Читать книгу La Curée - Эмиль Золя, Émile Zola, Еміль Золя - Страница 2
II
ОглавлениеAristide Rougon s'abattit sur Paris, au lendemain du Décembre, avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille. Il arrivait de Plassans, une sous-préfecture du Midi, où son père venait enfin de pécher dans l'eau trouble des événements une recette particulière longtemps convoitée. Lui, jeune encore, après s'être compromis comme un sot, sans gloire ni profit, avait dû s'estimer heureux de se tirer sain et sauf de la bagarre. Il accourait, enrageant d'avoir fait fausse route, maudissant la province, parlant de Paris avec des appétits de loup, jurant «qu'il ne serait plus si bête»; et le sourire aigu dont il accompagnait ces mots prenait une terrible signification sur ses lèvres minces.
Il arriva dans les premiers jours de 18… Il amenait avec lui sa femme Angèle, une personne blonde et fade, qu'il installa dans un étroit logement de la rue Saint-Jacques, comme un meuble gênant dont il avait hâte de se débarrasser. La jeune femme n'avait pas voulu se séparer de sa fille, la petite Clotilde, une enfant de quatre ans, que le père aurait volontiers laissée à la charge de sa famille. Mais il ne s'était résigné au désir d'Angèle qu'à la condition d'oublier au collège de Plassans leur fils Maxime, un galopin de onze ans, sur lequel sa grand-mère avait promis de veiller. Aristide voulait avoir les mains libres; une femme et un enfant lui semblaient déjà un poids écrasant pour un homme décidé à franchir tous les fossés, quitte à se casser les reins ou à rouler dans la boue.
Le soir même de son arrivée, pendant qu'Angèle défaisait les malles, il éprouva l'âpre besoin de courir Paris, de battre de ses gros souliers de provincial ce pavé brûlant d'où il comptait faire jaillir des millions. Ce fut une vraie prise de possession. Il marcha pour marcher, allant le long des trottoirs, comme en pays conquis. Il avait la vision très nette de la bataille qu'il venait livrer, et il ne lui répugnait pas de se comparer à un habile crocheteur de serrures qui, par ruse ou par violence, va prendre sa part de la richesse commune qu'on lui a méchamment refusée jusque-là. S'il avait éprouvé le besoin d'une excuse, il aurait invoqué ses désirs étouffés pendant dix ans, sa misérable vie de province, ses fautes surtout, dont il rendait la société entière responsable.
Mais à cette heure, dans cette émotion du joueur qui met enfin ses mains ardentes sur le tapis vert, il était tout à la joie, une joie à lui, où il y avait des satisfactions d'envieux et des espérances de fripon impuni. L'air de Paris le grisait, il croyait entendre, dans le roulement des voitures, les voix de Macbeth, qui lui criaient: «Tu seras riche!» Pendant près de deux heures, il alla ainsi de rue en rue, goûtant les voluptés d'un homme qui se promène dans son vice. Il n'était pas revenu à Paris depuis l'heureuse année qu'il y avait passée comme étudiant. La nuit tombait; son rêve grandissait dans les clartés vives que les cafés et les magasins jetaient sur les trottoirs; il se perdit.
Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu du faubourg Saint-Honoré. Un de ses frères, Eugène Rougon, habitait une rue voisine, la rue de Penthièvre.
Aristide, en venant à Paris, avait surtout compté sur Eugène qui, après avoir été un des agents les plus actifs du coup d'État, était à cette heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un grand homme politique. Mais, par une superstition de joueur il ne voulut pas aller frapper ce soir-là à la porte de son frère. Il regagna lentement la rue Saint-Jacques, songeant à Eugène avec une envie sourde, regardant ses pauvres vêtements encore couverts de la poussière du voyage, et cherchant à se consoler en reprenant son rêve de richesse. Ce rêve lui-même était devenu amer. Parti par un besoin d'expansion, mis en joie par l'activité boutiquière de Paris, il rentra, irrité du bonheur qui lui semblait courir les rues, rendu plus féroce, s'imaginant des luttes acharnées, dans lesquelles il aurait plaisir à battre et à duper cette foule qui l'avait coudoyé sur les trottoirs.
Jamais il n'avait ressenti des appétits aussi larges, des ardeurs aussi immédiates de jouissance.
Le lendemain, au jour, il était chez son frère. Eugène habitait deux grandes pièces froides, à peine meublées, qui glacèrent Aristide. Il s'attendait à trouver son frère vautré en plein luxe. Ce dernier travaillait devant une petite table noire. Il se contenta de lui dire, de sa voix lente, avec un sourire:
– Ah! c'est toi, je t'attendais. Aristide fut très aigre. Il accusa Eugène de l'avoir laissé végéter, de ne pas même lui avoir fait l'aumône d'un bon conseil, pendant qu'il pataugeait en province.
Il ne devait jamais se pardonner d'être resté républicain jusqu'au Décembre; c'était sa plaie vive, son éternelle confusion. Eugène avait tranquillement repris sa plume.
Quand il eut fini:
– Bah! dit-il, toutes les fautes se réparent. Tu es plein d'avenir.
Il prononça ces mots d'une voix si nette, avec un regard si pénétrant, qu'Aristide baissa la tête, sentant que son frère descendait au plus profond de son être.
Celui-ci continua avec une brutalité amicale:
– Tu viens pour que je te place, n'est-ce pas? J'ai déjà songé à toi, mais je n'ai encore rien trouvé. Tu comprends, je ne puis te mettre n'importe où. Il te faut un emploi où tu fasses ton affaire sans danger pour toi ni pour moi… Ne te récrie pas, nous sommes seuls, nous pouvons nous dire certaines choses…
Aristide prit le parti de rire.
– Oh! je sais que tu es intelligent, poursuivit Eugène, et que tu ne commettrais plus une sottise improductive… Dès qu'une bonne occasion se présentera, je te caserai. Si d'ici là tu avais besoin d'une pièce de vingt francs, viens me la demander.
Ils causèrent un instant de l'insurrection du Midi, dans laquelle leur père avait gagné sa recette particulière. Eugène s'habillait tout en causant. Dans la rue, au moment de le quitter, il retint son frère un instant encore, il lui dit à voix plus basse:
– Tu m'obligeras en ne battant pas le pavé et en attendant tranquillement chez toi l'emploi que je te promets… Il me serait désagréable de voir mon frère faire antichambre.
Aristide avait du respect pour Eugène, qui lui semblait un gaillard hors ligne. Il ne lui pardonna pas ses défiances, ni sa franchise un peu rude; mais il alla docilement s'enfermer rue Saint-Jacques. Il était venu avec cinq cents francs que lui avait prêtés le père de sa femme.
Les frais du voyage payés, il fit durer un mois les trois cents francs qui lui restaient. Angèle était une grosse mangeuse; elle crut, en outre, devoir rafraîchir sa toilette de gala par une garniture de rubans mauves. Ce mois d'attente parut interminable à Aristide. L'impatience le brûlait. Lorsqu'il se mettait à la fenêtre, et qu'il sentait sous lui le labeur géant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeter d'un bond dans la fournaise, pour y pétrir l'or de ses mains fiévreuses, comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encore vagues qui montaient de la grande cité, ces souffles de l'empire naissant, où traînaient déjà des odeurs d'alcôves et de tripots financiers, des chaleurs de jouissances. Les fumets légers qui lui arrivaient lui disaient qu'il était sur la bonne piste, que le gibier courait devant lui, que la grande chasse impériale, la chasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin. Ses narines battaient, son instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le théâtre.
Deux fois, il alla chez son frère, pour activer ses démarches. Eugène l'accueillit avec brusquerie, lui répétant qu'il ne l'oubliait pas, mais qu'il fallait attendre. Il reçut enfin une lettre qui le priait de passer rue de Penthièvre. Il y alla, le cœur battant à grands coups, comme à un rendez-vous d'amour. Il trouva Eugène devant son éternelle petite table noire, dans la grande pièce glacée qui lui servait de bureau. Dès qu'il l'aperçut, l'avocat lui tendit un papier, en disant:
– Tiens, j'ai reçu ton affaire hier. Tu es nommé commissaire adjoint à l'Hôtel de Ville. Tu auras deux mille quatre cents francs d'appointements.
Aristide était resté debout. Il blêmit et ne prit pas le papier, croyant que son frère se moquait de lui. Il avait espéré au moins une place de six mille francs. Eugène, devinant ce qui se passait en lui, tourna sa chaise, et, se croisant les bras:
– Serais-tu un sot? demanda-t-il avec quelque colère… Tu fais des rêves de fille, n'est-ce pas? Tu voudrais habiter un bel appartement, avoir des domestiques, bien manger, dormir dans la soie, te satisfaire tout de suite aux bras de la première venue, dans un boudoir meublé en deux heures… Toi et tes pareils, si nous vous laissions faire, vous videriez les coffres avant même qu'ils fussent pleins. Eh! bon Dieu! aie quelque patience! Vois comme je vis, et prends au moins la peine de te baisser pour ramasser une fortune.
Il parlait avec un mépris profond des impatiences d'écolier de son frère. On sentait, dans sa parole rude, des ambitions plus hautes, des désirs de puissance pure; ce naïf appétit de l'argent devait lui paraître bourgeois et puéril. Il continua d'une voix plus douce, avec un fin sourire:
– Certes tes dispositions sont excellentes, et je n'ai garde de les contrarier. Les hommes comme toi sont précieux. Nous comptons bien choisir nos bons amis parmi les plus affamés. Va, sois tranquille, nous tiendrons table ouverte, et les plus grosses faims seront satisfaites. C'est encore la méthode la plus commode pour régner… Mais, par grâce, attends que la nappe soit mise, et, si tu m'en crois, donne-toi la peine d'aller chercher toi-même ton couvert à l'office.
Aristide restait sombre. Les comparaisons aimables de son frère ne le déridaient pas. Alors celui-ci céda de nouveau à la colère:
– Tiens! s'écria-t-il, j'en reviens à ma première opinion: tu es un sot… Eh! qu'espérais-tu donc, que croyais-tu donc que j'allais faire de ton illustre personne? Tu n'as même pas eu le courage de finir ton droit; tu t'es enterré pendant dix ans dans une misérable place de commis de sous-préfecture; tu m'arrives avec une détestable réputation de républicain que le coup d'État a pu seul convertir… Crois-tu qu'il y ait en toi l'étoffe d'un ministre, avec de pareilles notes…? Oh! je sais, tu as pour toi ton envie farouche d'arriver par tous les moyens possibles. C'est une grande vertu, j'en conviens, et c'est à elle que j'ai eu égard en te faisant entrer à la Ville.
Et, se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide:
– Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour.
C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer… Tu n'auras qu'à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras et tu agiras… Maintenant retiens bien ce qu'il me reste à te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne beaucoup d'argent, je te le permets; seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je te supprime.
Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener. Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu'on le lâchait enfin dans la mêlée, en l'autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin du mois.
Puis il resta songeur.
– Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant. Nous nous gênerions moins.
– Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.
– Tu n'auras à t'occuper de rien, je me charge des formalités… Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme?
Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des syllabes:
– Sicardot… Aristide Sicardot… Ma foi, non; c'est ganache et ça sent la faillite.
– Cherche autre chose alors, dit Eugène.
– J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre après un silence; Aristide Sicard… pas trop mal… n'est-ce pas? peut-être un peu gai…
Il rêva un instant encore, et, d'un air triomphant:
– J'y suis, j'ai trouvé, cria-t-il… Saccard, Aristide Saccard!.. avec deux c… Hein! il y a de l'argent dans ce nom-là; on dirait que l'on compte des pièces de cent sous.
Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère en lui disant avec un sourire:
– Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions.
Quelques jours plus tard, Aristide Saccard était à l'Hôtel de Ville. Il apprit que son frère avait dû user d'un grand crédit pour l'y faire admettre sans les examens d'usage.
Alors commença, pour le ménage, la vie monotone des petits employés. Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes de Plassans. Seulement, ils tombaient d'un rêve de fortune subite, et leur vie mesquine leur pesait davantage, depuis qu'ils la regardaient comme un temps d'épreuve dont ils ne pouvaient fixer la durée. Entre pauvre à Paris, c'est être pauvre deux fois. Angèle acceptait la misère avec cette mollesse de femme chlorotique; elle passait les journées dans sa cuisine, ou bien couchée à terre, jouant avec sa fille, ne se lamentant qu'à la dernière pièce de vingt sous. Mais Aristide frémissait de rage dans cette pauvreté, dans cette existence étroite, où il tournait comme une bête enfermée. Ce fut pour lui un temps de souffrances indicibles: son orgueil saignait, ses ardeurs inassouvies le fouettaient furieusement. Son frère réussit à se faire envoyer au Corps législatif par l'arrondissement de Plassans, et il souffrit davantage. Il sentait trop la supériorité d'Eugène pour être sottement jaloux; il l'accusait de ne pas faire pour lui ce qu'il aurait pu faire. A plusieurs reprises, le besoin le força d'aller frapper à sa porte pour lui emprunter quelque argent. Eugène prêta l'argent, mais en lui reprochant avec rudesse de manquer de courage et de volonté. Dès lors, Aristide se roidit encore. Il jura qu'il ne demanderait plus un sou à personne, et il tint parole. Les huit derniers jours du mois, Angèle mangeait du pain sec en soupirant. Cet apprentissage acheva la terrible éducation de Saccard. Ses lèvres devinrent plus minces; il n'eut plus la sottise de rêver ses millions tout haut; sa maigre personne se fit fluette, n'exprima plus qu'une volonté, qu'une idée fixe caressée à toute heure. Quand il courait de la rue Saint-Jacques à l'Hôtel de Ville, ses talons éculés sonnaient aigrement sur les trottoirs, et il se boutonnait dans sa redingote râpée comme dans un asile de haine, tandis que son museau de fouine flairait l'air des rues. Anguleuse figure de la misère jalouse que l'on voit rôder sur le pavé de Paris, promenant son plan de fortune et le rêve de son assouvissement.
Vers le commencement de 18… Aristide Saccard fut nommé commissaire voyer. Il gagnait quatre mille cinq cents francs. Cette augmentation arrivait à temps; Angèle dépérissait; la petite Clotilde était toute pâle. Il garda son étroit logement de deux pièces, la salle à manger meublée de noyer, et la chambre à coucher d'acajou, continuant à mener une existence rigide, évitant la dette, ne voulant mettre les mains dans l'argent des autres que lorsqu'il pourrait les y enfoncer jusqu'aux coudes. Il mentit ainsi à ses instincts, dédaigneux des quelques sous qui lui arrivaient en plus, restant à l'affût. Angèle se trouva parfaitement heureuse. Elle s'acheta quelques nippes, mit la broche tous les jours. Elle ne comprenait plus rien aux colères muettes de son mari, à ses mines sombres d'homme qui poursuit la solution de quelque redoutable problème.
Aristide suivait les conseils d'Eugène: il écoutait et il regardait. Quand il alla remercier son frère de son avancement, celui-ci comprit la révolution qui s'était opérée en lui; il le complimenta sur ce qu'il appela sa bonne tenue. L'employé, que l'envie roidissait à l'intérieur, s'était fait souple et insinuant. En quelques mois, il devint un comédien prodigieux. Toute sa verve méridionale s'était éveillée, et il poussait l'art si loin, que ses camarades de l'Hôtel de Ville le regardaient comme un bon garçon que sa proche parenté avec un député désignait à l'avance pour quelque gros emploi. Cette parenté lui attirait également la bienveillance de ses chefs. Il vivait ainsi dans une sorte d'autorité supérieure à son emploi, qui lui permettait d'ouvrir certaines portes et de mettre le nez dans certains cartons, sans que ses indiscrétions parussent coupables. On le vit, pendant deux ans, rôder dans tous les couloirs, s'oublier dans toutes les salles, se lever vingt fois par jour pour aller causer avec un camarade, porter un ordre, faire un voyage à travers les bureaux, éternelles promenades qui faisaient dire à ses collègues: «Ce diable de Provençal! il ne peut se tenir en place: il a du vif-argent dans les jambes.» Ses intimes le prenaient pour un paresseux, et le digne homme riait, quand ils l'accusaient de ne chercher qu'à voler quelques minutes à l'administration. Jamais il ne commit la faute d'écouter aux serrures; mais il avait une façon carrée d'ouvrir les portes, de traverser les pièces, un papier à la main, l'air absorbé, d'un pas si lent et si régulier qu'il ne perdait pas un mot des conversations. Ce fut une tactique de génie; on finit par ne plus s'interrompre au passage de cet employé actif, qui glissait dans l'ombre des bureaux et qui paraissait si préoccupé de sa besogne. Il eut encore une autre méthode; il était d'une obligeance extrême, il offrait à ses camarades de les aider dès qu'ils se mettaient en retard dans leur travail, et il étudiait alors les registres, les documents qui lui passaient sous les yeux, avec une tendresse recueillie. Mais un de ses péchés mignons fut de lier amitié avec les garçons de bureau. Il allait jusqu'à leur donner des poignées de main. Pendant des heures, il les faisait causer, entre deux portes, avec de petits rires étouffés, leur contant des histoires, provoquant leurs confidences. Ces braves gens l'adoraient, disaient de lui: «En voilà un qui n'est pas lier!» Dès qu'il y avait un scandale, il en était informé le premier. C'est ainsi qu'au bout de deux ans, l'Hôtel de Ville n'eut plus de mystères pour lui. Il en connaissait le personnel jusqu'au dernier des lampistes, et les paperasses jusqu'aux notes dei blanchisseuses.
A cette heure, Paris offrait, pour un homme comme Aristide Saccard, le plus intéressant des spectacles.
L'Empire venait d'être proclamé, après ce fameux voyage pendant lequel le prince président avait réussi à chauffer l'enthousiasme de quelques départements bonapartistes. Le silence s'était fait à la tribune et dans les journaux. La société, sauvée encore une fois, se félicitait, se reposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu'un gouvernement fort la protégeait et lui ôtait jusqu'au souci de penser et de régler ses affaires. La grande préoccupation de la société était de savoir à quels amusements elle allait tuer le temps. Selon l'heureuse expression d'Eugène Rougon, Paris se mettait à table et rêvait gaudrioles au dessert. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse. Les esprits lassés se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Ceux qui possédaient déterraient leur argent, et ceux qui ne possédaient pas cherchaient dans les coins les trésors oubliés.
Il y avait, au fond de la cohue, un frémissement sourd, un bruit naissant de pièces de cent sous, des rires clairs de femmes, des tintements encore affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand silence de l'ordre, dans la paix aplatie du nouveau règne montaient toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses dorées et voluptueuses.
Il semblait qu'on passât devant une de ces petites maisons dont les rideaux soigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, et où l'on entend l'or sonner sur le marbre des cheminées. L'Empire allait faire de Paris le mauvais lieu de l'Europe. Il fallait à cette poignée d'aventuriers qui venaient de voler un trône, un règne d'aventures, d'affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans la ville où le sang de décembre était à peine lavé, grandissait, timide encore, cette folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations pourries et déshonorées.
Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot montant de la spéculation, dont l'écume allait couvrir Paris entier. Il en suivit les progrès avec une attention profonde. Il se trouvait au beau milieu de la pluie chaude d'écus tombant dru sur les toits de la cité. Dans ses courses continuelles à travers l'Hôtel de Ville, il avait surpris le vaste projet de la transformation de Paris, le plan de ces démolitions, de ces voies nouvelles et de ces quartiers improvisés, de cet agio formidable sur la vente des terrains et des immeubles, qui allumait, aux quatre coins de la ville, la bataille des intérêts et le flamboiement du luxe à outrance. Dès lors, son activité eut un but. Ce fut à cette époque qu'il devint bon enfant. Il engraissa même un peu, il cessa de courir les rues comme un chat maigre en quête d'une proie.
Dans son bureau, il était plus causeur, plus obligeant que jamais. Son frère, auquel il allait rendre des visites en quelque sorte officielles, le félicitait de mettre si heureusement ses conseils en pratique. Vers le commencement de 185, Saccard lui confia qu'il avait en vue plusieurs affaires, mais qu'il lui faudrait d'assez fortes avances.
– On cherche, dit Eugène.
– Tu as raison, je chercherai, répondit-il sans la moindre mauvaise humeur, sans paraître s'apercevoir que son frère refusait de lui fournir les premiers fonds.
C'étaient ces premiers fonds dont la pensée le brûlait maintenant. Son plan était fait; il le mûrissait chaque jour. Mais les premiers milliers de francs restaient introuvables. Ses volontés se tendirent davantage; il ne regarda plus les gens que d'une façon nerveuse et profonde, comme s'il eût cherché un prêteur dans le premier passant venu. Au logis, Angèle continuait à mener sa vie effacée et heureuse. Lui, guettait une occasion, et ses rires de bon garçon devenaient plus aigus à mesure que cette occasion tardait à se présenter.
Aristide avait une sœur à Paris. Sidonie Rougon s'était mariée à un clerc d'avoué de Plassans qui était venu tenter avec elle, rue Saint-Honoré, le commerce des fruits du Midi. Quand son frère la retrouva, le mari avait disparu, et le magasin était mangé depuis longtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonnière, un petit entresol, composé de trois pièces. Elle louait aussi la boutique du bas, située sous son appartement, une boutique étroite et mystérieuse, dans laquelle elle prétendait tenir un commerce de dentelles; il y avait effectivement, dans la vitrine, des bouts de guipure et de la Valenciennes, pendus sur des tringles dorées; mais, à l'intérieur, on eût dit une antichambre, aux boiseries luisantes, sans la moindre apparence de marchandises. La porte et la vitrine étaient garnies de légers rideaux qui, en mettant le magasin à l'abri des regards de la rue, achevaient de lui donner l'air discret et voilé d'une pièce d'attente, s'ouvrant sur quelque temple inconnu. Il était rare qu'on vît entrer une cliente chez, Mme Sidonie; le plus souvent même, le bouton de la porte était enlevé.
Dans le quartier, elle répétait qu'elle allait elle-même offrir ses dentelles aux femmes riches. L'aménagement de l'appartement lui avait seul fait, disait-elle, louer la boutique et l'entresol, qui communiquaient par un escalier caché dans le mur. En effet, la marchande de dentelles était toujours dehors; on la voyait dix fois en un jour sortir et rentrer, d'un air pressé. D'ailleurs, elle ne s'en tenait pas au commerce des dentelles; elle utilisait son entresol, elle l'emplissait de quelque solde ramassé on ne savait où. Elle y avait vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers, bretelles, etc.; puis on y vit successivement une huile nouvelle pour faire pousser les cheveux, des appareils orthopédiques, une cafetière automatique, invention brevetée, dont l'exploitation lui donna bien du mal. Lorsque son frère vint la voir, elle plaçait des pianos, son entresol était encombré de ces instruments; il y avait des pianos jusque dans sa chambre à coucher, une chambre très coquettement ornée, et qui jurait avec le pêle-mêle boutiquier des deux autres pièces. Elle tenait ses deux commerces avec une méthode parfaite; les clients qui venaient pour les marchandises de l'entresol, entraient et sortaient par une porte cochère que la maison avait sur la rue Papillon; il fallait être dans le mystère du petit escalier pour connaître le trafic en partie double de la marchande de dentelles. A l'entresol, elle se nommait madame Touche!, du nom de son mari, tandis qu'elle n'avait mis que son prénom sur la porte du magasin, ce qui la faisait appeler généralement madame Sidonie.
Mme Sidonie avait trente-cinq ans; mais elle s'habillait avec une telle insouciance, elle était si peu femme dans ses allures qu'on l'eût jugée beaucoup plus vieille.
A la vérité, elle n'avait pas d'âge. Elle portait une éternelle robe noire, limée aux plis, fripée et blanchie par l'usage, rappelant ces robes d'avocats usées sur la barre.
Coiffée d'un chapeau noir qui lui descendait jusqu'au front et lui cachait les cheveux, chaussée de gros souliers, elle trottait par les rues, tenant au bras un petit panier dont les anses étaient raccommodées avec des ficelles. Ce panier, qui ne la quittait jamais, était tout un monde. Quand elle l'entrouvrait, il en sortait des échantillons de toutes sortes, des agendas, des portefeuilles, et surtout des poignées de papiers timbrés, dont elle déchiffrait l'écriture illisible avec une dextérité particulière. Il y avait en elle du courtier et de l'huissier. Elle vivait dans les prêts, dans les assignations, dans les commandements; quand elle avait placé pour dix francs de pommade ou de dentelle, elle s'insinuait dans les bonnes grâces de sa cliente, devenait son homme d'affaires, courait pour elle les avoués, les avocats et les juges. Elle colportait ainsi des dossiers au fond de son panier pendant des semaines, se donnant un mal du diable, allant d'un bout de Paris à l'autre, d'un petit trot égal, sans jamais prendre une voiture. Il eût été difficile de dire quel profit elle tirait d'un pareil métier; elle le faisait d'abord par un goût instinctif des affaires véreuses, un amour de la chicane; puis elle y réalisait une foule de petits bénéfices: dîners pris à droite et à gauche, pièces de vingt sous ramassées çà et là. Mais le gain le plus clair était encore les confidences qu'elle recevait partout et qui la mettaient sur la piste des bons coups et des bonnes aubaines. Vivant chez les autres, dans les affaires des autres, elle était un véritable répertoire vivant d'offres et de demandes. Elle savait où il y avait une fille à marier tout de suite, une famille qui avait besoin de trois mille francs, un vieux monsieur qui prêterait bien les trois mille francs, mais sur des garanties solides, et à gros intérêts. Elle savait des choses plus délicates encore: les tristesses d'une dame blonde que son mari ne comprenait pas, et qui aspirait à être comprise; le secret désir d'une bonne mère rêvant de placer sa demoiselle avantageusement; les goûts d'un baron porté sur les petits soupers et les filles très jeunes. Et elle colportait, avec un sourire pâle, ces demandes et ces offres; elle faisait deux lieues pour aboucher les gens; elle envoyait le baron chez la bonne mère, décidait le vieux monsieur à prêter les trois mille francs à la famille gênée, trouvait des consolations pour la dame blonde et un époux peu scrupuleux pour la fille à marier. Elle avait aussi de grandes affaires, des affaires qu'elle pouvait avouer tout haut, et dont elle rebattait les oreilles des gens qui l'approchaient: un long procès qu'une famille noble ruinée l'avait chargée de suivre, et une dette contractée par l'Angleterre vis-à-vis de la France, du temps des Stuarts, et dont le chiffre, avec les intérêts composés, montait à près de trois milliards. Cette dette de trois milliards était son dada; elle expliquait le cas avec un grand luxe de détails, faisait tout un cours d'histoire, et des rougeurs d'enthousiasme montaient à ses joues, molles et jaunes d'ordinaire comme de la cire. Parfois, entre une course chez un huissier et une visite à une amie, elle plaçait une cafetière, un manteau de caoutchouc, elle vendait un coupon de dentelle, elle mettait un piano en location. C'était le moindre de ses soucis. Puis elle accourait vite à son magasin, où une cliente lui avait donné rendez-vous pour voir une pièce de Chantilly.
La cliente arrivait, se glissait comme une ombre dans la boutique, discrète et voilée. Et il n'était pas rare qu'un monsieur entrant par la porte cochère de la rue Papillon, vînt en même temps voir les pianos de Mme Touche, à l'entresol.
Si Mme Sidonie ne faisait pas fortune, c'était qu'elle travaillait souvent par amour de l'art. Aimant la procédure, oubliant ses affaires pour celles des autres, elle se laissait dévorer par les huissiers, ce qui, d'ailleurs, lui procurait des jouissances que connaissent seuls les gens processifs. La femme se mourait en elle; elle n'était plus qu'un agent d'affaires, un placeur battant à toute heure le pavé de Paris, ayant dans son panier légendaire les marchandises les plus équivoques, vendant de tout, rêvant de milliards, et allant plaider à la justice de paix, pour une cliente favorite, une contestation de dix francs.
Petite, maigre, blafarde, vêtue de cette mince robe noire qu'on eût dit taillée dans la toge d'un plaideur, elle s'était ratatinée, et, à la voir filer le long des maisons, on l'eût prise pour un saute-ruisseau déguisé en fille.
Son teint avait la pâleur dolente du papier timbré. Ses lèvres souriaient d'un sourire éteint, tandis que ses yeux semblaient nager dans le tohu-bohu des négoces, des préoccupations de tout genre dont elle se bourrait la cervelle. D'allures timides et discrètes, d'ailleurs, avec une vague senteur de confessionnal et de cabinet de sage-femme, elle se faisait douce et maternelle comme une religieuse qui, ayant renoncé aux affections de ce monde, a pitié des souffrances du cœur. Elle ne parlait jamais de son mari, pas plus qu'elle ne parlait de son enfance, de sa famille, de ses intérêts. Il n'y avait qu'une chose qu'elle ne vendait pas, c'était elle; non qu'elle eût des scrupules, mais parce que l'idée de ce marché ne pouvait lui venir. Elle était sèche comme une facture, froide comme un protêt, indifférente et brutale au fond comme un recors.
Saccard, tout frais de sa province, ne put d'abord descendre dans les profondeurs délicates des nombreux métiers de Mme Sidonie. Comme il avait fait une année de droit, elle lui parla un jour des trois milliards, d'un air grave, ce qui lui donna une pauvre idée de son intelligence. Elle vint fouiller les coins du logement de la rue Saint-Jacques, pesa Angèle d'un regard, et ne reparut que lorsque ses courses l'appelaient dans le quartier, et qu'elle éprouvait le besoin de remettre les trois milliards sur le tapis. Angèle avait mordu à l'histoire de la dette anglaise. La courtière enfourchait son dada, faisait ruisseler l'or pendant une heure. C'était la fêlure, dans cet esprit délié, la folie douce dont elle berçait sa vie perdue en misérables trafics, l'appât magique dont elle grisait avec elle les plus crédules de ses clientes. Très convaincue, du reste, elle finissait par parler des trois milliards comme d'une fortune personnelle, dans laquelle il faudrait bien que les juges la fissent rentrer tôt ou tard, ce qui jetait une merveilleuse auréole autour de son pauvre chapeau noir, où se balançaient quelques violettes pâlies à des tiges de laiton dont on voyait le métal. Angèle ouvrait des yeux énormes. A plusieurs reprises, elle parla avec respect de sa belle-sœur à son mari, disant que Mme Sidonie les enrichirait peut-être un jour. Saccard haussait les épaules; il était allé visiter la boutique et l'entresol du Faubourg-Poissonnière, et n'y avait flairé qu'une faillite prochaine. Il voulut connaître l'opinion d'Eugène sur leur sœur; mais celui-ci devint grave et se contenta de répondre qu'il ne la voyait jamais, qu'il la savait fort intelligente, un peu compromettante peut-être. Cependant, comme Saccard revenait rue de Penthièvre, quelque temps après, il crut voir la robe noire de Mme Sidonie sortir de chez son frère et filer rapidement le long des maisons. Il courut, mais il ne put retrouver la robe noire. La courtière avait une de ces tournures effacées qui se perdent dans la foule. Il resta songeur, et ce fut à partir de ce moment qu'il étudia sa sœur avec plus d'attention. Il ne tarda pas à pénétrer le labeur immense de ce petit être pâle et vague, dont la face entière semblait loucher et se fondre. Il eut du respect pour elle. Elle était bien du sang des Rougon. Il reconnut cet appétit de l'argent, ce besoin de l'intrigue qui caractérisaient la famille; seulement, chez elle, grâce au milieu dans lequel elle avait vieilli, à ce Paris où elle avait dû chercher le matin son pain noir du soir, le tempérament commun s'était déjeté pour produire cet hermaphrodisme étrange de la femme devenue être neutre, homme d'affaires et entremetteuse à la fois.
Quand Saccard, après avoir arrêté son plan, se mit en quête des premiers fonds, il songea naturellement à sa sœur. Elle secoua la tête, soupira en parlant des trois milliards. Mais l'employé ne lui tolérait pas sa folie, il la secouait rudement chaque fois qu'elle revenait à la dette des Stuarts; ce rêve lui semblait déshonorer une intelligence si pratique. Mme Sidonie, qui essuyait tranquillement les ironies les plus dures sans que ses convictions fussent ébranlées, lui expliqua ensuite avec une grande lucidité qu'il ne trouverait pas un sou, n'ayant à offrir aucune garantie. Cette conversation avait lieu devant la Bourse, où elle devait jouer ses économies.
Vers trois heures, on était certain de la trouver appuyée contre la grille, à gauche, du côté du bureau de poste; c'était là qu'elle donnait audience à des individus louches et vagues comme elle. Son frère allait la quitter, lorsqu'elle murmura d'un ton désolé: «Ah! si tu n'étais pas marié!..» Cette réticence, dont il ne voulut pas demander le sens complet et exact, rendit Saccard singulièrement rêveur.
Les mois s'écoulèrent, la guerre de Crimée venait d'être déclarée. Paris, qu'une guerre lointaine n'émouvait pas, se jetait avec plus d'emportement dans la spéculation et les filles. Saccard assistait, en se rongeant les poings, à cette rage croissante qu'il avait prévue. Dans la forge géante, les marteaux qui battaient l'or sur l'enclume lui donnaient des secousses de colère et d'impatience. Il y avait en lui une telle tension de l'intelligence et de la volonté qu'il vivait dans un songe, en somnambule se promenant au bord des toits sous le fouet d'une idée fixe. Aussi fut-il surpris et irrité de trouver, un soir, Angèle malade et couchée. Sa vie d'intérieur, d'une régularité d'horloge, se dérangeait, ce qui l'exaspéra comme une méchanceté calculée de la destinée. La pauvre Angèle se plaignit doucement; elle avait pris un froid et chaud. Quand le médecin arriva, il parut très inquiet; il dit au mari, sur le palier, que sa femme avait une fluxion de poitrine et qu'il ne répondait pas d'elle.
Dès lors, l'employé soigna la malade sans colère; il n'alla plus à son bureau, il resta près d'elle, la regardant avec une expression indéfinissable lorsqu'elle dormait, rouge de fièvre, haletante. Mme Sidonie, malgré ses travaux écrasants, trouva moyen de venir chaque soir faire des tisanes, qu'elle prétendait souveraines. A tous ses métiers, elle joignait celui d'être une garde-malade de vocation, se plaisant à la souffrance, aux remèdes, aux conversations navrées qui s'attardent autour des lits de moribonds. Puis, elle paraissait s'être prise d'une tendre amitié pour Angèle; elle aimait les femmes d'amour, avec mille chatteries, sans doute pour le plaisir qu'elles donnent aux hommes; elle les traitait avec les attentions délicates que les marchandes ont pour les choses précieuses de leur étalage, les appelait «ma mignonne, ma toute belle», roucoulait, se pâmait devant elles, comme un amoureux devant une maîtresse. Bien qu'Angèle fût une sorte dont elle n'espérait rien tirer, elle la cajolait comme les autres, par règle de conduite. Quand la jeune femme fut au lit, les effusions de Mme Sidonie devinrent larmoyantes, elle emplit la chambre silencieuse de son dévouement. Son frère la regardait tourner, les lèvres serrées, comme abîmé dans une douleur muette.
Le mal empira. Un soir, le médecin leur avoua que la malade ne passerait pas la nuit. Mme Sidonie était venue de bonne heure, préoccupée, regardant Aristide et Angèle de ses yeux noyés où s'allumaient de courtes flammes. Quand le médecin fut parti, elle baissa la lampe, un grand silence se fit. La mort entrait lentement dans cette chambre chaude et moite, où la respiration irrégulière de la moribonde mettait le tic-tac cassé d'une pendule qui se détraque. Mme Sidonie avait abandonné les potions, laissant le mal faire son œuvre. Elle s'était assise devant la cheminée, auprès de son frère, qui tisonnait d'une main fiévreuse, en jetant sur le lit des coups d'œil involontaires. Puis, comme énervé par cet air lourd, par ce spectacle lamentable, il se retira dans la pièce voisine. On y avait enfermé la petite Clotilde, qui jouait à la poupée, très sagement, sur un bout de tapis.
Sa fille lui souriait, lorsque Mme Sidonie, se glissant derrière lui, l'attira dans un coin, parlant à voix basse.
La porte était restée ouverte. On entendait le râle léger d'Angèle.
– Ta pauvre femme… sanglota la courtière, je crois que tout est bien fini. Tu as entendu le médecin?
Saccard se contenta de baisser lugubrement la tête.
– C'était une bonne personne, continua l'autre, parlant comme si Angèle fût déjà morte. Tu pourras trouver des femmes plus riches, plus habituées au monde; mais tu ne trouveras jamais un pareil cœur.
Et comme elle s'arrêtait, s'essuyant les yeux, semblant chercher une transition:
– Tu as quelque chose à me dire? demanda nettement Saccard.
– Oui, je me suis occupée de toi, pour la chose que tu sais, et je crois avoir découvert… Mais dans un pareil moment… Vois-tu, j'ai le cœur brisé.
Elle s'essuya encore les yeux. Saccard la laissa faire tranquillement, sans dire un mot. Alors elle se décida.
– C'est une jeune fille qu'on voudrait marier tout de suite, dit-elle. La chère enfant a eu un malheur. Il y a une tante qui ferait un sacrifice…
Elle s'interrompait, elle geignait toujours, pleurant ses phrases, comme si elle eût continué à plaindre la pauvre Angèle. C'était une façon d'impatienter son frère et de le pousser à la questionner, pour ne pas avoir toute la responsabilité de l'offre qu'elle venait lui faire. L'employé fut pris en effet d'une sourde irritation.
– Voyons, achève! dit-il. Pourquoi veut-on marier cette jeune fille?
– Elle sortait de pension, reprit la courtière d'une voix dolente, un homme l'a perdue, à la campagne, chez les parents d'une de ses amies. Le père vient de s'apercevoir de la faute. Il voulait la tuer. La tante, pour sauver la chère enfant, s'est faite complice, et, à elles deux, elles ont conté une histoire au père, elles lui ont dit que le coupable était un honnête garçon qui ne demandait qu'à réparer son égarement d'une heure.
– Alors, dit Saccard d'un ton surpris et comme fâché, l'homme de la campagne va épouser la jeune fille?
– Non, il ne peut pas, il est marié.
Il y eut un silence. Le râle d'Angèle sonnait plus douloureusement dans l'air frissonnant. La petite Clotilde avait cessé de jouer; elle regardait Mme Sidonie et son père, de ses grands yeux d'enfant songeur, comme si elle eût compris leurs paroles. Saccard se mit à poser des questions brèves:
– Quel âge a la jeune fille?
– Dix-neuf ans.
– La grossesse date?
– De trois mois. Il y aura sans doute une fausse couche.
– Et la famille est riche et honorable!?
– Vieille bourgeoisie. Le père a été magistrat. Fort belle fortune.
– Quel serait le sacrifice de la tante?
– Cent mille francs.
Un nouveau silence se fit. Mme Sidonie ne pleurnichait plus; elle était en affaire, sa voix prenait les notes métalliques d'une revendeuse qui discute un marché.
Son frère, la regardant en dessous, ajouta avec quelque hésitation:
– Et toi, que veux-tu?
– Nous verrons plus tard, répondit-elle. Tu me rendras service à ton tour.
Elle attendit quelques secondes; et, comme il se taisait, elle lui demanda carrément:
– Eh bien, que décides-tu? Ces pauvres femmes sont dans la désolation. Elles veulent empêcher un éclat.
Elles ont promis de livrer demain au père le nom du coupable… Si tu acceptes, je vais leur envoyer une de tes cartes de visite par un commissionnaire.
Saccard parut s'éveiller d'un songe; il tressaillit, il se tourna peureusement du côté de la chambre voisine, où il avait cru entendre un léger bruit.
– Mais je ne puis pas, dit-il avec angoisse, tu sais bien que je ne puis pas…
Mme Sidonie le regardait fixement, d'un air froid et dédaigneux. Tout le sang des Rougon, toutes ses ardentes convoitises lui remontèrent à la gorge. Il prit une carte de visite dans son portefeuille et la donna à sa sœur, qui la mit sous enveloppe, après avoir raturé l'adresse avec soin. Elle descendit ensuite. Il était à peine neuf heures.
Saccard, resté seul, alla appuyer son front contre les vitres glacées. Il s'oublia jusqu'à battre la retraite sur le verre, du bout des doigts. Mais il faisait une nuit si noire, les ténèbres au-dehors s'entassaient en masses si étranges, qu'il éprouva un malaise, et machinalement il revint dans la pièce où Angèle se mourait. Il l'avait oubliée, il éprouva une secousse terrible en la retrouvant levée à demi sur ses oreillers; elle avait les yeux grands ouverts, un flot de vie semblait être remonté à ses joues et à ses lèvres. La petite Clotilde, tenant toujours sa poupée, était assise sur le bord de la couche; dès que son père avait eu le dos tourné, elle s'était vite glissée dans cette chambre, dont on l'avait écartée, et où la ramenaient ses curiosités joyeuses d'enfant. Saccard, la tête pleine de l'histoire de sa sœur, vit son rêve à terre. Une affreuse pensée dut luire dans ses yeux. Angèle, prise d'épouvante, voulut se jeter au fond du lit, contre le mur; mais la mort venait, ce réveil dans l'agonie était la clarté suprême de la lampe qui s'éteint. La moribonde ne put bouger; elle s'affaissa, elle continua de tenir ses yeux grands ouverts sur son mari, comme pour surveiller ses mouvements. Saccard, qui avait cru à quelque résurrection diabolique, inventée par le destin pour le clouer dans la misère, se rassura en voyant que la malheureuse n'avait pas une heure à vivre. Il n'éprouva plus qu'un malaise intolérable. Les yeux d'Angèle disaient qu'elle avait entendu la conversation de son mari avec Mme Sidonie, et qu'elle craignait qu'il ne l'étranglât, si elle ne mourait pas assez vite. Et il y avait encore, dans ses yeux, l'horrible étonnement d'une nature douce et inoffensive s'apercevant, à la dernière heure, des infamies de ce monde, frissonnant à la pensée des longues années passées côte à côte avec un bandit. Peu à peu, son regard devint plus doux; elle n'eut plus peur, elle dut excuser ce misérable, en songeant à la lutte acharnée qu'il livrait depuis si longtemps à la fortune. Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, où il lisait un si long reproche, s'appuyait aux meubles, cherchait des coins d'ombre. Puis, défaillant, il voulut chasser ce cauchemar qui le rendait fou, il s'avança dans la clarté de la lampe. Mais Angèle lui fit signe de ne pas parler. Et elle le regardait toujours de cet air d'angoisse épouvantée, auquel se mêlait maintenant une promesse de pardon. Alors il se pencha pour prendre Clotilde entre ses bras et l'emporter dans l'autre chambre. Elle le lui défendit encore, d'un mouvement de lèvres. Elle exigeait qu'il restât là. Elle s'éteignit doucement, sans le quitter du regard, et à mesure qu'il pâlissait, ce regard prenait plus de douceur. Elle pardonna au dernier soupir. Elle mourut comme elle avait vécu, mollement, s'effaçant dans la mort, après s'être effacée dans la vie. Saccard demeura frissonnant devant ses yeux de morte, restés ouverts, et qui continuaient à le poursuivre dans leur immobilité. La petite Clotilde berçait sa poupée sur un bord du drap, doucement, pour ne pas réveiller sa mère.
Quand Mme Sidonie remonta, tout était fini. D'un coup de doigt, en femme habituée à cette opération, elle ferma les yeux d'Angèle, ce qui soulagea singulièrement Saccard. Puis, après avoir couché la petite, elle fit, en un tour de main, la toilette de la chambre mortuaire.
Lorsqu'elle eut allumé deux bougies sur la commode, et tiré soigneusement le drap jusqu'au menton de la morte, elle jeta autour d'elle un regard de satisfaction, et s'allongea au fond d'un fauteuil, où elle sommeilla jusqu'au petit jour. Saccard passa la nuit dans la pièce voisine, à écrire des lettres de faire-part. Il s'interrompait par moments, s'oubliait, alignait des colonnes de chiffres sur des bouts de papier.
Le soir de l'enterrement, Mme Sidonie emmena Saccard à son entresol. Là furent prises de grandes résolutions. L'employé décida qu'il enverrait la petite Clotilde à un de ses frères, Pascal Rougon, un médecin de Plassans, qui vivait en garçon, dans l'amour de la science, et qui plusieurs fois lui avait offert de prendre sa nièce avec lui, pour égayer sa maison silencieuse de savant.
Mme Sidonie lui fit ensuite comprendre qu'il ne pouvait habiter plus longtemps la rue Saint-Jacques. Elle lui louerait pour un mois un appartement élégamment meublé, aux environs de l'Hôtel de Ville; elle tâcherait de trouver cet appartement dans une maison bourgeoise, pour que les meubles parussent lui appartenir. Quant au mobilier de la rue Saint-Jacques, il serait vendu, afin d'effacer jusqu'aux dernières senteurs du passé. Il en emploierait l'argent à s'acheter un trousseau et des vêtements convenables. Trois jours après Clotilde était remise entre les mains d'une vieille dame qui se rendait justement dans le Midi. Et Aristide Saccard, triomphant, la joue vermeille, comme engraissé en trois journées par les premiers sourires de la fortune, occupait au Marais, rue Payenne, dans une maison sévère et respectable, un coquet logement de cinq pièces, où il se promenait en pantoufles brodées. C'était le logement d'un jeune abbé, parti subitement pour l'Italie, et dont la servante avait reçu l'ordre de trouver un locataire. Cette servante était une amie de Mme Sidonie, qui donnait un peu dans la calotte; elle aimait les prêtres, de l'amour dont elle aimait les femmes, par instinct, établissant peut-être certaines parentés nerveuses entre les soutanes et les jupes de soie. Dès lors, Saccard était prêt; il composa son rôle avec un art exquis; il attendit sans sourciller les difficultés et les délicatesses de la situation qu'il avait acceptée, Mme Sidonie, dans l'affreuse nuit de l'agonie d'Angèle, avait fidèlement conté en quelques mots le cas de la famille Béraud. Le chef, M. Béraud du Châtel, un grand vieillard de soixante ans, était le dernier représentant d'une ancienne famille bourgeoise, dont les titres remontaient plus haut que ceux de certaines familles nobles. Un de ses ancêtres était compagnon d'Etienne Marcel. En 93, son père mourait sur l'échafaud, après avoir salué la République de tous ses enthousiasmes de bourgeois de Paris dans les veines duquel coulait le sang révolutionnaire de la cité. Lui-même était un de ces républicains de Sparte rêvant un gouvernement d'entière justice et de sage liberté. Vieilli dans la magistrature, où il avait pris une roideur et une sévérité de profession, il donna sa démission de président de chambre, en 1851, lors du coup d'État, après avoir refusé de faire partie d'une de ces commissions mixtes qui déshonorèrent la justice française. Depuis cette époque, il vivait solitaire et retiré dans son hôtel de l'île Saint-Louis, qui se trouvait à la pointe de l'île, presque en face de l'hôtel Lambert. Sa femme était morte jeune. Quelque drame secret, dont la blessure saignait toujours, dut assombrir encore la figure grave du magistrat. Il avait déjà une fille de huit ans, Renée, lorsque sa femme expira en donnant le jour à une seconde fille. Cette dernière, qu'on nomma Christine, fut recueillie par une sœur de M. Béraud du Châtel, mariée au notaire Aubertot. Renée alla au couvent. Mme Aubertot, qui n'avait pas d'enfant, se prit d'une tendresse maternelle pour Christine, qu'elle éleva auprès d'elle. Son mari étant mort, elle ramena la petite à son père, et resta entre ce vieillard silencieux et cette blondine souriante. Renée fut oubliée en pension.
Aux vacances, elle emplissait l'hôtel d'un tel tapage que sa tante poussait un grand soupir de soulagement quand elle la reconduisait enfin chez les dames de la Visitation, où elle était pensionnaire depuis l'âge de huit ans.
Elle ne sortit du couvent qu'à dix-neuf ans, et ce fut pour aller passer une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline, qui possédaient, dans le Nivernais, une admirable propriété. Quand elle revint en octobre, la tante Élisabeth s'étonna de la trouver grave, d'une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit étouffant ses sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise de douleur folle. Dans l'abandon de son désespoir, l'enfant lui raconta une histoire navrante: un homme de quarante ans, riche, marié, et dont la femme, jeune et charmante, était là, l'avait violentée à la campagne, sans qu'elle sût ni osât se défendre. Cet aveu terrifia la tante Élisabeth; elle s'accusa, comme si elle s'était sentie complice; ses préférences pour Christine la désolaient, et elle pensait que, si elle avait également gardé Renée près d'elle, la pauvre enfant n'aurait pas succombé. Dès lors, pour chasser ce remords cuisant, dont sa nature tendre exagérait encore la souffrance, elle soutint la coupable; elle amortit la colère du père, auquel elles apprirent toutes deux l'horrible vérité par l'excès même de leurs précautions; elle inventa, dans l'effarement de sa sollicitude, cet étrange projet de mariage, qui lui semblait tout arranger, apaiser le père, faire rentrer Renée dans le monde des femmes honnêtes, et dont elle voulait ne pas voir le côté honteux ni les conséquences fatales.
Jamais on ne sut comment Mme Sidonie flaira cette bonne affaire. L'honneur des Béraud avait traîné dans son panier, avec les protêts de toutes les filles de Paris.
Quand elle connut l'histoire, elle imposa presque son frère, dont la femme agonisait. La tante Élisabeth finit par croire qu'elle était l'obligée de cette dame si douce, si humble, qui se dévouait à la malheureuse Renée, jusqu'à lui choisir un mari dans sa famille. La première entrevue de la tante et de Saccard eut lieu dans l'entresol de la rue du Faubourg-Poissonnière. L'employé, qui était arrivé par la porte cochère de la rue Papillon, comprit, en voyant venir Mme Aubertot par la boutique et le petit escalier, le mécanisme ingénieux des deux entrées. Il fut plein de tact et de convenance. Il traita le mariage comme une affaire, mais en homme du monde qui réglait ses dettes de jeu. La tante Élisabeth était beaucoup plus frissonnante que lui; elle balbutiait, elle n'osait parler des cent mille francs qu'elle avait promis.
Ce lut lui qui entama le premier la question argent, de l'air d'un avoué discutant le cas d'un client. Selon lui, cent mille francs étaient un apport ridicule pour le mari de mademoiselle Renée. Il appuyait un peu sur ce mot «mademoiselle». M. Béraud du Châtel mépriserait davantage un gendre pauvre; il l'accuserait d'avoir séduit sa fille pour sa fortune, peut-être même aurait-il l'idée de faire secrètement une enquête. Mme Aubertot, effrayée, effarée par la parole calme et polie de Saccard, perdit la tête et consentit à doubler la somme, quand il eut déclaré qu'à moins de deux cent mille francs, il n'oserait jamais demander Renée, ne voulant pas être pris pour un indigne chasseur de dot. La bonne dame partit toute troublée, ne sachant plus ce qu'elle devait penser d'un garçon qui avait de telles indignations et qui acceptait un pareil marché.
Cette première entrevue fut suivie d'une visite officielle que la tante Élisabeth fit à Aristide Saccard, à son appartement de la rue Payenne. Cette fois, elle venait au nom de M. Béraud. L'ancien magistrat avait refusé de voir «cet homme», comme il appelait le séducteur de sa fille, tant qu'il ne serait pas marié avec Renée, à laquelle il avait d'ailleurs également défendu sa porte.
Mme Aubertot avait de pleins pouvoirs pour traiter. Elle parut heureuse du luxe de l'employé; elle avait craint que le frère de cette Mme Sidonie, aux jupes fripées, ne fût un goujat. Il la reçut, drapé dans une délicieuse robe de chambre. C'était l'heure où les aventuriers du Décembre, après avoir payé leurs dettes, jetaient dans les égouts leurs bottes éculées, leurs redingotes blanchies aux coutures, rasaient leur barbe de huit jours, et devenaient des hommes comme il faut. Saccard entrait enfin dans la bande, il se nettoyait les ongles et ne se lavait plus qu'avec des poudres et des parfums inestimables. Il fut galant; il changea de tactique, se montra d'un désintéressement prodigieux. Quand la vieille dame parla du contrat, il fit un geste, comme pour dire que peu lui importait. Depuis huit jours, il feuilletait le Code, il méditait sur cette grave question, dont dépendait dans l'avenir sa liberté de tripoteur d'affaires.
– Par grâce, dit-il, finissons-en avec cette désagréable question d'argent… Mon avis est que mademoiselle Renée doit rester maîtresse de sa fortune et moi maître de la mienne. Le notaire arrangera cela.
La tante Élisabeth approuva cette façon de voir; elle tremblait que ce garçon, dont elle sentait vaguement la main de fer, ne voulût mettre les doigts dans la dot de sa nièce. Elle parla ensuite de cette dot.
– Mon frère, dit-elle, a une fortune qui consiste surtout en propriétés et en immeubles. Il n'est pas homme à punir sa fille en rognant la part qu'il lui destinait. Il lui donne une propriété dans la Sologne estimée à trois cent mille francs, ainsi qu'une maison, située à Paris, qu'on évalue environ à deux cent mille francs.
Saccard fut ébloui; il ne s'attendait pas à un tel chiffre; il se tourna à demi pour ne pas laisser voir le flot de sang qui lui montait au visage.
– Cela fait cinq cent mille francs, continua la tante; mais je ne dois pas vous cacher que la propriété de la Sologne ne rapporte que deux pour cent.
Il sourit, il répéta son geste de désintéressement, voulant dire que cela ne pouvait le toucher, puisqu'il refusait de s'immiscer dans la fortune de sa femme. Il avait, dans son fauteuil, une attitude d'adorable indifférence, distrait, jouant du pied avec sa pantoufle, paraissant écouter par pure politesse. Mme Aubertot, avec sa bonté d'âme ordinaire, parlait difficilement, choisissait les termes pour ne pas le blesser. Elle reprit:
– Enfin, je veux faire un cadeau à Renée. Je n'ai pas d'enfant, ma fortune reviendra un jour à mes nièces, et ce n'est pas parce que l'une d'elles est dans les larmes, que je fermerai aujourd'hui la main. Leurs cadeaux de mariage à toutes deux étaient prêts. Celui de Renée consiste en vastes terrains situés du côté de Charonne, que je crois pouvoir évaluer à deux cent mille francs. Seulement…
Au mot de terrain, Saccard avait eu un léger tressaillement. Sous son indifférence jouée, il écoutait avec une attention profonde. La tante Élisabeth se troublait, ne trouvait sans doute pas la phrase, et en rougissant:
– Seulement, continua-t-elle, je désire que la propriété de ces terrains soit reportée sur la tête du premier enfant de Renée. Vous comprendrez mon intention, je ne veux pas que cet enfant puisse un jour être à votre charge. Dans le cas où il mourrait, Renée resterait seule propriétaire.
Il ne broncha pas, mais ses sourcils tendus annonçaient une grande préoccupation intérieure. Les terrains de Charonne éveillaient en lui un monde d'idées.
Mme Aubertot crut l'avoir blessé en parlant de l'enfant de Renée, et elle restait interdite, ne sachant comment reprendre l'entretien.
– Vous ne m'avez pas dit dans quelle rue se trouve l'immeuble de deux cent mille francs? demanda-t-il, en reprenant son ton de bonhomie souriante.
– Rue de la Pépinière, répondit-elle, presque au coin de la rue d'Astorg.
Cette simple phrase produisit sur lui un effet décisif.
Il ne fut plus maître de son ravissement; il rapprocha son fauteuil, et avec sa volubilité provençale, d'une voix câline:
– Chère dame, est-ce bien fini, parlerons-nous encore de ce maudit argent?.. Tenez, je veux me confesser en toute franchise, car je serais au désespoir si je ne méritais pas votre estime. J'ai perdu ma femme dernièrement, j'ai deux enfants sur les bras, je suis pratique et raisonnable. En épousant votre nièce, je fais une bonne affaire pour tout le monde. S'il vous reste quelques préventions contre moi, vous me pardonnerez plus tard, lorsque j'aurai séché les larmes de chacun et enrichi jusqu'à mes arrière-neveux. Le succès est une flamme dorée qui purifie tout. Je veux que M. Béraud lui-même me tende la main et me remercie…
Il s'oubliait. Il parla longtemps ainsi avec un cynisme railleur qui perçait par instants sous son air bonhomme.
Il mit en avant son frère le député, son père le receveur particulier de Plassans. Il finit par faire la conquête de la tante Élisabeth, qui voyait avec une joie involontaire, sous les doigts de cet habile homme, le drame dont elle souffrait depuis un mois, se terminer en une comédie presque gaie. Il lut convenu qu'on irait chez le notaire le lendemain.
Dès que Mme Aubertot se fut retirée, il se rendit à l'Hôtel de Ville, y passa la journée à fouiller certains documents connus de lui. Chez le notaire, il éleva une difficulté, il dit que la dot de Renée ne se composant que de biens-fonds, il craignait pour elle beaucoup de tracas, et qu'il croyait sage de vendre au moins l'immeuble de la rue de la Pépinière pour lui constituer une rente sur le grand-livre. Mme Aubertot voulut en référer à M. Béraud du Châtel, toujours cloîtré dans son appartement. Saccard se remit en course jusqu'au soir. Il alla rue de la Pépinière, il courut Paris de l'air songeur d'un général à la veille d'une bataille décisive. Le lendemain, Mme Aubertot dit que M. Béraud du Châtel s'en remettait complètement à elle. Le contrat fut rédigé sur les bases déjà débattues. Saccard apportait deux cent mille francs, Renée avait en dot la propriété de la Sologne et l'immeuble de la rue de la Pépinière, qu'elle s'engageait à vendre; en outre, en cas de mort de son premier enfant, elle restait seule propriétaire des terrains de Charonne que lui donnait sa tante. Le contrat fut établi sur le régime de la séparation des biens qui conserve aux époux l'entière administration de leur fortune. La tante Élisabeth, qui écoutait attentivement le notaire, parut satisfaite de ce régime dont les dispositions semblaient assurer l'indépendance de sa nièce, en mettant sa fortune à l'abri de toute tentative. Saccard avait un vague sourire, en voyant la bonne dame approuver chaque clause d'un signe de tête. Le mariage fut fixé au terme le plus court.
Quand tout fut réglé, Saccard alla cérémonieusement annoncer à son frère Eugène son union avec Mlle Renée Béraud du Châtel. Ce coup de maître étonna le député.
Comme il laissait voir sa surprise:
– Tu m'as dit de chercher, dit l'employé, j'ai cherché et j'ai trouvé.
Eugène, dérouté d'abord, entrevit alors la vérité. Et d'une voix charmante:
– Allons, tu es un homme habile… Tu viens me demander pour témoin, n'est-ce pas? Compte sur moi…
S'il le faut, je mènerai à ta noce tout le côté droit du Corps législatif; ça te poserait joliment…
Puis, comme il avait ouvert la porte, d'un ton plus bas:
– Dis?.. Je ne veux pas trop me compromettre en ce moment, nous avons une loi fort dure à faire voter…
La grossesse, au moins, n'est pas trop avancée?
Saccard lui jeta un regard si aigu qu'Eugène se dit en refermant la porte: «Voilà une plaisanterie qui me coûterait cher si je n'étais pas un Rougon.» Le mariage eut lieu dans l'église Saint-Louis-en-l'Ile.
Saccard et Renée ne se virent que la veille de ce grand jour. La scène se passa le soir, à la tombée de la nuit, dans une salle basse de l'hôtel Béraud. Ils s'examinèrent curieusement. Renée, depuis qu'on négociait son mariage, avait retrouvé son allure d'écervelée, sa tête folle. C'était une grande fille, d'une beauté exquise et turbulente, qui avait poussé librement dans ses caprices de pensionnaire. Elle trouva Saccard petit, laid, mais d'une laideur tourmentée et intelligente qui ne lui déplut pas; il fut, d'ailleurs, parfait de ton et de manières. Lui fit une légère grimace en l'apercevant; elle lui sembla sans doute trop grande, plus grande que lui. Ils échangèrent quelques paroles sans embarras. Si le père s'était trouvé là, il aurait pu croire, en effet, qu'ils se connaissaient depuis longtemps, qu'ils avaient derrière eux quelque faute commune. La tante Élisabeth, présente à l'entrevue, rougissait pour eux.
Le lendemain du mariage, dont la présence d'Eugène Rougon, mis en vue par un récent discours, fit un événement dans l'île Saint-Louis, les deux nouveaux époux furent enfin admis en présence de M. Béraud du Châtel.
Renée pleura en retrouvant son père vieilli, plus grave et plus morne. Saccard, que rien jusque-là n'avait décontenancé, fut glacé par la froideur et le demi-jour de l'appartement, par la sévérité triste de ce grand vieillard, dont l'œil perçant lui sembla fouiller sa conscience jusqu'au fond. L'ancien magistrat baisa lentement sa fille sur le front, comme pour lui dire qu'il lui pardonnait, et, se tournant vers son gendre:
– Monsieur, lui dit-il simplement, nous avons beaucoup souffert. Je compte que vous nous ferez oublier vos torts.
Il lui tendit la main. Mais Saccard resta frissonnant.
Il pensait que, si M. Béraud du Châtel n'avait pas plié sous la douleur tragique de la honte de Renée, il aurait d'un regard, d'un effort, mis à néant les manœuvres de Mme Sidonie. Celle-ci, après avoir rapproché son frère de la tante Élisabeth, s'était prudemment effacée. Elle n'était pas même venue au mariage. Il se montra très rond avec le vieillard, ayant lu dans son regard une surprise à voir le séducteur de sa fille petit, laid, âgé de quarante ans. Les nouveaux mariés furent obligés de passer les premières nuits à l'hôtel Béraud. On avait, depuis deux mois, éloigné Christine, pour que cette enfant de quatorze ans ne soupçonnât rien du drame qui se passait dans cette maison calme et douce comme un cloître. Lorsqu'elle vint, elle resta tout interdite devant le mari de sa sœur, qu'elle trouva, elle aussi, vieux et laid. Renée seule ne paraissait pas trop s'apercevoir de l'âge ni de la figure chafouine de son mari. Elle le traitait sans mépris comme sans tendresse, avec une tranquillité absolue, où perçait seulement parfois une pointe d'ironique dédain. Saccard se carrait, se mettait chez lui, et réellement, par sa verve, par sa rondeur, il gagnait peu à peu l'amitié de tout le monde. Quand ils partirent, pour aller occuper un superbe appartement, dans une maison neuve de la rue de Rivoli, le regard de M. Béraud du Châtel n'avait déjà plus d'étonnement, et la petite Christine jouait avec son beau-frère comme avec un camarade. Renée était alors enceinte de quatre mois; son mari allait l'envoyer à la campagne, comptant mentir ensuite sur l'âge de l'enfant, lorsque, selon les prévisions de Mme Sidonie, elle fit une fausse couche. Elle s'était tellement serrée pour dissimuler sa grossesse, qui, d'ailleurs, disparaissait sous l'ampleur de ses jupes, qu'elle fut obligée de garder le lit pendant quelques semaines.
Il fut ravi de l'aventure; la fortune lui était enfin fidèle: il avait fait un marché d'or, une dot superbe, une femme belle à le faire décorer en six mois, et pas la moindre charge. On lui avait acheté deux cent mille francs son nom pour un foetus que la mère ne voulut pas même voir.
Dès lors, il songea avec amour aux terrains de Charonne.
Mais, pour le moment, il accordait tous ses soins à une spéculation qui devait être la base de sa fortune.
Malgré la grande situation de la famille de sa femme, il ne donna pas immédiatement sa démission d'agent voyer. Il parla de travaux à finir, d'occupations à chercher. En réalité, il voulait rester jusqu'à la fin sur le champ de bataille où il jouait son premier coup de cartes.