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IV

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Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l'Horloge, à cinq heures. L'itinéraire était la grande allée du jardin des Tuileries, la place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place de l'Hôtel-de-Ville, le pont d'Arcole, la rue d'Arcole et la place du Parvis.

Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d'Arcole. Là, dans la trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, un peuple pouvait tenir. C'était un élargissement brusque de l'horizon, avec la pointe de l'île Saint-Louis au loin, barrée par la ligne noire du pont Louis-Philippe; à gauche, le petit bras se perdait au fond d'un étranglement de constructions basses; à droite, le grand bras ouvrait un lointain noyé dans une fumée violâtre, où l'on distinguait la tache verte des arbres du Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai Saint-Paul au quai de la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de l'Horloge, les trottoirs allongeaient des grandes routes; tandis que la place de l'Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine. Et, sur ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d'une pureté chaude, mettait un pan énorme de son infini bleu.

Quand la demie sonna, il y avait du monde partout.

Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, écrasés contre les parapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flots toujours montants, emplissait la place de l'Hôtel-de-Ville. En face, les vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirs de leurs fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages; et même, du fond des ruelles sombres bâillant sur la rivière, la rue Colombe, la rue Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec leurs brides envolées par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait une rangée de spectateurs, les coudes appuyés sur la pierre, comme sur le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout là-bas, le pont Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que les croisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaient régulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à la pointe de l'île, s'éclairaient par instants de la tache claire d'une robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les cheminées. Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement épandu, semblait le frisson même de cette foule; il roulait le rire ému de la houle des têtes; des ombrelles voyantes, tendues comme des miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des jupes et des paletots.

Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des fenêtres, c'était, à l'horizon, sur la muraille nue d'une maison à six étages, dans l'île Saint-Louis, une redingote grise géante, peinte à fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée au coude, comme si le vêtement eût gardé l'attitude et le gonflement d'un corps, à cette heure disparu. Cette réclame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de la fourmilière des promeneurs, une extraordinaire importance.

Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, au milieu de la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; à gauche, des soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue d'Arcole, pavoisée de drapeaux, tendue aux fenêtres d'étoffes riches, qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé vide, était la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement des moindres coins; et il faisait un étrange effet, désert, léger, avec son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les berges de la rivière, l'écrasement recommençait; des bourgeois endimanchés avaient étalé leurs mouchoirs, s'étaient assis là, à côté de leurs femmes, attendant, se reposant de tout un après-midi de flânerie. Au-delà du pont, au milieu de la nappe élargie de la rivière, très bleue, moirée de vert à la rencontre des deux bras, une équipe de canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans lequel on entendait les rires et les coups de battoir des blanchisseuses. Et ce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille têtes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame, qui dressaient de biais leur masse carrée, au dessus des maisons du quai Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur de rouille sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon formidable.

Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes bousculades dans la foule.

«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie», disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en compagnie de M. et de Mme Charbonnel.

C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché, éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane, un large chapeau de paille sans ruban.

Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir, chez Rougon, dans la cuisine.

«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers. C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement bien, disait-il; et il tutoyait le garçon.

Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux Tuileries, pour avoir des renseignements.

«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle a… L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé à cause des inondations… Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui coulait devant elle, de plus en plus compacte.

«Que de monde! murmura-t-elle.

– Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la province… Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé, la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs. Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille francs.

«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens, aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous, portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856.

«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel.

Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les profils du couple impérial. Elle s'attendrissait.

«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre l'autre, comme de braves gens… Voyez donc, monsieur Charbonnel, on dirait deux têtes sur le même traversin, quand on regarde la pièce de cette façon.» Alors, Gilquin revint à l'impératrice, dont il exalta la charité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné des après-midi entiers à la création d'une maison d'éducation pour les jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et cette somme allait, d'après son désir, servir à l'apprentissage d'une centaine d'orphelins. Gilquin, légèrement gris déjà, ouvrait des yeux terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant le respect du sujet à l'admiration passionnée de l'homme.

Il déclarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le brouhaha de la foule était au loin comme l'écho de ses éloges, s'élargissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, à toute volée, roulaient par-dessus les maisons l'écroulement de leur joie énorme.

«Il serait peut-être temps d'aller nous placer», dit timidement M. Charbonnel, qui s'ennuyait d'être assis.

Mme Charbonnel s'était levée, ramenant son châle jaune sur son cou.

«Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous restons là, à laisser passer tout le monde devant nous.» Mais Gilquin se fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel, intimidée, retombait sur sa chaise, il cria au garçon de café:

«Jules, une absinthe et des cigares!» Puis, quand il eut trempé ses grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement.

«Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!.. J'ai voyagé pour les liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Théodore.» Il se calma, lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apporté la bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les épaules des Charbonnel, il les appela papa et maman.

«Quoi donc! maman, les petons vous démangent?

Allez, vous avez le temps de les user, d'ici à ce soir!..

«Voyons, que diable! mon gros père, est-ce que nous ne sommes pas bien, devant ce café? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde… Je vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose.

– Merci, nous avons notre suffisance», déclara M. Charbonnel. Gilquin venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une béatitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une idée.

«Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, à sept heures, je suis chez vous et je vous emmène, je vous fais voir toute la fête. Hein! voilà qui est gentil.» Les Charbonnel se regardaient, très inquiets. Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal et promenade dans la ville.

L'après-midi, à l'esplanade des Invalides, représentations militaires, mâts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de bonbons, grand ballon avec pluie de dragées. Le soir, dîner chez un marchand de vin du quai Debilly qu'il connaissait, feu d'artifice dont la pièce principale devait représenter un baptistère, flânerie au milieu des illuminations. Et il leur parla de la croix de feu qu'on hissait sur l'hôtel de la Légion d'honneur, du palais féerique de la place de la Concorde qui nécessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une torche allumée.

Comme les Charbonnel hésitaient toujours, il se pencha, il baissa la voix.

«Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémerie de la rue de Seine, où l'on mange de la soupe au fromage épatante.» Alors, les Charbonnel n'osèrent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient à la fois une curiosité et une épouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer:

«Ah! ce Paris, ce Paris!.. Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous étions tranquilles à Plassans! J'ai là-bas des conserves qui se perdent, des confitures, des cerises à l'eau-de-vie, des cornichons.

– N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'égayait jusqu'à la tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m'invites, hein! Nous allons tous là-bas rafler les conserves.» Il se versa un nouveau verre d'absinthe. Il était complètement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on eût le cœur sur la main. Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des psit! des hé! là-bas!

C'était Mme Mélanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très ennuyée d'apercevoir Gilquin.

Cependant, elle traversa la chaussée, en balançant ses hanches d'un air de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit longtemps prier pour accepter quelque chose.

«Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez… vous vous souvenez, rue Vaneau? Était-ce assez farce, dans ce temps-là! Ah! cette grosse bête de Correur!».

Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup de vent, s'emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. Les Charbonnel, instinctivement, s'étaient levés pour prendre leur course.

Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il était pourpre.

«Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement… vous voyez bien que tous ces imbéciles ont le nez cassé. Il n'est que cinq heures, n'est-ce pas? C'est le cardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons, hein! du cardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!.. Je vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.» Peu à peu, l'ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retourné sa chaise, il fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, à quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et d'officiers supérieurs, brodés d'or, constellés de décorations, se montraient aux portières.

«En voilà de la quincaillerie!» murmura Gilquin, avec un sourire d'homme supérieur.

Mais, comme un coupé arrivait sur le quai de la Mégisserie, il faillit d'un saut renverser la table, il s'écria:

«Tiens! Rougon!» Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis, craignant de ne pas être vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita. Rougon, dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vite dans un coin du coupé. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un porte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, la foule s'attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait ce grand diable, habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le coupé s'engagea sur le pont Notre-Dame.

«Taisez-vous donc!» dit à voix étouffée Mme Correur, en saisissant l'un des bras de Gilquin.

Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança une dernière phrase, derrière les roues qui fuyaient.

«Ah! le lâcheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot, maintenant! Ça n'empêche pas, mon gros, que tu aies emprunté plus d'une fois les bottes de Théodore!» Autour de lui, aux sept ou huit tables du petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes; il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et trois enfants, qui l'écoutaient, d'un air profondément intéressé. Lui, se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur les consommateurs, et dit très haut, en se rasseyant:

«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas voulu.

Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la famille à la conversation, il s'écria:

«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant, il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant, crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république. Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne, chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique! Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge. Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant. Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette crapule-là.

«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître! dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la pipe!.. Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la ronde:

«Enfin, vous venez de voir Rougon… Je suis aussi grand que lui. J'ai son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs, pour mieux courir.

Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de plus en plus distinct, Gilquin cria:

«Houp! c'est le mioche!.. Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi tous.» Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune, afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essoufflée. On faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'était jeté en plein tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il manœuvrait avec une telle autorité, que les rangs les plus serrés s'écartaient devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il plaça son monde. D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes du côté de la rivière, malgré les petits cris d'effroi qu'elles poussaient. Lui et M. Charbonnel restèrent debout derrière elles.

«Hein! mes petites chattes, vous êtes aux premières loges, leur dit-il pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la taille.»

Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui sourit. On ne pouvait se fâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne voyait rien. Du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville, il y avait comme un clapotement de têtes, une marée de vivats qui montaient; des chapeaux, au loin, agités par des mains qu'on ne distinguait pas, mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du quai Napoléon, situées en face de la place, qui s'émurent les premières; aux fenêtres, les gens se haussèrent, se bousculèrent, avec des visages ravis, des bras tendus montrant quelque chose, à gauche, du côté de la rue de Rivoli. Et, pendant trois éternelles minutes, le pont resta encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur d'allégresse, sonnaient plus fort.

Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula et se perdit. Derrière les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait un général accompagné de son état-major, à cheval.

Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides, commençaient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attelées de six chevaux. Les premières contenaient des dames du palais, des chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de l'impératrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade, chargée de représenter la marraine.

Et Gilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la marraine, la reine de Suède, n'avait, pas plus que le parrain, pris la peine de se déranger.

Puis, lorsque passèrent la septième voiture et la huitième, il nomma les personnages, avec une familiarité qui le montrait très au courant des choses de la cour.

Ces deux dames, c'étaient la princesse Mathilde et la princesse Marie. Ces trois messieurs, c'étaient le roi Jérôme, le prince Napoléon et le prince de Suède; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le cortège avançait lentement. Aux portières, des écuyers, des aides de camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides très courtes, pour maintenir leurs chevaux au pas.

«Où donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente.

– Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant. Attendez, il va venir.» Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et, gagné par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore:

«N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces mâtins-là, dans leurs boîtes de satin… Quand on pense que j'ai travaillé à tout ça!» Il se gonflait; le cortège, la foule, l'horizon entier était à lui. Mais, dans le court recueillement causé par l'apparition des premières voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'était sur le quai même que les chapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livrée verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins dorés d'un large gland. Et la voiture de l'impératrice se montra enfin; elle était traînée par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, très riches, plantées aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces, vaste, arrondie, elle ressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi de galeries d'or, monté sur des roues d'or. A l'intérieur, on distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache rose du prince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des Enfants de France; auprès d'elle, était la nourrice, une Bourguignonne, belle femme à forte poitrine. Puis à quelque distance, après un groupe de garçons d'attelage à pied et d'écuyers à cheval, venait la voiture de l'empereur, attelée également de huit chevaux d'une richesse aussi grande, dans laquelle l'empereur et l'impératrice saluaient. Aux portières des deux voitures, des maréchaux recevaient sans un geste, sur les broderies de leurs uniformes, la poussière des roues.

«Si le pont venait à casser!» dit en ricanant Gilquin, qui avait le goût des imaginations atroces.

Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces ponts de fer n'étaient jamais bien solides; et, quand les deux voitures furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser. Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le tablier était si léger, avec sa longue courbe molle, qu'elles étaient comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivière; en bas, dans la nappe bleue, elles se reflétaient, pareilles à d'étranges poissons d'or, qui auraient nagé entre deux eaux.

L'empereur et l'impératrice, un peu las, avaient posé la tête sur le satin capitonné, heureux d'échapper un instant à la foule et de n'avoir plus à saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi, profitait des trottoirs déserts, pour relever le petit prince glissé de ses genoux; tandis que la nourrice, penchée, l'amusait d'un sourire. Et le cortège entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes, les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur les maisons noires du quai Napoléon. Au loin, au-dessus du pont, se dressait, comme fond à ce tableau, la réclame monumentale peinte sur le mur d'une maison à six étages de l'île Saint-Louis, la redingote grise géante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement d'apothéose.

Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait les deux voitures. Il cria:

«Tiens! l'oncle, là-bas!» Un rire courut dans la foule, autour de lui. M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant montait, les trois cent mille personnes qui s'écrasaient là battaient des mains. Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et qu'on avait vu paraître derrière lui l'empereur et l'impératrice, dans ce large espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotion extraordinaire s'était emparée des curieux. Il y avait eu un de ces enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes comme sous un coup de vent, d'un bout d'une ville à l'autre. Les hommes se haussaient, mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leur cou; les femmes pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour «le cher petit», partageant avec des mots du cœur la joie bourgeoise du couple impérial. Une tempête de cris continuait à sortir de la place de l'Hôtel-de-Ville; sur les quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que le regard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus, s'agitant, saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient, le visage allumé, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et, tout là-bas, les fenêtres de l'île Saint-Louis, étroites comme des minces traits de fusain, s'animaient d'un pétillement de lueurs blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement.

Cependant, l'équipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu de la Seine qui les emportait, vociféraient à pleine gorge; pendant que les blanchisseuses, à demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus, débraillées, affolées, voulant se faire entendre, tapaient furieusement leurs battoirs, à les casser.

«C'est fini, allons-nous-en», dit Gilquin.

Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cortège, des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers, s'enfonçaient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte épouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient.

«Allons-nous-en, répéta Gilquin. On va s'écraser.» Et, quand il eut posé ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chaussée, malgré la foule. Mme Correur et les Charbonnel étaient d'avis de suivre le parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait sur la place du Parvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait. Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit café, il les poussa brusquement, les assit à la table qu'ils venaient de quitter.

«Vous êtes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?.. Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux là qu'au milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la fête! Ça finit par être bête… Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?» Les Charbonnel, qu'il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrent de timides objections. Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'église. Alors, il leur expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'écouler; dans un quart d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant. Mme Correur, pendant qu'il redemandait à Jules des cigares et de la bière, s'échappa prudemment.

Son Excellence Eugène Rougon

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