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I

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Table des matières

Seuls, maintenant, tous les quatre, dans le compartiment, les enfants restaient silencieux; leurs visages rieurs étaient imprégnés d’une soudaine gravité ; ils promenaient sur l’intérieur banal de ce wagon l’écarquillement de leurs yeux, d’où les pleurs semblaient prêts à couler.

Jeanne, l’aînée, plus consciente de leur brusque isolement, tourna la tête vers la glace de la portière. L’atmosphère de la gare, embrumée d’une impalpable poussière de charbon, où les locomotives semblaient de formidables monstres, était peu faite pour distraire la fillette de la tristesse qui l’envahissait. Les larmes qu’elle refoulait roulèrent sur ses joues et s’écrasèrent sur son vêtement en larges gouttelettes. Ce brouillard humide mettait devant ses prunelles une sorte de voile qui obscurcissait sa vue.

Elle distingua, pourtant, à travers cette buée déformante, une large et imposante silhouette féminine. Elle essuya furtivement ses paupières rougies; et elle vit, nettement, une dame grosse, grande et forte, entre deux âges, qui approchait son visage de la vitre pour regarder l’intérieur du wagon. La fillette se jeta en arrière pour laisser entrer la voyageuse, comme elle paraissait en avoir l’intention; mais celle-ci reculait aussitôt et Jeanne l’entendit très distinctement dire, à la domestique qui la suivait:

«Non, Jessie, pas dans ce compartiment, il est plein d’enfants! Je déteste voyager avec les enfants, ils sont trop bruyants... Cela me casse les oreilles!»

La femme de chambre reprit les bagages qu’elle avait déjà posés à terre pour aider sa corpulente maîtresse à prendre place dans le train, et la dame s’éloigna vers le compartiment voisin avec une moue désagréable, provoquée par la vue de ces quatre petits. Elle n’avait pas même remarqué la trace des larmes fraîchement essuyées sur les joues de l’aînée: elle était trop occupée du chien ébouriffé et minuscule qu’elle tenait dans le pli de son bras, contre sa poitrine.

«Il y a des dames qui préfèrent ainsi les chiens aux petits enfants! pensa Jeanne, avec une nouvelle envie de soulager par des pleurs son cœur tout gonflé d’inquiétude. Et il y a des enfants, comme nous, qui n’ont plus de maman pour s’occuper d’eux.»

Un soupir souleva sa poitrine; résolument elle chassa les pleurs qui allaient noyer ses yeux et redevint la grande sœur qui en impose aux petits par son courage et sa fermeté. Elle n’avait que treize ans, pourtant. Mais elle avait déjà la douceur innée qui fait les mères excellentes. Elle se pencha, avec une charmante tendresse, vers la petite Paméla, tapie contre elle, dans la mi-obscurité du compartiment, passa ses doigts dans les boucles blondes de la fillette et déposa sur son front un gros baiser, qui claqua presque joyeusement.

«Ze voudrais voir maman, zézaya le bébé dans son délicieux babil d’enfant de quatre ans.

— Maman est si heureuse au ciel, qu’elle ne voudrait pas revenir dans ce vilain train, où il fait froid», répondit Jeanne courageusement.

Et elle s’efforça de sourire au garçonnet de sept ans, qui, assis sur l’autre banquette, la fixait de ses grands yeux noirs.

«J’aurais voulu que papa attende jusqu’à ce que le train soit parti», prononça-t-il, en secouant sa figure ronde et rose.

Et il prit garde de ne point déranger le chapeau de paille qu’il tenait soigneusement sur ses genoux afin que les bords ne fussent pas cassés quand il appuyait sa tête sur les coussins.

«Pourquoi, Tommy? interrogea d’un ton sec Elsie, la cadette, une jolie fillette de onze ans, toute fraîche, toute blonde.

— Parce que j’ai un peu peur, avoua Tommy. Je voudrais que le train parte tout de suite.

— Tu auras plus peur encore quand il sera en route, tu sais! continua Elsie, peu soucieuse de rassurer son jeune frère: c’est tout noir dans les tunnels.

— Oh! ça m’est égal!» déclara Tommy, très dignement.

Mais ses belles couleurs disparurent sous le fard de la pâleur.

Jeanne s’en aperçut et, tout émue de la crainte qu’elle devinait en cette petite âme, elle lui dit de sa bonne voix si douce:

«N’aie pas peur, mon Tommy, je te tiendrai la main! Moi non plus je n’aime pas le noir!»

Alors Elsie se plaignit:

«Je suis gelée, moi!

— Il fera plus chaud quand le train marchera et que l’on sera hors du brouillard jaune de cette gare! assura l’aînée.

— Je vais ouvrir alors pour demander à l’employé si le train partira bientôt...»

Jeanne étendit vivement le bras en travers de la portière, tout de suite inquiète:

«Ne fais pas cela, les petits pourraient tomber... Un accident est si vite arrivé !

— Si papa était resté, maugréa de nouveau Tommy, il nous aurait acheté des bonbons. J’en ai vu tout à l’heure, en passant, au buffet!

— Oh! voyons, Tommy, fit Jeanne d’un ton de doux reproche, tu ne peux pas avoir faim, nous venons tout juste de déjeuner...

— J’ai toujours faim, moi!

— Dis plutôt que tu es un gros gourmand! insinua Elsie. Moi, j’ai bien trop froid pour avoir faim. Ah! si j’avais mis mon joli manteau des dimanches, j’aurais eu chaud...

— Tu l’aurais abîmé, répliqua Jeanne, sérieuse; et tu sais bien que papa nous a dit d’être très soigneuses de nos affaires. Tiens, mets ce châle sur tes épaules... tu auras plus chaud!

— Merci... pour emmêler mes cheveux! fit Elsie d’une intonation volontaire, en balançant avec fierté les longues anglaises qui serpentaient sur son dos. Tu es déjà toute décoiffée, toi; naturellement, tu as laissé Paméla jouer avec tes cheveux!

— Pendant ce temps-là elle demeure tranquille, la mignonne, dit Jeanne en baisant la petite main potelée qu’elle tenait dans la sienne. Et elle a été si sage! n’est-ce pas, Paméla?

— Oui. Mais ze veux maman!» répondit la fillette, la voix étouffée par le sommeil qui la gagnait.

Ses paupières aux longs cils dorés retombaient sur ses yeux, bien qu’elle s’efforçât de les tenir ouverts; elle frottait sa figure angélique sur la manche noire de Jeanne, qui tendait volontiers son bras pour soutenir cette jolie tête.

La peur de Tommy s’était dissipée et, en attendant que le train s’ébranlât, il cherchait une distraction; il avisa le rectangle vitré placé au-dessous de la sonnette d’alarme. Il se hissa jusque-là, y aplatit son nez, curieusement, pour mieux voir; il distingua la grosse dame, confortablement installée, entre son chien minuscule et son énorme sac de voyage.

La grosse dame était confortablement installée entre son chien minuscule et son énorme sac do voyage.


Il se rassit vivement, la portière du wagon venait de s’ouvrir.

«Tout va bien?» interrogea le chef de train, qui avait promis de veiller sur les quatre enfants.

Et il repoussa la porte si brusquement qu’Elsie se renversa avec un cri apeuré.

Des sifflets, des stridulations, se succédèrent; il y eut une violente secousse, un entre-choquement de wagons, un grincement des roues, et le convoi s’ébranla hors du hall noirci de cette gare de Londres,

Le wagon s’inonda de la lumière du soleil pâle qui brillait, entre deux averses; penchés en avant, les enfants s’intéressaient au rapide défilé des maisons, disparues aussitôt qu’apparues; les hautes cheminées jaillissaient de leur masse sombre, et les gazomètres semblaient de gigantesques champignons rouges poussés sur cet amas de pierres; puis ce furent les routes boueuses, les courtes haies de la banlieue; puis la pelouse multicolore des champs, qui étalaient leur vivante mosaïque dans la paisible solitude de la campagne.

«Regarde donc, Jeanne! observa Tommy, on dirait que les arbres courent les uns après les autres, sans pouvoir se rattraper.

— Oui, et c’est nous, au contraire, qui filons à toute vitesse.»

Mais ce spectacle rapide ne tarda pas à leur paraître monotone. Jeanne ouvrit le sac posé près d’elle; elle en tira un livre qu’elle tendit à Elsie et un sac de biscuits pour Tommy. Elle n’avait besoin d’aucune distraction, elle; elle avait bien assez à penser, tout en contemplant son frère et sa sœur, assis sur la banquette en face; elle se plaisait à voir Tommy engloutir avidement les biscuits, sans se départir de sa gravité habituelle, ses grands yeux surpris tournés vers le paysage fuyant, et Elsie, absorbée dans son roman, toute à sa lecture.

«Si papa avait pu venir nous conduire, j’aurais été bien contente!» pensait-elle avec mélancolie.

Et puis, quel accueil allait faire, aux quatre petits orphelins, cette tante qui ne les avait jamais vus? C’était une vieille fille, elle devait avoir ses habitudes, ses manies.

C’était, pour Jeanne, une lourde responsabilité que la charge de ces trois petits. Depuis qu’ils étaient au monde, elle s’en occupait, mais jamais ils n’avaient été aussi complètement abandonnés à sa surveillance. Elle les couvait des yeux, à tour de rôle, avec une affection inquiète, car elle les aimait de toute la force de son cœur généreux et dévoué, bien qu’ils ne fussent que ses demi-frère et sœurs. Ils portaient, tous les quatre, le même nom; ils avaient le même père; mais Jeanne n’avait jamais connu sa mère morte à sa naissance. Tom Grenoble, le père, s’était remarié quelques mois après, avec une femme jeune, jolie, douce, qui avait élevé la fillette avec soin, avec amour; de telle sorte qu’elle n’avait jamais senti qu’il lui manquait une vraie maman, même quand la famille se fut augmentée de trois autres enfants.

Depuis plusieurs mois, la maisonnée vivait heureuse, dans un charmant cottage, juché sur le flanc verdoyant d’une montagne de Suisse. Un jour, les enfants avaient appris, avec un mélange de surprise et de curiosité, la venue d’un petit frère; puis, presque aussitôt, la mort du nouveau-né et de la maman.

Ç’avait été, pour Jeanne, une profonde douleur, sans qu’elle envisageât, cependant, le bouleversement que cette disparition allait causer dans leur existence. La maman, si bonne, si gaie, dormait, pour toujours, dans le cimetière du petit village suisse qu’ils avaient quitté, deux jours seulement auparavant. Deux jours! et comme cela lui semblait lointain déjà !

L’évocation de ce triste retour, le souvenir de l’abattement du père, amenaient encore des larmes aux yeux de Jeanne, qui s’efforçait, mais en vain, de les retenir. Elle s’attira ce reproche d’Elsie, qui venait d’achever son livre:

«Ne pleure donc pas, Jeanne, ça n’arrange rien!»

Tommy fixa son aînée pour s’assurer que ses cils étaient imprégnés de larmes; puis, pour faire diversion, il offrit, — généreusement, — son dernier biscuit à Elsie.

«Comment! s’écria celle-ci, qui ne négligeait jamais l’occasion de faire une remontrance, tu as mangé tout le sac, vilain enfant gourmand!

— Je ne suis pas un enfant, d’abord! protesta Tommy, rouge d’indignation. Je suis un garçon... un petit homme!

— Allons, allons, ne vous disputez pas! intervint la bonne Jeanne. Parlons plutôt de notre tante. Comment pensez-vous qu’elle sera?

— Moi, je ne sais pas, fit Tommy, qui avait l’esprit logique, je n’ai jamais vu de tante!

— Elle sera comme papa! dit Elsie, puisqu’elle est sa sœur!

— Oh! toi, tu ne me ressembles pas, bien que tu sois ma sœur, contesta Tommy.

— Je l’espère bien, répliqua Elsie. Tu es un vilain petit singe. C’est papa qui l’a dit.

— Voulez-vous vous taire et m’écouter! gronda Jeanne en essayant de durcir l’expression de son regard, pour leur imposer silence. Si vous êtes sages, je vous raconterai une histoire.

— Oui... oui, une histoire!» implora le garçonnet, en sautant d’impatience sur les coussins.

La grande sœur improvisa, pour maintenir la paix pendant quelques minutes:

«Il y avait une fois une tante qui attendait plusieurs neveux et nièces pour habiter avec elle. Elle vivait dans une belle maison entourée d’un parc, où il y avait toujours des roses et un poney en train de brouter l’herbe et prêt à être attelé pour promener les enfants...

— Est-ce que la pelouse était bien soignée? questionna Tommy.

— Très bien soignée. Le jardinier n’était occupé, toute la journée, qu’à la tondre...

— Alors le poney n’avait rien à manger?»

L’obligeante narratrice passa outre et continua:

«La tante avait si bon cœur qu’elle lui apportait chaque jour du pain et du sucre de sa table et attachait sa crinière avec un joli ruban bleu. Elle avait conservé ce poney pour faire une surprise aux enfants, parce que leur papa était très loin et leur... et leur maman... au ciel...»

Jeanne étouffa un sanglot et reprit:

«Quand ils arrivèrent à la maison de la tante, elle les reçut dans une grande pièce... une grande nursery avec des tableaux au mur, un joli feu gai et clair dans la cheminée, un cheval mécanique dans un coin, et dans le milieu de la pièce une table ronde, et sur la table leur thé tout préparé...

— Qu’est-ce qu’il y avait, pour le thé ? interrogea Tommy avec un nouvel intérêt.

— Des œufs, du pain, du beurre, des gâteaux, et, dans de jolies tasses roses, du lait trait le matin même...

— Jeanne! Jeanne! regarde! interrompit Tommy, le doigt tendu vers la portière; on dirait qu’on entre dans une gare.

— Mais oui, c’est vrai. Je crois que nous arrivons! » répondit l’aînée, la gorge serrée soudain, le cœur tordu par appréhension douloureuse.

Et en soi-même elle pensa, la grande sœur inquiète:

«Pourvu, mon Dieu, que tout se passe comme dans ce conte! Pourvu que nous soyons bien accueillis par cette tante qui ne nous a jamais vus!»

Jeanne se pencha vers la glace, le visage anxieux; et elle lut ce nom écrit de distance en distance: Beachstone-sur-Mer!

«C’est bien ça! fit-elle avec un frémissement, nous sommes arrivés.»

Le train ralentissait, en effet, et bientôt demeurait complètement immobile sur les rails. Les trois petits s’agitaient, impatients, sur la banquette. Jeanne leur fit ses recommandations:

«Ne bougez pas! vous savez que papa a dit de ne pas sortir du wagon... Vous pourriez tomber... vous casser une jambe. Le chef de train est prévenu, il va venir nous aider à descendre...»

Debout contre la portière fermée, comme pour en barrer le passage, la grande sœur de treize ans cherchait à reconnaître la casquette galonnée d’or de l’employé à qui leur père les avait confiés; mais elle ne le distinguait pas dans le va-et-vient des voyageurs sur le quai. Elle s’inquiéta: cet homme les avait peut-être oubliés. Elle attendait, crispée, dans la crainte d’entendre tout à coup retentir le sifflet de départ.

«Puisqu’il ne vient pas, dit Elsie, nous pourrions bien descendre... sans ça nous risquons de partir plus loin.

— C’est à cause de Paméla et de Tommy, ils sont plus jeunes que nous et j’ai toujours peur qu’il ne leur arrive quelque chose...»

Enfin le chef de train apparut, ouvrit la portière; avec une bonhomie un peu brutale, il enleva les enfants, l’un après l’autre, du wagon, et les déposa sur le quai.

Une autre inquiétude tenaillait Jeanne, maintenant: pourvu que les bagages ne fussent point égarés! Elle interrogea l’employé de son ton doux et poli.

«Tenez, ma petite demoiselle, regardez-les, on est justement en train de les descendre du fourgon.»

Elle reconnut, tour à tour, les deux malles noires où était entassé leur trousseau et la vieille valise qui contenait également quelques objets de toilette.

«Ne vous inquiétez de rien! ajouta l’employé complaisamment, touché par la vue de ces quatre gentilles frimousses. J’ai dit ce qu’il fallait à mon collègue de la gare de Beachstone; il se chargera de vous installer dans une voiture avec tous vos bagages.»

Jeanne remercia et, plus calme, assista au départ du train qui les avait amenés jusque-là.

Cinq minutes après, les malles étaient hissées sur le toit d’un de ces attelages antiques comme on n’en trouve que dans les petites villes de province; c’était à ne savoir lequel était le plus vieux, du cocher, du cheval ou de la voiture. Les enfants s’assirent face à face dans l’étroit véhicule, qui les cahota sur les pavés inégaux de Beachstone.

«On va bientôt voir maman? interrogea la petite Paméla, qui ne songeait plus à dormir.

— Oh! ma chérie, pas tout de suite, fit Jeanne, mais j’aurai soin de toi!... A la belle saison, je te conduirai sur la plage et tu joueras dans le sable avec ta pelle et ton seau. Tu verras comme on s’amusera bien!

— On ne s’amusera peut-être pas tant que ça, dans ce pays-là : ça a l’air si triste! dit Elsie, en faisant une moue au défilé maussade des maisons aperçues à travers la vitre. Et comment va-t-on être reçu par cette tante, dont on ne sait même pas le nom?

On ne savait lequel était le plus vieux, du cocher, du cheval ou de la voiture.


— Mais si! Il est écrit sur la lettre que je dois lui remettre de la part de papa: «Miss Jeanne

«Grenoble, n° 6, à l’Esplanade, Beachstone-sur-

«Mer».

— Alors, elle s’appelle comme toi?

— C’est-à-dire qu’on m’a appelée Jeanne à cause d’elle...

— Je me demande si elle nous aimera! dit Tommy gravement.

— C’est une vieille fille! répliqua Elsie d’une voix aigre, il est certain qu’elle doit détester les garçons... —

— Oh! Elsie, protesta Jeanne avant que Tommy ait eu le temps de trouver réponse à ce petit coup de griffe; il ne faut pas manquer de respect à la tante... ce ne serait pas le moyen de conquérir son affection!»

Intérieurement, le caractère d’Elsie effrayait un peu Jeanne.

Si indulgente qu’elle fût, elle sentait l’orgueil démesuré d’Elsie, toujours prête à la rébellion, à réclamer pour elle-même une trop large part. Il y avait aussi, en elle, de la fatuité d’enfant gâtée: de deux ans plus jeune que Jeanne, elle était de la même taille, un peu plus grande même, et souvent les étrangers la prenaient pour l’aînée de la famille; elle avait eu une enfance assez délicate, et pour cela on l’avait choyée davantage que les autres; elle était devenue la préférée de son père.

Rien de tout cela n’échappait à Jeanne, sans qu’elle en ressentît pourtant l’ombre d’une jalousie; ce n’était pas dans sa nature. Au contraire, elle était la première à admirer la joliesse d’Elsie, sa taille déjà svelte, ses manières distinguées et son minois au teint pur, où les yeux ne laissaient qu’une petite place au nez fin et à la bouche menue.

Le silence régnait, dans la voiture grinçante et cahotante; la pluie s’était mise à tomber, posant sur les vitres un voile étincelant de gouttelettes. Avec le coin de son mouchoir, Tommy traça une large circonférence sur la buée qui dépolissait la vitre, afin de pouvoir regarder les rues qu’on longeait. Soudain, il poussa une exclamation:

«Jeanne, vois, dans ce fiacre qui rattrape le nôtre... la grosse dame, avec son petit chien!

— Quelle horrible femme et quelle affreuse bête! fit Elsie qui avait remarqué, elle aussi, la volumineuse voyageuse à la gare, pendant qu’elle descendait à grand’peine du wagon.

— Horrible est déplacé, Elsie, remarqua Jeanne. Ce n’est pas une raison parce qu’elle n’aime pas les enfants pour la baptiser ainsi.

— En tout cas, elle est trop grasse. Elle doit manger autant que Tommy. Je vois d’ici ses joues trembler quand le fiacre saute sur les pavés.

— Il ne faut pas faire de remarques désobligeantes, Elsie...

— Mais elle ne peut pas nous entendre! Du reste, si elle nous entendait, ajouta-t-elle rieuse, ses joues ne trembleraient plus du tout; elles deviendraient raides de colère. C’est drôle, Jeanne, on dirait que son cocher cherche à nous dépasser!

— Elle habite sans doute aussi sur l’Esplanade, émit le prudent Tommy. C’est peut-être une voisine de notre tante.

— Je ne le souhaite pas! fit Elsie; moi, je déteste les femmes à chiens.»

La voiture de la grosse dame avait dépassé celle des quatre enfants. De nouveau silencieux, ils repassaient dans leur tête l’histoire que leur contait Jeanne, tout à l’heure; et ils se plaisaient, malgré tout, à s’imaginer leur tante sous les dehors d’une bonne fée, qui les sauverait de l’embarras où les plongeait ce brusque esseulement. Un cahot plus violent que les autres les tira de leur rêverie. C’était le fiacre qui s’arrêtait.

De l’atmosphère toute rose créée par leur imagination, les quatre petits voyageurs tombèrent devant une réalité grise et morne. Le cocher sauta lentement de son siège. Déjà Jeanne avait ouvert la portière, mais elle hésitait à descendre, tellement la rangée de maisons devant laquelle la voiture stationnait avait un air inhospitalier et rébarbatif. Enfin, avec l’aide du vieux conducteur, elle mit pied à terre, chercha tout de suite des yeux l’immeuble portant le n° 6. Elle eut une douleur, un frisson la secoua de la tête aux pieds: au haut des cinq ou six marches de l’étroit perron, obstruant la porte de sa corpulente personne, elle venait de reconnaître la grosse dame du train!

Descendus de la voiture, Elsie, Tommy et même Paméla considéraient l’Esplanade étroite et déserte, dont la laideur les décevait. Encore ne se doutaient-ils pas, les pauvres mignons, que cet endroit de Beachstone fût le plus attrayant de cette station balnéaire quelque peu délaissée.

Où étaient le joli poney et la pelouse bien entretenue? et les jardins emplis de roses?

Ce qui achevait de déconcerter les enfants, c’était de voir, à côté de la leur, la voiture qui les avait dépassés tout à l’heure... et les lourdes malles qui encombraient le couloir... et, surtout, la stature de la grosse dame, occupée de son petit chien hargneux.

Du haut du perron, elle jetait ses derniers ordres, d’une voix impérieuse, à la femme de chambre et au cocher, qui se multipliaient.

Jeanne surmonta son émotion; elle prit la main de Paméla; Elsie et Tommy la suivaient, ce dernier portant le sac de voyage. La domestique, effarée, les regardait s’avancer tous les quatre.

«Où allez-vous, mes petits amis? demanda-t-elle. Vous devez certainement vous tromper?»

Ce fut Elsie, moins émotionnée que Jeanne, qui répondit par cette autre question posée de son ton autoritaire:

«C’est bien ici qu’habite Miss Grenoble, n’est-ce pas?

— En effet, mais il n’est pas possible que vous veniez, à quatre enfants, pour la voir!»

Elsie ne se troubla pas et déclara, avec une tranquille candeur:

«Nous sommes venus pour rester!»

Chez son père, elle avait l’habitude de commander aux domestiques; elle agissait en ce lieu inconnu avec la même désinvolture. Elle prit le sac des mains de Tommy et le lança à la bonne qui, machinalement, l’attrapa à la volée.

«Voilà mon sac, fit-elle. Veuillez nous montrer l’escalier qui va chez notre tante et lui dire que miss Elsie, miss Jeanne, miss Paméla et master Tommy sont arrivés.

— Ah! par exemple! par exemple!» s’écria la bonne.

Et, quoique la hautaine dignité d’Elsie ne semblât pas l’avoir impressionnée, elle exécuta ses ordres à la lettre, tout en conservant sur son visage l’empreinte d’un étonnement qui allait jusqu’à la stupeur.

Derrière elle, les quatre enfants montèrent l’étroit escalier, pénétrèrent dans le long corridor sombre.

«Attendez un instant!» dit la bonne, quand elle arriva à la première porte.

Elle l’ouvrit. Et ils l’entendirent, distinctement, qui annonçait à sa maîtresse:

«Madame, il y a là un tas d’enfants qui viennent vous voir... ils disent que vous les attendez...

— Un tas de... quoi? interrogea une voix surprise.

— Des enfants... Vos neveu et nièces, paraît-il.

— Je ne comprends pas, ils se trompent. Je n’attends personne. Des enfants... chez moi! Enfin, faites-les entrer. Je vais voir.»

La bonne revint au corridor et, d’un geste, invita le petit quatuor à pénétrer dans le salon. Ils défilèrent devant elle: Elsie, droite, méfiante, sa chevelure dorée sur le dos; Tommy, fier avec son grand manteau et ses grosses jambes guêtrées; Jeanne, pâle et terrifiée, tenant serrée dans la sienne la main potelée et mignonne de la petite Paméla, en grand deuil comme eux trois.

Mais, quand ils furent devant leur tante, ils s’arrêtèrent tous quatre en même temps, suffoqués de reconnaître la grosse dame du train et ne pouvant encore s’imaginer qu’elle fût leur parente; Jeanne surtout, qui se souvenait de son regard et de sa voix quand elle s’était éloignée de leur compartiment à la gare de Londres.

La grosse dame, de son côté, ne laissait pas que d’être interloquée, en face de ces quatre petits dont les têtes blondes s’échelonnaient.

«Madame, ils disent que vous los attendez...»


«Vous ne nous attendiez pas? dit Jeanne, la gorge étranglée.

— Mais... pour vous attendre... il faudrait d’abord savoir qui vous êtes...

— Comment! papa ne vous a pas écrit? bégaya Jeanne toute tremblante.

— Je crois comprendre... Vous vous êtes trompés de maison... Jessie, reconduisez ces jeunes demoiselles et ce jeune monsieur... ils ont fait erreur.»

Jeanne domina son désarroi:

«Vous n’êtes pas miss Jeanne Grenoble, la sœur de papa?

— En effet, c’est moi», reconnut la grosse dame, nullement enchantée de cette parenté.

Alors la fillette gonflée par la crainte et l’émotion fondit en larmes; et elle expliqua, la voix entrecoupée de sanglots, pendant que la vieille fille s’effondrait dans un fauteuil:

«Moi aussi, je m’appelle Jeanne Grenoble... à cause de vous, tante, on m’a donné ce prénom. Mais je croyais bien que papa vous avait écrit. Sans doute n’avez-vous pas reçu la lettre. Heureusement, j’en ai une autre pour vous.»

Elle fouilla fébrilement le sac, rendue maladroite par l’émotion. Elle tendit l’enveloppe à sa tante. Celle-ci braqua un face-à-main au-dessus de son nez aquilin, et elle lut:

«Chère Jeanne,

«Je t’envoie mes enfants. Ils ont perdu leur mère. Je te les confié ; moi, je pars immédiatement pour les Indes.

«Ton frère infortuné.

«TOM GRENOBLE».

La brièveté de cette lettre étonna la vieille fille.

«Et vous n’avez pas d’autre explication à me donner? demanda-t-elle, les yeux fixés sur Jeanne, sans une nuance d’apitoiement ni de douceur.

— Papa m’a dit que vous comprendriez ce qu’il écrivait et que vous nous attendriez... balbutia-t-elle.

— Vous attendre? mais j’arrive de Londres à l’instant. Je n’ai rien reçu. Quel dommage que vous ne soyez pas venus hier... vous auriez trouvé la maison fermée... Enfin, je ne vous ai pas invités. Retournez donc, je vous prie, à votre père. Moi, je ne peux pas me charger de quatre enfants que je ne connais pas!

— Ce n’est pas possible! ce n’est pas possible! murmura Jeanne, en passant les mains devant ses yeux humides de pleurs. Il pleut dehors, il fait froid... vous n’allez pas me chasser avec mes chers petits, sans qu’ils aient pris seulement leur thé ? Ayez pitié, ma tante... Ayez... pi... tié !»

L’indifférence de miss Grenoble terrassait le courage de la tendre enfant; l’écheveau de ses pensées s’embrouilla soudain; tout sembla tourner devant ses yeux; elle étendit ses mains vers sa tante comme pour se raccrocher à elle; mais la corpulente silhouette de la vieille fille au cœur sec disparut derrière un brouillard et la malheureuse enfant, à bout de forces, tomba à la renverse et s’écroula sur le tapis.

Jessie, la domestique, se précipita vers la fillette et l’emporta dans ses bras sur le canapé.

«Elle est évanouie!» fit-elle en regardant sa maîtresse qui n’avait pas eu vers l’enfant le plus petit élan.

Tommy et Paméla se penchèrent sur leur sœur; sa pâleur, son immobilité, les alarmèrent.

«Jeanne est morte! Jeanne est morte!» s’écria le garçonnet, dont le chagrin éclata en cris retentissants, auxquels se mêlèrent aussitôt les pleurs non moins bruyants de la petite Paméla.

Ce bruit infernal eut pour effet de tirer Jeanne de son évanouissement. Elle rouvrit ses paupières et prononça faiblement:

«Allons, mes petits, cessez de crier!»

A cette douce voix, les deux enfants s’approchèrent de leur grande sœur et Paméla zézaya:

«On croyait que tu étais morte, Zeanne. Est-ce que c’était pour rire ou bien si tu étais morte vraiment, comme maman?»

Jeanne la rassura tout à fait, d’un sourire triste et d’une caresse sur ses cheveux ébouriffés.

«Etes-vous mieux, mon enfant? questionna la tante sèchement, sans faire un pas vers sa nièce. Restez ainsi sur le canapé jusqu’à ce que vous soyez complètement remise.

— Maintenant, ça va mieux, je vous remercie», fit Jeanne sans trop savoir quels mots elle prononçait.

Miss Grenoble reprit son face-à-main posé sur un guéridon de bois noir et elle le porta à son visage pour mieux examiner les quatre enfants dont la venue lui causait une si désagréable surprise. Elle était bouleversée, au point de négliger son chien minuscule, qui tournait en vain autour du fauteuil, en quête des gâteries dont sa maîtresse n’était pas avare pour lui, en temps ordinaire.

Le premier soin de Tommy avait été de trouver, pour son chapeau de paille, une place convenable; il l’avait précieusement posé sur un coussin brodé, puis il avait sorti de sa poche son mouchoir tout humide de ses larmes récentes et l’avait étendu sur l’écran laqué placé devant la cheminée. Et, maintenant qu’il était rassuré sur le sort de sa grande sœur, il continuait à se débarrasser de ce qui le gênait; il ne semblait en aucune façon vouloir obéir au renvoi signifié par miss Grenoble; il retirait son manteau, le pliait à l’envers et le posait avec précaution sur une chaise de velours; ensuite, il s’assit sur le tapis et se mit en devoir de délacer des bottines couvertes d’éclaboussures.

Que sa tante ne fût pas ravie de sa présence, la chose était pour Tommy de peu d’importance, et la façon dont il s’installait, délibérément, irritait miss Grenoble.

«Que faut-il faire, Jessie? grommela-t-elle tout bas à sa domestique. Je ne puis les garder ici; et les renvoyer est également impossible...

— Certainement, madame, répondit la bonne, qui ne se compromettait jamais.

— Je pourrais consulter Martha. Dites-lui de venir me parler de suite...»

Martha apparut, presque aussitôt. C’était une grande femme hommasse, au visage dur, aussi maigre que miss Grenoble était grosse. Elle remplissait les fonctions de cuisinière et de femme de charge, fonctions délicates étant donnée l’évidente gourmandise de sa maîtresse. D’ailleurs, elles s’entendaient très mal toutes deux, et périodiquement le cordon bleu recevait son congé, mais ne s’en allait jamais; sa franchise, son pessimisme, étaient insupportables à miss Grenoble; cependant, elle ne pouvait se résigner à s’en séparer, et, chaque fois qu’elle avait une hésitation sur quelque sujet que ce fût, concernant sa maison, elle en appelait au jugement de Martha.

«Vous voilà bien lotie avec ces quatre enfants! dit la domestique du ton hargneux et dur qui lui était habituel, quand sa maîtresse l’eut mise au courant. Bien sûr, vous ne serez pas capable de vous en débarrasser et vous les garderez tous les quatre... Ça va vous en faire, une dépense! Les enfants, ça mange bien.

— Il ne s’agit pas de dépense! répliqua miss Grenoble dignement. Je voulais seulement vous consulter sur... sur l’endroit où je pourrais les mettre... du moins pour cette nuit! se hâta-t-elle d’ajouter. Je voulais les renvoyer dès ce soir, mais la fillette qui est sur le canapé semble trop souffrante.

— Elle paraît même très mal à son aise. Enfin, espérons que ce n’est pas quelque chose qui s’attrape!

— Martha, ne me dites pas cela! Vous savez à quel point je suis nerveuse.

— C’est justement parce que vous êtes nerveuse que vous l’attraperiez plus facilement! dit la cuisinière peu rassurante. Et puis, où allez-vous les loger? Dans la chambre réservée, sans doute. Vous avez eu justement la mauvaise idée d’en renouveler le papier... Ils vont vous l’arranger!

— Nous n’abîmerons rien! j’y veillerai!» prononça Jeanne, toute faible encore, en s’avançant vers sa tante.

Celle-ci la repoussait énergiquement, effrayée par le terrible avertissement de Martha.

«Ne venez pas près de moi, je vous en prie! fit-elle nerveusement. Tout cela va sûrement me rendre malade. Vraiment, mon frère Tom est inexcusable d’avoir agi avec ce sans-gêne...

— Ah! les hommes! Tous les mêmes... tous des égoïstes!» déplora Martha.

Jeanne avait attiré Paméla sur ses genoux et lui retirait son manteau. La fillette sauta sur le tapis et se mit à tourner joyeusement devant sa tante. La grande sœur la regardait, attendrie par sa grâce mutine, espérant que miss Grenoble ne demeurerait pas insensible à la beauté de cette gentille enfant. Mais le cœur de la grosse femme n’était pas accessible à un tel sentiment; son minuscule toutou était sa seule affection; le genre humain, les enfants en particulier, la laissaient parfaitement indifférente. Et elle était loin de s’amuser de la drôlerie de Tommy en chaussettes, ses bottines boueuses au bout de la main.

«Regardez, tante, expliqua-t-il, je les ai retirées tout seul pour ne pas salir votre carpette, car j’avais marché en plein dans une flaque d’eau à votre porte... C’était pas un accident, je l’avais fait exprès... pour m’amuser pendant que Jeanne payait le cocher... Pour me récompenser d’avoir pensé à cela, j’espère bien que vour allez nous inviter à prendre le thé...»

Une nouvelle grimace s’imprima sur le visage de miss Grenoble; elle semblait être à la torture. Martha, la cuisinière, ne manqua pas l’occasion d’aggraver son souci:

«C’est comme ça, les enfants... Ça ne pense qu’à manger... et ça mange des quantités!»

Néanmoins, pendant qu’elle disait cela, elle posait sur les enfants un regard indulgent, presque sympathique...

Et elle ajouta, s’adressant à eux d’une voix plus douce:

«Vous avez faim.... Eh bien, attendez! je vais aller vous préparer le thé, moi!

— Avec beaucoup de gâteaux!» spécifia Tommy dont la gourmandise ne perdait jamais ses droits.

Miss Grenoble ouvrait la bouche pour s’indigner contre l’exigence de son hôte, quand Jessie, la femme de chambre, entra visiblement agitée.

«Qu’y a-t-il? interrogea sa maîtresse.

— Madame, c’est la vieille Duff. Elle n’est pas contente... Elle a commencé par me demander pourquoi vous n’étiez pas montée la voir à votre retour, comme d’habitude... et quand elle a su que les enfants de M. Tom Grenoble en étaient la cause, elle s’est fâchée eucore davantage disant qu’on aurait bien pu les lui envoyer immédiatement.

— Quel besoin aviez-vous, Jessie, d’aller cancaner? » gronda miss Grenoble.

Mais elle entrevit, en même temps, le moyen de se débarrasser du quatuor gênant en l’envoyant à cette vieille domestique, qu’elle conservait par reconnaissance pour son dévouement à la famille Grenoble, chez laquelle elle avait passé toute sa vie.

«Conduisez les enfants près de Duff, immédiatement! reprit-elle. Vous lui direz que je suis trop fatiguée pour aller la voir ce soir et qu’elle me ferait plaisir en gardant les petits, en haut, près d’elle.

— Encore faut-il qu’on leur trouve une chambre où se reposer, fit observer Martha.

— Qu’on les mette n’importe où ! s’écria miss Grenoble impatientée et qui n’avait plus qu’une hâte: les voir disparaître.

— La chambre de débarras ferait peut-être l’affaire! émit Jessie timidement. Il y a là deux vieux petits lits... j’aurais bientôt fait de la déblayer des quelques cartons qui l’encombrent et je la nettoierais rapidement.

— Eh bien, c’est cela! faites-les monter près de Duff jusqu’à ce que j’aie eu le temps de réfléchir.

— Cette chambre est terriblement froide... et le grenier est plein de rats et de souris!» avertit la pessimiste Martha.

Jessie avait comme principe de ne point tenir compte des paroles de la cuisinière; elle se tourna donc vers les enfants:

«Venez, dit-elle, nous essayerons de vous installer confortablement là-haut.»

Ils suivirent Jessie et gravirent derrière elle l’escalier étroit qui les amena à l’étage supérieur de la maison, réservé aux domestiques. Une porte était ouverte par laquelle ils aperçurent un grand feu et, assise auprès, une vieille toute ratatinée, toute menue, et si agitée qu’elle put à peine parler quand les quatre petits visiteurs vêtus de noir s’approchèrent d’elle. Les enfants se trouvèrent à leur aise tout de suite dans cette humble chambre, et ils embrassèrent volontiers la figure ridée qui cherchait les leurs. Avec l’instinct admirable du jeune âge, ils devinaient tout de suite un cœur aimant en ce vieux corps plié par les ans.

Les enfants se trouvèrent tout de suite à leur aise.


Elle leva au ciel ses bras cassés en voyant Tommy, et elle s’écria de sa voix chevrotante:

«Oh! le beau petit! C’est tout le portrait de master Tom, son père!

— Je suis master Tom aussi! dit le garçonnet en se redressant.

— Et moi, je suis la bonne de votre papa! expliqua la vieille femme. C’est moi qui prenais soin de lui quand il avait votre âge et même plus jeune...»

Puis elle s’extasia sur la joliesse de Paméla; les deux aînées semblaient moins l’intéresser.

«Est-elle mignonne! Pauvre agneau sans mère! Viens sur mes genoux que je réchauffe tes petits pieds.»

L’enfant se laissa volontiers câliner, posant son regard inquisiteur sur le visage tanné de la vieille Duff, qui ne songea pas à se fâcher quand elle lui dit dans son charmant babil, en posant son petit doigt sur une énorme verrue poussée sur la joue droite de la vieille:

«Pourquoi que t’as deux nez, toi?»

Tommy s’approcha à son tour et, avisant les poils qui ombraient la lèvre supérieure de la brave femme:

«Tu as de la moustache comme papa... Comme tu es drôle!»

Jessie entra, tout essoufflée par la montée de l’escalier; les enfants l’accueillirent avec une visible satisfaction, car elle apportait un plateau chargé d’une théière et d’un repas substantiel préparé par Martha, meilleure au fond qu’elle n’en avait l’air.

Ils s’installèrent à table et firent honneur à tous les mets, sous les yeux de la vieille Duff ravie de voir leurs blanches quenottes croquer les gâteaux de si bel appétit.

Au dessus de leurs têtes, dans la chambre de débarras, on entendait le bruit des meubles remués par la preste Jessie.

Une heure plus tard, sous la conduite de la vieille Duff dont les jambes fléchissaient à chaque marche, le petit quatuor gravit l’escalier qui menait sous les combles, dans la chambre de débarras préparée à leur intention. C’était un long grenier, bas de plafond, lambrissé de pitchpin verni. Un bon feu rougissait l’âtre, reflétant sa flamme joyeuse dans les luisantes boiseries. Deux lits et un berceau étaient réunis dans le coin le mieux abrité des courants d’air. Paméla, gagnée par le sommeil, s’était réfugiée près de Jeanne pour qu’elle la déshabillât. Tommy remarqua les crochets vides qui avaient dû servir autrefois comme portemanteaux; il y suspendit ses vêtements avec sa minutie habituelle. Jeanne et Elsie plièrent les leurs avec soin sur deux chaises placées côte à côte à la tête de leur lit.

La vieille Duff borda chaque couchette avec une tendre sollicitude et se retira dès que miss Paméla et master Tommy eurent clos leurs paupières sur leurs yeux fatigués.

Quoique Elsie et Jeanne fussent bien lasses, elles ne s’endormirent pas aussi rapidement. Elles passaient en revue tous les incidents de cette pénible journée. Elles se chuchotaient à voix basse leurs impressions sur cette tante dont l’accueil les avait glacées, et qui était, hélas! si différente de la bonne mère qu’elles avaient eu le malheur de perdre en Suisse.

Que d’événements dans leur existence en une huitaine de jours! Elles vivaient insouciantes, heureuses, sans jamais penser à l’avenir; maintenant l’avenir les effrayait.

Elsie céda au sommeil qui l’envahissait et Jeanne demeura seule, les yeux grands ouverts fixés sur le foyer, le cœur étreint par cette crainte qu’elle ressassait sans cesse en son cerveau:

«Pourvu que la tante ne nous mette pas dehors demain matin!»

Ce n’était pas pour elle qu’elle appréhendait le réveil en la maison inhospitalière; peu lui importait de souffrir: elle était «grande». Mais ses trois petits, jusqu’alors choyés, gâtés, allaient-ils connaître la misère? Cette perspective la torturait.

Elle pensa longtemps, la tête sur l’oreiller blanc, sans trouver d’issue à leur malheur.


Jeanne la petite mère

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