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CHAPITRE QUATRE

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Raymond gémissait à chaque secousse de la charrette qui les transportait, ses frères et lui, à l’endroit où ils devaient être exécutés. Il sentait tous les rebonds et la moindre vibration du véhicule qui se heurtait aux contusions qui couvraient son corps, il entendait le cliquetis des chaînes qui le retenaient alors qu’elles glissaient contre le bois.

Il pouvait sentir sa peur, bien qu’elle semblait être éclipsée par la douleur dans l’immédiat ; les coups des gardes l’avaient laissé avec un corps qui lui donnait l’impression d’être brisé, fait d’arêtes vives. C’était difficile de se concentrer, même sur la terreur de la mort, dans cet état.

La seule peur qui parvenait à se frayer un chemin dans son esprit concernait surtout ses frères.

— C’est encore loin, tu crois ? demanda Garet. Le frère cadet de Raymond avait réussi à s’asseoir dans la charrette, et Raymond pouvait voir les ecchymoses qui recouvraient son visage.

Lofen se redressa plus lentement, l’air émacié après leur séjour dans le donjon.

— Aussi loin que ce soit, nous y serons bien trop tôt.

— Où crois-tu qu’ils nous emmènent ? demanda Garet.

Raymond pouvait comprendre pourquoi son petit frère voulait savoir. L’idée d’être exécuté était déjà assez terrible mais ne pas savoir ce qui se passait, où cela se passerait et comment cela se ferait était pire encore.

— Je ne sais pas, parvint à répondre Raymond et le simple fait de parler fut douloureux. Nous devons être courageux, Garet.

Il vit son frère hocher la tête, l’air déterminé malgré la situation dans laquelle ils se trouvaient tous les trois. Autour d’eux, il pouvait voir la campagne défiler, avec des fermes et des champs s’étendant de chaque côté de la route et des arbres au loin. Quelques collines se dressaient là, et quelques bâtiments, mais ils semblaient être loin de la ville à présent. Leur charrette était conduite par un garde, tandis qu’un autre était assis à côté de lui, arbalète à la main. Deux autres chevauchaient à côté de la charrette, l’encadrant et regardant autour d’eux comme s’ils s’attendaient à voir apparaître des ennuis à tout moment.

— Silence à l’arrière ! leur cria celui qui tenait l’arbalète.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? interrogea Lofen. Nous exécuter encore plus ?

— Ce sont probablement vos grandes gueules qui vous ont valu un traitement spécial, rétorqua le garde. La plupart de ceux qui sortent du donjon, on les traîne dehors et on les achève comme le duc le veut, sans problème. Vous, par contre, vous allez là où vont ceux qui l’ont vraiment contrarié.

— Où est-ce que c’est ? demanda Raymond.

Le garde lui offrit un sourire mauvais.

— Vous entendez ça, les gars ? dit-il. Ils veulent savoir où ils vont ensuite.

— Ils le verront bien assez tôt, dit le charretier en agitant les rênes pour faire avancer les chevaux un peu plus vite. Je vois pas pourquoi on devrait dire quoi que ce soit aux criminels si ce n’est qu’ils auront tout ce qu’ils méritent ?

— Mériter ? demanda Garet à l’arrière du chariot. Nous ne méritons pas ça. On n’a rien fait de mal !

Raymond entendit son frère crier lorsque l’un des cavaliers à côté d’eux le frappa sur les épaules.

— Tu crois que quelqu’un se soucie de ce que tu as à dire ? rétorqua l’homme. Tu crois que tous ceux qu’on a emmenés par-là n’ont pas essayé de déclarer leur innocence ? Le duc vous a déclarés traîtres, vous connaîtrez donc une mort de traître !

Raymond voulut aller voir son frère et s’assurer qu’il allait bien, mais les chaînes qui le retenaient l’en empêchèrent. Il envisagea d’insister sur le fait qu’ils n’avaient vraiment rien fait d’autre que d’essayer de tenir tête à un régime qui avait essayé de tout leur prendre, mais c’était là toute la question. Le duc et les nobles faisaient ce qu’ils voulaient, comme cela avait toujours été le cas. Bien sûr, le duc pouvait les envoyer à la mort, parce que c’était ainsi que les choses se passaient ici-bas.

Raymond tira sur ses chaînes à cette pensée, comme s’il était possible de s’en libérer par la force. Le métal le retint facilement, usant le peu de force qui lui restait jusqu’à ce qu’il s’effondre à nouveau contre le bois.

— Regarde-les, essayant de se libérer, dit l’arbalétrier en riant.

Raymond vit le charretier hausser les épaules.

— Ils se battront mieux que ça le moment venu.

Raymond voulut savoir ce que l’homme voulait dire par là, mais il savait qu’il n’avait aucune chance d’obtenir une réponse et toutes les chances de se faire battre comme son frère l’avait été. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de rester assis en silence pendant que la charrette continuait son voyage brinquebalant le long de la route de terre. Il devina que cela faisait partie du tourment de la situation : l’ignorance, et la conscience de sa propre impuissance, avec l’incapacité totale de faire quoi que ce soit pour savoir où ils allaient, et encore moins pour détourner la charrette de sa route.

Elle remontait à travers champs, le long de bosquets d’arbres et d’espaces où les villages s’étendaient dans un silence feutré. Le sol autour d’eux semblait s’élever, se dirigeant vers un fort presque aussi vieux que le royaume lui-même au sommet d’une des collines, les pierres abîmées se dressant comme une sorte de témoignage du royaume qui avait existé avant lui.

— On y est presque, les gars, dit le charretier avec un sourire qui montrait qu’il appréciait que bien trop la situation. Prêt à voir ce que le duc Altfor a en tête pour vous ?

— Duc Altfor ? demanda Raymond, à peine capable d’y croire.

— Ton frère a réussi à tuer le vieux duc, dit l’arbalétrier. Il lui a jeté une lance en plein cœur depuis la fosse, puis il a fui comme le lâche qu’il est. Maintenant, vous allez payer pour ses crimes.

Dès qu’il prononça ces paroles, les pensées et les sentiments de Raymond se mirent à bouillonner. Si Royce avait vraiment fait cela, cela signifiait que son frère adoptif avait accompli quelque chose d’incroyable pour la cause de la liberté, et qu’il s’en était sorti ; ces deux choses appelaient à la célébration. En même temps, Raymond ne pouvait qu’imaginer les choses que le fils de l’ancien duc allait vouloir faire par vengeance, et sans Royce pour assumer, ils seraient logiquement la cible de sa fureur.

Il se mit alors à maudire Geneviève. Si son frère ne l’avait jamais vue, rien de tout cela ne serait arrivé, et ce n’était même pas comme si elle se souciait de Royce, n’est-ce pas ?

— Ah, dit l’arbalétrier. Je pense qu’ils commencent à comprendre.

Les chevaux qui tiraient cette charrette continuaient leur cheminement, se déplaçant au rythme régulier des créatures beaucoup trop habituées à leur tâche, et qui savaient qu’au moins ils reviendraient de leur destination.

Ils gravirent la colline, et Raymond sentit la tension monter chez ses frères. Garet ne cessait de s’agiter, comme s’il pouvait trouver un moyen de se libérer et de sauter du chariot. S’il y parvenait, Raymond espérait qu’il en profiterait pour s’enfuir et ne pas regarder en arrière, même s’il savait que les cavaliers seraient probablement capables de l’abattre avant qu’il n’ait fait une douzaine de pas. Lofen serrait et desserrait les mains, murmurant ce qui ressemblait à une prière. Raymond doutait que cela serve à quoi que ce soit.

Finalement, ils atteignirent le sommet de la colline et Raymond vit ce qui les attendait. Cette vision suffit à le projeter au fond de la charrette, incapable de se résoudre à bouger.

Des potences étaient disposées autour du sommet de la colline, grinçant dans le vent des cages y étaient suspendues par de lourdes chaînes à l’ombre de la tour effondrée. Elles contenaient des corps, certains nettoyés par des charognards, d’autres suffisamment intacts pour que Raymond puisse voir les horribles blessures et marques de morsures qui les recouvraient, les brûlures et les endroits où la peau avait été retirée par ce qui devait être de longues lames. Des symboles étaient gravés dans la chair, et Raymond reconnut une femme qui avait été traînée hors de leur cellule auparavant, des tourbillons et des runes gravés sur son corps mutilé.

— Picti, murmura Lofen avec une horreur évidente, mais Raymond constata que même cela n’était pas le pire.

Les gens à l’intérieur les cages montraient des blessures qui suggéraient qu’ils avaient été torturés et tués, exposés à la fureur des gens sauvages qui étaient venus là, mais ce qui se trouvait sur la pierre au centre de la colline était pire, bien pire.

La pierre elle-même était une dalle qui avait été sculptée à la fois avec les symboles du peuple sauvage, et avec des signes qui auraient pu être magiques si de telles choses avaient été courantes à l’époque. Les restes d’un homme gisaient enchaînés dessus, et le pire, le pire, c’était qu’il gémissait dans un semblant de vie agonisante alors qu’il semblait en avoir été privé. Son corps était lacéré de coupures et de brûlures, de marques de morsures et de déchirures de griffes, mais il vivait encore, d’une manière impossible.

— Ils appellent ça une pierre de vie, dit le charretier avec un ricanement qui montrait qu’il savait exactement quel degré d’horreur ressentait Raymond en cet instant. Ils disent qu’autrefois, les guérisseurs s’en servaient pour maintenir les hommes en vie pendant qu’ils cousaient et travaillaient. Nous avons trouvé une meilleure utilisation pour celle-ci.

— Meilleure ? s’exclama Raymond. C’est…

Il n’avait même pas les mots pour ce que c’était. Qualifier cela de « mal » ne suffisait pas. Ce n’était pas un crime contre les lois des hommes, mais quelque chose qui s’opposait à tout ce qui avait toujours existé dans la nature. C’était mal d’une manière qui semblait se dresser contre tout ce qui était vivant, sain d’esprit, et ordonné.

— C’est ce que les traîtres obtiennent, à moins qu’ils n’aient la chance de mourir avant, dit le charretier. Il fit un signe de tête aux deux cavaliers qui avaient accompagné la charrette. Enlevez ça. Quoi qu’il ait fait, ce n’est plus son tour. Videz les cages pour que ça attire les animaux.

En grommelant, les deux gardes se mirent au travail, et Raymond se serait alors enfui s’il avait pu, ses chaînes ne le retenaient que trop bien. Il ne pourrait même pas se soulever par-dessus le rebord de la charrette, et encore moins se relever après cela. Les gardes semblaient le savoir, se déplaçant d’une cage à l’autre, en extirpant les cadavres d’hommes et de femmes et les jetant à terre. Certains se brisèrent dans leur chute, des morceaux de corps se dispersant sur le flanc de la colline pour ce qui viendrait les dévorer.

La femme qui avait été dans la cellule frôla la pierre au cœur de la colline lorsqu’ils jetèrent son corps sur le côté et ses yeux s’ouvrirent en grand. Elle poussa alors un cri qui, Raymond en était certain, le hanterait jusqu’au moment de sa mort, si brut et empreint de douleur qu’il ne put même pas imaginer les souffrances qu’elle y avait endurées.

— Elle devait être encore en vie, dit celui avec l’arbalète, tandis que les autres la traînaient loin de la pierre.

Elle se tut à nouveau dès qu’elle cessa de toucher la pierre et, pour faire bonne mesure, l’arbalétrier lui ficha un carreau dans la poitrine avant qu’ils ne la jettent sur le côté.

Ils traînèrent ensuite l’homme sur la pierre pour le dégager et pour Raymond, le pire fut quand il les remercia de le faire. Il les remercia de l’avoir traîné un peu plus loin pour mourir. Dès qu’il quitta la pierre, Raymond le vit passer d’un homme qui se débattait et criait à un morceau de viande sans vie, à tel point que le geste du garde sembla superflu quand il lui trancha la gorge, juste pour être sûr.

Le flanc de la colline redevint silencieux, à l’exception des cris des oiseaux charognards, et des bruissements qui promettaient de plus grands prédateurs un peu plus loin. Il y avait peut-être même des prédateurs humains qui les observaient, Raymond avait en effet entendu dire que les hommes civilisés ne voyaient pas les Pictis dans leurs territoires sauvages quand ils ne voulaient pas être vus. Le simple fait de ne pas savoir rendait toute chose plus cruelle.

— Le duc dit que vous allez mourir, dit le charretier, mais il n’a pas dit comment, alors on va jouer le jeu auquel les traîtres ont le droit jouer. Vous irez dans les cages, et peut-être que vous vivrez ou peut-être que vous mourrez. Puis, dans un jour ou deux, si on y pense, on reviendra, et on choisira l’un de vous pour la pierre.

Il regarda Raymond droit dans les yeux.

— Ce sera peut-être toi. Peut-être que tu pourras regarder pendant que tes frères meurent, et pendant que les animaux viennent te bouffer, et que les Pictis viennent te couper. Ils détestent les gens du royaume. Ils ne peuvent pas attaquer la ville, mais vous… vous seriez des proies faciles.

Il se mit à rire et les gardes firent descendre Raymond, détachant ses chaînes d’un crochet dans le chariot avant de l’en extirper. Pendant un moment, ils se dirigèrent vers la pierre et Raymond fut sur le point de les supplier de ne pas le mettre dessus pensant qu’ils avaient peut-être changé d’avis et décidé de l’y mettre immédiatement. Au lieu de cela, ils l’emmenèrent à l’une des cages suspendues et le poussèrent à l’intérieur avant de fermer la porte derrière lui et de la verrouiller avec une serrure qui semblait pouvoir résister à toute tentative d’évasion.

La cage n’offrait que peu d’espace, Raymond ne pouvait s’y asseoir confortablement ni même envisager de s’y allonger. La cage grinçait et se déplaçait à chaque mouvement du vent, assez fort pour donner l’impression d’être une torture en soi. Tout ce que Raymond pouvait faire, c’était rester assis là pendant que les hommes traînaient ses frères dans d’autres cages, incapable de leur venir en aide.

Garet se débattit comme il le faisait toujours. Cela lui valut un coup au ventre avant qu’ils ne le soulèvent et ne l’enferment dans une autre cage, de la même façon qu’un fermier aurait pu pousser un mouton non coopératif dans un enclos. Ils soulevèrent Lofen tout aussi facilement, le jetant dans une autre prison suspendue, et ils se retrouvèrent tous suspendus enveloppés dans la puanteur de la mort émanant des corps abandonnés sur le flanc de la montagne.

— Comment avez-vous pu croire que vous pourriez vous battre contre le duc ? demanda le charretier. Le duc Altfor a dit que vous paierez pour ce que votre frère a fait, et vous le ferez. Attendez, pensez à ça, et souffrez. On reviendra.

Sans un mot de plus, il tourna la charrette et commença à s’éloigner, laissant Raymond et ses frères se balançant doucement.

— Si je peux…, dit Garet, essayant manifestement d’atteindre la serrure de sa cage.

— Tu ne sais pas ouvrir une serrure, dit Lofen.

— Je peux essayer, non ? riposta Garet. Nous devons essayer quelque chose. Nous devons…

— Il n’y a rien à essayer, répondit Lofen. Peut-être qu’on peut tuer les gardes quand ils reviendront, mais on ne pourra pas contourner ces serrures.

Raymond secoua la tête.

— Assez, dit-il. Ce n’est pas le moment de se disputer. Il n’y a nulle part où aller, et rien à faire, alors le moins que l’on puisse faire, c’est de ne pas se battre entre nous.

Il savait ce que signifiait un tel endroit et qu’il n’y avait aucune chance réelle de s’échapper.

— Bientôt, dit-il, des animaux viendront, ou pire encore. Peut-être que je ne pourrai plus parler après. Peut-être que je… peut-être qu’on sera tous morts.

— Non, dit Garet en secouant la tête. Non, non, non.

— Si, répliqua Raymond. On ne peut pas contrôler ça, mais on peut affronter nos morts avec courage. Nous pouvons leur montrer que les gens honnêtes affrontent la mort avec dignité. Nous pouvons refuser de leur donner la peur qu’ils veulent.

Il vit Garet blêmirent avant de hocher la tête

— D’accord, dit son frère. D’accord, je peux le faire.

— Je sais que tu peux, dit Raymond. Vous pouvez tout faire, tous les deux. Je veux dire…

Comment pouvait-il formuler ce qu’il avait sur le cœur ?

— Je vous aime tous les deux, et je suis si reconnaissant d’avoir eu la chance d’être votre frère. Si je dois mourir, je suis content d’avoir au moins l’occasion de le faire avec les meilleures personnes que je connaisse au monde.

— « Si », dit Lofen. Ce n’est pas encore fait.

— « Si », approuva Raymond, mais au cas où ça arriverait, je voulais que vous le sachiez.

— Oui, dit Lofen. Je ressens la même chose.

— Moi aussi, dit Garet.

Raymond resta immobile, essayant d’avoir l’air courageux pour ses frères, et pour tous ceux qui le regardaient, parce qu’il était sûr qu’il devait y avoir quelque chose ou quelqu’un qui regardait depuis les ruines de la tour. Tout ce temps, il essaya de ne pas penser à la vérité :

Il n’y avait pas de « si » à cela. Déjà, Raymond pouvait voir les premiers frémissements de charognards se rassembler dans les arbres. Ils allaient mourir. Les seules incertitudes concernaient le temps que cela prendrait et les souffrances que cela engendrerait.

Les Plus Vaillants: Le Fil de l’Épée, tome 2

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