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I

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Table des matières

—On peut entrer?... Ah! Elle est encore couchée, la petite loche ... Bonjour, mon amour, bonjour ma vieille Lucette ...

Zonzon—un diminutif de Suzon—se penchait à la porte entr’ouverte. En longue chemise, la gorge épanouie crevant la dentelle, la face brillante parmi ses cheveux qui la coiffaient d’un gros bonnet de fourrure châtain, les pieds nus dans des sandales rouges, la jeune femme courut au lit de sa sœur.

Elle était royale et claire, la chambre de Lucette. Royale par ses dimensions, par ses lignes, par le style de ses meubles et de ses panneaux, d’un Louis XVI fleuri, laqué blanc. Claire de toutes ces neigeuses sculptures, des miroirs à biseaux, des tentures délicates et tendres, des bibelots de Saxe et d’argent, toute une fraîcheur scintillante qu’exagérait encore la folle lumière du matin de juin. Lucette, qui s’apercevait dans les glaces, semblait perdue, parmi ses cheveux noirs répandus sur l’oreiller, dans le vaste lit de milieu exhaussé de deux marches, à la façon d’un trône.

Quand les deux sœurs se furent câlinement embrassées.

—J’ouvre une fenêtre, n’est-ce pas? dit Zonzon.

Et, sans plus attendre, elle se dirigea, dans son léger costume, vers l’une des deux croisées. Craintive, un peu choquée, Lucette reprocha:

—Oh!... Si on te voyait ...

Zonzon répliqua, en ouvrant tout grand:

—Eh bien, «on» ne s’embêterait pas.

Puis, accoudée à la barre:

—Bon Dieu que c’est beau ...

Prolongeant la terrasse du château, un parterre géant s’ouvrait une trouée à travers le parc, déroulait en pente douce sa tapisserie de fleurs jusqu’aux peupliers de la vallée. Les lointains, les bois, les ombres étaient baignés d’une brume bleue et dorée, à croire qu’il pleuvait de l’azur en même temps que de la lumière. Un de ces matins où il semble vraiment que le ciel soit descendu sur la terre.

Quittant la fenêtre, Zonzon s’assit au bord du lit, en amazone.

—Tout à l’heure, quand j’ai découvert cette vue, de ma chambre, ça m’a fichu un coup. J’ai failli crier toute seule. Voilà ce qu’il y a d’épatant dans l’arrivée de nuit: c’est la surprise du matin. Oh, déjà, rien que le temps de passer de l’auto dans l’ascenseur, d’entrevoir aux lumières le vestibule en cathédrale, vieux chêne et marbre blanc, j’avais reconnu la main de papa ... fichtre!

C’était, en effet, leur père, l’architecte René Savourette, qui avait restauré le château des Barres pour le compte du propriétaire actuel, le gros entrepreneur Duclos, un de ses camarades d’enfance, récemment retrouvé. Les travaux touchant à leur fin, Duclos avait invité l’architecte et sa famille à passer quelques semaines sous son toit. Mais Zonzon, qui exerçait depuis peu la médecine à Paris, n’avait pu s’échapper que la veille, et pour un seul jour.

—Figure-toi, reprit-elle, que j’ai failli ne pas venir du tout. A neuf heures, hier soir, j’étais encore chez des clients—un petit ménage d’officiers—dont le gosse faisait de la diphtérie. Les pauvres gens! Ils n’en menaient pas large ... Mais quand le sérum a commencé d’agir—j’en avais pris du tout frais à l’Institut Pasteur—quand leur mioche s’est mis à respirer, à renaître ... Ah! Si tu les avais vus! Sur le pas de la porte, le lieutenant me serrait les mains à me coller les doigts. Et il bafouillait: «Merci, monsieur ... Merci, monsieur ...»

Zonzon, le menton à la gorge, les paupières baissées, s’examina avec une malicieuse complaisance:

—Hein? Tout de même, fallait-il qu’il soit ému, pour s’y tromper!

—Oh! Zonzon ... soupira Lucette.

Mais déjà la jeune femme poursuivait:

—Enfin, je me décolle les doigts, je me sauve, je touche chez moi, j’arrive à la gare, j’avale un sandwich, un bock, je saute dans le train, je trouve l’auto à Sens, et me voilà ...

Le torse cambré, les bras étendus en croix, la tête en arrière et la face heureuse, elle s’étira:

—Ah! C’est amusant, la vie pleine, la vie bien tassée, où l’on empile tant qu’on peut de l’utile et de l’agréable.

Puis, se rapprochant, les mains enlacées à celles de Lucette:

—Mais toi, toi ... C’est à toi de raconter. Depuis quinze jours ... Cette nuit, tu dormais si bien. Je n’ai pas voulu te réveiller. Et tes petits bouts de lettres, tes petits coups de téléphone ne m’ont pas appris grand’chose. Je trouve même qu’elles devenaient de plus en plus courtes, tes communications. Pas d’anicroche? Tu ne me caches rien?

Lucette s’était à demi soulevée, un coude dans l’oreiller. Et posant une main sur le bras de sa sœur, elle dit, résolue:

—Si, Zonzon. Je t’attendais. Moi aussi, j’ai voulu te laisser dormir. Mais j’ai un service à te demander. Tu pars toujours ce soir?

—Faut bien.

—Eh bien, emmène-moi.

D’un élan, Zonzon fut contre Lucette:

—T’emmener? Mais qu’est-ce qu’il y a? Rien de grave, j’espère?

Les paupières closes, la jeune fille agita la tête:

—Non, non, rien de grave.

—Alors, quoi? Tu te rases, dans ce castel?

—Ne me demande rien, supplia Lucette. Emmène-moi, voilà tout.

Et de son bras, à hauteur de ses yeux, elle se barrait la face. Zonzon s’était reculée légèrement:

—Je veux bien, moi. Pardi, ce ne serait pas la première fois que tu passerais quelques jours chez moi. Mais je ne serais tout de même pas fâchée de savoir pourquoi je t’enlève. Je veux bien marcher, mais je n’aime pas marcher sans savoir où je vais. Allons, explique. Pourquoi veux-tu partir?

Lucette s’entêtait, confuse et farouche:

—Parce que ...

Zonzon haussa ses rondes épaules sous leur étroite épaulette de dentelle:

—Ah! Toujours la même! Toujours fermée, toujours bouclée ... Dire qu’il m’a fallu chaque fois te cambrioler tes petits secrets! Tiens, tu me fais bouillir. Mais tu ne devrais pas en avoir pour moi, des secrets. Tu as beau aller sur tes vingt-deux ans, j’en ai toujours huit de plus que toi. Tu es toujours un peu ma petite, ma mioche. Tu sais bien que si je te presse, ce n’est pas par curiosité. C’est par intérêt, par tendresse. Voyons, voyons, Lucette. Personne ne t’écoutera mieux. Personne ne jasera moins. Et puis, c’est si bon de se débrider, de s’ouvrir. Allons, va ...

Inclinée sur Lucette, elle la dominait, essayait de la pénétrer. Ainsi rapprochées, elles apparaissaient à la fois pareilles et différentes. Et la lumineuse figure de Zonzon semblait penchée sur une eau profonde, qui lui eût renvoyé en reflet sa propre image, assombrie et mystérieuse.

A demi vaincue, Lucette murmura:

—J’ai peur que tu te moques ...

—Allons donc! Tu sais bien que non.

—Eh bien, je veux partir avant de ... m’attacher à quelqu’un ... A quelqu’un que je ne peux pas épouser.

—Qui? qui?

—Paul Duclos.

Zonzon la pressait, avide:

—Tu t’es emballée sur le fils Duclos? Et lui, de son côté?

Mais Lucette s’était refermée. Elle roulait lentement sa tête sur l’oreiller:

—Qu’est-ce que ça peut faire? Qu’importe?

—Enfin, que s’est-il passé entre vous?

Tout de suite la jeune fille se révolta:

—Mais rien!

—Alors, comme il est fils unique, comme le père Duclos a je ne sais combien de millions, comme nous n’avons pas un fifrelin de dot, tu ne veux pas courir la chance? Dis, dis, c’est ça.

Lucette avait conscience de cette réserve, de cette pudeur ombrageuse qui la retenaient de dévoiler sa vie la plus intime, les mouvements de son cœur. Mais sa sœur était sa grande amie, son guide. Cette fois, elle se libéra. Et, avec une violence concentrée:

—Oui, c’est cela. Je ne veux pas courir le risque d’un refus. D’abord parce que je ne veux pas passer pour une coquette, pour une intrigante. Si M. Paul s’avisait de vouloir m’épouser,—et vraiment j’ignore tout de ses intentions,—il se heurterait sans doute à son père. Et je les aurais, malgré moi, dressés l’un contre l’autre ...

—Mais, remarqua Zonzon, le papa Duclos aime son fils. Il n’a plus que lui au monde.

—Raison de plus pour qu’il lui souhaite un mariage éclatant. D’ailleurs, il me fait peur, ce M. Duclos. Il est si âpre, si rude d’aspect et d’esprit. Il n’envisage rien qu’au point de vue des affaires. Il n’a qu’une phrase à la bouche: «Est-ce une bonne affaire?» Et marier son «garçon», comme il dit, à la fille de son architecte, tu penses si ce serait la bonne affaire!

—Il n’est peut-être pas si terrible qu’il en a l’air.

Mais Lucette n’écoutait plus:

—Et puis, vois-tu, Zonzon, j’ai peur de souffrir. Ce que je veux éviter surtout, c’est le risque d’une déconvenue. Je veux fuir pendant qu’il en est temps encore, avant de m’attacher, avant d’avoir trop mal ... Tu vois, ce n’est plus du scrupule, c’est de la prudence.

—Ne te fais donc pas moins chic que tu n’es.

Très émue, la riante Zonzon. Ses larges yeux bruns s’attendrissaient. Elle avait un sens trop exact de la vie et de son temps pour ne point sentir l’étroite servitude de l’argent et pour ne point admirer l’élégance et la grâce des sentiments qui s’en affranchissent.

Elle reprit:

—Papa, maman ne savent pas que tu veux partir?

—Je n’aurais jamais osé leur avouer mes raisons. Et puis, à quoi bon? Papa partagerait mes scrupules. Il s’affolerait à l’idée d’être soupçonné d’une arrière-pensée d’intérêt. Et quant à maman, elle se retrancherait derrière lui, comme toujours.

—Oui, dit Zonzon, je connais la phrase: «En as-tu parlé à ton père?»

—Mieux vaut les laisser tranquilles, en sécurité. Je n’ai pas besoin d’eux. Tu es là.

Et elle se pressa contre sa grande, qui lui rendit sa caresse. Zonzon couvrait Lucette d’une tendresse vigilante. Non point seulement parce qu’elles étaient sœurs. Que de sœurs se supportent sans se chérir! Mais parce qu’elle la protégeait, la savait plus fragile, plus complexe, plus flexible qu’elle-même. Si les fleurs pensent et sentent, le beau rosier épanoui doit aimer de la sorte le liseron qui s’enroule à sa tige.

—Alors, conclut Lucette, c’est convenu, n’est-ce pas, tu m’emmènes? Je n’annonce pas un départ définitif. Nous devions rester ici encore une huitaine. Une fois partie, j’ajournerai mon retour. Nous prendrons un prétexte quelconque. Tu as besoin de moi pour ton dispensaire. Ou bien un essayage pressant.

Zonzon sourit:

—Je choisis l’essayage. C’est plus sérieux.

—Il ne faut pas rire, Zonzon, dit Lucette. J’ai du chagrin.

L’aînée la pressa:

—Ah ça! voyons, tu l’aimes donc déjà? Et lui?

Mais elle se déroba encore:

—Ne m’interroge pas, ne me force pas à m’interroger moi-même. Je ne veux pas savoir. Je veux partir.

Et blottie contre sa sœur, elle ajouta, la voix passionnée:

—Ah! Il me semble que j’aimerai tant, si fort, si uniquement ... Emmène-moi, Zonzon, emmène-moi ...

Que faire, au mieux du bonheur de Lucette? Car cela seul importait. Zonzon réfléchit. Par nature et par métier, elle avait le jugement prompt, lucide et stable. Sa décision fut vite arrêtée! Partir. Pourquoi pas? Si ce Paul Duclos n’aimait pas Lucette, s’il l’oubliait sitôt partie, mieux valait en effet qu’elle s’en détachât au plus vite. S’il l’aimait vraiment, l’épreuve de l’absence achèverait de l’éclairer sur lui-même, l’éperonnerait, le jetterait à la poursuite de la fugitive par-dessus tous les obstacles. Et si, en dehors de son énorme fortune, il était réellement digne d’épouser Lucette, il lui apporterait alors la plus grande chance de bonheur au monde: un mutuel amour sans entrave, ni souci.

Et Zonzon prononça délibérément:

—Eh bien, c’est entendu, ma petite Lucette. Je t’enlève.

En vérité, nous ne sommes qu’une vivante contradiction. Lucette voudrait que cette dernière journée au château des Barres fût déjà achevée, dans une hâte de malade avant l’opération, qui souhaite éperdument que c’en soit fini. Et, en même temps, elle voudrait arrêter la fuite des heures, isoler, déguster chaque minute, chaque seconde, comme on tâche de garder au palais la saveur d’un sorbet qu’on sent fondre dans sa bouche. Ce royal domaine qu’elle ne reverra plus, elle voudrait l’inscrire, le fixer dans sa mémoire, l’emporter en elle-même. Et toute la matinée, en guidant sa sœur à travers les salles et les jardins, parmi la folle fête de lumière, elle butine, par tous ses sens éveillés et tendus, les souvenirs.

Quinze jours! A-t-elle vraiment vécu quinze jours au château? Tour à tour il lui semble qu’elle y soit arrivée la veille et qu’elle ne l’ait jamais quitté. S’asseoit-elle vraiment depuis quinze jours à cette table, dans cette salle à manger d’une solennité d’église, habillée de bois anciens, noirs et luisants, trouée d’une cheminée féodale dont la hotte se heurte aux caissons du plafond? Quinze jours qu’à chaque repas elle contemple en coin, sans parvenir à s’apprivoiser, son redoutable voisin M. Duclos, sa solide carrure, sa simplicité soigneuse, sa face de granit, ses yeux aigus sous les sourcils hérissés. Quinze jours qu’elle l’entend, à chaque plat mitonné, de sa voix qui s’est éraillée sur les chantiers:

—Revenez-y donc, M’ame Savourette.

Et quinze jours que maman se laisse tenter, avec un heureux roulis des épaules, le menton dans la gorge, la lèvre grasse et le regard gourmand:

—Oh! M. Duclos, j’en reprendrai bien encore un petit peu ...

Et lui, lui ... Il est assis face à son père, devant elle. Oh! Elle voudrait lui trouver des défauts, pour le regretter moins. N’a-t-il pas gardé, de son récent séjour en Asie-Mineure—deux ans de fouilles au dur soleil—un petit air levantin? On s’imprègne des pays qu’on habite. Avec son teint brûlé, sa pointe de barbe noire, on dirait un personnage des Mille et une Nuits, habillé chez le bon tailleur. Et quelle singulière façon d’écouter, la tête inclinée, le regard au plafond. Pourquoi entr’ouvre-t-il parfois la bouche une seconde, avant de parler? L’œil est trop doux, le profil trop régulier, le front trop bossué ... Allons donc! Elle ment. Il est parfait. Et maudissant son blasphème, elle voudrait, d’un élan, se lever de table et courir lui demander pardon.

L’après-midi. Que d’heures légères—si légères qu’elles ne laissaient pas de traces dans le souvenir—passées dans le parc, autour de ce petit temple troyen qu’édifiait papa, avec les matériaux et d’après les plans rapportés par M. Paul. Chaque jour on en suivait les progrès. On tirait de leurs caisses les briques vernissées, les faïences, les mosaïques dont devait se revêtir cette reconstitution charmante. Hélas! Lucette ne la verrait pas achevée ...

Un coup de cloche à la grille. Un couple apparaît au détour d’une allée. Les Turquois. Car le village de Brûlon ne s’enorgueillit pas seulement de son royal château des Barres. Il possède aussi son homme célèbre, Turquois, l’auteur dramatique, qui s’y retire pendant les mois d’été. Les gens du pays ne connaissent guère ses pièces, libres et violentes. Mais ils voient son portrait dans les feuilles et les magazines, sa face de joyeux vivant, crépue et lippue. M. Duclos fait grand accueil à son voisin. Mais Lucette n’aime ni son jovial sans-gêne, ni sa réputation libertine. Et à chaque visite, elle s’étonne de ce regard tendre, admiratif, fidèle, dont le suit sa femme, si différente de lui, si grave, si contenue, d’une grâce si souveraine, d’une si belle allure ailée. Bah! Encore des gens qu’elle ne reverra plus ...

Un domestique apporte des sodas. M. Paul raconte son goût inné d’archéologie, cite le fameux exemple de Schliemann, le savant allemand, tour à tour mousse, garçon épicier, enrichi enfin dans le commerce de l’indigo, poursuivant et réalisant à travers d’invraisemblables vicissitudes le rêve de toute sa vie: exhumer Troie, la Troie de l’Iliade, Troie dix ans investie par Ménélas pour venger l’enlèvement de sa femme Hélène! Et sous la ville de Pâris et de Priam, il avait découvert six autres cités superposées! Ainsi, sept civilisations s’étaient succédé avant le siège dont le chant d’Homère nous a gardé le souvenir ...

Turquois appuie d’un gros rire:

—En somme, de vos sept civilisations, que reste-t-il? Une histoire de femme!

Puis, de sa manière brusque, il s’empare de Lucette, l’isole:

—Et vous, mademoiselle, vous trouvez que ça vaut dix ans de siège, une femme enlevée?

Sans attendre de réponse, il déploie des idées scabreuses sur le mariage, avec autorité. Distraite, absente, Lucette songe au cher tête-à-tête qu’elle n’aura pas, qu’elle n’aura plus jamais. Quelle ironie, de paraître flirter avec ce déplaisant personnage! Mais elle y prend un amer plaisir, une joie de mortification. Furieuse contre le destin, elle s’en venge sur elle-même.

L’heure passe, à la fois rapide et lente. Maintenant, autour du petit temple, tous tirent des caisses les précieuses mosaïques couchées sur des claies de paille, en rassemblent les morceaux. On dirait de grands enfants occupés à un gigantesque jeu de patience. Comme tout ce monde est joyeux, insouciant! Ils ne devinent donc pas, ni les uns ni les autres, qu’un drame se joue, tout près d’eux, dans un petit cœur? Ah! Quelle plaisanterie, cette mystérieuse télépathie qui devrait avertir notre entourage de notre chagrin. Comme ils sont loin de nous, nos proches! Lucette est presque dépitée qu’on soit si gai autour d’elle, qu’on ne soit pas influencé par sa peine secrète. Et, en même temps, pour rien au monde, elle ne l’avouerait.

Et voyez comme ils sont tous éloignés, en effet, de pressentir la vérité. Quand Lucette annonce qu’elle accompagnera sa sœur à Paris—décidément elle invoque la nécessité d’un essayage—c’est à peine si l’on interrompt le jeu des mosaïques. Maman, qui, souriante et placide, le suit du creux de son fauteuil, demande seulement:

—Tu l’as dit à ton père?

Et M. Savourette ne s’émeut guère. Il l’aime pourtant bien, sa fillette. Mais voilà: il détaille les fresques à Mme Turquois. Et il est resté d’une si fine galanterie, d’un si joli empressement près des femmes, qu’il est tout à son inoffensive habitude de briller et de plaire. Il tire et jette en avant sa manchette, fait valoir son profil cambré à la Henri IV et accueille la nouvelle d’un distrait:

—Ah! ah!... Et tu nous reviens bientôt, surtout?

M. Paul lui-même ne se doute de rien. Il se donne à sa minutieuse besogne d’un entrain joyeux, une de ces gaîtés ingénues et fougueuses qu’on voit parfois aux très jeunes religieux qui, soutane troussée, jouent au ballon avec leurs élèves. Dirait-on qu’il a vingt-sept ans?

Pourtant, il a entendu, se redresse, s’exclame, la face changée:

—Comment? Vous partez, Mademoiselle? Mais pour une seule journée, n’est-ce pas?

S’il savait! Précipitamment, elle répond:

—Oui, oui ...

Mais que c’est dur, de dissimuler jusqu’au soir, jusqu’au moment où l’auto vient ranger le perron dans la clarté des deux gros lampadaires.

Qu’ils sont pénibles, ces adieux qu’elle seule sait être définitifs. Et aussi, quelle amère volupté de se sentir enfin dans la nuit, de s’abattre sur la tiède et solide poitrine de Zonzon et là, de se détendre, de sangloter:

—Oh! ma chérie, j’ai tant de chagrin, si tu savais, tant de chagrin ...

Toute la matinée du lendemain, Paul Duclos erra du parc au château. Impatient, fébrile, il était incapable de tenir en place. Certainement, elle rentrerait le soir même. Mais que c’est long, tout un jour! Il aurait voulu perdre la sensation du temps, de l’attente.

A tous les tournants d’allée, au seuil de toutes les pièces, elle lui apparaissait, en visions qui lui heurtaient le cœur. L’hallucination était si vive, qu’il en aurait crié, qu’il en aurait tendu les bras en avant. C’était sa silhouette à la fois ferme et menue, sous l’écharpe claire, sa nette petite figure nacrée parmi les ondes animées de la brune chevelure, le regard chaud sous l’arcade profonde, les pétales rouges des lèvres. C’était son enjouement contenu, son éclat chatoyant, précis, son geste harmonieux et sobre, toute une grâce de petit coffret clos et ciselé. Le pur joyau ...

Là, contre cette porte rustique qui s’ouvrait sur l’Yonne, ils avaient ensemble déchiffré les dates des crues, gravées dans la pierre du montant. A ce rond-point, tandis qu’il la tenait devant l’objectif de son instantané, elle lui avait demandé: «Faut-il bouger?» Et il lui avait répondu avec une douceur voulue, une intention dans la voix: «Oui, il faut venir à moi.» Audace dont il s’effarait, car son ardeur timide n’avait jamais osé risquer d’aveu.

Autour du petit temple, que d’heureux moments! Mais aussi, quelles minutes cruelles, la veille, quand cette brute de Turquois l’avait isolée, chambrée. Oh! il avait su dissimuler. Mais, incapable d’écouter, de répondre, il épiait, seconde à seconde, la fin de l’odieux tête-à-tête, soulevé d’une frénétique envie de bondir, d’incendier le domaine, de faire crouler le ciel, pour que ce butor cessât de lui parler ainsi sur la bouche! Et, attendri soudain, il regrettait même ce moment-là. Au moins, elle était présente ...

Mais, sans doute, elle allait téléphoner son retour. A quoi songeait-il, de s’éloigner de la maison? Il grimpa le parterre au pas de course. Dans le grand salon, un livre qu’elle avait commencé traînait sur la table. Il emporta la fleur qu’elle y avait laissée en guise de signet. A table, il trouva des prétextes pour parler d’elle, pour prononcer, pour entendre son nom. L’après-midi se traîna. Il essayait de s’absorber dans la lecture des journaux, espérait gagner ainsi une demi-heure, tirait sa montre: il avait usé cinq minutes.

Au dîner, pas de nouvelles encore. Il s’enhardit à interroger Mme Savourette. Elle répondit paisiblement qu’on aurait sans doute une lettre le lendemain matin. Et tout à coup, il s’indigna de la placidité de cette dame confite en béatitude, de son air de pigeonne heureuse.

Et ce M. Savourette! Un charmeur, un artiste, certes. Mais n’aurait-il pas dû se soucier un peu de sa fille, au lieu de tourner l’anecdote et de filer le trait, en lançant ses manchettes à l’assaut? Évidemment, ils étaient habitués. De bonne heure, ils avaient laissé les deux sœurs sortir et voyager seules.

Même, l’aînée s’était affranchie, avait fait sa vie, de son côté. Mais, que diable, on n’a pas cette sérénité!

Il ne s’endormit qu’à l’aube et dans l’appréhension du réveil. Et, en effet, ce deuxième jour s’annonça terrible. D’un mot à sa mère, la jeune fille s’excusait de retarder son retour. Aussitôt, l’appréhension le traversa qu’elle ne reviendrait pas. Car nos pressentiments ne sont faits que de nos craintes.

Comme la veille, il traîna son impatience et son inquiétude au long des allées. Parfois, dans sa détresse croissante, il l’appelait, d’une voix suppliante et sanglotante: «Lucette! Lucette!» Il semble toujours que ce qu’on appelle va répondre. Et le nom aimé, aux lèvres des amants lointains, possède un pouvoir mystérieux, invisible hostie où se réalise la présence, verbe qui se fait chair ...

Malgré le ciel admirable, jardin, maison, tout lui paraissait morne et désolé. Il songeait aux antiques cités exhumées qu’il avait parcourues, deux fois mortes, parce que leurs pierres gardent l’empreinte de la vie qu’elles ont contenue. Oui, elle était la parure et la vie du domaine, la force inconnue qui anime les choses. Elle partie, tout retombait à la mort. Comme elle lui manquait! Comme elle lui manquait!

Et, le troisième jour, Mme Savourette annonça tranquillement que Lucette, retenue à Paris, demeurerait chez sa sœur, qu’à son grand regret elle renonçait à revenir aux Barres. Il crut que le château s’effondrait sur sa tête. Elle ne reviendrait pas! Pourquoi? Il n’était pas dupe des futiles raisons qu’elle donnait. Quelqu’un, quelque chose lui avait-il déplu? Bien qu’ils n’eussent pas échangé de paroles tendres, il avait bien cru sentir entre eux de l’entente, de l’accord, de la sympathie, au sens profond du mot ... Alors? Ah! Qu’importait! Il l’aimait. Il l’aimait. Il en prenait violemment conscience devant ce vide, cette dévastation que son départ laissait autour de lui, en lui. Elle lui était nécessaire. Il étouffait, dans une sorte d’asphyxie morale, quelque chose d’intolérable et d’affreux comme l’agonie du matelot au fond du sous-marin sombré. Il voulait de l’air, de la vie. Il la voulait.

Elle est émouvante et presque auguste, cette invasion de l’amour chez l’homme en pleine possession de lui-même. Quelques aventures sans durée ni profondeur, de la passade d’étudiant à la piètre intrigue mondaine, ont déçu sa soif d’idéal, ébranlé sa foi dans la passion vraie. Il doute. Et soudain, le hasard admirable se réalise. Il se sent un être privilégié, le centre d’un miracle. Il ne se reconnaît plus. Sa sensibilité s’accroît et le prolonge. Il perçoit des nuances, des parfums, des harmonies qu’il ignorait la veille. Le bonheur le féconde. Il s’épanouit et se pavoise. L’arbre nu s’habille de fleurs, le voilier prend la mer et se couvre de toile. Il devient une de ces grandes forces de désir et d’attraction qui mènent à la nature. Il se mêle à l’univers et le porte en lui.

Chez Paul Duclos, tout préparait, tout favorisait cette métamorphose. Son père, prématurément veuf, absorbé par ses énormes travaux, se sachant rude et presque inculte, l’avait confié à l’éducation religieuse, seule capable, à son avis, de remplacer l’influence maternelle et l’atmosphère du foyer. Et plus tard, ses recherches, ses voyages, tout en excitant en lui le goût et la curiosité de la vie, l’avaient sauvé de cette oisiveté facile, de cette vaine existence où les meilleurs se diminuent, où l’ardeur se détend, la fraîcheur se fane.

Il se jeta donc fougueusement dans l’avenir. Il dissiperait le malentendu qui, seul, pouvait expliquer la fuite de la jeune fille. Il la rattraperait. Elle serait sa femme, si elle y consentait. De son côté, il était libre. Nul obstacle entre eux. Oui, c’est vrai, il était plus riche qu’elle. Tant mieux. Le cadre serait digne de l’œuvre. Son père pouvait s’effarer de l’inégalité des fortunes? Ah! Ceux qui le jugeaient sur ses rudes façons ne le connaissaient guère. Avait-il jamais eu d’autre but, d’autre joie, que de gâter son «garçon»? Pourquoi avait-il ouvert des tranchées, percé des tunnels, amoncelé des remblais, creusé des ports, pourquoi ce formidable ouvrier avait-il sculpté la face de la terre, sinon pour faire plaisir à son garçon?

Que de caprices royalement exaucés! Cela se passait toujours de la même façon, comique et touchante. Son père le scrutait, le regard aigu, la tête inclinée:

—Alors ça ferait ton affaire?

—Oh! oui, papa.

—Eh bien, l’affaire est faite.

Que d’affaires faites, depuis les somptueux jouets mécaniques de la petite enfance jusqu’à la 60-chevaux de course où Paul évaporait son ardeur! Et ces deux ans de fouilles en Asie-Mineure, ces sommes énormes versées aux terrassiers indigènes!

Ah! par exemple, M. Duclos en voulait pour son argent. C’était son grand souci. Il fallait que son garçon fût content. Et malheur au joujou qui n’aurait pas vraiment fait l’affaire!

Pas de crainte, cette fois, de ce côté-là. Et d’avance Paul s’imaginait le rapide colloque, l’œil en coin dans la face penchée: «La petite Savourette? Alors, ça ferait ton affaire?—Oh! oui, papa!» Et certainement, l’affaire serait faite.

Les révélées

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