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V

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Table des matières

Ce soir-là, il y avait réception et concert chez les Duveyrier. Vers dix heures, Octave qu'ils invitaient pour la première fois, achevait de s'habiller dans sa chambre. Il était grave, il éprouvait contre lui-même une sourde irritation. Pourquoi avait-il raté Valérie, une femme si bien apparentée? Et Berthe Josserand, n'aurait-il pas dû réfléchir, avant de la refuser? Au moment où il mettait sa cravate blanche, la pensée de Marie Pichon venait de lui être insupportable: cinq mois de Paris, et rien que cette pauvre aventure! Cela lui était pénible comme une honte, car il sentait profondément le vide et l'inutilité d'une telle liaison. Aussi se jurait-il, en prenant ses gants, de ne plus perdre son temps de la sorte. Il était décidé à agir, puisqu'il pénétrait enfin dans le monde, où les occasions, certes, ne manquaient pas.

Mais, au bout du couloir, Marie le guettait. Pichon n'étant pas là, il fut obligé d'entrer un instant.

—Comme vous voilà beau! murmura-t-elle.

On ne les avait jamais invités chez les Duveyrier, ce qui l'emplissait de respect pour le salon du premier étage. D'ailleurs, elle ne jalousait personne, elle ne s'en trouvait ni la volonté ni la force.

—Je vous attendrai, reprit-elle en tendant le front. Ne remontez pas trop tard, vous me direz si vous vous êtes amusé.

Octave dut mettre un baiser sur ses cheveux. Bien que des rapports se fussent établis, à son gré, lorsqu'un désir ou le désoeuvrement le ramenait près d'elle, ni l'un ni l'autre ne se tutoyait encore. Il descendit enfin; et elle, penchée au-dessus de la rampe, le suivait des yeux.

A la même minute, tout un drame se passait chez les Josserand. La soirée des Duveyrier où ils se rendaient, allait, dans l'esprit de la mère, décider du mariage de Berthe et d'Auguste Vabre. Celui-ci, vivement attaqué depuis quinze jours, hésitait encore, travaillé de doutes évidents sur la question de la dot. Aussi, madame Josserand, pour frapper un coup décisif, avait-elle écrit à son frère, lui annonçant le projet de mariage et lui rappelant ses promesses, avec l'espoir qu'il s'engagerait, dans sa réponse, par quelque phrase dont elle tirerait parti. Et toute la famille attendait neuf heures devant le poêle de la salle à manger, habillée, sur le point de descendre, lorsque M. Gourd avait monté une lettre de l'oncle Bachelard, oubliée sous la tabatière de madame Gourd, depuis la dernière distribution.

—Ah! enfin! dit madame Josserand, en décachetant la lettre.

Le père et les deux filles, anxieusement, la regardaient lire. Autour d'eux, Adèle, qui avait dû habiller ces dames, tournait de son air lourd, desservant la table où traînait encore la vaisselle du dîner. Mais madame Josserand était devenue toute pâle.

—Rien! rien! bégaya-t-elle, pas une phrase nette!… Il verra plus tard, au moment du mariage…. Et il ajoute qu'il nous aime bien tout de même…. Quelle fichue canaille!

M. Josserand, en habit, était tombé sur une chaise. Hortense et Berthe s'assirent également, les jambes cassées; et elles restaient là, l'une en bleu, l'autre en rose, dans leurs éternelles toilettes, retapées une fois de plus.

—Je l'ai toujours dit, murmura le père, Bachelard nous exploite…. Jamais il ne lâchera un sou.

Debout, vêtue de sa robe feu, madame Josserand relisait la lettre. Puis, elle éclata.

—Ah! les hommes!… Celui-là, n'est-ce pas? on le croirait idiot, tant il abuse de la vie. Eh bien! pas du tout! Il a beau n'avoir jamais sa raison, il ouvre l'oeil, dès qu'on lui parle d'argent…. Ah! les hommes!

Elle se tournait vers ses filles, auxquelles cette leçon s'adressait.

—C'est au point, voyez-vous, que je me demande quelle rage vous prend de vouloir vous marier…. Allez, si vous en aviez par-dessus la tête, comme moi! Pas un garçon qui vous aime pour vous et qui vous apporte une fortune, sans marchander! Des oncles millionnaires qui, après s'être fait nourrir pendant vingt ans, ne donneraient seulement pas une dot à leurs nièces! Des maris incapables, oh! oui, monsieur, incapables!

M. Josserand baissa la tête. Cependant, Adèle, sans même écouter, achevait de desservir la table. Mais, tout d'un coup, la colère de madame Josserand tomba sur elle.

—Que faites-vous là, à nous moucharder?… Allez donc voir dans la cuisine si j'y suis!

Et elle conclut.

—Enfin, tout pour ces vilains moineaux, et, pour nous, une brosse, si le ventre nous démange…. Tenez! ils ne sont bons qu'à être fichus dedans! Rappelez-vous ce que je dis!

Hortense et Berthe hochèrent la tête, comme pénétrées de ces conseils. Depuis longtemps, leur mère les avaient convaincues de la parfaite infériorité des hommes, dont l'unique rôle devait être d'épouser et de payer. Un grand silence se fit, dans la salle à manger fumeuse, où la débandade du couvert, laissée par Adèle, mettait une odeur enfermée de nourriture. Les Josserand, en grande toilette, épars et accablés sur des sièges, oubliaient le concert des Duveyrier, songeaient aux continuelles déceptions de l'existence. Au fond de la chambre voisine, on entendait les ronflements de Saturnin, qu'ils avaient couché de bonne heure.

Enfin, Berthe parla.

—C'est raté alors…. On se déshabille?

Mais, du coup, madame Josserand retrouva son énergie. Hein? quoi? se déshabiller! et pourquoi donc? est-ce qu'ils n'étaient pas honnêtes, est-ce que leur alliance n'en valait pas une autre? Le mariage se ferait quand même, ou elle crèverait plutôt. Et, rapidement, elle distribua les rôles: les deux demoiselles reçurent l'ordre d'être très aimables pour Auguste, de ne plus le lâcher, tant qu'il n'aurait pas fait le saut; le père avait la mission de conquérir le vieux Vabre et Duveyrier, en disant toujours comme eux, si cela était à la portée de son intelligence; quant à elle, désireuse de ne rien négliger, elle se chargeait des femmes, elle saurait bien les mettre toutes dans son jeu. Puis, se recueillant, jetant un dernier coup d'oeil autour de la salle à manger, comme pour voir si elle n'oubliait aucune arme, elle prit un air terrible d'homme de guerre qui conduirait ses filles au massacre, et dit ce seul mot d'une voix forte:

—Descendons!

Ils descendirent. Dans la solennité de l'escalier, M. Josserand était plein de trouble, car il prévoyait des choses désagréables pour sa conscience trop étroite de brave homme.

Lorsqu'ils entrèrent, on s'écrasait déjà chez les Duveyrier. Le piano à queue, énorme, tenait tout un panneau du salon, devant lequel les dames se trouvaient rangées, sur des files de chaises, comme au théâtre; et deux flots épais d'habits noirs débordaient, aux portes laissées grandes ouvertes de la salle à manger et du petit salon. Le lustre et les appliques, les six lampes posées sur des consoles, éclairaient d'une clarté aveuglante de plein jour la pièce blanc et or, dans laquelle tranchait violemment la soie rouge du meuble et des tentures. Il faisait chaud, les éventails soufflaient, de leur haleine régulière, les pénétrantes odeurs des corsages et des épaules nues.

Mais, justement, madame Duveyrier se mettait au piano. D'un geste, madame Josserand, souriante, la supplia de ne pas se déranger; et elle laissa ses filles au milieu des hommes, en acceptant pour elle une chaise, entre Valérie et madame Juzeur. M. Josserand avait gagné le petit salon, où le propriétaire, M. Vabre, sommeillait à sa place habituelle, dans le coin d'un canapé. On voyait encore là Campardon, Théophile et Auguste Vabre, le docteur Juillerat, l'abbé Mauduit, faisant un groupe; tandis que Trublot et Octave, qui s'étaient retrouvés, venaient de fuir la musique, au fond de la salle à manger. Près d'eux, derrière le flot des habits noirs, Duveyrier, de taille haute et maigre, regardait fixement sa femme assise au piano, attendant le silence. A la boutonnière de son habit, il portait le ruban de la Légion d'honneur, en un petit noeud correct.

—Chut! chut! taisez-vous! murmurèrent des voix amies.

Alors, Clotilde Duveyrier attaqua un nocturne de Chopin, d'une extrême difficulté d'exécution. Grande et belle, avec de magnifiques cheveux roux, elle avait un visage long, d'une pâleur et d'un froid de neige; et, dans ses yeux gris, la musique seule allumait une flamme, une passion exagérée, dont elle vivait, sans aucun autre besoin d'esprit ni de chair. Duveyrier continuait à la regarder; puis, dès les premières mesures, une exaspération nerveuse lui amincit les lèvres, il s'écarta, se tint au fond de la salle à manger. Sur sa face rasée, au menton pointu et aux yeux obliques, de larges plaques rouges indiquaient un sang mauvais, toute une âcreté brûlant à fleur de peau.

Trublot, qui l'examinait, dit tranquillement:

—Il n'aime pas la musique.

—Moi non plus, répondit Octave.

—Oh! vous, ça n'a pas le même inconvénient…. Un homme, mon cher, qui avait toujours eu de la chance. Pas plus fort qu'un autre, mais poussé par tout le monde. D'une vieille famille bourgeoise, un père ancien président. Attaché au parquet dès sa sortie de l'École, puis juge suppléant à Reims, de là juge à Paris, au tribunal de première instance, décoré, et enfin conseiller à la cour, avant quarante-cinq ans…. Hein! c'est raide! Mais il n'aime pas la musique, le piano a gâté sa vie…. On ne peut pas tout avoir.

Cependant, Clotilde enlevait les difficultés avec un sang-froid extraordinaire. Elle était à son piano comme une écuyère sur son cheval. Octave s'intéressa uniquement au travail furieux de ses mains.

—Voyez donc ses doigts, dit-il, c'est épatant!… Ça doit lui faire mal, au bout d'un quart d'heure.

Et tous deux causèrent des femmes, sans s'occuper davantage de ce qu'elle jouait. Octave éprouva un embarras, en apercevant Valérie: comment agirait-il tout à l'heure? lui parlerait-il ou feindrait-il de ne pas la voir? Trublot montrait un grand dédain: pas une encore qui aurait fait son affaire; et, comme son compagnon protestait, cherchant des yeux, disant qu'il devait y en avoir, là-dedans, dont il se serait accommodé, il déclara doctement:

—Eh bien! faites votre choix, et vous verrez ensuite, au déballage…. Hein? pas celle qui a des plumes, là-bas; ni la blonde, à la robe mauve; ni cette vieille, bien qu'elle soit grasse au moins…. Je vous le dis, mon cher, c'est idiot, de chercher dans le monde. Des manières, et pas de plaisir!

Octave souriait. Lui, avait sa position à faire; il ne pouvait écouter seulement son goût, comme Trublot, dont le père était si riche. Une rêverie l'envahissait devant ces rangées profondes de femmes, il se demandait laquelle il aurait prise pour sa fortune et sa joie, si les maîtres de la maison lui avaient permis d'en emporter une. Brusquement, comme il les pesait du regard, les unes après les autres, il s'étonna.

—Tiens! ma patronne! Elle vient donc ici?

—Vous l'ignoriez? dit Trublot. Malgré leur différence d'âges, madame Hédouin et madame Duveyrier sont deux amies de pension. Elles ne se quittaient pas, on les appelait les ours blancs, parce qu'elles étaient toujours à vingt degrés au-dessous de zéro…. Encore des femmes d'agrément! Si Duveyrier n'avait pas d'autre boule d'eau chaude à se mettre aux pieds, l'hiver!

Mais Octave, maintenant, était sérieux. Pour la première fois, il voyait madame Hédouin en toilette de soirée, les épaules et les bras nus, avec ses cheveux noirs nattés sur le front; et c'était, sous l'ardente lumière, comme la réalisation de ses désirs: une femme superbe, à la santé vaillante, à la beauté calme, qui devait être tout bénéfice pour un homme. Des plans compliqués l'absorbaient déjà, lorsqu'un vacarme le tira de sa rêverie.

—Ouf! c'est fini! dit Trublot.

On complimentait Clotilde. Madame Josserand, qui s'était précipitée, lui serrait les deux mains; tandis que les hommes, soulagés, reprenaient leur conversation, et que les dames, d'une main plus vive, s'éventaient. Duveyrier osa se risquer alors à retourner dans le petit salon, où Trublot et Octave le suivirent. Au milieu des jupes, le premier se pencha à l'oreille du second.

—Regardez à votre droite…. Voilà le raccrochage qui commence.

C'était madame Josserand qui lançait Berthe sur Auguste. Il avait eu l'imprudence de venir saluer ces dames. Ce soir-là, sa tête le laissait assez tranquille; il sentait un seul point névralgique, dans l'oeil gauche; mais il redoutait la fin de la soirée, car on allait chanter, et rien ne lui était plus mauvais.

—Berthe, dit la mère, indique donc à monsieur le remède que tu as copié pour lui, dans un livre…. Oh! c'est souverain contre les migraines!

Et, la partie étant engagée, elle les laissa debout, près d'une fenêtre.

—Diable! s'ils en sont à la pharmacie! murmura Trublot.

Dans le petit salon, M. Josserand, désireux de satisfaire sa femme, était resté devant M. Vabre, très embarrassé, car le vieillard dormait, et il n'osait le réveiller pour se montrer aimable. Mais, quand la musique cessa, M. Vabre ouvrit les paupières. Petit et gros, complètement chauve, avec deux touffes de cheveux blancs sur les oreilles, il avait une face rougeaude, à la bouche lippue, aux yeux ronds et à fleur de tête. M. Josserand s'étant informé poliment de sa santé, la conversation s'engagea. L'ancien notaire, dont les quatre ou cinq idées se déroulaient toujours dans le même ordre, lâcha d'abord une phrase sur Versailles, où il avait exercé pendant quarante ans; ensuite, il parla de ses fils, regrettant encore que ni l'aîné ni le cadet ne se fût montré assez capable pour reprendre son étude, ce qui l'avait décidé à vendre et à venir habiter Paris; enfin, arriva l'histoire de sa maison, dont la construction restait le roman de son existence.

—J'ai englouti là trois cent mille francs, monsieur. Une spéculation superbe, disait mon architecte. Aujourd'hui, j'ai bien de la peine à retrouver mon argent; d'autant plus que tous mes enfants sont venus se loger chez moi, avec l'idée de ne pas me payer, et que je ne toucherais jamais un terme, si je ne me présentais moi-même, le quinze…. Heureusement, le travail me console.

—Vous travaillez toujours beaucoup? demanda M. Josserand.

—Toujours, toujours, monsieur! répondit le vieillard avec une énergie désespérée. Le travail, c'est ma vie.

Et il expliqua son grand ouvrage. Depuis dix ans, il dépouillait chaque année le catalogue officiel du Salon de peinture, portant sur des fiches, à chaque nom de peintre, les tableaux exposés. Il en parlait d'un air de lassitude et d'angoisse; l'année lui suffisait à peine, c'était une besogne si ardue souvent, qu'il y succombait: ainsi, par exemple, lorsqu'une femme artiste se mariait et qu'elle exposait ensuite sous le nom de son mari, comment pouvait-il s'y reconnaître?

—Jamais mon travail ne sera complet, c'est ce qui me tue, murmura-t-il.

—Vous vous intéressez aux arts? reprit M. Josserand, pour le flatter.

M. Vabre le regarda, plein de surprise.

—Mais non, je n'ai pas besoin de voir les tableaux. Il s'agit d'un travail de statistique…. Tenez! il vaut mieux que je me couche, j'aurai la tête plus libre demain. Bonsoir, monsieur.

Il s'appuya sur une canne, qu'il gardait même dans l'appartement, et se retira d'une marche pénible, les reins déjà gagnés par la paralysie. M. Josserand restait perplexe: il n'avait pas très bien compris, il craignait de ne pas avoir parlé des fiches avec assez d'enthousiasme.

Mais un léger brouhaha qui vint du grand salon, ramena Trublot et Octave près de la porte. Ils virent entrer une dame d'environ cinquante ans, très forte et encore belle, suivie par un jeune homme correct, l'air sérieux.

Pot-Bouille

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