Читать книгу Parsifal, de Richard Wagner : légende, drame, partition - Maurice Kufferath - Страница 5
ОглавлениеHISTOIRE ET POÉSIE
LE caractère commun à la plupart des poèmes chevaleresques du moyen âge est de mettre en scène des ingénus, des innocents, des ignorants. On nous les montre aux prises avec toutes les difficultés de la vie, les ruses de la nature, qu’ils surmontent ou écartent par la fermeté du vouloir, par la persévérance, par le courage, par l’abnégation en toutes circonstances.
Il y a un sens profond et éminemment poétique dans ce spectacle de l’homme privé de tout appui, né hors de la société, élevé en dehors des règles ordinaires de la vie, luttant avec énergie, sans défaillance, contre tous les obstacles qui se présentent à lui, et arrivant finalement à dominer ses contemporains par la force acquise dans les épreuves subies. En retraçant les impulsions désordonnées d’une âme qui s’agite sous l’action des seules inspirations naturelles, du remords de la faute commise, de la douleur physique ou morale, elles retracent l’histoire éternelle du genre humain. L’idée qui est au fond est toujours celle de la fatalité insurmontable: l’oracle prédit, l’homme veut détourner la menace, et tout arrive pour démontrer combien est aveugle l’esprit des faibles mortels et par quels chemins l’inexorable destinée sait ressaisir sa proie. Ces histoires sont émouvantes comme des souvenirs de la première jeunesse; il s’en dégage comme un parfum d’avril; elles évoquent en chacun de nous des images de notre propre passé ; et si elles laissent comme un regret de cet autrefois, elles y ajoutent toute l’ampleur des sentiments, toute la grandeur des choses qui séparent la courte et humble histoire de l’individu de l’histoire infinie et rayonnante de l’humanité.
C’est cette grandeur et cette profondeur du sentiment qui ont attiré Wagner et qui l’ont retenu prisonnier, depuis le moment où, renonçant au drame historique après Rienzi, il est entré dans le domaine du drame légendaire avec le Vaisseau-Fantôme.
Tannhæuser, Lohengrin, Tristan et Yseult, l’Anneau du Nibelung, enfin Parsifal; tous ces sujets, qui sont en dehors de l’histoire, l’ont captivé par leur caractère profondément humain. En quoi son intuition de philosophe et de grand poète a merveilleusement servi le musicien.
La poésie et la musique, en effet, sont une simplification, une sublimisation, pour nous servir d’un mot hardi de Liszt. Elles sont condamnées à généraliser si elles veulent s’élever. Elles s’abaissent, au contraire, dès qu’elles cherchent à spécialiser. De tout temps, les plus grands poètes ont été ceux qui ont exprimé les idées les plus simples, les vérités les plus générales. Parce que l’être humain n’a qu’une façon de sentir et de penser, en dépit de toutes les variétés que les circonstances de temps et de lieu, la différence des races et des tempéraments, le milieu social même apportent à l’expression du sentiment et de la pensée, le fond de l’une et de l’autre reste universellement le même. Qu’importe, au bout d’un certain temps, la manière dont se sont manifestées dans l’individu les crises du cœur et de l’esprit, si l’on n’y retrouve les lois générales du développement des passions humaines? Les particularités finissent toujours par s’effacer et se noyer dans les ensembles.
C’est ce qui fait que l’histoire proprement dite est impropre à la poésie. Elle n’étudie les évolutions et les révolutions de la politique qu’au point de vue de la part plus ou moins large qu’y ont prise le caprice ou les erreurs de quelques personnages, c’est-à-dire qu’elle s’occupe plus spécialement d’accidents trop personnels pour nous révéler des lois générales. La vie réelle des peuples, c’est-à-dire de l’humanité, elle la soupçonne à peine; ce qu’il y a de sourd, de continu, de moral dans l’action anonyme des masses, échappe fatalement aux calculs et aux perspicacités de l’historien trop préoccupé des faits matériels et de l’exactitude des documents. Quand l’histoire veut comprendre et recueillir les témoignages de ces influences inexprimées, c’est à la poésie qu’elle doit s’adresser; car c’est par la poésie seule qu’elle pourra expliquer tout ce que les aspirations des races, éléments impondérables, ajoutent de force aux idées, donnent de puissance et d’audace aux individus, d’impatience ou de faiblesse aux gouvernements.
La poésie est donc d’un intérêt plus constant et plus élevé que l’histoire, parce qu’elle est l’expression la plus complète, la plus pure de la vie d’un peuple. On n’a point à dégager ses enseignements des faits qui les cachent ou les travestissent; ils sont clairs, positifs, universels. Aussi, les abstractions de la légende, histoire poétisée, ont-elles toujours été plus favorables au poème dramatique que les réalités sèches et insipides de l’histoire. Faites, si vous le voulez, le compte des tragédies historiques que le théâtre a vues depuis l’antiquité, et mettez en présence les drames fondés sur la légende purement imaginaire ou inspirée de traditions historiques; je crois qu’il n’y a pas longtemps à hésiter. Pour dix chefs-d’œuvre nés de la légende, depuis les Erynnies, l’Œdipe-Roi et les Iphigénie, jusqu’ à Faust, en passant par Hamlet, Macbeth, le Roi Lear, le Cid, combien de drames historiques qui se soient vraiment emparés de la mémoire des hommes? La fiction et la réalité se tiennent de plus près que ne l’admet généralement la critique moderne; ainsi que l’a dit Victor Hugo, “elles surprennent quelquefois notre esprit par les parallélismes singuliers qu’il leur découvre () ”.
Si j’insiste sur ce sujet, ce n’est pas pour justifier Richard Wagner d’avoir préféré le drame légendaire au drame historique: ses œuvres sont là et suffisent à la défense de sa thèse favorite sur l’essence du théâtre lyrique; j’ai voulu simplement rencontrer l’un des préjugés courants les plus tenaces en dépit de l’évidence des témoignages qui le détruisent, à savoir que le théâtre vit de réalité. Le théâtre, comme toute forme d’art, vit de poésie avant tout, c’est-à-dire d’abstraction et de quintessence. La vérité matérielle de l’action n’importe pas plus dans le drame parlé que dans le drame chanté ou lyrique. Ce qui importe, c’est que les personnages soient dans la vérité du sentiment humain, c’est-à-dire dans la logique de leur caractère et de leur situation, de leur être moral; à quoi la légende n’a jamais été un obstacle, au contraire, car on peut dire de toute légende que sa vérité est hors de toute conteste quand le succès l’a consacrée. Les fictions de la légende sont tout uniment un moyen plus ou moins ingénieux de faire saillir vivement et tout en relief la vie des hommes et des choses dans leur vérité absolue, supérieure, débarrassée des contingences qui débilitent l’intensité vitale. Elles sont nécessairement factices, puisqu’elles ne sont point naturelles; elles ne seraient plus dignes de l’art, si elles entamaient la vérité des réalités humaines; mais du moment qu’elles ne l’altèrent pas, elles sont à leur place sur le théâtre, dans le poème dramatique comme dans toute autre forme d’art, parce que, indépendamment de l’intérêt qu’elles peuvent offrir à l’esprit par leur ingéniosité, elles fournissent, par leur souplesse et leur variété, d’inappréciables ressources au poète révélateur des âmes; elles placent immédiatement les personnages et le sujet de l’action au-dessus de la réalité habituelle, dans la réalité supérieure et plus vraie de la vie artistique, c’est-à-dire de la vie conçue dans sa totalité et sa plénitude idéales.
Aussi, quoi qu’en pense l’école actuelle de critique, les légendes ne sont nullement des productions d’un art simple et naïf, des récits s’adressant à des esprits peu cultivés; elles sont, au contraire, des œuvres très subtiles, infiniment évocatrices, et philosophiquement plus vraies que l’histoire, par exemple, ou le roman d’étude tiré de la vie réelle; parce qu’elles se meuvent au-dessus des contingences et des accidents de la réalité brutale dans le monde des apparences, dans la sphère des âmes où, seule, est la vérité humaine.
Bien entendu, il en est de la légende comme de. tout poème, de tout livre, de toute œuvre d’art; il faut savoir dégager ce que les poètes, artisans de la pensée diffuse d’une race ou d’une époque, y ont mêlé d’étroit et de personnel. C’est à la sagacité de chacun de faire la part de l’individu dans ces créations générales, et d’aller bien au fond rechercher ce qu’il y a de liberté et de vérité dans les symboles et les abstractions de la poésie populaire. Seulement, combien sont-ils qui, ayant parlé de ces antiques traditions et les appréciant, se sont donné la peine de lire d’un bout à l’autre ces délicats poèmes du XIIe et du XIIIe siècle? Le compte n’en serait pas long à faire. L’ignorance où la plupart des écrivains sont, en France, des véritables origines poétiques de leur littérature est si extraordinaire qu’on a pu lire tout récemment, dans un grand journal littéraire et quelque peu académique, une longue étude où un professeur, sorti de l’Ecole Normale, n’hésite pas à avouer son étonnement en découvrant que, dans sa Légende des siècles, Victor Hugo s’est inspiré directement des vieux poèmes du XIIe et du XIIIe siècle. Et cet aveu a passé pour une précieuse découverte!
Cette ignorance s’explique d’ailleurs; c’est à peine s’il existe quelques rares rééditions de nos vieux auteurs, lesquelles, tirées à un très petit nombre, ne se sont naturellement pas répandues. On en trouve des exemplaires assez fréquemment dans les ventes de livres de bibliophiles fameux; ces exemplaires ne sont pas même découpés; on ne les a pas lus! Etonnez-vous, après cela, qu’à l’apparition des drames de Wagner la critique se soit trouvée si désemparée et si incompétente!
Quand il fut question pour la première fois du Parsifal, quelques-uns rouvrirent leur histoire littéraire et y découvrirent, quelques-uns avec surprise, le nom de Chrétien de Troies et la mention de son Perceval. C’était donc un sujet français, quel triomphe! Et l’on se contenta de reproduire les trente ou quarante lignes consacrées par les cours de littérature au moyen âge à ce gracieux et doux poème. Nul ne s’est avisé jusqu’ici de le relire et de l’analyser. Il y a cependant un réel intérêt à comparer entre elles les adaptations successives de cette matière et de saisir, pour ainsi parler, sur le vif, en pleine élaboration, la transformation que subit le mythe primitif dans l’imagination du poète moderne. Cette comparaison offre plus qu’un intérêt littéraire, il s’en dégage un grand enseignement esthétique.