Читать книгу Greco ou le Secret de Tolède - Maurice Barrès - Страница 3
ОглавлениеMA PREMIÈRE VISITE AU GRECO
Si j’essaie de me rappeler ma première visite au Greco, j’y trouve emmêlé le souvenir de mon premier soir dans les rues de Tolède. J’étais sorti au hasard, après mon repas, et le long des hauts murs qui s’enfoncent dans un ciel sans étoiles, je suivais l’étroit ruban dallé. Je côtoyais d’immenses couvents et de lourds palais, grillés, écussonnés, dont la mauvaise fortune n’a pas abattu l’orgueil. La nuit ranime autour d’eux toute leur vie passée, devenue belle comme un songe. Un peuple d’images délaissées, flamandes, juives, catholiques, sarrasines, m’attendaient au retrait de chaque portail. Dès ce premier soir, elles se sont jetées sur moi, comme la misère sur le pauvre monde, et depuis vingt années je les nourris d’un sang étranger. Je ne m’en plains pas; elles m’ont en retour servi dans tous mes plaisirs...
Quel silence régnait, ce soir-là, dans les ruelles obscures de cette montueuse Tolède! Au pied des murailles, les grillons chantaient; plus haut, d’imprévues chauves-souris voltigeaient. Vers les onze heures et demie, j’entendis une musique que j’essayai de joindre à travers ce dédale, et soudain je tombai dans une rue plus large, sur une danse en plein air.
Des valseurs tournaient, mal éclairés. C’était une Tolède populaire et de tous les âges. Des petites filles enlacées, gravement, marquaient les mesures avec des grâces de revenantes. Et rapide, comme nous le sommes dans un pays pour lequel notre curiosité est neuve, je croyais voir, faisant le cercle, les héros de Goya, de Velazquez, de Cervantès et de Caldéron, qui représentent aux yeux d’un novice toute l’Espagne... Cependant, je n’éprouvais pas un plaisir décidé. Ces cuivres, ces fracas vulgaires s’accordaient trop mal avec le décor.
Soudain, la musique cessa, les danseurs poussèrent de longs cris gutturaux, on éteignit les lumières, et vivement sur ces ruelles escarpées la compagnie se dissipa. Alors, une chanson s’éleva dans la nuit. C’était une strophe, un chant de solitude, quatre vers pleins et poignants, une goutte de miel qui déborde du cœur.
Le lendemain, à Santo Tomé, son écho se relia dans mon âme aux images nerveuses et tristes que me présentait la toile fameuse du Greco, l’Enterrement du comte d’Orgaz.
L’Enterrement du comte d’Orgaz (Tolède, église San Tomé)
Au-dessus du ravin profond où le Tage roule son flot jaunâtre, l’église de Santo Tomé dresse une haute tour, en briques roussies, ornée d’arcatures arabes et de colonnes vernissées. C’est une de ces mosquées, transformées en églises, qui nous font souvenir qu’une âme musulmane est captive dans les assises de Tolède. Demi-ruinée, assez misérable, elle fait pourtant le meilleur coffret à cet Enterrement du comte d’Orgaz, chef-d’ œuvre d’un sentiment à la fois arabe et catholique.
Le tableau occupe encore la place où Greco l’installa, au fond de la travée de droite, dans un léger retrait de la muraille qui lui sert de cadre. (Et vraiment il ne gagne pas dans tout ce blanc de plâtre.) C’est une composition en deux parties: dans le bas, l’enterrement du seigneur d’Orgaz; au-dessus, sa réception, à la Cour céleste.
Au premier plan saint Augustin et saint Étienne, couverts de riches étoffes, s’inclinent pour soulever dans leurs bras le corps inanimé du seigneur d’Orgaz vêtu de sa cuirasse flamande. Derrière eux, debout et serrés, une trentaine de gentilshommes, de prêtres et de moines, presque tous vêtus de noir, forment d’un bout à l’autre de la toile une sorte de frise. Une atmosphère de solennelle tristesse pénètre, apaise ce bel office des morts. Dès l’abord il nous saisit l’âme et nous rend grave. Nous avons sous nos yeux une élite de la société tolédane, peinte d’après la vie de son expression morale la plus noble. Ce sont des personnages sévères, durs de corps et d’esprit, capables d’une certaine fantaisie bizarre et triste, mais non de vraie joie et d’abandon Je les crois entêtés dans leurs imaginations héréditaires, et, comme dirait Voltaire, fermés aux lumières. Le miracle qui s’accomplit devant eux les édifie sans les étonner. Aussi bien, comment s’étonneraient-ils d’avoir la visite de ces deux saints, puisqu’ils savent qu’au même moment l’âme du seigneur d’Orgaz reçoit audience de la Cour céleste...
L’Enterrement du comte d’Orgaz (détail)
Cette audience, nous la voyons. Elle occupe le ciel du tableau. Le seigneur d’Orgaz s’y présente tout nu devant le Christ, la Vierge et le cercle des Bienheureux. La scène fait un contraste absolu avec la belle peinture réaliste du bas. Des tons livides et restreints jusqu’ à l’indigence, des formes prodigieusement allongées, amincies et tourmentées, lui donnent un caractère spectral qui nous inquiète, nous scandalise et nous attire.
Étrange génie discordant, ce Greco! Se peut-il que le réaliste qui vient de peindre ces vingt-quatre Tolédans, occupés à dire un Requiem sur la dépouille d’un des leurs, soit le visionnaire qui nous transporte maintenant au royaume des larves et des songes! Sous quel angle voit-il donc la vie? et que veut dire exactement cette œuvre dont l’unité au premier regard nous échappe?
L’Enterrement du comte d’Orgaz (détail)
Sous le tableau, une dalle noire porte en majuscules dorées une inscription:
«Quand même tu serais pressé, ô voyageur, arrête-toi un moment et écoute une ancienne histoire de notre ville, contée en peu de mots. Don Gonzalo Ruiz de Tolède, seigneur du bourg d’Orgaz, notaire majeur de Castille, entre autres preuves qu’il nous laissa de sa piété, prit soin que ce temple de saint Thomas, apôtre, jusqu’alors médiocre et où il voulait être enterré, fût richement restauré à ses frais, et il fit donation de grands trésors d’or et d’argent. Au moment où les prêtres s’apprêtaient à l’ensevelir, cas admirable et inaccoutumé ! les saints Étienne et Augustin, descendus du ciel, l’enterrèrent ici de leurs propres mains. Comme il serait trop long de conter quel est le motif qui poussa ces saints à faire ce qu’ils firent, va, si tu peux, au couvent des Augustins qui n’est pas loin, demande-le, et ces religieux te le conteront. Il mourut en l’an de Christ 1312. Tu connais déjà les effets de la gratitude des habitants du Ciel: écoute maintenant l’inconstance des mortels. Le dit Gonzalo laissa par testament deux moutons, seize poules, deux outres de vin, deux charges de bois et huit cents monnaies, de celles que l’on nomme maravedis, toutes choses que le curé de cette église et les pauvres de la paroisse devaient percevoir annuellement des habitants d’Orgaz. Mais comme ceux-ci croyaient qu’avec le temps ce droit serait aboli, et comme ces dernières années, ils s’étaient refusés à satisfaire ce pieux legs, la chancellerie de Valladolid, après une énergique défense faite par le curé de ce temple, André Nuñez de Madrid, et par Pierre Ruiz Duron, économe, les contraignit à satisfaire leur dette.»
Ainsi l’œuvre du Greco est une commémoration du procès gagné par le curé de Santo Tomé, sur les gens d’Orgaz. Ce tableau leur dit: «Ingrats! Il y a deux siècles et demi, un pieux chrétien, qui en fut récompensé sur l’heure par saint Étienne et par saint Augustin, a voulu faire la fortune du curé de Santo Tomé. Vous avez été assez frivoles pour manquer à sa volonté, si hautement approuvée par les saints. Tremblez! car il cause familièrement dans le ciel avec le Christ et la Vierge.»
Voilà qui est clair. C’est d’une chicane, d’une histoire de gros sous qu’est sortie cette page inspirée. 0 puissance d’une âme d’artiste qui repense et transforme un thème! Cette querelle vulgaire, compliquée d’un miracle suspect, serait bien vite tombée dans l’oubli et recouverte de silence, mais le Greco survient, et d’une scène locale assez basse, il fait se lever d’infinies puissances de sentiments à l’espagnole. Du milieu de ces plaideurs prosaïques, son cœur s’élève pour hausser à l’éternel une mince anecdote. Au curé Nuñez qui nous raconte son miracle, nous répondons: «Croyez-vous? » Mais quand c’est Greco qui parle, il nous mène dans une région où le scepticisme perd ses droits.
Le sérieux de ces monotones figures, aussi bien que cette couleur froide relevée de contrastes brûlants, éveille vivement notre rêverie, nos désirs de vie contemplative. Devant cette composition bizarre, d’une vie nerveuse incomparable, pourquoi me suis-je souvenu de la mince chanson arabe qui se perdait, la veille, dans les ténèbres de ma première soirée tolédane? Je ne sais combien de temps, à Santo Tomé, ce premier jour, je me serais complu à ces appels mystiques, si je n’avais suivi avec effroi l’agitation des petits bedeaux qui m’avaient ouvert l’église. Ils promenaient sur la toile des chandelles inclinées, et d’une telle manière que l’on pouvait tout craindre du mépris évident qu’ils marquaient pour la partie supérieure de la composition. Il faut les avoir vus, ces petits rats de sacristie, leurs longues baguettes à la main, désigner la gloire où apparaissent Jésus-Christ, la Vierge et le comte d’Orgaz tout nu, et répéter avec aplomb: «Demente! C’était un fou!»
La folie du Greco! Une si grossière objection, qui trouve quelque force devant d’autres toiles du peintre, vient se briser ici contre tant de gravité et de noblesse. Beaucoup de bons connaisseurs affirment que le Greco avait du génie, mais qu’il avait perdu la raison. Pour moi, dès ce premier abord, je me sentis devant une âme forte et singulière, qu’il est raisonnable de tenir en défiance, mais plus raisonnable encore d’écouter attentivement. Je me promis d’étudier ce beau problème espagnol, en me faisant raconter sa vie et en poursuivant au fond des églises toute la série de ses tableaux.