Читать книгу L'Œuvre - Эмиль Золя, Émile Zola, Еміль Золя - Страница 4
IV
ОглавлениеSix semaines plus tard, Claude peignait un matin dans un flot de soleil qui tombait par la baie vitrée de l'atelier.
De pluies continues avaient attristé le milieu d'août, et le courage au travail lui revenait avec le ciel bleu. Son grand tableau n'avançait guère, il s'y appliquait pendant de longues matinées silencieuses, en artiste combattu et obstiné.
On frappa. Il crut que c'était Mme Joseph, la concierge, qui lui montait son déjeuner; et, comme la clef restait toujours sur la porte, il cria simplement:
«Entrez!» La porte s'était ouverte, il y eut un remuement léger, puis tout cessa. Lui, continuait de peindre, sans même tourner la tête. Mais ce silence frissonnant, une vague haleine qui palpitait, finirent par l'inquiéter. Il regarda, il demeura stupéfait: une femme était là, vêtue d'une robe claire, le visage à demi caché sous une voilette blanche; et il ne la connaissait point, et elle tenait une botte de roses qui achevait de l'ahurir.
Tout d'un coup, il la reconnut.
«Vous, mademoiselle!.. Ah bien! si je songeais à vous!» C'était Christine. Il n'avait pu rattraper à temps ce cri peu aimable, qui était le cri même de la vérité. D'abord, elle l'avait préoccupé de son souvenir; ensuite, à mesure que les jours s'écoulaient, depuis près de deux mois qu'elle ne donnait pas signe de vie, elle était passée à l'état de vision fuyante et regrettée, de profil charmant qui se perd et qu'on ne doit jamais revoir.
«Oui, c'est moi, monsieur… J'ai pensé que c'était mal de ne pas vous remercier…» Elle rougissait, elle balbutiait, ne pouvant trouver les mots. Sans doute la montée de l'escalier l'avait essoufflée, car son cœur battait très fort. Eh quoi? était-ce donc déplacé, cette visite, raisonnée si longtemps, et qui avait fini par lui sembler toute naturelle? Le pis était qu'en passant sur le quai, elle venait d'acheter cette botte de roses, dans l'intention délicate de témoigner sa gratitude à ce garçon; et ces fleurs la gênaient horriblement.
Comment les lui donner? Qu'allait-il penser d'elle?
L'inconvenance de toutes ces choses ne lui était apparue qu'en ouvrant la porte.
Mais Claude, plus troublé encore, se jetait à une exagération de politesse. Il avait lâché sa palette, il bouleversait l'atelier pour débarrasser une chaise.
«Mademoiselle, je vous en prie, asseyez-vous… Vraiment, c'est une surprise… Vous êtes trop charmante…»
Alors, quand elle fut assise, Christine se calma. Il était si drôle avec ses grands gestes éperdus, elle le sentait lui-même si timide, qu'elle eut un souffre. Et elle lui tendit les roses, bravement.
«Tenez! c'est pour que vous sachiez que je ne suis pas une ingrate.» Il ne dit rien d'abord, la contempla, saisi. Lorsqu'il eut vu qu'elle ne se moquait pas, il lui serra les deux mains, à les briser; puis, il mit tout de suite le bouquet dans son pot à eau, en répétant:
«Ah! par exemple, vous êtes un bon garçon, vous!..
C'est la première fois que je fais ce compliment à une femme, parole d'honneur!».
Il revint, il lui demanda, ses yeux dans les siens:
«Vrai, vous ne m'avez pas oublié?
– Vous le voyez bien, répondit-elle en riant.
– Pourquoi alors avez-vous attendu deux mois?» De nouveau, elle rougit. Le mensonge qu'elle faisait, lui rendit un instant son embarras.
«Mais je ne suis pas libre, vous le savez… Oh! Mme Vanzade est très bonne pour moi; seulement, elle est impotente, elle ne sort jamais; et il a fallu qu'elle-même, inquiète de ma santé, me forçât à prendre l'air.» Elle ne disait pas la honte où son aventure du quai de Bourbon l'avait jetée, les premiers jours. En se retrouvant à l'abri, dans la maison de la vieille dame, le souvenir de la nuit passée chez un homme l'avait tracassée de remords, comme une faute; et elle croyait être parvenue à chasser cet homme de sa mémoire, ce n'était plus qu'un mauvais rêve dont les contours s'effaçaient. Puis, sans qu'elle sût comment, au milieu du grand calme de son existence nouvelle, l'image était ressortie de l'ombre, en se précisant, en s'accentuant, jusqu'à devenir l'obsession de toutes ses heures. Pourquoi donc l'aurait-elle oublié?
Elle ne trouvait à lui faire aucun reproche? au contraire, ne lui devait-elle pas de la gratitude? La pensée de le revoir, repoussée d'abord, longtemps combattue ensuite, avait ainsi tourné en elle à l'idée fixe. Chaque soir, la tentation la reprenait dans la solitude de sa chambre, un malaise dont elle s'irritait, un désir ignoré d'elle-même; et elle ne s'était apaisée un peu qu'en s'expliquant ce trouble par son besoin de reconnaissance. Elle était si seule, si étouffée, dans cette demeure somnolente! le flot de sa jeunesse bouillonnait si fort, son cœur avait une si grosse envie d'amitié! «Alors, continua-t-elle, j'ai profité de ma première sortie… Et puis, il faisait tellement beau, ce matin, après toutes ces averses maussades!» Claude, heureux, debout devant elle, se confessa lui aussi, mais sans avoir rien à cacher.
«Moi, je n'osais plus songer à vous… N'est-ce pas? vous êtes comme ces fées des contes qui sortent du plancher et qui rentrent dans les murs, toujours au moment où l'on ne s'y attend pas. Je me disais: C'est fini, ce n'est peut-être pas vrai qu'elle a traversé cet atelier… Et vous voilà, et ça me fait un plaisir, oh! un fier plaisir!» Souriante et gênée, Christine tournait la tête, affectait maintenant de regarder autour d'elle. Son sourire disparut, la peinture féroce qu'elle retrouvait là, les flamboyantes esquisses du Midi, l'anatomie terriblement exacte des études, la glaçaient comme la première fois. Elle fut reprise d'une véritable crainte, elle dit, sérieuse, la voix changée:
«Je vous dérange, je m'en vais.
– Mais non! mais non! cria Claude en l'empêchant de quitter sa chaise. Je m'abrutissais au travail, ça me fait du bien de causer avec vous… Ah! ce sacré tableau, il me torture assez déjà!» Et Christine, levant les yeux, regarda le grand tableau, cette toile, tournée l'autre fois contre le mur, et qu'elle avait eu en vain le désir de voir. Les fonds, la clairière sombre trouée d'une nappe de soleil, n'étaient toujours qu'indiqués à larges coups. Mais les deux petites lutteuses, la blonde et la brune, presque terminées, se détachaient dans la lumière, avec leurs deux notes si fraîches. Au premier plan, le monsieur, recommencé trois fois, restait en détresse. Et c'était surtout à la figure centrale, à la femme couchée, que le peintre travaillait: il n'avait plus repris la tête, il s'acharnait sur le corps, changeant le modèle chaque semaine, si désespéré de ne pas se satisfaire, que, depuis deux jours, lui qui se flattait de ne pouvoir inventer, il cherchait sans document, en dehors de la nature. Christine, tout de suite, se reconnut. C'était elle, cette fille, vautrée dans l'herbe, un bras sous la nuque, souriant sans regard, les paupières closes. Cette fille nue avait son visage, et une révolte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, comme si, brutalement, l'on eût déshabillé là toute sa nudité de vierge. Elle était surtout blessée par l'emportement de la peinture, si rude qu'elle s'en trouvait violentée, la chair meurtrie. Cette peinture, elle ne la comprenait pas, elle la jugeait exécrable, elle se sentait contre elle une haine, la haine instinctive d'une ennemie.
Elle se mit debout, elle répéta d'une voix brève:
«Je m'en vais.» Claude la suivait des yeux, étonné et chagriné de ce changement brusque.
«Comment, si vite?
– Oui, l'on m'attend. Adieu!» Et elle était à la porte déjà, lorsqu'il put lui prendre la main. Il osa lui demander:
«Quand vous reverrai-je?» Sa petite main mollissait dans la sienne. Un moment, elle parut hésitante.
«Mais je ne sais pas. Je suis si occupée!» Puis, elle se dégagea, elle s'en alla, en disant très vite:
«Quand je le pourrai, un de ces jours… Adieu!» Claude était resté planté sur le seuil. Quoi? qu'avait-elle eu encore, cette subite réserve, cette irritation sourde? Il referma la porte, il marcha, les bras ballants, sans comprendre, cherchant en vain la phrase, le geste qui avait pu la blesser. La colère le prenait à son tour, un juron jeté dans le vide, un terrible haussement d'épaules, comme pour se débarrasser de cette préoccupation imbécile.
Est-ce qu'on savait jamais, avec les femmes! Mais la vue du bouquet de roses, débordant du pot à eau, l'apaisa, tant il sentait bon. Toute la pièce en était embaumée; et, silencieux, il se remit au travail, dans ce parfum.
Deux nouveaux mois se passèrent. Claude, les premiers jours, au moindre bruit, le matin lorsque Mme Joseph lui apportait son déjeuner ou des lettres, tournait vivement la tête, avait un geste involontaire de désappointement.
Il ne sortait plus avant quatre heures, et la concierge lui ayant dit, un soir, comme il rentrait, qu'une jeune fille était venue le demander vers cinq heures, il ne s'était calmé qu'en reconnaissant un modèle, Zoé Piédefer, dans la visiteuse. Puis, les jours suivant les jours, il avait eu une crise furieuse de travail, inabordable pour tous, d'une violence de théories telle que ses amis eux-mêmes n'osaient le contrarier. Il balayait le monde d'un geste, il n'y avait plus que la peinture, on devait égorger les parents, les camarades, les femmes surtout! De cette fièvre chaude, il était tombé dans un abominable désespoir, une semaine d'impuissance et de doute, toute une semaine de torture, à se croire frappé de stupidité. Et il se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutte résignée et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinée brumeuse de la fin d'octobre, il tressaillit et posa rapidement sa palette.
On n'avait pas frappé, mais il venait de reconnaître un pas qui montait. Il ouvrit, et elle entra. C'était elle enfin.
Christine, ce jour-là, portait un large manteau de laine grise qui l'enveloppait tout entière. Son petit chapeau de velours était sombre, et le brouillard du dehors avait emperlé sa voilette de dentelle noire. Mais il la trouva très gaie, dans ce premier frisson de l'hiver. Elle s'excusa d'avoir tardé si longtemps à revenir; et elle souriait de son air franc, elle avouait qu'elle avait hésité, qu'elle avait bien failli ne plus vouloir: oui, des idées à elle, des choses qu'il devait comprendre. Il ne comprenait pas, il ne demandait pas à comprendre, puisqu'elle était là.
Cela suffisait qu'elle ne fût point fâchée, qu'elle consentit à monter de temps à autre, en bonne camarade. Il n'y eut pas d'explication, chacun garda le tourment et le combat des jours passés. Pendant près d'une heure, ils causèrent, très d'accord, sans rien de caché ni d'hostile désormais, comme si l'entente s'était faite à leur insu, loin l'un de l'autre. Elle ne sembla même pas voir les esquisses et les études des murs. Un instant, elle regarda fixement la grande toile, la figure de femme nue, couchée dans l'herbe, sous l'or flambant du soleil. Non, ce n'était pas elle, cette fille n'avait ni son visage ni son corps: comment avait-elle pu se reconnaître dans cet épouvantable gâchis de couleurs? Et son amitié s'attendrit d'une pointe de pitié pour ce brave garçon, qui ne faisait pas même ressemblant. Au départ, sur le seuil, ce fut elle qui lui tendit cordialement la main.
«Vous savez, je reviendrai.
– Oui, dans deux mois.
– Non, la semaine prochaine… Vous verrez bien. À jeudi.» Le jeudi, elle reparut, très exacte. Et, dès lors, elle ne cessa plus de venir, une fois par semaine, d'abord sans date régulière, au hasard de ses jours libres; puis, elle choisit le lundi, Mme Vanzade lui ayant accordé ce jour-là, pour marcher et respirer au plein air du bois de Boulogne.
Elle devait être rentrée à onze heures, elle se hâtait à pied, elle arrivait toute rose d'avoir couru, car il y avait une bonne course de Passy au quai de Bourbon. Pendant quatre mois d'hiver, d'octobre à février, elle s'en vint ainsi sous les pluies battantes, sous les brouillards de la Seine, sous les pâles soleils qui attiédissaient les quais.
Même, dès le deuxième mois, elle arriva parfois à l'improviste, un autre jour de la semaine, profitant d'une course dans Paris pour monter; et elle ne pouvait s'attarder plus de deux minutes, on avait tout juste le temps de se dire bonjour: déjà, elle redescendait l'escalier, en criant bonsoir.
Maintenant, Claude commençait à connaître Christine.
Dans son éternelle méfiance de la femme, un soupçon lui était resté, l'idée d'une aventure galante en province; mais les yeux doux, le rire clair de la jeune fille, avaient tout emporté, il la sentait d'une innocence de grande enfant. Dès qu'elle arrivait, sans un embarras, à l'aise comme chez un ami, c'était pour bavarder, d'un flot intarissable. Vingt fois, elle lui avait raconté son enfance à Clermont, et elle y revenait toujours. Le soir où son père, le capitaine Hallegrain, avait eu sa dernière attaque, foudroyé, tombé de son fauteuil ainsi qu'une masse, sa mère et elle étaient à l'église. Elle se rappelait parfaitement leur retour, puis la nuit affreuse, le capitaine très gros, très fort, allongé sur un matelas, avec sa mâchoire inférieure qui avançait; si bien que, dans sa mémoire de gamine, elle ne pouvait le revoir autrement. Elle aussi avait cette mâchoire-là, sa mère lui criait, quand elle ne savait de quelle façon la dompter: «Ah! menton de galoche, tu te mangeras le sang comme ton père!» Pauvre mère! l'avait-elle assez étourdie de ses jeux violents, de ses crises folles de tapage! Aussi loin qu'elle pouvait remonter, elle la trouvait devant la même fenêtre, petite, fluette, peignant sans bruit ses éventails, avec des yeux doux, tout ce qu'elle tenait d'elle aujourd'hui. On le lui disait parfois, à la chère femme, voulant lui faire plaisir: «Elle a vos yeux.» Et elle souriait, elle était heureuse d'être au moins pour ce coin de douceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari, elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. Comment vivre? la pension de veuve, les six cents francs qu'elle touchait suffisait à peine aux besoins de l'enfant. Pendant cinq années, celle-ci avait vu sa mère pâlir et maigrir, s'en aller un peu chaque jour, jusqu'à n'être plus qu'une ombre; et elle gardait le remords de n'avoir pas été très sage, la désespérant par son manque d'application au travail, recommençant tous les lundis de beaux projets, jurant de l'aider bientôt à gagner de l'argent; mais ses jambes et ses bras partaient malgré son effort, elle tombait malade dès qu'elle restait tranquille. Alors, un matin, sa mère n'avait pu se lever, et elle était morte, la voix éteinte, les yeux pleins de grosses larmes. Toujours, elle l'avait ainsi présente, morte déjà, les yeux grands ouverts et pleurant encore, fixés sur elle.
D'autres fois, Christine, questionnée par Claude sur Clermont, oubliait tout ce deuil, pour lâcher les gais souvenirs. Elle riait à belles dents de leur campement, rue de l'Éclache, elle, née à Strasbourg, le père Gascon, la mère Parisienne, tous les trois jetés dans cette Auvergne, qu'ils abominaient. La rue de l'Éclache, qui descend au Jardin des Plantes, étroite et humide, était d'une mélancolie de caveau; pas une boutique, jamais un passant, rien que les façades mornes, aux volets toujours fermés; mais, vers le midi, dominant des cours intérieures, les fenêtres de leur logement avaient la joie du grand soleil. Même la salle à manger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois, dont les arcades étaient garnies d'une glycine géante, qui les enfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, d'abord près de son père infirme, ensuite cloîtrée avec sa mère que la moindre sortie épuisait; elle ignorait si complètement la ville et les environs, qu'elle et Claude finissaient par s'égayer lorsqu'elle accueillait ses questions d'un éternel: Je ne sais pas. Les montagnes? oui, il y avait des montagnes d'un côté, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de l'autre côté, en enfilant d'autres rues, on voyait des champs plats, à l'infini; mais on n'y allait pas, c'était trop loin. Elle reconnaissait seulement le Puy-de-Dôme, tout rond, pareil à une bosse. Dans la ville, elle se serait rendue à la cathédrale, les yeux fermés: on faisait le tour par la place de Jaude, on prenait la rue des Gras; et il ne fallait point lui en demander davantage, le reste s'enchevêtrait, des ruelles et des boulevards en pente, une cité de lave noire qui dévalait, où les pluies d'orage roulaient comme des fleuves, sous de formidables éclats de foudre. Oh! les orages de là-bas, elle en frissonnait encore! Dans sa chambre, au-dessus des toits, le paratonnerre du musée était toujours en feu. Elle avait, dans la salle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, une profonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvaient sa table de travail et ses petites affaires.
C'était là que sa mère lui avait appris à lire; c'était là que, plus tard, elle s'endormait en écoutant ses professeurs, tellement la fatigue des leçons l'étourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de son ignorance: Ah! une demoiselle bien instruite, qui n'aurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France, avec les dates! une musicienne fameuse qui en était restée aux Petits bateaux; une aquarelliste prodige, qui ratait les arbres, parce que les feuilles étaient trop difficiles à imiter! Brusquement, elle sautait aux quinze mois qu'elle avait passés à la Visitation, après la mort de sa mère, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardins magnifiques; et les histoires de bonnes sœurs ne tarissaient plus, des jalousies, des niaiseries, des innocences à faire trembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait à l'église. Tout lui semblait fini, lorsque la supérieure qui l'aimait beaucoup l'avait elle-même détournée du cloître, en lui procurant cette place chez Mme