’y mettre, depuis le milieu du dos jusqu’au gras des jambes. Mon bourreau s’arrêta une minute, il toucha brutalement de ses mains toutes les parties qu’il venait de meurtrir… je ne sais ce qu’il dit bas à un de ses satellites, mais dans l’instant on me couvrit la tête d’un mouchoir qui ne me laissa plus le pouvoir d’observer aucun de leurs mouvements. ; il s’en fit pourtant plusieurs derrière moi avant la reprise des nouvelles scènes sanglantes où j’étais encore destinée… Oui, bien, c’est cela, dit le marquis avant de refrapper, et à peine cette parole où je ne comprenais rien fut-elle prononcée, que les coups recommencèrent avec plus de violence ; il se fit encore une suspension, les mains se reportèrent une seconde fois sur les parties lacérées, on se parla bas encore… Un des jeunes gens dit haut : Ne suis-je pas mieux ainsi ?… et ces nouvelles paroles également incompréhensibles pour moi, auxquelles le marquis répondit seulement : Plus près, plus près, furent suivies d’une troisième attaque encore plus vive que les autres, et pendant laquelle Bressac dit à deux ou trois reprises consécutives [ces] mots, enlacés de jurements affreux : Allez donc, allez donc tous les deux, ne voyez-vous pas bien que je veux la faire mourir de ma main sur la place ? Ces mots prononcés par des gradations toujours plus fortes terminèrent cette insigne boucherie, on se parla encore quelques minutes bas, j’entendis de nouveaux mouvements, et je sentis mes liens se détacher. Alors mon sang dont je vois le gazon couvert m’apprit l’état dans lequel je devais être ; le marquis était seul, ses aides avaient disparu…

- Eh bien, catin, me dit-il en m’observant avec cette espèce de dégoût qui suit le délire des passions, trouves-tu que la vertu te coûte un peu cher, et deux mille écus de pension ne valaient-ils pas bien cent coups de nerf de boeuf ?…

Je me jetai au pied de l’arbre, j’étais prête à perdre connaissance… Le scélérat, pas encore satisfait des horreurs où il venait de se porter, cruellement excité de la vue de mes maux, me foula de ses pieds sur la terre et m’y pressa jusqu’à m’étouffer.

- Je suis bien bon de te sauver la vie, répéta-t-il deux ou trois fois, prends garde au moins à l’usage que tu feras de mes nouvelles bontés…

Alors il m’ordonna de me relever et de reprendre mes vêtements, et comme le sang coulait de partout, pour que mes habits, les seuls qui me restaient, ne s’en trouvassent point tachés, je ramassai machinalement de l’herbe pour m’essuyer.

Cependant il se promenait en long et en large et me laissait faire, plus occupé de ses idées que de moi. Le gonflement de mes chairs, le sang qui coulait encore, les douleurs affreuses que j’endurais, tout me rendit presque impossible l’opération de me rhabiller et jamais l’homme féroce auquel j’avais affaire, jamais ce monstre qui venait de me mettre dans ce cruel état, lui pour lequel j’aurais donné ma vie il y avait quelques jours, jamais le plus léger sentiment de commisération ne l’engagea seulement à m’aider ; dès que je fus prête, il m’approcha.

- Allez où vous voudrez, me dit-il, il doit vous rester de l’argent dans votre poche, je ne vous l’ôte point, mais gardez-vous de reparaître chez moi ni à Paris, ni à la campagne. Vous allez publiquement passer, je vous en avertis, pour la meurtrière de ma mère ; si elle respire encore, je vais lui faire emporter cette idée au tombeau ; toute la maison le saura ; je vous dénoncerai à la justice. Paris devient donc d’autant plus inhabitable pour vous que votre première affaire que vous y avez crue terminée n’a été qu’assoupie, je vous en préviens. On vous a dit qu’elle n’existait plus, mais on vous a trompée ; le décret n’a point été purgé ; on vous laissait dans cette situation pour voir comment vous vous conduiriez. vous avez donc maintenant deux procès au lieu d’un, et à la place d’un vil usurier pour adversaire un homme riche et puissant, déterminé à vous poursuivre jusqu’aux enfers, si vous abusez par des plaintes calomniatrices de la vie que je veux bien vous laisser.

- Oh, monsieur, répondis-je, quelles qu’aient été vos rigueurs envers moi, ne craignez rien de mes démarches ; j’ai cru devoir en faire contre vous quand il s’agissait de la vie de votre mère, je n’en entreprendrai jamais quand il ne s’agira que de la malheureuse Sophie. Adieu, monsieur, puissent vos crimes vous rendre aussi heureux que vos cruautés me causent de tourments, et quel que soit le sort où le ciel vous place, tant qu’il daignera conserver mes déplorables jours, je ne les emploierai qu’à l’implorer pour vous.

Le marquis leva la tête, il ne put s’empêcher de me considérer à ces mots, et comme il me vit couverte de larmes, pouvant à peine me soutenir, dans la crainte de s’émouvoir sans doute, le cruel s’éloigna et ne tourna plus ses regards de mon côté. Dès qu’il eut disparu, je me laissai tomber à terre et là, m’abandonnant à toute ma douleur, je fis retentir l’air de mes gémissements, et j’arrosai l’herbe de mes larmes :

- ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu, il était dans votre volonté que l’innocent devînt encore la proie du coupable ; disposez de moi, seigneur, je suis encore bien loin des maux que vous avez soufferts pour nous ; puissent ceux que j’endure en vous adorant me rendre digne un jour des récompenses que vous promettez au faible quand il vous a toujours pour objet dans ses tribulations et qu’il vous glorifie dans ses peines !

La nuit venait, j’étais hors d’état d’aller plus loin, à peine pouvais-je me soutenir ; je me ressouvins du buisson où j’avais couché quatre ans auparavant dans une situation bien moins malheureuse sans doute, je m’y traînai comme je pus et m’y étant mise à la même place, tourmentée de mes blessures encore saignantes, accablée des maux de mon esprit et des chagrins de mon coeur, j’y passai la plus cruelle nuit qu’il soit possible d’imaginer. La vigueur de mon âge et de mon tempérament m’ayant donné un peu de force au point du jour, trop effrayée du voisinage de ce cruel château, je m’en éloignai promptement, je quittai la forêt et résolus de gagner à tout hasard les premières habitations qui s’offriraient à moi, j’entrai dans le bourg de Claye éloigné de Paris d’environ six lieues. Je demandai la maison du chirurgien, on me l’indiqua ; je le priai de me panser, je lui dis que fuyant pour quelque cause d’amour la maison de ma mère à Paris, j’étais malheureusement tombée dans cette forêt de Bondy, où des scélérats m’avaient traitée comme il le voyait ; il me soigna, aux conditions que je ferais une déposition au greffier du village ; j’y consentis ; vraisemblablement on fit des recherches dont je n’entendis jamais parler, et le chirurgien ayant bien voulu que je logeasse chez lui jusqu’à ma guérison, il s’y employa avec tant d’art qu’avant un mois je fus parfaitement rétablie.

Dès que l’état où j’étais me permit de prendre l’air, mon premier soin fut de tâcher de trouver dans le village quelque jeune fille assez adroite et assez intelligente pour aller au château de Bressac s’informer de tout ce qui s’y était passé de nouveau depuis mon départ. La curiosité n’était pas le seul motif qui me déterminait à cette démarche ; cette curiosité, peut-être dangereuse, eût assurément été déplacée, mais le peu d’argent que j’avais gagné chez la comtesse était resté dans ma chambre, à peine avais-je six louis sur moi et j’en possédais près de trente au château. Je n’imaginais pas que le marquis fût assez cruel pour me refuser ce qui était à moi aussi légitimement, et j’étais convaincue que sa première fureur passée, il ne me ferait pas une seconde injustice ; j’écrivis une lettre aussi touchante que je le pus… Hélas, elle ne l’était que trop, mon coeur triste y parlait peut-être encore malgré moi en faveur de ce perfide ; je lui cachais soigneusement le lieu que j’habitais, et le suppliais de me renvoyer mes effets et le peu d’argent qui se trouverait à moi dans ma chambre. Une paysanne de vingt à vingt-cinq ans, fort vive et fort spirituelle, me promit de se charger de ma lettre, et de faire assez d’informations sous main pour pouvoir me satisfaire à son retour sur tous les différents objets sur lesquels je la prévins que je l’interrogerais ; je lui recommandai expressément de cacher le lieu dont elle venait, de ne parler de moi en quoi que ce soit, de dire qu’elle tenait la lettre d’un homme qui l’apportait de plus de quinze lieues de là. Jeannette partit, c’était le nom de ma courrière, et vingt-quatre heures après elle me rapporta ma réponse. Il est essentiel, madame, de vous instruire de ce qui s’était passé chez le marquis de Bressac, avant que de vous faire voir le billet que j’en reçus.

La comtesse de Bressac, tombée grièvement malade le jour de ma sortie du château, était morte subitement la même nuit. Qui que ce soit n’était venu de Paris au château, et le marquis dans la plus grande désolation prétendait que sa mère avait été empoisonnée par une femme de chambre qui s’était évadée le même jour et que l’on nommait Sophie ; on faisait des recherches de cette femme de chambre, et l’intention était de la faire périr sur un échafaud si on la trouvait. Au reste le marquis se trouvait par cette succession beaucoup plus riche qu’il ne l’avait cru, et les coffres-forts, les pierreries de Mme de Bressac, tous objets dont on avait peu de connaissance, mettaient le marquis, indépendamment des revenus, en possession de plus de six cent mille francs ou d’effets ou d’argent comptant. Au travers de sa douleur affectée, il avait, disait-on, bien de la peine à cacher sa joie, et les parents convoqués pour l’ouverture du corps exigée par le marquis, après avoir déploré le sort de la malheureuse comtesse, et juré de la venger si celle qui avait commis un tel crime pouvait tomber entre leurs mains, avaient laissé le jeune homme en pleine et paisible possession du finit de sa scélératesse. M. de Bressac avait parlé lui-même à Jeannette, il lui avait fait différentes questions auxquelles la jeune fille avait répondu avec tant de fermeté et de franchise qu’il s’était déterminé à lui faire une réponse, sans la presser davantage.

- La voilà, cette fatale lettre, dit Sophie en la sortant de sa poche, la voilà, madame, elle est quelquefois nécessaire à mon coeur et je la conserverai jusqu’à mon dernier soupir ; lisez-la si vous le pouvez sans frémir.

Mme de Lorsange, ayant pris le billet des mains de notre belle aventurière, y lut les mots suivants :

” Une scélérate capable d’avoir empoisonné ma mère est bien hardie d’oser m’écrire après cet exécrable délit. Ce qu’elle fait de mieux est de bien cacher sa retraite ; elle peut être sûre que l’on l’y troublera si on l’y découvre. Qu’ose-t-elle réclamer… que parle-t-elle d’argent et d’effets ? Ce qu’elle a pu laisser équivaut-il les vols qu’elle a faits, ou pendant son séjour dans la maison, ou en consommant son dernier crime ?

Qu’elle évite un second envoi pareil à celui-ci, car on lui déclare qu’on ferait arrêter son commissionnaire jusqu’à ce que le lieu qui recèle la coupable fût connu de la justice. “

- Continuez, ma chère enfant, dit Mme de Lorsange en rendant le billet à Sophie, voilà des procédés qui font horreur… Nager dans l’or et refuser à une malheureuse qui n’a pas voulu concourir à un crime ce qu’elle a légitimement gagné, est une infamie qui n’a point d’exemple.

- Hélas, madame, continua Sophie en reprenant la suite de son histoire, je fus deux jours à pleurer sur cette malheureuse lettre, et je gémissais bien plus des procédés horribles qu’elle peignait que des refus qu’elle contenait. Me voilà donc coupable, m’écriai-je, me voilà donc une seconde fois déférée à la justice pour avoir trop respecté ses décrets… Soit, je ne m’en repens pas ; quelque chose qui puisse m’arriver, je ne connaîtrai ni la douleur morale, ni les remords, tant que mon âme sera pure, et que je n’aurai d’autres torts que d’avoir trop écouté les sentiments d’équité et de vertu qui ne m’abandonneront jamais.

Il m’était cependant impossible de croire que les recherches dont le marquis me parlait fussent bien réelles ; elles avaient si peu de vraisemblance, il était si dangereux pour lui de me faire paraître en justice que j’imaginai qu’il devait au-dedans de lui-même se trouver infiniment plus effrayé de ma présence auprès de lui, si jamais il venait à la découvrir, que je ne devais frémir de ses menaces. Ces réflexions me décidèrent à rester dans l’endroit même où je me trouvais, et à m’y placer si je le pouvais, jusqu’à ce que mes fonds un peu plus accrus me permissent de m’éloigner.

M. Rodin, c’était le nom du chirurgien chez lequel j’étais, me proposa lui-même de le servir. C’était un homme de trente-cinq ans, d’un caractère dur, brusque, brutal, mais jouissant d’ailleurs dans tout le pays d’une excellente réputation ; fort adonné à son talent, n’ayant aucune femme chez lui, il était bien aise, en rentrant, d’en trouver une qui prît soin de son ménage et de sa personne ; il m’offrait deux cents francs par an et quelques profits de ses pratiques, je consentis à tout.

M. Rodin possédait une connaissance trop exacte de mon physique pour ignorer que je n’avais jamais vu d’homme, il était également instruit du désir extrême que j’avais de me conserver toujours pure, il m’avait promis de ne me jamais tracasser sur cet objet ; en conséquence nos arrangements mutuels furent bientôt pris… Mais je ne me confiai point à mon nouveau maître, et il ignora toujours qui j’étais.

Il y avait deux ans que j’étais dans cette maison et quoique je ne laissasse pas que d’y avoir beaucoup de peine, la sorte de tranquillité d’esprit dont j’y jouissais m’y faisait presque oublier mes chagrins, lorsque le ciel qui ne voulait pas qu’une seule vertu pût émaner de mon coeur sans m’accabler aussitôt d’infortune, vint encore m’enlever à la triste félicité où je me trouvais un instant pour me replonger dans de nouveaux malheurs.

Me trouvant seule un jour à la maison, en parcourant divers endroits où mes soins m’appelaient, je crus entendre des gémissements sortir du fond d’une cave ; je m’approche… je distingue mieux, j’entends les cris d’une jeune fille, mais une porte exactement fermée la séparait de moi ; il me devenait impossible d’ouvrir le lieu de sa retraite. Mille idées me passèrent alors dans l’esprit… Que pouvait faire là cette créature ? M. Rodin n’avait point d’enfants, je ne lui connaissais ni soeurs, ni nièces auxquelles il pût prendre intérêt ; l’extrême régularité dans laquelle je l’avais vu vivre ne me permettait pas de croire que cette jeune fille fût destinée à ses débauches. Pour quel sujet l’enfermait-il donc ? Étonnamment curieuse de résoudre ces difficultés, j’ose interroger cette enfant, je lui demande ce qu’elle fait là et qui elle est.

- Hélas, mademoiselle, me répond en pleurant cette infortunée, je suis la fille d’un bûcheron de la forêt, je n’ai que douze ans ; ce monsieur qui demeure ici m’a enlevée hier, avec un de ses amis, dans un moment où mon père était éloigné ; ils m’ont liée tous les deux, ils m’ont jetée dans un sac plein de son, au fond duquel je ne pouvais crier, ils m’ont mise sur un cheval en croupe et m’ont entrée hier au soir de nuit dans cette maison ; ils m’ont déposée tout de suite dans cette cave ; je ne sais ce qu’ils veulent faire de moi, mais en arrivant, ils m’ont fait mettre nue, ils ont examiné mon corps, ils m’ont demandé mon âge, et celui enfin qui avait l’air d’être le maître de la maison a dit à l’autre qu’il fallait remettre l’opération à après-demain au soir, à cause de mon effroi, qu’un peu tranquillisée, leur expérience serait meilleure, et que je remplissais bien au reste toutes les conditions qu’il fallait au sujet.

Cette petite fille se tut après ces mots et recommença à pleurer avec plus d’amertume ; je l’engageai à se calmer et lui promis mes soins. Il me devenait assez difficile de comprendre ce que M. Rodin et son ami, chirurgien comme lui, prétendaient faire de cette infortunée ; cependant le mot de sujet, que je leur entendais souvent prononcer dans d’autres occasions, me fit à l’instant soupçonner qu’il se pouvait fort bien qu’ils eussent l’effroyable projet de faire quelque dissection anatomique sur cette malheureuse enfant ; avant que d’adopter cette cruelle opinion, je résolus pourtant de m’éclairer mieux. Rodin rentre avec son ami, ils soupent ensemble, ils m’éloignent, je fais semblant de leur obéir, je me cache, et leur conversation ne me convainc que trop du projet horrible qu’ils méditent.

- Jamais, dit l’un d’eux, cette partie de l’anatomie ne sera parfaitement connue, qu’elle ne soit examinée avec le plus grand soin sur un sujet de douze ou treize ans ouvert à l’instant du contact de la douleur sur les nerfs ; il est odieux que de futiles considérations arrêtent ainsi le progrès des arts…

Eh bien, c’est un sujet de sacrifié pour en sauver des millions ; doit-on balancer à ce prix ? Le meurtre opéré par les lois est-il d’une autre espèce que celui qui va se commettre dans notre opération, et l’objet de ces lois si sages n’est-il pas le sacrifice d’un pour sauver mille ? Que rien ne nous arrête donc.

- Oh, pour moi, j’y suis décidé, reprit l’autre, et il y a bien longtemps que je l’aurais fait, si je l’avais osé tout seul.

Je ne vous rendrai point le reste de la conversation ; ne portant que sur des choses de l’art, je la retins peu, et ne m’occupai plus de ce moment-ci qu’à sauver à tout prix cette malheureuse victime d’un art précieux à tous égards sans doute, mais dont les progrès me semblaient trop chèrement payés au prix du sacrifice de l’innocence. Les deux amis se séparèrent et Rodin se coucha sans me parler de quoi que ce soit. Le lendemain, jour destiné à cette cruelle immolation, il sortit comme à son ordinaire, en me disant qu’il ne rentrerait que pour souper avec son ami comme la veille ; à peine fut-il dehors que je ne m’occupai plus que de mon projet… Le ciel le servit, mais oserais-je dire si ce fut l’innocence sacrifiée qu’il secourut ou l’acte de pitié de la malheureuse Sophie qu’il eut dessein de punir ?… Je dirai le fait, vous voudrez bien décider la question, madame, tellement accablée par la main de cette inexplicable providence, il me devient impossible de scruter ses intentions sur moi ; j’ai tâché de seconder ses vues, j’en ai été barbarement punie, c’est tout ce que je puis dire.

Je descends à la cave, j’interroge de nouveau cette petite fille… toujours mêmes discours, toujours mêmes craintes ; je lui demande si elle sait où l’on place la clé quand on sort de sa prison… Je l’ignore, me répond-elle, mais je crois qu’on l’emporte… Je cherche à tout événement, lorsque quelque chose dans le sable se fait sentir à mes pieds, je me baisse… c’est ce que je cherche, j’ouvre la porte… La pauvre petite malheureuse se jette à mes genoux, elle arrose mes mains des larmes de sa reconnaissance, et sans me douter de tout ce que je risque, sans réfléchir au sort auquel je dois m’attendre, je ne m’occupe que de faire évader cette enfant, je la fais heureusement sortir du village sans rencontrer personne, je la remets dans le chemin de la forêt, l’embrasse en jouissant comme elle et de son bonheur et de celui qu’elle va faire goûter à son père en reparaissant à ses yeux, et je reviens promptement au logis. A l’heure dite nos deux chirurgiens rentrent, pleins d’espoir d’exécuter leurs odieux projets ; ils soupent avec autant de gaieté que de promptitude, et descendent à la cave dès qu’ils ont fini. Je n’avais pris d’autre précaution pour cacher ce que j’avais fait que de briser la serrure, et de remettre la clé où je l’avais trouvée, afin de faire croire que la petite fille s’était sauvée toute seule, mais ceux que je voulais tromper n’étaient pas gens à se laisser si facilement aveugler… Rodin remonte furieux, il se jette sur moi et m’accablant de coups, il me demande ce que j’ai fait de l’enfant qu’il avait enfermée ; je commence par nier… et ma malheureuse franchise finit par me faire tout avouer. Rien n’égale alors les expressions dures et emportées dont ces deux scélérats se servirent ; l’un proposa de me mettre à la place de l’enfant que j’avais sauvée, l’autre des supplices encore plus effrayants, et ces propos et ces projets, tout cela s’entremêlait de coups qui me renvoyant de l’un à l’autre m’étourdirent bientôt au point de me faire tomber à terre sans connaissance. Leur rage alors devint plus tranquille. Rodin me rappelle à la vie et dès que j’ai repris mes sens, ils m’ordonnent de me mettre nue. J’obéis en tremblant ; dès que je suis dans l’état où ils désirent, l’un d’eux me tient, l’autre opère ; ils me coupent un doigt à chaque pied, ils me rassoient, ils m’arrachent chacun une dent au fond de la bouche.

- Ce n’est pas tout, dit Rodin, en mettant un fer au feu, je l’ai prise fouettée, je veux la renvoyer marquée.

Et en disant cela, l’infâme, pendant que son ami me tient, m’applique derrière l’épaule le fer ardent, dont on marque les voleurs…

- Qu’elle ose paraître à présent, la catin, qu’elle l’ose, dit Rodin furieux, et en montrant cette lettre ignominieuse, je légitimerai suffisamment les raisons qui me l’ont fait renvoyer avec tant de secret et de promptitude.

Cela dit, les deux amis me prennent ; il était nuit ; ils me conduisent au bord de la forêt et m’y abandonnent cruellement après m’avoir fait entrevoir encore tout le danger d’une récrimination contre eux, si je veux l’entreprendre dans l’état d’avilissement où je me trouve.

Toute autre que moi se fût peu souciée de cette menace ; dès qu’on pouvait prouver que le traitement que je venais d’essuyer n’était l’ouvrage d’aucun tribunal, qu’avais-je à craindre ? Mais ma faiblesse, ma candeur ordinaire, l’effroi de mes malheurs de Paris et du château de Bressac, tout m’étourdit, tout m’effraya et je ne pensai qu’à m’éloigner de ce fatal endroit dès que les douleurs que j’éprouvais seraient un peu calmées ; comme ils avaient soigneusement pansé les plaies qu’ils avaient faites, elles le furent dès le lendemain matin, et après avoir passé sous un arbre une des plus affreuses nuits de ma vie, je me mis en marche dès que le jour parut. Les plaies de mes pieds m’empêchaient d’aller bien vite, mais pressée de m’éloigner des environs d’une forêt aussi funeste pour moi, je fis pourtant quatre lieues ce premier jour, le lendemain et le surlendemain autant, mais ne m’orientant point, ne demandant rien, je ne fis que tourner autour de Paris, et le quatrième jour de ma marche au soir, je ne me trouvai qu’à Lieusaint ; sachant que cette route pouvait me conduire vers les provinces méridionales de la France, je résolus de la suivre, et de gagner comme je pourrais ces pays éloignés, m’imaginant que la paix et le repos si cruellement refusés pour moi dans ma patrie m’attendaient peut-être au bout du monde.

Fatale erreur ! et que de chagrins il me restait à éprouver encore ! Ma fortune, bien plus médiocre chez Rodin que chez le marquis de Bressac, ne m’avait pas obligée à mettre une partie de mes fonds de côté ; j’avais heureusement tout sur moi, c’est-à-dire environ dix louis, somme à quoi se montait et ce que j’avais sauvé de chez Bressac, et ce que j’avais gagné chez le chirurgien. Dans l’excès de mon malheur, je me trouvais encore heureuse de ce qu’on ne m’avait pas enlevé ces secours et je me flattai qu’ils me conduiraient au moins jusqu’à ce que je fusse en situation de pouvoir trouver quelque place. Les infamies qui m’avaient été faites ne paraissant point à découvert, j’imaginai pouvoir les déguiser toujours, et que leur flétrissure ne m’empêcherait pas de gagner ma vie ; j’avais vingt-deux ans, une santé robuste quoique fluette et mince, une figure dont pour mon malheur on ne faisait que trop d’éloges, quelques vertus qui quoiqu’elles m’eussent toujours nui, me consolaient pourtant dans mon intérieur et me faisaient espérer qu’enfin la providence leur accorderait sinon quelques récompenses, au moins quelques suspensions aux maux qu’elles m’avaient attirés. Pleine d’espoir et de courage, je continuai ma route jusqu’à Sens ; là mes pieds mal guéris me faisant souffrir des douleurs énormes, je résolus de me reposer quelques jours, mais n’osant confier à personne la cause de ce que je souffrais, et me rappelant les drogues dont j’avais vu faire usage à Rodin dans des blessures pareilles, j’en achetai et me soignai moi-même. Une semaine de repos me remit entièrement ; peut-être eussé-je trouvé quelque place à Sens, mais pénétrée de la nécessité de m’éloigner, je ne voulus pas même en faire demande, je poursuivis ma route, avec le dessein de chercher fortune en Dauphiné ; j’avais beaucoup entendu parler de ce pays dans mon enfance, je m’y figurai le bonheur ; nous allons voir comme j’y réussis.

Dans aucune circonstance de ma vie les sentiments de religion ne m’avaient abandonnée ; méprisant les vains sophismes des esprits forts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d’une feutre persuasion, je leur opposais ma conscience et mon coeur, et trouvais au moyen de l’une et de l’autre tout ce qu’il fallait pour y répondre. Forcée quelquefois par mes malheurs de négliger mes devoirs de piété, je réparais ces torts aussitôt que j’en trouvais l’occasion. Je venais de partir d’Auxerre le 7 de juin, je n’en oublierai jamais l’époque, j’avais fait environ deux lieues et la chaleur commençant à me gagner, je résolus de monter sur une petite éminence couverte d’un bouquet de bois, un peu éloignée du chemin vers la gauche, à dessein de m’y rafraîchir et d’y sommeiller une couple d’heures, à moins de frais que dans une auberge et plus de sûreté que sur le grand chemin. Je monte et m’établis au pied d’un chêne, où après un déjeuner frugal composé d’un peu de pain et d’eau, je me livre aux douceurs du sommeil ; j’en jouis plus de deux heures avec tranquillité.

En me réveillant, je me plus à contempler le paysage qui s’offrait à moi, toujours sur la gauche du chemin ; du milieu d’une forêt qui s’étendait à perte de vue, je crus voir à plus de trois lieues de moi, un petit clocher s’élever modestement dans l’air.

- Douce solitude, me dis-je, que ton séjour me fait envie ! ce doit être là l’asile de quelques religieuses ou de quelques saints solitaires, uniquement occupés de leurs devoirs, entièrement consacrés à la religion, éloignés de cette société pernicieuse où le crime luttant sans cesse contre l’innocence, vient toujours à bout d’en triompher ; je suis sûre que toutes les vertus doivent habiter là.

J’étais occupée de ces réflexions, lorsqu’une jeune fille de mon âge, gardant quelques moutons sur ce plateau, s’offrit tout à coup à ma vue ; je l’interrogeai sur cette habitation, elle me dit que ce que je voyais était un couvent de récollets, occupé par quatre solitaires, dont rien n’égalait la religion, la continence et la sobriété.

- On y va, me dit cette fille, une fois par an, en pèlerinage pour une vierge miraculeuse dont les gens pieux obtiennent tout ce qu’ils veulent.

Émue du désir d’aller aussitôt implorer quelques secours aux pieds de cette sainte mère de Dieu, je demandai à cette fille si elle voulait venir avec moi ; elle me dit que cela lui était impossible, que sa mère l’attendait incessamment chez elle, mais que la route était facile, elle me l’indiqua et me dit que le père gardien, le plus respectable et le plus saint des hommes, non seulement me recevrait à merveille, mais m’offrirait même des secours, si j’étais dans le cas d’en avoir besoin.

- On le nomme le révérend père Raphaël, continua cette fille, il est Italien, mais il a passé sa vie en France, il se plaît dans cette solitude et il a refusé du pape dont il est parent plusieurs excellents bénéfices ; c’est un homme d’une grande famille, doux, serviable, plein de zèle et de piété, âgé d’environ cinquante ans et que tout le monde regarde comme un saint dans le pays.

Le récit de cette bergère m’ayant enflammée davantage encore, il me devint impossible de résister au désir que j’avais d’aller en pèlerinage à ce couvent et d’y réparer par le plus d’actes pieux que je pourrais toutes les négligences dont j’étais coupable. Quelque besoin que j’aie moi-même de charités, j’en fais à cet

10 Oeuvres du Marquis de Sade (Classiques de l'érotisme BDSM)

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