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CHAPITRE II
1778

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Table des matières

Présentation d'Angélique à la Cour.—Le marquis rejoint son poste.—Séparation douloureuse.—Mme de Bombelles et Madame Elisabeth.—La duchesse de Bourbon et le comte d'Artois.—Duel de princes.—Mme de Canillac.—La princesse de Guéménée.—Constitution de la maison de Madame Elisabeth.—Correspondance entre les deux époux.—Le comte d'Esterhazy.—Premières promenades à cheval.—Quelques semaines à Ratisbonne.—La princesse de Fürstenberg.—A Marly.—Marie-Antoinette et Mme de Bombelles.—Le chevalier de Naillac.—Un concert à Ratisbonne.—M. de Bombelles au clavecin.

Le mariage conclu, les deux époux passèrent un temps assez court à Versailles, à l'Hôtel d'Orléans [40], chez le baron de Breteuil. Du moins, la séparation d'usage à l'époque quand les mariés ou l'un d'eux était trop jeune n'eut-elle pas lieu, et la lune de miel reçut-elle plein effet. Ce qu'elle fut, on le devine sans peine au ton qui règne dans leurs lettres, car à peine se sont-ils compris et ont-ils jeté les bases d'une affection aussi solide que passionnée que leur destinée les sépare.

Est-ce à cet éloignement fréquent, à l'interruption constante de cette vie intime qu'il faut attribuer la durée et le diapason toujours égal de cette affection conjugale dont le monde des cours offre peu d'exemples? On devra comparer Mme de Bombelles à ces femmes admirables d'officiers de marine qui patiemment, pendant des mois, pendant des années, attendent celui qui navigue au loin et cherche à illustrer le nom que porteront les enfants.

Le devoir de la jeune femme l'attachait à Versailles quand bien même la bonté de Madame Élisabeth eût été insuffisante à l'y retenir. Là elle veillera à la carrière de son mari, pensera à son avenir au lieu de s'occuper de ses plaisirs. Qualité ou défaut, l'ambition mène les hommes qui n'ont pas pour unique souci de vivre mécaniquement et au jour le jour; Bombelles n'avait jamais échappé à cette obsession quand il était célibataire; raison de plus d'être ambitieux du jour où il a pris femme et caresse l'espoir de fonder une famille, et ces rêves d'ambition [41] il les a aussitôt inculqués à «son ange». L'amour et l'ambition les guideront tous deux, et voilà, ce semble, une explication toute naturelle de ces longues séparations, qu'avec des désirs plus restreints ils eussent pu rendre plus courtes et moins douloureuses. Tous deux souffraient de l'éloignement, s'en plaignaient parfois amèrement, mais s'inclinaient forcément devant la nécessité. L'expression de leurs regrets et de leurs espérances nous aura du moins valu une correspondance où les anecdotes politiques alternent avec l'expression des sentiments tendres, et l'historien comme le psychologue doivent y trouver à glaner.

Dès le commencement de février, rappelé par les événements de Bavière [42], le marquis de Bombelles est parti pour rejoindre son poste emmenant avec lui sa jeune sœur. Sa femme l'a accompagné jusqu'à Strasbourg; à peine de retour à Paris, elle lui écrit le «cœur bien gros», car elle se sent «isolée et comme un corps sans âme». Elle a pris seize ans le 24 février. «Que d'événements viennent de se passer, et la fin de l'année ramènera-t-elle des jours heureux!»

La voici «dame», présentée au Roi et à la Reine, aux princes, au duc d'Orléans [43] et à la duchesse de Chartres [44], s'occupant, à peine entrée à la Cour, de son frère le baron de Mackau, qui veut vendre son bâton de capitaine au régiment de Berchenyi. A ce propos apparaît le nom du comte Valentin d'Esterhazy, l'ami dévoué de M. de Bombelles, le serviteur fidèle, à l'avis souvent écouté par Marie-Antoinette, et, à voir combien souvent est évoqué le nom du grand seigneur hongrois, personnage resté un peu énigmatique dans la vie de la Reine, on remarquera sans doute que le colonel au service de la France jouit d'une influence comme bien peu d'autres en ont connue à la cour de Louis XVI [45].

Ces occupations de cour et de famille ont permis à Mme de Bombelles de ne pas se confiner dans son seul chagrin, mais ce chagrin est réel, comme le prouve une lettre de Mme de Mackau jointe à celle de sa fille. «La privation est cruelle», et elle la ressent vivement moralement et physiquement.

Deux jours après, Mme de Bombelles réinstallée à Versailles semble un peu remontée, car elle a reçu les nouvelles attendues de son mari. Quel plaisir à recevoir cette lettre mêlée de tendresses et de folies «qui l'a fait à la fois pleurer et rire». Il y a là sans doute quelque incident humoristique de voyage comme le marquis aime à les raconter et qui, un instant, a déridé la petite veuve. Quant à avoir envie de danser, il y a loin; et pourtant, la duchesse de Chartres l'a invitée à son bal; elle a pu s'excuser, étant souffrante. Il n'en est pas de même du bal donné par sa tante, la marquise de Soucy, car, si elle n'y allait pas, on dirait «qu'elle est une bégueule», et par le fait elle y paraîtra, quitte à «passablement s'y ennuyer».

N'a-t-elle pas eu un instant l'espoir d'être grosse? Cette joie d'une nouvelle prématurée que n'établissait aucune certitude a été de courte durée et, dès maintenant, cette antienne reviendra dans ses lettres. On admirera avec quel enthousiasme cette petite épousée de seize ans appelle de tous ses vœux une maternité qui pouvait encore se faire attendre, et cela à une époque—«déjà», pourrait-on dire en observant ce qui se passe aujourd'hui—où il était peu de mode dans la société d'avoir des enfants, et où l'échéance même du premier était volontiers reculée.

Mme de Bombelles a pris sa semaine auprès de Madame Élisabeth dans les premiers jours de mars. Cela vaut au marquis mille compliments de la princesse qui «voudrait bien être dans la poche» de son amie, quand elle ira voir son mari en Alsace, et, en raison de ce projet vague, des questions en vue de ce voyage.

Ce qui est important et ne saurait être indifférent à M. de Bombelles, c'est que Madame Élisabeth l'a emmenée chez le Roi. Celui-ci a beaucoup regardé la marquise. Madame a dit à Madame Élisabeth que son amie «embellissait tous les jours»; enfin la Reine lui a adressé quelques mots.

Les jours gras sont arrivés; aussi s'ingénie-t-on chez Madame Élisabeth à trouver quelque idée nouvelle pour s'amuser. «Nous avons joué une comédie de notre tête, écrit Mme de Bombelles le 5 mars, vous jugez si c'était beau! Ensuite maman a mis une redingote, s'est décoiffée et a mis un vieux chapeau; Mme de Soran [46] a mis un grand taffetas vert qui lui entourait la tête et le corps, et elles ont chanté un dialogue d'un ivrogne et d'un pénitent qui est de Saint-Cyr. Maman, en faisant l'ivrogne, avait une figure si drôle que tout le monde en a ri si fort qu'on ne s'entendait plus.» Et, après ces innocentes folies, on a dansé jusqu'à minuit, au grand amusement de Madame Élisabeth.

On passera sur des petits détails de cour ou de société, commencement du portrait de Madame Élisabeth par J.-B. Martin, représentation du Milicien joueur chez la princesse de Guéménée, gentillesses et enfantillages de Madame Élisabeth, pour arriver à l'aventure qui motiva le duel du comte d'Artois et du duc de Bourbon, aventure fort connue, mais sur les conséquences de laquelle Mme de Bombelles apporte quelques détails nouveaux.

Avant son mariage, on le sait, le comte d'Artois qui courtisait toutes les femmes et, de préférence celles qu'il aurait dû respecter avait un peu compromis la duchesse de Bourbon et en même temps la dame de compagnie de celle-ci, Mme de Canillac. Le congé assez brusque donné à cette dernière avait été attribué à la jalousie de la princesse dont on avait blâmé la colère. Or, le mardi gras de cette année 1778, le comte d'Artois était au bal de l'Opéra, donnant le bras à Mme de Canillac. De son côté, la duchesse de Bourbon y assistait, donnant le bras à M. de Roncherolles, propre frère de Mme de Canillac. A l'abri de leur déguisement, les deux masques, qui n'étaient pourtant pas absolument sûrs de se reconnaître, échangèrent des paroles piquantes, puis amères. Le comte d'Artois, s'étant échauffé un peu plus et perdant toute bienséance, tint des propos assez lestes pour que la princesse offensée voulût lui arracher son masque; n'y parvenant pas, elle en releva la barbe avec son éventail en disant: «Il n'y a que M. d'Artois ou un polisson qui puisse me tenir de pareils propos.»

Le prince piqué au vif voulut se venger et, séparant brutalement la princesse du bras qu'elle tenait, il lui froissa le masque sur la figure. Grand brouhaha dans l'assistance, ajoute une des Correspondances secrètes, puis chacun disparut.

Malgré le bruit fait dans le monde par cette affaire, le duc de Chartres l'ignora d'abord; le prince de Condé qui était à Chantilly avec le duc de Bourbon ne la connut que deux jours après par son premier écuyer M. d'Autichamp; il vint se plaindre aussitôt à M. de Maurepas qui convint du tort du comte d'Artois, mais voulut éviter d'être médiateur en disant: «Comme le Roi n'aime pas le bal et n'y va pas, il ne voudra pas se mêler de ce qui s'y est passé.» Le prince se fâcha et parla si haut que le ministre se crut obligé d'en aller rendre compte au Roi. Voulant éluder l'affaire, celui-ci répondit: «Que la Reine arrange cela.—Mais, Sire, reprit Maurepas, M. le prince de Condé entend que ce soit vous.—Eh bien! donc, ce sera moi.»

Quand le Roi se décida à faire venir son frère, le public faisait déjà des gorges chaudes de l'affaire, trouvant fort étonnant que les princes ne se fussent pas battus. Au milieu de ces hésitations, des claquettes de cour comme Bezenval envenimaient les choses, sous couleur de les arranger. Le Roi proposa au comte d'Artois de faire des excuses à la duchesse de Bourbon, mais cette proposition fut rejetée après bien des débats et des médiations. Il fut décidé que le prince de Condé ferait des excuses au nom de la duchesse de Bourbon, pour s'être servie d'un terme injurieux envers le frère du Roi et qu'ensuite le comte d'Artois exprimerait des regrets de sa vivacité à la princesse. Personne ne fut content de l'arrangement qui ne fut pas accepté. Les partis restaient en présence sans se décider à sortir d'une situation fausse: la duchesse de Bourbon continuait à se montrer très animée, la Reine persistait à défendre le comte d'Artois. Un duel était la seule issue possible, mais aucun des princes n'avait envoyé de témoins à l'autre. D'un autre côté, le comte d'Artois refusait de s'excuser, mais les princes et les ducs réunis chez le prince de Condé avaient arrêté entre eux que, si le frère du Roi ne donnait pas satisfaction au duc de Bourbon, «les grands du royaume lui refuseraient le service et les honneurs; que son régiment même ne le reconnaîtrait plus pour digne de le commander». Qui prendrait l'initiative, lequel des deux princes se déciderait à envoyer des témoins à l'autre? Après bien des tergiversations, ce fut le comte d'Artois qui parla le premier.

Le dimanche, il dit et répéta qu'il irait, le lendemain lundi, à une certaine heure, se promener au bois de Boulogne; on conseilla au duc de Bourbon de saisir au bond la proposition et à ne pas tarder davantage. A huit heures du matin en effet, le lundi 16, le duc de Bourbon se trouvait au bois de Boulogne avec M. de Vibraye, son capitaine des gardes; le comte d'Artois arrivait une heure après, accompagné du chevalier de Crussol. Ils allèrent au-devant l'un de l'autre avec beaucoup de vivacité. Le comte d'Artois dit au duc de Bourbon: «Vous me cherchez, me voilà.—Je suis ici pour exécuter vos ordres», répondit le duc. Les princes se battirent en chemise. «Ils se battirent très bien, écrit Mme du Deffand à Horace Walpole: le comte avec impétuosité, le duc avec beaucoup de sang-froid; ils se portèrent six bottes sans se blesser et, voulant porter la septième, le chevalier de Crussol se mit entre eux et leur dit que c'était assez.—Êtes-vous content? dit le comte d'Artois au duc de Bourbon.—Monsieur, répondit celui-ci, je n'oublierai jamais l'honneur que vous m'avez fait.—Le comte d'Artois ouvrit ses bras, embrassa son cousin, et tout fut dit.»

A la Cour, on était très inquiet pendant ce temps. Sans exagérer l'inquiétude de la Reine pour son beau-frère, comme l'a souligné Bezenval [47], il est à croire que Marie-Antoinette, n'ayant pu empêcher le duel, s'estimait satisfaite que l'issue en eût été si heureuse. Dans l'après-dîner, alors qu'on ignorait encore l'issue du duel, les princes parurent à la Comédie-Française, à la représentation d'Irène [48]. L'entrée de la Reine avait été peu applaudie; le parterre battit des mains et cria bravo en apercevant le duc de Bourbon; quand le comte d'Artois avança la tête hors de la loge royale pour saluer la duchesse de Bourbon, on l'applaudit également.

Le public se montrait satisfait, mais l'incident n'était pas terminé. Aussitôt son retour à Paris, le comte d'Artois avait écrit au Roi qu'il n'avait pu éviter de lui désobéir et qu'il le priait de pardonner aux deux coupables. «Je réclame, disait-il, la tendre amitié de mon frère, soit que sa clémence, soit que sa sévérité prononce, et j'espère qu'il ne fera aucune distinction entre mon cousin et moi.» Le lendemain, le comte d'Artois reçut l'ordre de se rendre à Choisy, et le duc de Bourbon à Chantilly. Leur exil dura huit jours et, le 25 mars, ils venaient à Versailles remercier le Roi [49].

Une fâcheuse histoire que la jalousie de la duchesse de Bourbon avait fait naître et qui mettait en rumeur la Cour et la Ville se terminait donc fort bien. Une seule personne peut-être, dont le nom avait été prononcé avec dédain aurait pu se montrer discrète et ne pas rappeler l'attention sur elle, c'était Mme de Canillac. «A sa place, écrit Mme de Bombelles, je n'aurais jamais eu le front de reparaître et je me serais cachée dans quelque coin de la terre. Elle me faisait pitié, malgré toutes ses étourderies, j'avais conservé pour elle l'amitié que vous me connaissez, mais c'est passé, je ne l'aime plus.» La jeune femme avait peut-être raison d'éviter Mme de Canillac dont la conduite était loin d'être à l'abri des reproches. La princesse de Guéménée la protégeait, mais l'on disait dans Paris que son amour pour Mme de Canillac venait [50] de ce que, «lorsqu'elle venait chez elle, elle y attirait les jeunes gens et les princes». De là, le peu d'entraînement de Mme de Bombelles à souper chez Mme de Guéménée: «J'ai peur, écrit-elle, que l'on ne dise, si j'y vais souvent, que lorsque Mme de Canillac n'y est pas, c'est Mme de Bombelles qui la remplace.» Situation délicate qui embarrasse fort la jeune femme, car sa famille et elle ont beaucoup d'obligations aux Rohan, et «il est impossible de ne pas aimer une personne qui me marque de l'amitié chaque fois qu'elle me voit».

Cela l'amène à faire ces réflexions bien sensées pour son âge: «Si vous étiez ici, cela ne m'inquiéterait pas un instant parce que vous y viendriez presque toujours avec moi et qu'il est bien difficile, avec la plus mauvaise volonté du monde, de dire du mal d'une femme qu'on voit bien avec son mari. Je crois que le meilleur parti est de rester comme je suis, si elle n'en parle plus; et, si elle veut que j'aille souper, chez elle, d'y aller et sans avoir la mine de blâmer ce qui s'y passera, ce qui ne conviendrait ni à mon âge ni à ma position, d'avoir l'air si décent et si honnête qu'on ne puisse jamais faire une histoire sur mon compte... D'ailleurs, je ne crois pas aux trois quarts et demi de tout ce qui se dit, parce que j'ai assez bonne opinion de Mme de Guéménée pour croire que, si elle voyait le moindre danger pour ma réputation, à ce que j'aille chez elle, elle ne m'y engagerait pas.» Peut-être Mme de Bombelles s'exagérait-elle les dangers qu'elle pouvait courir chez Mme de Guéménée. Celle-ci en revanche, habituée à une vie de luxe et de plaisir à outrance, au point de s'en ruiner de façon non douteuse, ne s'était jamais rien refusé [51]; laissée entièrement libre par son mari occupé par sa liaison avec la comtesse Dillon, aurait-elle eu le scrupule moral d'arrêter une jeune femme, si la pente était devenue glissante? A tout prendre, Mme de Bombelles se montrait avisée en ayant peur et en percevant un danger que d'autres n'auraient pas vu; sûrement elle gagnerait l'approbation de son mari, à qui elle disait, en finissant sa tirade morale: «Je crois que vous serez de mon avis sur tout ce que je viens de vous mander.»

Voici des projets de mariage. On dit que Mlle de Condé [52] va épouser le duc d'Aoste; il est question pour Mlle de Bombelles d'épouser un M. de la Garde qu'a mis en avant Mme de Razé.

Une visite politique: Franklin a été reçu par le Roi et la famille royale; «il a l'air très vénérable et se coiffe comme un paysan». Cette visite entraîne un déplacement aux Affaires Étrangères. M. Gérard de Rayneval, premier commis, avait d'abord été désigné pour traiter avec Franklin, tout en résidant à Paris, mais le représentant des États-Unis ayant fait connaître «que le Congrès serait trop flatté de recevoir un ministre du Roi pour qu'on lui refusât cette satisfaction honorable», Gérard fut désigné pour ce poste et partit pour l'Amérique.

La constitution définitive de la maison de Madame Élisabeth devait mettre en mouvement les intrigues et les compétitions. Le 9 avril, la liste officielle est connue; la coterie Polignac y a plusieurs représentants. La comtesse Diane, sœur de M. de Polignac, va être nommée dame d'honneur, la marquise de Sérent (née Montmorency-Luxembourg) est dame d'atours, le comte de Coigny, chevalier d'honneur; le comte d'Adhémar, premier écuyer; M. de Podenas, écuyer; l'abbé de Montaigu, aumônier. Outre Mme de Bombelles, Mme de Canillac et Mme de Causans qui avaient déjà le service, les dames pour accompagner seront la marquise de Soran, Mmes de Bourdeilles, de Tilly, de Melfort. Mme de Mackau restait nominativement sous-gouvernante des Enfants de France.

Comme par le passé, c'était Mme de Causans qui dirigeait effectivement la maison, mais nous verrons pourtant la comtesse Diane de Polignac vouloir jouer son rôle. Ce dernier choix n'était pas heureux; outre que les siens jouissaient déjà de grandes faveurs à la Cour de Marie-Antoinette, en attendant de plus nombreuses encore qui devaient surexciter les jalousies, la comtesse Diane, «laide en perfection», très spirituelle, mais assez méchante, avait une détestable réputation [53].

Cette installation rendue définitive à la petite Cour de Madame Élisabeth n'empêche pas Mme de Bombelles de faire des projets pour rejoindre son mari. Vers le milieu de juillet, elle sera à Strasbourg avec sa mère, et, si les occupations du marquis l'empêchent de venir jusque-là, elle poussera jusqu'à Ratisbonne. «Rien au monde ne pourrait m'empêcher d'aller vous voir, reprend-elle en gamme tendre; votre présence me fait une peine que rien ne peut adoucir et, lorsque je ris, ce qui m'arrive souvent, je ne sens pas le même plaisir que j'éprouvais, lorsque vous étiez là... C'est une privation continuelle pour moi de ne pouvoir pas, sur-le-champ, vous faire part des pensées qui m'occupent, et croyez bien que, si je ne peins pas si bien que vous ce que je souffre de notre séparation, je le sens aussi vivement.» Ces premières lettres du marquis manquent, mais les très nombreuses qui restent nous font aisément deviner la partie tendre des absentes. Autant le langage de Mme de Bombelles est réservé et chastement affectueux, autant celui de son mari est passionné et brûlant. Il ne souffre pas que moralement; il souffre dans sa chair qui gémit de l'absence après une trop courte et délicieuse possession.

Si amoureuse qu'elle soit et si attristée qu'elle se dise par la séparation, Mme de Bombelles est la moins à plaindre des deux époux. N'a-t-elle pas sa mère, sa sœur, la marquise de Soucy, toute une société qui l'apprécie? Ne jouit-elle pas surtout de cette amitié bienveillante et sûre d'une princesse qui tient peut-être un peu égoïstement à sa «Bombelinette», mais qui pourtant n'est pas femme à la séquestrer entièrement et admet sincèrement l'idée qu'elle devra la quitter pendant des mois. Est-il rien de plus charmant que cette intimité tendre, presque enfantine de ces deux jeunes femmes? «Dis bien au marquis, dit la princesse un jour, que je te donnerai des congés, quand il voudra, que je sens le plaisir qu'il doit éprouver de t'avoir par celui que j'éprouve moi-même.»

Mme de Bombelles a maintenant une petite chambre au Château et, tout gentiment, Madame Élisabeth vient la voir chaque matin. Souvent elle fait apporter son déjeuner, et toutes deux, assises près de la fenêtre, prennent leur petit repas. C'est le moment des confidences dont Mme de Bombelles a le bon droit d'être fière; la simple et bonne Madame Élisabeth ne varie pas dans ses amitiés que rien ne viendra troubler. Elles allaient avoir bientôt à se réjouir toutes deux, car officiellement, et réellement cette fois, on annonçait la grossesse de la Reine. Ce «mal au cœur» depuis si longtemps attendu réjouissait tout le monde, excepté le comte de Provence [54] et les envieux de la Reine [55]. «Vous n'avez pas idée, écrit Mme de Bombelles de la joie de la Reine et de celle du Roi. On doute encore un peu, mais on l'espère presque autant qu'on le désire.»

Comme on peut le prévoir, en apprenant la constitution de la maison de Madame Élisabeth, M. de Bombelles se vit partagé par deux sentiments: le premier, de reconnaissance envers la princesse qui s'attachait définitivement son amie et envers le Roi qui assurait ainsi l'existence matérielle de sa femme; le second, de tristesse, en constatant que le fossé se creusait plus profond entre Angélique et lui. «Plaignez-moi, écrit-il dans un jour de mélancolie; plaignez-moi du tourment que j'endure d'être si loin de vous; chaque jour me le rend plus insupportable et vous seriez contente de moi si vous voyiez tous les efforts que ma raison doit faire pour accoutumer un cœur tout à vous à en être séparé. Cela me donne par moment une humeur dont je ne suis pas toujours le maître.» On ne peut comparer leurs situations réciproques; elle «a des distractions»; lui, est «rongé de regrets en songeant aux privations qu'il éprouve». Mettant en parallèle leurs deux affections, il dit encore: «Vous n'aimez que le marquis de Bombelles, homme tendre, honnête, mais qui a mille semblables. Moi, j'aime Angélique qui, dès l'enfance, se distingua à mes yeux, qui joint aux plus jolis traits une âme naïve, charmante, un caractère bien supérieur au mien; de là, s'ensuit que nous ne pouvons sentir avec la même vivacité une absence dont les pertes qu'elle entraîne sont bien plus grandes pour moi que pour vous... Je ne serai jamais complètement heureux que lorsque je serai près de vous.»

La raison lui commande de se résigner à ce qu'il ne peut empêcher; il ne demandera pas à sa femme de fausses démarches, car «leur peu de fortune prescrit bien des lois que son cœur maudit.» Être obligé de se laisser arrêter par des considérations matérielles, quand on aime passionnément, n'est-ce pas cruel? Que ceux qui n'ont une femme que pour «étayer les démarches de l'ambition ou pour assurer leur revenu soient satisfaits de ce faible lien», passe encore; mais pour lui la félicité n'existe que «dans l'union constante de deux êtres destinés à n'être jamais séparés». Ces pensées lui ont été suggérées par une conversation avec M. de Mackau qui ne comprend pas ce besoin d'union entre deux époux qui s'aiment, admet difficilement que le marquis désire faire venir sa femme à Ratisbonne, dans le cas où il ne lui serait pas possible de s'éloigner pour cause politique. Et ce mot de congé prononcé par Madame Élisabeth lui a fait sentir toute la dureté de la séparation. Songeant à la formation de la maison de la princesse, il a vu là un «enchaînement nouveau», l'engagement de ne donner que des moments à son mari que son état conduira longtemps dans des pays éloignés». Alors qu'arrivera-t-il? conclut l'époux attristé. «Le temps triomphe des plus tendres sentiments. Supposé qu'on aime toujours son mari, il n'est plus que l'accessoire du bonheur pour une femme, il cesse d'en être la base, et souvent elle finit par dire ce qu'une personne de beaucoup d'esprit et de peu de foi adressait à un ancien amant qui se plaignait d'une inconstance à laquelle son absence avait donné lieu: «Que si elle pouvait aimer les absents elle aimerait Dieu.»

Ces inquiétudes doivent-elles fâcher sa femme et l'indifférence lui conviendrait-elle mieux? Qu'elle se fasse cette réflexion: «Mon mari m'aime au-delà de toute expression, il succombe parfois au chagrin de vivre loin de moi, ses torts sont les garants de son amour, et son amour assurera le bonheur de mes jours.»

Beaucoup moins mélancolique est la lettre de Mme de Bombelles, du 25 avril, qui se croise avec celle de son mari. Elle s'est trouvée jouer un petit rôle dans une négociation de cour. Avant de donner la place de premier écuyer de Madame Élisabeth à M. d'Adhémar, ami des Polignac, Mme de Guéménée avait été chargée de la proposer au comte de Clermont. Le duc d'Orléans ayant empêché celui-ci d'accepter, la princesse, d'accord avec Madame Élisabeth, pensa au comte d'Esterhazy. Mme de Bombelles est chargée par Madame Élisabeth de pressentir le brillant colonel de hussards; elle le prie de venir le voir pour une communication urgente. Il arrive avant souper, la marquise lui dit qu'elle est chargée de se jeter à ses pieds, de le supplier afin d'obtenir quelque chose de lui, que c'est de la part de Madame Élisabeth qui le prévient qu'on lui proposerait la place de premier écuyer et qu'elle ne lui pardonnerait de refuser.» Ici Madame Élisabeth confirme le dire de son amie, en ajoutant en marge de la lettre: «Angélique n'a jamais rien écrit au monde de plus vrai, cela aurait fait le bonheur de ma vie.» Comment cet Esterhazy dont Marie-Thérèse avait vu avec peine la toujours croissante faveur et qu'elle décorait du surnom de «freluquet» était à ce point nécessaire à la famille royale, que Madame Élisabeth, partageant l'engouement de sa belle-sœur et de toute la cour pour le spirituel Hongrois, le déclarait utile à son bonheur!

Mme de Bombelles ne manque pas d'appuyer les pressantes instances de Madame Élisabeth et insiste sur «les fortes raisons» qui lui faisaient désirer le consentement du comte. Esterhazy pourtant ne se laissa pas séduire; il répondit: «qu'il était très flatté des bontés de Madame, qu'elles étaient bien faites pour le faire passer sur toutes considérations», mais qu'il priait Mme de Bombelles de représenter à la princesse que, «n'ayant jamais demandé ni désiré de place, il lui était impossible d'en accepter une qui n'était pas la première dans sa maison, surtout la première étant destinée à une personne qui n'était pas faite pour passer avant lui [56], qu'il donnerait pour raison à la Reine et à Mme de Guéménée l'amour qu'il avait pour sa liberté, qu'il aurait cependant sacrifié au désir que Madame a bien voulu lui en marquer si la place avait pu lui convenir».

En d'autres termes aut prior, aut nihil. Voyez le beau désintéressement! On ne comptera donc pas Esterhazy parmi ces étrangers qu'on reprochera tant à Marie-Antoinette de favoriser outre mesure et dont elle prendra la défense en disant: «Au moins ceux-là ne demandent rien.» Dans le cas présent le favori de la Reine trouve que la situation offerte ne payait pas suffisamment ses mérites et, s'il reste sous sa tente, n'en doutons pas, c'est qu'il espère mieux. N'était-ce pas assez qu'il fût colonel d'un régiment de hussards, qu'il eût—malgré le comte de Saint-Germain et sur l'ordre exprès de Marie-Antoinette—obtenu la garnison de Rocroi qu'il désirait, qu'il fût pensionné [57] et logé par le Roi, ses dettes une fois payées, surtout qu'on tolérât sa présence presque continuelle à Versailles, qu'il fût le confident et l'ami de la Reine [58]. On conçoit que quitter ce ministère officieux des grâces pour une situation plus assujettissante qu'agréable ne devait guère lui convenir; on comprend même mal que la Reine, qui se servait de lui, en remplacement de Bezenval, pour les missions délicates [59], et n'avait nullement l'intention de l'éloigner de sa personne, eût permis qu'on le lui proposât.

On insista pourtant, à plusieurs reprises. Le lendemain à la revue, à la fin du dîner servi sous la tente, le comte Valentin dit tout bas à Mme de Bombelles que Mme de Guéménée l'avait fait chercher le matin, lui avait de nouveau proposé la place, que lui, l'avait refusée en donnant pour raison sa liberté. Il l'avait ensuite répété à la Reine qui s'en était entretenue avec lui; puis, Mme de Guéménée ayant annoncé à Madame Élisabeth qu'il ne pouvait avoir l'honneur de lui être attaché, cette princesse lui avait exprimé ses regrets avec tant de grâce qu'il en était enchanté et chargeait bien Mme de Bombelles «de lui dire combien il était affligé de ne pas lui appartenir». Ajoutant l'outrecuidance, à ses refus dédaigneux, Esterhazy ne craignait pas, après s'être dit pour la vie le plus zélé des serviteurs de la princesse, d'insinuer que, «si jamais il lui arrivait d'avoir quelques discussions avec la Reine, il lui demandait la permission de plaider sa cause, enfin d'être son agent toutes les fois qu'il pourrait être assez heureux pour lui être utile.» Enfin après le dîner il renouvelait ses regrets à la princesse et lui offrait un petit livre où étaient inscrits les noms des officiers du régiment du roi.

Il est difficile de souligner davantage la faveur incroyable dont jouissait le présomptueux Hongrois sur l'esprit de la Reine; que penser, de plus, du ton protecteur avec lequel il offre son intervention à Madame Élisabeth. Une femme seule, et encore en situation exceptionnelle comme la princesse de Guéménée, eût eu le droit de parler sur ce diapason à une Fille de France. Personne ne s'en froissa, pas plus la petite princesse qui «répond toutes sortes d'honnêtetés» aux belles phrases d'Esterhazy, que Mme de Bombelles qui n'y vit pas malice. Au contraire, elle termine son récit par ces mots: «Ne parlez de cela à personne, c'est un grand secret..., mais, comme vous aimez beaucoup le comte d'Esterhazy, j'ai imaginé que vous seriez bien aise de savoir cette petite anecdote.» Elle a raison, puisque le marquis la remerciera de la lui avoir contée, s'intéressant à tout ce qui touche Esterhazy, regrettant que son ami n'ait pas pu profiter de la situation offerte.

Projets, contre-projets et départ pour Plombières reculé, d'où regrets et protestations de tendresses de part et d'autre, voilà ce qui forme, avec des réflexions diplomatiques et des plaintes contre le ministre des Affaires étrangères, le canevas des lettres un peu monocordes qu'échangent en mai les deux époux. Le marquis a approuvé Mme de Bombelles de fuir les occasions dangereuses, tout en usant d'égards respectueux envers la princesse de Guéménée qui a protégé son enfance et marqué de l'intérêt au ménage. Aussi c'est avec peine qu'il apprend que la gouvernante des Enfants de France a été frappée d'un coup de sang. Esterhazy le préoccupe peut-être davantage, car cette amitié, sur laquelle il se croit en droit de compter, doit à un moment donné lui être fort utile. C'est de lui qu'on tient les renseignements émanant du ministère, c'est par lui qu'on pourra réclamer l'appui de la Reine le jour où l'«avancement» sera en jeu.

L'avancement c'est le but de tout fonctionnaire public, mais il faut avouer que M. de Bombelles est piqué de cette tarentule à un degré peu commun, et l'on conçoit que ses demandes incessantes aient quelquefois lassé, et les bureaux du ministère, habitués de tout temps à agir avec une lenteur aussi sage que désespérante, et les protecteurs plus ou moins bien armés auxquels il a confié ses intérêts. Nous verrons plus tard que, lorsqu'il s'agira d'obtenir l'appui de la Reine, celle-ci, qui a d'autres protégés et à qui Bombelles, pour des raisons venant d'Autriche, n'est pas entièrement sympathique, ne se laissera pas persuader que le marquis est mûr pour une ambassade, et que la comtesse Diane d'un côté, et Esterhazy de l'autre, le seconderont tièdement.

La vie de Cour est assez calme: une petite comédie, Mélanide, à Montreuil, puis un déplacement à Marly. «La vie y est réglée comme un couvent, écrit la marquise le 29 mai. Le matin, on va à la messe; à midi trois quarts, je dîne avec Madame Élisabeth. Nous travaillons, nous lisons, nous causons jusqu'à sept heures; à sept heures, nous faisons une grande toilette pour aller au salon où l'on arrive à sept heures trois quarts. On joue au pharaon jusqu'à dix heures; après, on soupe. Après le souper, on se remet au pharaon qui dure jusqu'à je ne sais quelle heure. Madame Élisabeth s'en va à minuit... et puis nous nous couchons.» Ce que Mme de Bombelles ne dit pas, parce qu'elle peut l'ignorer, c'est que les parties offraient souvent de grosses différences. Pendant ce séjour à Marly, la Reine, qui avait perdu un instant jusqu'à 1.000 louis, se trouvait à la fin en perte de 600 [60]. Un plus grave résultat se produisit un jour; on ouvrait toutes grandes les portes pour avoir des joueurs. «Il s'y introduisit des fripons, écrit le comte de Mercy; et on en saisit un qui venait de donner au banquier un rouleau de jetons en guise de louis.» On comprend si d'aussi fâcheuses aventures survenues au jeu de la Cour excitaient la critique du public. On le sut et on le colporta [61].

Les jours ne sont pas toujours aussi monotones; il y a parfois comédie ou danse. Madame Élisabeth ayant désiré monter à cheval, des ordres sont donnés en conséquence. Mme de Bombelles doit-elle l'accompagner? Oui, si l'on n'eût consulté que son plaisir; mais, la comtesse Diane ayant insinué prudemment que la marquise, ne sachant pas monter, pouvait faire encourir des dangers à Madame Élisabeth, elle a suivi la première fois en carrosse pendant que la princesse était à cheval. Moins prudente, la Reine trouve que cela «n'a pas le sens commun» et déclare à Mme de Bombelles qu'il faut qu'elle monte à cheval, que cela l'amusera et donnera de l'émulation à Madame Élisabeth, «qu'il n'y avait aucun danger parce qu'un piqueur serait chargé de lui montrer». Personne ne trouva à redire à cette combinaison discutable, et la première promenade se passa sans encombre. Le hasard fit que Mme de Bombelles avait du goût pour le cheval et qu'elle apprit assez vite à monter convenablement. Grande joie du marquis qui, à Ratisbonne lui a déjà cherché une monture; grande joie de Madame Élisabeth qui «raffole du cheval [62]».

Plus que jamais désolé de son exil de Ratisbonne, le marquis cherche par tous les moyens à en sortir et brûle d'envie de reprendre du service militaire. Mme de Bombelles n'est pas femme à l'en dissuader, «car elle serait sûrement bien aise de lui voir faire de belles actions», mais qu'il ne se presse pour prendre un parti, qu'il attende le retour du comte d'Esterhazy qui «doit être absolument sa boussole dans son désir de se remettre au courant du métier de la guerre».

On parlait de nouveaux embarquements, de vaisseaux venant de l'île Maurice capturés par les Anglais. On sait en effet que, depuis la fin de janvier 1878, un traité d'alliance avait été conclu entre la France et les États-Unis, et que la guerre de l'Indépendance n'avait rencontré que des admirateurs. Au printemps, la France se lançait dans une aventure où beaucoup de ses enfants allaient se couvrir de gloire, mais où en même temps elle allait épuiser ses finances. Calculant mal les conséquences politiques de cette grosse question de l'«Indépendance», tous applaudissaient à une guerre dont la France ne devait tirer aucun profit. «Louis XVI et Marie-Antoinette, a dit Bancroft, l'historien de la guerre, lorsqu'ils s'embarquèrent pour délivrer l'Amérique, le plaisir souriant à la proue du navire et la main de la jeunesse inexpérimentée au gouvernail, auraient pu crier à la jeune République dont ils protégeaient les débuts: Morituri te salutant.» Les succès des d'Estaing, des Rochambeau, des Lafayette excitaient l'enthousiasme en France. [63] On comprend que le sang militaire de M. de Bombelles s'échauffât aux nouvelles d'Amérique et qu'il fût tenté, lui aussi, d'aller recueillir une gloire que devaient lui refuser à jamais les conférences de la Diète et les ennuis de la succession de Bavière. Mais il en fut de cela comme de maint autre projet de l'entreprenant marquis; on ne manquait pas de jeunes ambitions et de mâles courages pour aller en Amérique courir sus à l'ennemi héréditaire, tout en donnant l'indépendance à une nation naissante; nul n'était besoin d'un ancien officier, éloigné depuis plusieurs années de la vie active.

Deux mois passés avec sa femme qu'il est venu chercher à Strasbourg, qu'il a conduite à Ratisbonne, puis ramenée à Strasbourg, donnent à M. de Bombelles le courage d'attendre les événements et de reprendre, si mieux ne se peut, la chaîne germanique. Leur affection réciproque, comme on le devine au ton des lettres, n'aura rien perdu à ce rapprochement de quelques jours; leur intimité n'en est devenue que plus étroite et tendre, mais combien plus dure la séparation, combien cruel, pour des êtres faits pour vivre ensemble, cet «au revoir» dont nul, d'avance, ne pourrait fixer l'échéance prochaine. Tout en caressant ses vagues et peu exécutables projets, rentrée à l'armée d'un côté, retour à Versailles de l'autre, le marquis revient à Ratisbonne en faisant l'école buissonnière, et chaque jour il conte à sa femme ses impressions de voyage teintées d'une nuance de mélancolie.

«Mes beaux jours sont passés et ne reviendront qu'avec vous, écrit-il de Doneschingen, le 15 octobre, je suis comme Pygmalion avant que sa statue n'eût été animée. Mon génie est éteint, mon esprit amolli, et le bonheur qui m'avait accompagné dans toutes mes routes m'a abandonné...» Le temps est affreux, les rivières débordent; néanmoins, par moments, il jouit de beaux spectacles auxquels il n'est pas insensible.

Si bien qu'il connaisse le paysage, il a admiré les environs de Fribourg du côté de l'Alsace, l'entrée très large de la Souabe, puis les gorges resserrées laissant à peine passage à une grande route bordée par un torrent «qui, roulant sur des pierres prodigieuses, forme de distance en distance des cascades magnifiques». Un souvenir l'a frappé «au milieu de cette Thébaïde, car il rappelle le passage de notre Reine: ce sont les barrières placées là en 1770 pour assurer son passage lors de sa venue en France; elles sont peintes en rouge et blanc et font le plus charmant effet»... Passons sur l'auberge où le voyageur ne trouve que du pain et du beurre, mais où, en revanche, il fait boire à sa santé quatre-vingt-dix paysans qui, «l'œil morne et la tête baissée», attendaient le bailli, porteur des ordres de l'Empereur, avant d'aller tirer à la milice. Dans ce coin de Forêt Noire, une réception princière attend le marquis, et il la raconte assez humoristiquement: un carrosse est venu le chercher à Doneschingen pour le mener au château du prince de Fürstenberg. «Le carrosse, les valets de pied, le courrier de la cour qui précède la voiture, la canne à la main, des soldats qui présentent les armes bien gauchement, des gentilshommes qu'on trouve suivant leur grade à chaque repos des escaliers, tu connais tout cela qui se ressemble dans les petites cours d'Allemagne... Mais ce qui ne ressemble à rien c'est la figure de Mme la princesse régnante de Fürstenberg. Sous un visage d'un rouge brun pend un goître de même teinture que ma vue basse avait d'abord pris pour la gorge de Son Altesse. Le prince son époux, à une bosse près, est de la taille du comte de Sinsheim que tu connais. Et, comme le comte, le prince se redresse chaque demi-minute, ainsi que le ferait une figure à ressorts.

«La princesse fille qui a été élevée à Strasbourg avec votre sœur de Soucy a en charge les manières françaises, elle rit de tout, mais son rire est une grimace. Elle est vive et ses membres sont lents; de plus, complètement gravée de la petite vérole. Malgré ces agréments elle a charmé son cousin qui est venu de Prague, à petites journées, pour l'épouser, un peu avant le nouvel an. Ces quatre princes et princesses étaient rangés en haie, quand j'ai fait mon entrée. Deux dames assez jolies étaient derrière les Altesses. Après les premiers compliments, les condoléances sur le mauvais temps, les questions parasites, j'ai répondu en bref que je venais de Strasbourg, que j'étais à Ratisbonne, fort affligé de ne pas t'y ramener. Une des deux jolies dames a pris la parole: «Je le crois aisément, Monsieur, car Mme la marquise de Bombelles est bien jolie.» Cette dame que j'aurais volontiers embrassée est Mme de Neustein qui t'a vue à la Comédie, lors de ton premier passage à Strasbourg. J'avais grande envie de lier conversation avec elle, mais on est venu avertir que le concert était prêt.»

Une musique passable se fait entendre pendant une heure, mais le marquis en était «distrait par la princesse mère par une abondance de paroles supérieure à celle qui coule dans sa cour». Ce sont des histoires sur une cousine à elle, Mlle de Lochrum, qui a été débauchée à Manheim par un prince allemand et qui vit déshonorée maintenant à Paris; sur la princesse Thérèse de Tour et Taxis, qui devait épouser le fils de cette dame et qui n'en a pas voulu. «Voyez-vous, Monsieur le marquis, j'aimions cette fille comme notre enfant; un jour qui voulait aller au Strasbourg et que mon prince ne voulait pas, elle fit un semblant d'avoir peur de la fin du monde, car vous savez bien que le monde, à ce qu'on contait, devait finir; et mon prince lui permit de venir à Strasbourg avec moi, et nous y avons bien fait les folles... et nous n'avons plus eu peur et le bon Dieu a fait que le monde dure encore.» Avec résignation le marquis disait oui à tout, et sa douceur établissait entre la princesse et lui la plus grande confiance. Un dernier détail typique: après la partie de loto qui a suivi le souper, la princesse fit payer trois kreutzer par tête pour le loyer des cartons...

Pendant ce temps, Mme de Bombelles qui, à Strasbourg, a retrouvé toute une smalah, sa mère, sa sœur Mme de Soucy, Mlle de Brassens, enfin sa belle-sœur Mlle de Bombelles, et le chevalier de Naillac, qui prétend à la main de cette dernière, est revenue à petites journées à Paris. Les voyageurs ont visité Châlons et Reims, les cathédrales et la sainte Ampoule. Les lettres de Mme de Bombelles sont tristes; elle vient d'être heureuse, quand ce bonheur se retrouvera-t-il? A peine arrivée à Versailles, mille tracas la pressent. Mme de Guéménée avait promis une place de sous-gouvernante des enfants de France à sa sœur la marquise de Soucy [64]; tout est changé: plus de place au premier enfant, on promet pour le second. Autre souci pour la gratification concédée en principe au marquis et remise à plus tard par les bureaux des Affaires étrangères. D'où des démarches qui n'aboutiront pas auprès de M. de Maurepas, de M. de Vergennes. Auprès du ministre elle doit s'occuper encore de son frère et obtenir une audience. Enfin l'appartement du baron de Breteuil que Mme de Bombelles habite d'ordinaire à l'hôtel d'Orléans, quand elle n'est pas de semaine, n'est pas prêt pour la recevoir.

A Marly, où peu de jours après la Cour s'est transportée, Mme de Bombelles trouve, le 20 octobre, réception charmante. La Reine lui demande des détails sur son voyage, sur ses plaisirs à Ratisbonne, sur ses progrès en équitation; Monsieur lui pose des questions sur la société qu'elle a fréquentée; la comtesse Diane, Mme de Maurepas lui font mille «honnêtetés». Quant à Madame Élisabeth, il n'est pas de choses aimables qu'elle ne dise sur le mari, surtout maintenant qu'elle est sûre de posséder la femme pour un temps.

L'espoir d'une grossesse taquine la marquise: un mal de cœur lui a semblé de bon augure, puis naïvement elle confesse qu'elle avait plus dîné que d'ordinaire et qu'une fausse digestion était seule cause de ce malaise. En revanche, et tout le monde s'en réjouit, «le ventre de la Reine est très gros». En bon courtisan, la marquise ajoute: «Mais il lui va à merveille... Le Roi avait l'air de très belle humeur.»

Un demi-événement de cour: le comte d'Esterhazy n'est pas encore venu à Marly.

Personne n'en a entendu parler, «ce qui ferait craindre que sa faveur ne soit baissée». Cette «alarme» est de peu de durée d'ailleurs, car Esterhazy ne tarde pas à arriver; il venait d'avoir la goutte aux deux pieds et à une main et avait souffert le martyre. Mme de Bombelles croit remarquer qu'on lui parle moins; ceci ne pouvait être que fortuit, car nous verrons, au moment des couches de la Reine, Esterhazy plus en faveur que jamais.

Les questions de toute la Cour, les empressements du comte d'Artois, qui se plaint galamment d'une trop longue absence, les compliments réitérés de la comtesse Diane, tout cela distrait la petite marquise, mais comme à tous ces hommages et à ces gracieusetés, elle préférerait «ne faire qu'un saut» à Ratisbonne. Elle le dit et le répète le plus gentiment possible.

Les maux de cœur reviennent décidément. Serait-ce vrai? C'est précisément le moment où il y a bal chez le prince de Poix, gouverneur de Marly. La comtesse Diane a proposé à Mme de Bombelles de l'y emmener; chez la dame d'honneur, elle retrouve Mme Jules de Polignac, Mme de Châlons et toutes trois se rendent au bal. La Reine s'étonne de ne pas voir danser la jeune femme et, croyant qu'on ne l'a pas priée, elle se lève et va dire aux «agréables» qui se trouvaient là de la faire danser. Comme Mme de Bombelles a refusé au premier danseur qui se présente, la Reine vient à elle et la questionne: apprenant qu'elle souffre de l'estomac, Marie-Antoinette n'insiste plus, mais se met à causer de façon charmante. Le sujet de l'entretien est Madame Élisabeth. La Reine est très contente de sa belle-sœur, mais elle craint, «comme elle est toujours porte-parole sur tout ce qui la regarde», que la jeune princesse ne «la prenne pour une pédante». Protestation de Mme de Bombelles qui assure à la Reine que Madame Élisabeth lui est profondément attachée et parfaitement sensible à la bonté témoignée.

Cette bienveillance de la Reine, ces égards dont elle est l'objet de la part des hommes de la cour, le duc de Coigny et le comte d'Esterhazy en tête, l'intérêt que tous semblent porter au marquis, Mme de Bombelles s'en dit reconnaissante et touchée; mais la vie de représentation la fatigue, et elle n'est pas fâchée de quitter Marly, car se coucher très tard, faire trois toilettes par jour, rester tout le temps sur un tabouret, sans pouvoir appuyer ses pauvres reins «qui lui font bien mal», c'est trop pour sa santé qui a besoin de ménagements.

Nous ne suivrons pas la marquise dans ses alternatives de joie ou de désappointement suivant qu'elle se croit grosse ou non; l'expression d'un désir si louable adressé à son cher mari ne varie guère dans la forme. D'autres soins encore sollicitent son attention: Mlle de Bombelles a l'air de s'être coiffée du chevalier de Naillac qui, nous l'avons dit, a accompagné les voyageuses depuis Strasbourg, et qui, dès ce moment, a fait une cour en règle: cour un peu libre et sans gêne, à en croire la marquise, car il a écrit à sa belle-sœur des lettres peu respectueuses où il appelle «petite chère amie» celle qu'il aspire à épouser, et cela «sans respects ni considération à la fin».

Le chevalier a des qualités, du bien à venir, mais pour le moment presque rien, et le mariage ne serait possible qu'avec la promesse d'un poste diplomatique donnée par M. de Vergennes. Or les deux époux sont bien d'accord pour ne pas fatiguer le ministre d'une demande nouvelle au moment où la question d'une gratification de 10.000 francs pour le marquis est en suspens. Sans gratification pas de mariage possible, donc de la patience et de la modération, et qu'il ne soit pas reparlé du mariage avant janvier.

Que ceci paraisse long à Henriette de Bombelles toute férue de son chevalier, conseillée par l'un et par l'autre, encouragée par la duchesse de Mailly [65], ceci n'est pas douteux. De là de petites discussions—très courtoises d'ailleurs—entre les deux belles-sœurs, et l'on peut supposer que chacune garde sa manière de penser et d'agir. Avant que ce mariage, en apparence sur le point de se faire, soit définitivement rompu, il coulera beaucoup d'encre à ce sujet.

C'est à Ratisbonne, où il est enfin rentré malgré les inondations du Danube [66], que le marquis reçoit les dernières lettres de sa femme. Le voyage avec ses péripéties et ses incidents l'a distrait; l'arrivée dans la triste capitale de la Diète l'a rendu de nouveau morose.

Non pas qu'on ne lui fasse fête et qu'on ne désire, par tous les moyens possible le «dissiper». Certaine soirée chez la baronne de Buchenberg vaut la peine d'être racontée. Il y avait là «petite assemblée» dont Mme de Beulwitz que le marquis citera souvent, une Mme de Gillerberg «qui fait de petits yeux à son mari pour que le bonhomme n'oublie pas sa paternité», et «beaucoup de demoiselles qui, rangées à une table autour du jeune Lincken qui est grand comme une perche, ressemblaient à des écoliers qui se grandissent tant qu'ils peuvent pour sucer, sur le Pont-Neuf, la noix confite attachée au haut d'un grand bâton.» Tout ce monde semblait assez triste, les parties allaient finir, lorsque le marquis entra; ce furent des élans de joie à sa vue. «Je m'apercevais fort bien, dit M. de Bombelles à la contenance de Mme de Beulwitz, à l'aimable rougeur qui couvrait son teint, qu'elle avait une grande proposition à me faire. Si ma vertu n'eût pas été rassurée par la sienne, à son regard embarrassé, à ses mots entrecoupés, j'aurais craint une attaque à ma fidélité conjugale. Mais ses désirs étaient plus aisés à satisfaire qu'il ne lui a été de les articuler. Vois-la, je t'en prie, debout, me dire après une douzaine de révérences: «Monsieur le marquis... mais oserai-je?... Non, ce n'est pas possible, je n'oserai pas... Vous êtes bien honnête, mais encore... c'est que cela vous fatiguerait.»—«Eh bien! Madame, de grâce, de quoi s'agit-il?—Ah! Monsieur, de me faire un extrême plaisir... mais un plaisir si grand que je ne sais comment m'y prendre pour vous le demander... ma fille, parlez pour moi; mon fils, aidez-moi dans ma prière.»—Alors les compliments de la fille n'ont pas été moins longs et dureraient encore si le fils n'était venu me réciter en écolier qui craint d'oublier sa leçon: «Monsieur, c'est que ma chère mère, ma chère sœur et moi nous voudrions bien que vous chantassiez sur le clavecin l'air: Fournissez un canal au ruisseau.» Jusqu'à ce moment, le reste de la société s'était tue. Alors, une demoiselle, nièce du grand-prévôt du chapitre dont tu te rappelles l'énorme fadeur du blond de ses cheveux, a crié comme un aigle: «Oui, Fournissez un canal au ruisseau.» Et bravement, je me suis mis au clavecin. Je ne t'exagère pas, ils m'y ont tenu une heure entière; et l'air que la demoiselle blonde a encore retenu mot à mot est: Il était un oiseau gris. Ah! c'est là, mon ange, où il fallait tout le flegme que donne l'habitude du ridicule. Figure-toi qu'elle nous a chanté cet air en voulant imiter ma sœur; sa mine, son accent allemand, sa voix glapissante formaient un ensemble qui fournirait à lui seul un des meilleurs tableaux de Callot.»

En somme, succès énorme pour M. de Bombelles qui continue à se gausser de ses admirateurs. Il chantait tant qu'il voulait hors de mesure, «mettait une phrase de chant pour une autre», tout cela paraissait «unique, charmant», et la bonne Mme de Beulwitz de s'écrier à chaque reprise: «Ah! que mon mari n'est-il là... Tenez, Mesdames, vous voyez la preuve de ce qu'il m'a dit!»—«Et que vous a-t-il dit?» reprenait la demoiselle blonde.—«Que M. de Bombelles avait un doigt sur le clavecin, comme on n'en a jamais vu.»

M. de Bombelles ignorait le charme de son doigt: «Tu n'as pas remarqué le doigt, mon Angélique, et j'en suis bien aise, car tu me regretterais trop!» Il dit en terminant: «J'espère que ce récit t'amusera un moment; sois sûre que je ne l'ai nullement orné, et que je pourrais y ajouter mille détails aussi ridicules et aussi vrais.»

La plume du marquis n'est pas toujours tendre à la société de Ratisbonne.—Une lettre du 1er novembre, dont le début est un long dithyrambe en faveur de l'amour conjugal et surtout de l'amour que lui inspire Angélique, finit aussi par quelques portraits. Voici la comtesse de..., à qui il a dit que sa femme se croyait grosse et qui s'est moquée. «Je l'aime par la bonne foi avec laquelle elle t'est attachée. Son mari, aux affaires près, est d'assez bonne société, et surtout à merveille avec Brentano [67] qui ne se conduit pas, à beaucoup près, si bien. Ce garçon, d'ailleurs aimable et dont tu connais les qualités a de jour en jour plus mauvais ton avec la comtesse et me prouve, ce qui est positif, que les femmes sont souvent plus tourmentées par leurs amants que par leurs maris.» Passant en revue les étrangers qui fréquentent Ratisbonne, M. de Bombelles note un comte de Schlick, «d'une superbe figure et qui paraît de bonne compagnie». Il est admis aux soupers de la société diplomatique, ainsi que le frère aîné de la comtesse. Un autre hôte temporaire est le neveu du fameux comte Bernstorf qui fut premier ministre en Danemarck. «C'est une rare et indigeste figure que la manière de se mettre rend encore plus ridicule. Sous un toupet de cinq à six pouces de haut, formé par des cheveux d'un blanc jaune, il montre un visage plat comme une punaise, carré comme un mouchoir, qui domine sur un petit corps vêtu d'un habit tout blanc; un gilet, plus court qu'il ne le faut de deux doigts, laisse à sa fin passer des paquets de la chemise qui n'est pas si blanche que l'habit. A peine ce monsieur m'eût-il été présenté à la comédie, qu'il vint me dire: «Parbleu, je ne conçois pas, de par tous les diables, comment, sarpejeu, vous pouvez écouter cette fichue pièce.»

Le marquis ne semble pas avoir apprécié le charme de cette avalanche de jurons anodins, car une réponse brève «eut le bonheur de le défaire de cette singulière production du pays d'Hanovre».

Bombelles ne fait guère de confidences politiques à sa femme: de graves événements pourtant se préparaient en Bavière dont le marquis se trouvait spectateur immédiat.

Angélique de Mackau, Marquise de Bombelles, et la Cour de Madame Élisabeth

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