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III

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Onze heures sonnaient à la petite église du coron des Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, où l’abbé Joire venait dire la messe, le dimanche. À côté, dans l’école, également en briques, on entendait les voix ânonnantes des enfants, malgré les fenêtres fermées au froid du dehors. Les larges voies, divisées en petits jardins adossés, restaient désertes, entre les quatre grands corps de maisons uniformes ; et ces jardins, ravagés par l’hiver, étalaient la tristesse de leur terre marneuse, que bossuaient et salissaient les derniers légumes. On faisait la soupe, les cheminées fumaient, une femme apparaissait, de loin en loin le long des façades, ouvrait une porte, disparaissait. D’un bout à l’autre, sur le trottoir pavé, les tuyaux de descente s’égouttaient dans des tonneaux, bien qu’il ne plût pas, tant le ciel gris était chargé d’humidité. Et ce village, bâti d’un coup au milieu du vaste plateau, bordé de ses routes noires comme d’un liséré de deuil, n’avait d’autre gaieté que les bandes régulières de ses tuiles rouges, sans cesse lavées par les averses.

Quand la Maheude rentra, elle fit un détour pour aller acheter des pommes de terre, chez la femme d’un surveillant, qui en avait encore de sa récolte. Derrière un rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces terrains plats, se trouvait un groupe de constructions isolées, des maisons quatre par quatre, entourées de leurs jardins. Comme la Compagnie réservait aux porions ce nouvel essai, les ouvriers avaient surnommé ce coin du hameau le coron des Bas-de-Soie ; de même qu’ils appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une ironie bonne enfant de leur misère.

– Ouf ! nous y voilà, dit la Maheude chargée de paquets, en poussant chez eux Lénore et Henri, boueux, les jambes mortes.

Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les bras d’Alzire. Celle-ci, n’ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire taire, s’était décidée à feindre de lui donner le sein. Ce simulacre, souvent, réussissait. Mais, cette fois, elle avait beau écarter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine maigre d’infirme de huit ans, l’enfant s’enrageait de mordre la peau et de n’en rien tirer.

– Passe-la-moi, cria la mère, dès qu’elle se trouva débarrassée. Elle ne nous laissera pas dire un mot.

Lorsqu’elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot, brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout allait bien, la petite ménagère avait entretenu le feu, balayé, rangé la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut ronfler le grand-père, du même ronflement rythmé, qui ne s’était pas arrêté un instant.

– En voilà des choses ! murmura Alzire, en souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe.

La table était encombrée : un paquet de vêtements, deux pains, des pommes de terre, du beurre, du café, de la chicorée et une demi-livre de fromage de cochon.

– Oh ! la soupe ! dit la Maheude d’un air de fatigue, il faudrait aller cueillir de l’oseille et arracher des poireaux... Non, j’en ferai ensuite pour les hommes... Mets bouillir des pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de beurre... Et du café, hein ? n’oublie pas le café !

Mais, tout d’un coup, l’idée de la brioche lui revint. Elle regarda les mains vides de Lénore et d’Henri, qui se battaient par terre, déjà reposés et gaillards. Est-ce que ces gourmands n’avaient pas, en chemin, mangé sournoisement la brioche ! Elle les gifla, pendant qu’Alzire, qui mettait la marmite au feu, tâchait de l’apaiser.

– Laisse-les, maman. Si c’est pour moi, tu sais que ça m’est égal, la brioche. Ils avaient faim, d’être allés si loin à pied.

Midi sonnèrent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l’école. Les pommes de terre étaient cuites, le café, épaissi d’une bonne moitié de chicorée, passait dans le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin de la table fut débarrassé ; mais la mère seule y mangea, les trois enfants se contentèrent de leurs genoux ; et, tout le temps, le petit garçon, qui était d’une voracité muette, se tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le papier gras le surexcitait.

La Maheude buvait son café à petits coups, les deux mains autour du verre pour les réchauffer, lorsque le père Bonnemort descendit. D’habitude, il se levait plus tard, son déjeuner l’attendait sur le feu. Mais, ce jour-là, il se mit à grogner, parce qu’il n’y avait point de soupe. Puis, quand sa bru lui eut dit qu’on ne faisait pas toujours comme on voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De temps à autre, il se levait, allait cracher dans les cendres, par propreté ; et, tassé ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au fond de sa bouche, la tête basse, les yeux éteints.

– Ah ! j’ai oublié, maman, dit Alzire, la voisine est venue...

Sa mère l’interrompit.

– Elle m’embête !

C’était une sourde rancune contre la Levaque, qui avait pleuré misère, la veille, pour ne rien lui prêter ; et elle la savait justement à son aise, en ce moment-là, le logeur Bouteloup ayant avancé sa quinzaine. Dans le coron, on ne se prêtait guère de ménage à ménage.

– Tiens ! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de café... Je le reporterai à la Pierronne, à qui je le dois d’avant-hier.

Et, quand sa fille eut préparé le paquet, elle ajouta qu’elle rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre, tandis que Lénore et Henri se battaient pour manger les pelures tombées.

La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, à travers les jardins, de peur de la Levaque ne l’appelât. Justement, son jardin s’adossait à celui des Pierron ; et il y avait, dans le treillage délabré qui les séparait, un trou par lequel on voisinait. Le puits commun était là, desservant quatre ménages. À côté, derrière un bouquet de lilas chétifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de vieux outils, et où l’on élevait, un à un, les lapins qu’on mangeait les jours de fête. Une heure sonna, c’était l’heure du café, pas une âme ne se montrait aux portes ni aux fenêtres. Seul, un ouvrier de la coupe à terre, en attendant la descente, bêchait son coin de légumes, sans lever la tête. Mais, comme la Maheude arrivait en face, à l’autre corps de bâtiment, elle fut surprise de voir paraître, devant l’église, un monsieur et deux dames. Elle s’arrêta une seconde, elle les reconnut : c’était madame Hennebeau, qui faisait visiter le coron à ses invités, le monsieur décoré et la dame en manteau de fourrure.

– Oh ! pourquoi as-tu pris cette peine ? s’écria la Pierronne, lorsque la Maheude lui eut rendu son café. Ça ne pressait pas.

Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche étroite ; et coquette avec ça, d’une propreté de chatte, la gorge restée belle, car elle n’avait pas eu d’enfant. Sa mère, la Brûlé, veuve d’un haveur mort à la mine, après avoir envoyé sa fille travailler dans une fabrique, en jurant qu’elle n’épouserait jamais un charbonnier, ne décolérait plus, depuis que celle-ci s’était mariée sur le tard avec Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans. Cependant, le ménage vivait très heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme : pas une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison si nettement tenue, qu’on se serait miré dans les casseroles. Pour surcroît de chance, grâce à des protections, la Compagnie l’avait autorisée à vendre des bonbons et des biscuits, dont elle étalait les bocaux sur deux planches, derrière les vitres de la fenêtre. C’étaient six ou sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. Et, dans ce bonheur, il n’y avait que la mère Brûlé qui hurlât avec son encagement de vieille révolutionnaire, ayant à venger la mort de son homme contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochât en gifles trop fréquentes les vivacités de la famille.

– Comme elle est grosse déjà ! reprit la Pierronne, en faisant des risettes à Estelle.

– Ah ! le mal que ça donne, ne m’en parle pas ! dit la Maheude. Tu es heureuse de n’en pas avoir. Au moins, tu peux tenir propre.

Bien que, chez elle, tout fût en ordre, et qu’elle lavât chaque samedi, elle jetait un coup d’œil de ménagère jalouse sur cette salle si claire, où il y avait même de la coquetterie, des vases dorés sur le buffet, une glace, trois gravures encadrées.

Cependant, la Pierronne était en train de boire seule son café, tout son monde se trouvant à la fosse.

– Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle.

– Non, merci, je sors d’avaler le mien.

– Qu’est-ce que ça fait ?

En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement. Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards s’étaient arrêtés sur les maisons d’en face, qui alignaient, aux fenêtres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins de blancheur disait les vertus des ménagères. Ceux des Levaque étaient très sales, de véritables torchons, qui semblaient avoir essuyé le cul des marmites.

– S’il est possible de vivre dans une pareille ordure ! murmura la Pierronne.

Alors, la Maheude partit et ne s’arrêta plus. Ah ! si elle avait eu un logeur comme ce Bouteloup, c’était elle qui aurait voulu faire marcher son ménage ! Quand on savait s’y prendre, un logeur devenait une excellente affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des cafés-concerts de Montsou.

La Pierronne prit un air profondément dégoûté. Ces chanteuses, ça donnait toutes les maladies. Il y en avait une, à Joiselle, qui avait empoisonné une fosse.

– Ce qui m’étonne, c’est que tu aies laissé aller ton fils avec leur fille.

– Ah ! oui, empêche donc ça !... Leur jardin est contre le nôtre. L’été, Zacharie était toujours avec Philomène derrière les lilas, et ils ne se gênaient guère sur le carin, on ne pouvait tirer de l’eau au puits sans les surprendre.

C’était la commune histoire des promiscuités du coron, les garçons et les filles pourrissant ensemble, se jetant à cul, comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du carin, dès la nuit tombée. Toutes les herscheuses faisaient là leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la peine d’aller le faire à Réquillart ou dans les blés. Ça ne tirait pas à conséquence, on se mariait ensuite, les mères seules se fâchaient, lorsque les garçons commençaient trop tôt, car un garçon qui se mariait ne rapportait plus à la famille.

– À ta place, j’aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. Ton Zacharie l’a déjà emplie deux fois, et ils iront plus loin se coller... De toute façon, l’argent est fichu.

La Maheude, furieuse, étendit les mains.

– Écoute ça : je les maudis, s’ils se collent... Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect ? Il nous a coûté, n’est-ce pas ? eh bien ! il faut qu’il nous rende, avant de s’embarrasser d’une femme... Qu’est-ce que nous deviendrions, dis ? si nos enfants travaillaient tout de suite pour les autres ? Autant crever alors !

Cependant, elle se calma.

– Je parle en général, on verra plus tard... Il est joliment fort, ton café : tu mets ce qu’il faut.

Et, après un quart d’heure d’autres histoires, elle se sauva, criant que la soupe de ses hommes n’était pas faite. Dehors, les enfants retournaient à l’école, quelques femmes se montraient sur les portes, regardaient madame Hennebeau, qui longeait une des façades, en expliquant du doigt le coron à ses invités. Cette visite commençait à remuer le village. L’homme de la coupe à terre s’arrêta un moment de bâcher, deux poules inquiètes s’effarouchèrent dans les jardins.

Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui était sortie pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un médecin de la Compagnie, petit homme pressé, écrasé de besogne, qui donnait ses consultations en courant.

– Monsieur, disait-elle, je ne sors plus, j’ai mal partout... Faudrait en causer cependant.

Il les tutoyait toutes, il répondit sans s’arrêter :

– Fiche-moi la paix ! tu bois trop de café.

– Et mon mari, monsieur, dit à son tour la Maheude, vous deviez venir le voir... Il a toujours ses douleurs aux jambes.

– C’est toi qui l’esquintes, fiche-moi la paix !

Les deux femmes restèrent plantées, regardant fuir le dos du docteur.

– Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut échangé avec sa voisine un haussement d’épaules désespéré. Tu sais qu’il y a du nouveau... Et tu prendras bien un peu de café. Il est tout frais.

La Maheude, qui se débattait, fut sans force. Allons ! une goutte tout de même, pour ne pas la désobliger. Et elle entra.

La salle était d’une saleté noire, le carreau et les murs tachés de graisse, le buffet et la table poissés de crasse ; et une puanteur de ménage mal tenu prenait à la gorge. Près du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfoncé dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa carrure épaisse de gros garçon placide ; tandis que, debout contre lui, le petit Achille, le premier-né de Philomène, qui entrait dans ses trois ans déjà, le regardait de l’air suppliant et muet d’une bête gourmande. Le logeur, très tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de temps à autre un morceau de sa viande au fond de la bouche.

– Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la cassonade d’avance dans la cafetière.

Elle, plus vieille que lui de six ans, était affreuse, usée, la gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un mufle aplati aux poils grisâtres, toujours dépeignée. Il l’avait prise naturellement, sans l’éplucher davantage que sa soupe, où il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le mari aimait à répéter que les bons comptes font les bons amis.

– Alors, c’était pour te dire, continua-t-elle, qu’on a vu hier soir la Pierronne rôder du côté des Bas-de-Soie. Le monsieur que tu sais l’attendait derrière Rasseneur, et ils ont filé ensemble le long du canal... Hein ? c’est du propre, une femme mariée !

– Dame ! dit la Maheude, Pierron avant de l’épouser donnait des lapins au porion, maintenant ça lui coûte moins cher de prêter sa femme.

Bouteloup éclata d’un rire énorme et jeta une mie de pain saucée dans la bouche d’Achille. Les deux femmes achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne, une coquette pas plus belle qu’une autre, mais toujours occupée à se visiter les trous de la peau, à se laver, à se mettre de la pommade. Enfin, ça regardait le mari, s’il aimait ce pain-là. Il y avait des hommes si ambitieux qu’ils auraient torché les chefs, pour les entendre seulement dire merci. Et elles ne furent interrompues que par l’arrivée d’une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois, Désirée, la dernière de Philomène : celle-ci, déjeunant au criblage, s’entendait pour qu’on lui amenât là-bas sa petite, et elle la faisait téter, assise un instant dans le charbon.

– La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle, qui s’était endormie sur ses bras.

Mais elle ne réussit point à éviter la mise en demeure qu’elle lisait depuis un moment dans les yeux de la Levaque,

– Dis donc, il faudrait pourtant songer à en finir.

D’abord, les deux mères, sans avoir besoin d’en causer, étaient tombées d’accord pour ne pas conclure le mariage. Si la mère de Zacharie voulait toucher le plus longtemps possible les quinzaines de son fils, la mère de Philomène s’emportait à l’idée d’abandonner celles de sa fille. Rien ne pressait, la seconde avait même préféré garder le petit, tant qu’il y avait eu un seul enfant ; mais, depuis que celui-ci, grandissant, mangeait du pain, et qu’un autre était venu, elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au mariage, en femme qui n’entend pas y mettre du sien.

– Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus rien n’arrête... Voyons, à quand ?

– Remettons ça aux beaux jours, répondit la Maheude gênée. C’est ennuyeux, ces affaires ! Comme s’ils n’auraient pas pu attendre d’être mariés, pour aller ensemble !... Parole d’honneur, tiens ! j’étranglerais Catherine, si j’apprenais qu’elle ait fait la bêtise.

La Levaque haussa les épaules.

– Laisse donc, elle y passera comme les autres !

Bouteloup, avec la tranquillité d’un homme qui est chez lui, fouilla le buffet, cherchant le pain. Des légumes pour la soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux, traînaient sur un coin de la table, à moitié pelurés, repris et abandonnés dix fois, au milieu des continuels commérages. La femme venait cependant de s’y remettre, lorsqu’elle les lâcha de nouveau, pour se planter devant la fenêtre.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?... Tiens ! c’est madame Hennebeau avec des gens. Les voilà qui entrent chez la Pierronne.

Du coup, toutes deux retombèrent sur la Pierronne. Oh ! ça ne manquait jamais, dès que la Compagnie faisait visiter le coron à des gens, on les conduisait droit chez celle-là, parce que c’était propre. Sans doute qu’on ne leur racontait pas les histoires avec le maître-porion. On peut bien être propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille francs, logés, chauffés, sans compter les cadeaux. Si c’était propre dessus, ce n’était guère propre dessous. Et, tout le temps que les visiteurs restèrent en face, elles en dégoisèrent.

– Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le tour... Regarde donc, ma chère, je crois qu’ils vont chez toi.

La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donné un coup d’éponge à la table ? Et sa soupe, à elle aussi, qui n’était pas prête ! Elle balbutia un « au revoir », elle se sauva, filant, rentrant, sans un coup d’œil de côté.

Mais tout reluisait. Alzire, très sérieuse, un torchon devant elle, s’était mise à faire la soupe, en voyant que sa mère ne revenait pas. Elle avait arraché les derniers poireaux du jardin, cueilli de l’oseille, et elle nettoyait précisément les légumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron, chauffait l’eau pour le bain des hommes, quand ils allaient rentrer. Henry et Lénore étaient sages par hasard, très occupés à déchirer un vieil almanach. Le père Bonnemort fumait silencieusement sa pipe.

Comme la Maheude soufflait, madame Hennebeau frappa.

– Vous permettez, n’est-ce pas ? ma brave femme.

Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturité superbe de la quarantaine, elle souriait avec un effort d’affabilité, sans laisser trop paraître la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drapée d’une mante de velours noir.

– Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités. Nous ne gênons personne... Hein ? est-ce propre encore ? et cette brave femme a sept enfants ! Tous nos ménages sont comme ça... Je vous expliquais que la Compagnie leur loue la maison six francs par mois. Une grande salle au rez-de-chaussée, deux chambres en haut, une cave et un jardin.

Le monsieur décoré et la dame en manteau de fourrure, débarqués le matin du train de Paris, ouvraient des yeux vagues, avaient sur la face l’ahurissement de ces choses brusques, qui les dépaysaient.

– Et un jardin, répéta la dame. Mais on y vivrait, c’est charmant !

– Nous leur donnons du charbon plus qu’ils n’en brûlent, continuait madame Hennebeau. Un médecin les visite deux fois par semaine ; et, quand ils sont vieux, ils reçoivent des pensions, bien qu’on ne fasse aucune retenue sur les salaires.

– Une Thébaïde ! un vrai pays de Cocagne ! murmura le monsieur, ravi.

La Maheude s’était précipitée pour offrir des chaises. Ces dames refusèrent. Déjà madame Hennebeau se lassait, heureuse un instant de se distraire à ce rôle de montreur de bêtes, dans l’ennui de son exil, mais tout de suite répugnée par l’odeur fade de misère, malgré la propreté choisie des maisons où elle se risquait. Du reste, elle ne répétait que des bouts de phrase entendus, sans jamais s’inquiéter davantage de ce peuple d’ouvriers besognant et souffrant près d’elle.

– Les beaux enfants ! murmura la dame, qui les trouvait affreux, avec leurs têtes trop grosses, embroussaillées de cheveux couleur de paille.

Et la Maheude dut dire leur âge, on lui adressa aussi des questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le père Bonnemort avait retiré sa pipe de la bouche ; mais il n’en restait pas moins un sujet d’inquiétude, si ravagé par ses quarante années de fond, les jambes raides, la carcasse démolie, la face terreuse ; et, comme un violent accès de toux le prenait, il préféra sortir pour cracher dehors, dans l’idée que son crachat noir allait gêner le monde.

Alzire eut tout le succès. Quelle jolie petite ménagère, avec son torchon ! On complimenta la mère d’avoir une petite fille déjà si entendue pour son âge. Et personne ne parlait de la bosse, des regards d’une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le pauvre être infirme.

– Maintenant, conclut madame Hennebeau, si l’on vous interroge sur nos corons, à Paris, vous pourrez répondre... Jamais plus de bruit que ça, mœurs patriarcales, tous heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit où vous devriez venir vous refaire un peu, à cause du bon air et de la tranquillité.

– C’est merveilleux, merveilleux ! cria le monsieur, dans un élan final d’enthousiasme.

Ils sortirent de l’air enchanté dont on sort d’une baraque de phénomènes, et la Maheude, qui les accompagnait, demeura sur le seuil, pendant qu’ils repartaient doucement, en causant très haut. Les rues s’étaient peuplées, ils devaient traverser des groupes de femmes, attirées par le bruit de leur visite, qu’elles colportaient de maison en maison.

Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrêté la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien ! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu ? Ce n’était pourtant pas si drôle.

– Toujours sans le sou, avec ce qu’ils gagnent ! Dame ! quand on a des vices !

– Je viens d’apprendre qu’elle est allée ce matin mendier chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat, qui leur avait refusé du pain, lui en a donné... On sait comment il se paie, Maigrat.

– Sur elle, oh ! non ! faudrait du courage... C’est sur Catherine qu’il en prend.

– Ah ! écoute donc, est-ce qu’elle n’a pas eu le toupet tout à l’heure de me dire qu’elle étranglerait Catherine, si elle y passait !... Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne l’avait pas mise à cul sur le carin !

– Chut !... Voici le monde.

Alors, la Levaque et la Pierronne, l’air paisible, sans curiosité impolie, s’étaient contentées de guetter sortir les visiteurs, du coin de l’œil. Puis, elles avaient appelé vivement d’un signe la Maheude, qui promenait encore Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient s’éloigner les dos bien vêtus de madame Hennebeau et de ses invités. Lorsque ceux-ci furent à une trentaine de pas, les commérages reprirent, avec un redoublement de violence.

– Elles en ont pour de l’argent sur la peau, ça vaut plus cher qu’elles, peut-être !

– Ah ! sûr !... Je ne connais pas l’autre, mais celle d’ici, je n’en donnerais pas quatre sous, si grosse qu’elle soit. On raconte des histoires...

– Hein ? quelles histoires ?

– Elle aurait des hommes donc !... D’abord, l’ingénieur...

– Ce petiot maigre !... Oh ! il est trop menu, elle le perdrait dans les draps.

– Qu’est-ce que ça fiche, si ça l’amuse ?... Moi, je n’ai pas confiance, quand je vois une dame qui prend des mines dégoûtées et qui n’a jamais l’air de se plaire où elle est... Regarde donc comme elle tourne son derrière, avec l’air de nous mépriser toutes. Est-ce que c’est propre ?

Les promeneurs s’en allaient du même pas ralenti, causant toujours, lorsqu’une calèche vint s’arrêter sur la route, devant l’église. Un monsieur d’environ quarante-huit ans en descendit, serré dans une redingote noire, très brun de peau, le visage autoritaire et correct.

– Le mari ! murmura la Levaque, baissant la voix comme s’il avait pu l’entendre, saisie de la crainte hiérarchique que le directeur inspirait à ses dix mille ouvriers. C’est pourtant vrai qu’il a une tête de cocu, cet homme !

Maintenant, le coron entier était dehors. La curiosité des femmes montait, les groupes se rapprochaient, se fondaient en une foule ; tandis que des bandes de marmaille mal mouchée traînaient sur les trottoirs, bouche béante. On vit un instant la tête pâle de l’instituteur qui se haussait, lui aussi, derrière la haie de l’école. Au milieu des jardins, l’homme en train de bêcher restait le pied sur sa bêche, les yeux arrondis. Et le murmure des commérages s’enflait peu à peu avec un bruit de crécelles, pareil à un coup de vent dans des feuilles sèches.

C’était surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. Deux femmes s’étaient avancées, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne se taisait, à présent qu’il y avait trop d’oreilles. La Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi de regarder ; et, pour calmer Estelle réveillée et hurlant, elle avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de bonne bête nourricière, qui pendait, roulante, comme allongée par la source continue de son lait. Quand monsieur Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la voiture, qui fila du côté de Marchiennes, il y eut une explosion dernière de voix bavardes, toutes les femmes gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d’un tumulte de fourmilière en révolution.

Mais trois heures sonnèrent. Les ouvriers de la coupe à terre étaient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement, au détour de l’église, parurent les premiers charbonniers qui revenaient de la fosse, le visage noir, les vêtements trempés, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se produisit une débandade parmi les femmes, toutes couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement de ménagères que trop de café et trop de cancans avaient mises en faute. Et l’on n’entendait plus que ce cri inquiet, gros de querelles :

– Ah ! mon Dieu ! et ma soupe ! et ma soupe qui n’est pas prête !

Émile Zola : Germinal (Édition intégrale)

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