Читать книгу Voyage en Espagne d'un Ambassadeur Marocain (1690-1691) - Muhammad ibn Abd al-Wahhab Wazir al-Ghassani - Страница 13
DU PORT DE LA MONTAGNE DE TAREQ[1]
Оглавление[1] Djebel Târeq, d'où nous avons fait Gibraltar.
C'est la montagne appelée Mont de la Conquête, parce qu'elle fut le point de départ de la conquête de l'Andalos lorsque Târeq, à qui Dieu fasse miséricorde! y aborda. Le passage de Târeq dans ce pays s'effectua après que Moûsa ebn Nosayr, Dieu lui fasse miséricorde! eut expédié dans la péninsule des détachements de cavalerie par l'ordre de l'émir El Walîd, fils d'ʽAbd el Malek. Moûsa gouvernait alors l'Ifriqiyah[2] au nom d'El Walîd, et Târeq commandait à Tanger pour Moûsa. Entre Youliân (Julien), préfet de la partie de l'ʽadouah[3] qui longe la mer, et entre Moûsa avaient été échangés des rapports d'intimité et une correspondance ayant pour objet d'inviter le général musulman à franchir (le détroit) et à pénétrer dans l'île Verte. Moûsa écrivit à El Walîd pour lui faire part de ces sollicitations. «Rends-toi compte (de l'état) du pays au moyen de quelques détachements de cavalerie,» lui répondit le khalife. Il conduisit une expédition, fit un riche butin et des prisonniers et retourna au pays de Barbarie, où la guerre contre les Berbers infidèles réclamait sa présence. Quand ceux-ci eurent embrassé l'islamisme, après un horrible pillage et la perte d'un grand nombre de leurs femmes et de leurs enfants emmenés en captivité, les incursions furent peu à peu dirigées contre les infidèles de l'Andalos. Le premier détachement étant revenu sain et sauf et chargé de butin, Moûsa s'occupa d'en faire passer un autre l'année suivante. Le narrateur a dit: Lorsque Julien invita Moûsa à envahir l'Andalos, on rapporte que le chef musulman se transporta auprès du Commandeur des Croyants El Walîd, fils d'ʽAbd el Malek, qu'il informa de cette démarche; mais le khalife lui défendit d'y donner suite: «N'expose pas à l'aveugle les Musulmans.—Émîr des Musulmans, reprit Moûsa, je n'enverrai que mon esclave Târeq avec les Berbers. S'ils sont vainqueurs, nous profiterons de la victoire; s'ils succombent, nous serons indemnes de tout dommage envers eux.» El Walîd lui ordonna alors de partir et de mettre ce projet à exécution.
[2] L'Afrique proprement dite des Romains.
[3] Les Arabes donnent également le nom d'ʽadouah (passage) aux deux parties de l'Afrique et de l'Espagne bordant le bras de mer que franchirent les conquérants musulmans. Ce terme désigne aussi, d'une manière plus générale, tantôt l'Espagne et même le continent européen et tantôt le Maroc.
Quelque temps après, Julien arriva avec sa fille du château de Lodrîq (Rodrigue) à Ceuta; Moûsa se trouvait dans (la capitale de) l'Ifriqiyah. S'étant rendu auprès de ce dernier, il lui dépeignit l'état de l'Andalos, sa richesse, sa proximité; lui parla avec mépris des habitants et fit valoir combien les circonstances étaient favorables. «Je crois à ton conseil, lui dit Moûsa; toutefois la religion me fait hésiter.» Julien prit alors avec lui les hommes qui accompagnèrent Târeq et envahit à leur tête le pays: ils revinrent avec un immense butin et sains et saufs. Moûsa rassuré jugea à propos d'envoyer les Berbers sous le commandement de Târeq.
Târeq effectua son passage du côté de Ceuta et descendit à proximité de la montagne dont nous venons de parler, dans une petite île qui fait face à la ville sise au pied. C'est une petite île d'un seul mille de longueur et de largeur, et ayant pour limite un grand fleuve qui descend des montagnes de Ronda et de son territoire, montagnes nombreuses, très élevées, vis-à-vis desquelles se dressent dans le pays de Barbarie, celles d'El Fahs, d'El Habat et autres. Du nom de cette petite île, cette ʽadouah est appelée île. Toutefois le pays de l'ʽadouah n'est pas une île, puisque son territoire s'étend sans interruption jusqu'au pays turc et autres contrées des infidèles, telles que la Flandre et le pays d'Italie. Il n'existe actuellement dans cette île ni habitation, ni construction.
Le port de Gibraltar est un grand port avec une large embouchure. A son entrée s'élève un château fortifié, très solidement construit et plein de munitions et de canons; car comme il domine entièrement le port, c'est le lieu où les guetteurs et les gardiens veillent pendant la nuit. Une muraille s'étend tout le bas de la montagne, allant du château jusqu'à la ville, sur une longueur d'un mille environ, et longe le bord de la mer, pour se terminer à la ville. Les navires arrivent jusqu'à celle-ci. C'est une ville de moyenne grandeur, plutôt petite; elle n'est habitée que par les soldats et les gens se rattachant à l'administration militaire. Sa situation à une extrémité (de la péninsule) et en face (du pays) de l'islamisme fait qu'il n'y a ni grands commerçants, ni habitants, comme on en trouve dans les villes civilisées où l'on va se fixer pour s'y établir. Ceuta, à cause de sa proximité, car elle est la plus voisine des villes du littoral africain (ʽadouah), pourvoit de vivres la population de Gibraltar; ces deux localités ne sont séparées que par une distance de quinze milles par mer. La surveillance et l'attention de ce littoral (espagnol) sont dirigées surtout du côté du pays barbaresque faisant face au Mont de la Conquête; toute la vigilance des Espagnols, en effet, et leurs précautions ont ce point pour objectif, l'étude de leurs chroniques leur ayant donné la certitude que jamais invasion n'a été effectuée que de ce côté: le littoral espagnol n'a été conquis en premier lieu, et, plus tard, les souverains de notre Maghreb, que Dieu leur fasse miséricorde! n'y ont abordé que du côté situé vis-à-vis du Mont de la Conquête et en face de Tarîf (Tarifa).
Voici ce qui a fait donner à cette ville le nom de Tarîf: Pendant que Moûsa ebn Nosayr, à qui Dieu fasse miséricorde! était gouverneur de l'Ifriqiyah au nom d'El Walîd, fils d'ʽAbd el Malek, et que Târeq commandait à Tanger de la part de Moûsa, le barbare[4] Julien arriva de l'île Verte. Moûsa en informa El Walîd qui lui écrivit en réponse: «Envoie des corps détachés pour connaître le pays et n'expose pas à l'aveugle les Musulmans dans une contrée dangereuse.» Moûsa lui adressa une nouvelle lettre dans laquelle il lui disait: «Il n'existe pas de canal dans ce pays.» El Walîd répondit: «Fais-le explorer par quelques troupes de cavaliers, quand même les choses seraient telles que tu les décris.» En conséquence Moûsa expédia, à la tête de cent cavaliers et de quatre cents fantassins, un homme d'entre les Berbers, qui était du nombre de ses affranchis: il se nommait Tarîf et portait le surnom d'Abou Zarʽah. Traversant (le détroit) sur quatre navires, il descendit sur le littoral de la mer, dans l'Andalos, à un endroit connu aujourd'hui sous le nom d'île de Tarîf; elle fut ainsi appelée parce qu'il avait débarqué là. De cette île, il fit une incursion sur le territoire limitrophe jusque du côté de l'île Verte (Algésiras) et, après avoir pris des captifs et fait un immense butin, il s'en revint sain et sauf.
[4] ʽEldj. C'est le nom donné par les Arabes à tout homme qui n'est pas de leur nation. Ce terme signifie âne sauvage, gros et robuste. Il répond au barbarus des Romains.
La partie de notre pays qui fait face au Mont de la Conquête est la montagne de Bolyoûnech (la Sierra Bullones), connue sous le nom de djébel Moûsa (la montagne de Moïse). Cette montagne fut appelée Bolyoûnech du nom d'une ville qui s'y trouvait anciennement et où il reste des vestiges de murailles et de remparts. Les arbres qu'on y voit aujourd'hui encore sont une preuve de sa puissance. Elle est à l'ouest de Ceuta, dont deux milles environ la séparent. A l'ouest de Bolyoûnech on remarque des sources d'eau douce connues autrefois sous le nom de Source de la Vie; on prétend que c'est la Source de la Vie à laquelle but le Khedr[5], sur qui soit le salut! En face de ces sources est un rocher auprès duquel, affirment quelques historiens, le servant de Moïse oublia le poisson. La construction qu'on aperçoit en face de Tarîf est le petit château situé sur les frontières du pays d'Andjarah; c'est de tous les points du détroit le plus rapproché, la distance qui l'en sépare n'étant que de huit milles. J'ajouterai que la prospérité de ces districts de la côte espagnole est loin d'être comparable à la crainte et à la terreur qu'éprouvent les infidèles; en effet, entre la ville du Mont de la Conquête (Gibraltar) et celle de Tarifa s'étend un espace vide, sans aucune habitation, et un territoire vaste et spacieux les sépare.
[5] Personnage mythique mentionné dans le Qor'ân et que les musulmans croient être Elie ou saint Georges.
Notre arrivée dans ce port eut lieu dans la soirée du mercredi (au jeudi). Le jour de notre embarquement à la Qasbah d'Afrâg[6] qui domine Ceuta, nous trouvâmes dans le port un navire tout prêt, chargé de provisions et de soldats et de tous les engins nécessaires. Il avait été envoyé par le duc résidant dans la ville de San Lucar[7], sur l'ordre de son souverain. Ce duc, qui a le commandement supérieur de toute cette côte, est un des grands d'Espagne les plus notables, attendu que, chez cette nation, on n'investit du commandement de la côte limitrophe de notre pays qu'un personnage occupant un rang élevé dans la noblesse et portant le titre de duc ou de comte, et personne autre. Ce grand navire avait donc été envoyé par le duc précité par l'entremise du gouverneur de Qâlès (Cadix); il avait jeté l'ancre devant Ceuta, que Dieu en fasse de nouveau une demeure de l'islâm! Mais comme le vent d'est soufflait et qu'avec ce vent les Espagnols ne pouvaient tenir près de Ceuta ni sur la côte environnante, ils avaient ramené le navire au port du Mont de la Conquête, où ils restaient en attendant le vent qui leur permît de retourner au port de Ceuta et d'y stationner jusqu'à ce qu'ils nous eussent embarqués. Dès que nous fûmes descendus dans la plaine[8] de Ceuta, les habitants de la ville sortirent à notre rencontre en compagnie du fils du capitaine, et nous informèrent qu'on attendait l'arrivée du bâtiment, qui était au Mont de la Conquête. «Allez le chercher, leur dîmes-nous, ou bien nous traverserons le détroit sur de petits bateaux qui, à cause de leur légèreté et de la vitesse de leur marche, font rapidement le trajet.» Ils nous préparèrent alors trois petits esquifs qu'ils installèrent et chargèrent de soldats et de canons pour leur défense, et nous nous embarquâmes. Nous voguâmes à la garde de Dieu et sous sa protection pendant une demi-journée jusqu'à ce que nous arrivâmes audit port, où l'on nous transféra des petits bateaux au grand navire qui y avait été préparé pour nous. Le navire vint ancrer tout près de la ville du Mont de la Conquête et nous passâmes la nuit à bord. A minuit, le vent souffla avec violence et la mer devint très agitée: les vagues se succédaient les unes aux autres; le navire penchait sur tribord et roulait comme une bête de somme. C'est au point que nous fûmes saisis de frayeur et d'épouvante jusqu'au lever de l'aurore. Nous autorisâmes alors le capitaine à nous reconduire à l'embouchure du port, par où nous étions entrés, cet endroit étant garanti des vents et la mer y ressemblant à un bassin. Nous jetâmes l'ancre sous le château, abrités par le Mont de la Conquête. Nous passâmes là huit jours, attendant que soufflât le vent d'est qui devait nous permettre de gagner Cadix, but de notre traversée et où les chrétiens s'étaient préparés pour nous recevoir et réunis en masse.
[6] Afrag (tente), ville ou bourg qui dominait la ville de Ceuta et qui occupait probablement l'emplacement de la citadelle. (De Slane.)
[7] San Lucar de Barrameda, à l'embouchure du Guadalquivir.
[8] Litt., dans le creux (fahs).
Durant notre séjour dans le port de Gibraltar, le qâïd (gouverneur) de la ville venait fréquemment nous rendre visite et avait soin de nous apporter chaque jour des fruits frais ou secs, en s'excusant de ne pouvoir faire davantage. Enfin un de nos compagnons sentit souffler le vent d'est le mercredi à minuit; il y avait huit jours que nous étions dans le port. Notre dit compagnon ayant souvent voyagé sur mer se connaissait en navigation. En ce moment le capitaine du navire était profondément endormi. Nous le réveillâmes et lui fîmes savoir que le vent soufflait. Immédiatement nous nous mîmes en route et sortîmes de l'endroit où nous nous trouvions. Au lever de l'aurore, nous étions par le travers de la ville de Tarifa, ville de moyenne grandeur, sur le bord de la mer, dans une plaine étendue. Elle a reçu son nom de Tarîf, qui y descendit, ainsi que cela a été mentionné ci-devant. Le point de notre pays qui lui fait face est le qasr (château) dont nous avons parlé.
Nous continuâmes à voguer pendant la moitié de la journée jusqu'au moment de la prière de midi. Nous aperçûmes alors la ville de Cadix, qui est une grande cité, sise sur une presqu'île, sur la mer. Une de ses parties s'étend jusqu'à la terre ferme; elle est environnée par la mer sur environ les sept huitièmes de son périmètre. Elle possède un grand port, si vaste qu'il est impossible d'en évaluer l'étendue, et qui contient un nombre incalculable de grands et de petits navires. Comme c'est une ville considérable, il s'y rend de tous côtés des voyageurs et des commerçants; tous les vents y conduisent. Les chrétiens y viennent de tous les villages et de toutes les villes, situés dans son voisinage ou à proximité, pour y vendre, acheter, faire leurs provisions ou servir. Là se réunissent en quantité innombrable de petits navires qui y apportent des denrées et des vivres, grains, fruits, etc.
Lorsque le gouverneur (hâkem) de la ville vit ce jour-là souffler le vent qui nous amènerait, de nombreuses dispositions furent prises pour notre réception et l'on fit de grands préparatifs: on réunit l'infanterie et la cavalerie de la garnison et, sur mer comme sur terre, les canons furent chargés. Tout le monde sortit sur le rivage pour attendre notre arrivée.
Dès que nous fûmes près de la ville, à la distance de deux milles environ, un capitaine arriva vers nous dans une embarcation du gouverneur qu'il avait ornée de toutes sortes de tapis de soie et de brocart, et sur laquelle il avait arboré un des pavillons du roi. Étant monté à bord, il (nous) salua de la part de son supérieur et présenta pour excuse (de son absence) les préparatifs de notre réception. Nous descendîmes du grand navire dans la chaloupe et nous dirigeâmes vers la ville. Nous trouvâmes le gouverneur de la ville debout sur le bord du rivage; avec lui était accourue la population entière, hommes, femmes et enfants. Il n'avait pas laissé dans la ville un seul chanteur ou musicien qu'il ne l'eût amené; tant sur les remparts de la ville qu'à bord des grands navires, il n'y avait pas un canon qu'il ne fît tirer. Ledit gouverneur nous accueillit avec la plus grande courtoisie et se montra extrêmement heureux de notre venue. Tous les prisonniers (musulmans) que renfermait la ville de Cadix, hommes, femmes et enfants, vinrent aussi à notre rencontre; transportés d'allégresse, ils proclamaient à haute voix la profession de foi musulmane et appelaient les bénédictions de Dieu sur le prophète, que Dieu le bénisse et le salue! en faisant des vœux pour la victoire de notre seigneur El Mansoûr billah (le secouru par Dieu). Nous leur donnâmes des conseils et leur promîmes que notre maître, que Dieu l'assiste! ne les abandonnerait pas, tant qu'il jouirait de la faveur divine. Ce jour fut pour eux une fête à cause de la bonne nouvelle qu'ils reçurent de leur délivrance que Dieu allait leur accorder par l'entremise du seigneur El Mansoûr billah, d'autant plus qu'il était devenu certain pour eux que notre maître, que Dieu l'assiste! n'avait d'autre but et d'autre intention en rassemblant tous les chrétiens qui étaient dans les fers, que de délivrer les Musulmans des mains de l'ennemi infidèle, puisse Dieu l'anéantir et prolonger l'existence de notre souverain!
Le gouverneur nous ayant conduits à la ville, nous mena dans une grande maison qu'il avait préparée pour notre installation; il l'avait fournie de toutes sortes de provisions variées. Il ne cessa pas de veiller à tous nos besoins ainsi que les notables de la ville qui l'accompagnaient, pendant cette journée et toute la nuit jusqu'au lendemain. Il se mit ensuite à nous questionner sur le but de notre voyage et nous demanda si nous avions besoin de rester chez lui pour nous reposer quelques jours. Nous lui répondîmes: «Il nous est impossible de nous arrêter nulle part, tant que nous ne serons pas arrivés dans la ville où nous allons et auprès du roi vers qui nous devons nous rendre.» Il nous dit que telle était aussi la volonté de son maître et souverain. «Il est prévenu, ajouta-t-il, de votre heureuse arrivée et vous attend dans le plus bref délai.» Il fut donc convenu que nous partirions dès le lendemain. Ayant fait alors venir deux voitures, il nous fit parcourir la ville, qu'il nous montra quartier par quartier. Cadix est une ville grande et peuplée; ses marchés sont pleins de commerçants, d'artisans et de gens qui vendent ou achètent. Elle n'a pas de muraille si ce n'est du côté du port; des autres côtés, la mer lui sert de rempart; comme elle y est peu profonde et qu'il s'y trouve beaucoup de rochers, les navires ne peuvent entrer.
Le lendemain, le gouverneur et ceux qui l'accompagnaient s'occupèrent de bonne heure des préparatifs de notre départ. Comme d'habitude, tout ce qu'il y avait dans la ville de soldats, de cavaliers et d'autres gens sortirent encore pour nous reconduire. Le gouverneur avait envoyé en avant, à Chantamaria[9], un de ses officiers chargé de prévenir de notre arrivée dans cette ville, afin qu'on nous préparât un logis.
[9] Puerto de Santa Maria.
Dans la matinée du jour où nous sortîmes de Cadix et pendant que nous nous occupions du départ, voilà qu'entra chez nous un prêtre chrétien de Turquie, qui avait été élevé au pays de Constantinople[10]: il nous informa de la victoire remportée, grâce à la faveur divine, par l'armée des Musulmans et nous apprit que le sultan Solyman, puisse-t-il être assisté de Dieu! avait, avec l'aide du Tout-Puissant, délivré Belgrade ainsi que toute la province et les alentours[11]; qu'il était fier d'en avoir renversé les remparts et s'occupait de restaurer les murailles qui avaient été détruites: il avait mis des ouvriers chargés de la reconstruction et des aides-maçons, au nombre de douze mille. Nous nous réjouîmes de la victoire que Dieu, qu'il soit exalté! avait accordée aux Musulmans. Les chrétiens regardaient comme un haut fait d'armes du Sultan d'avoir conquis cette ville et de l'avoir reprise par la force, et lui décernaient les plus grands éloges.
[10] Litt., de la grande Constantine.
[11] La prise de Belgrade par les Turcs eut lieu en 1690.
Nous sortîmes dans la direction de la mer et trouvâmes à la même place l'embarcation avec laquelle nous avions quitté le bord. Nous étant embarqués sous la sauvegarde de Dieu, nous nous dirigeâmes vers Chantamaria par mer. La distance qui sépare les deux villes est de six milles, de sorte qu'en moins d'une heure de traversée nous avions la ville sous nos yeux. Nous y trouvâmes une troupe de cavaliers au nombre de plus de cent, qui étaient venus nous recevoir: ils manifestèrent beaucoup de joie et d'allégresse. Dès que nous eûmes jeté l'ancre devant la ville de Santa Maria, nous trouvâmes sur le rivage de la mer une foule nombreuse d'hommes, de femmes et d'enfants. Le gouverneur et le qâdy (juge) de la ville étaient sortis à notre rencontre; ils avaient fait venir deux voitures pour notre transport. A peine les eûmes-nous accostés qu'ils nous firent l'accueil le plus gracieux et le plus courtois. Nous entrâmes dans la ville et ils nous promenèrent à travers l'ensemble de ses rues, de ses habitations et de ses marchés. C'est une ville grande, vaste, aux maisons spacieuses, et couvrant une grande étendue de terrain. Toutes ses rues sont pavées en pierres. C'est une des villes civilisées de l'Espagne et des plus fréquentées dans un but de trafic et de commerce. Avec cela, aucune muraille ne sépare la ville de la mer; il en est de même de la partie qui l'entoure du côté du continent. A son extrémité, dans la direction de la mer, on voit une grande maison dont la porte d'entrée a été bouchée; c'est la maison où descendit Ech-Cheikh, fils du sultan Ahmad Ed-Dahaby[12], qui entra en Espagne. Elle n'a été habitée par personne depuis lors, la coutume des chrétiens étant de respecter le logis où est descendu un roi quelconque et d'en murer la porte, de façon que personne ne l'habite plus. La porte murée indique l'événement dont il s'agit. Ils ont fait de même à Madrid pour une maison, aujourd'hui inhabitée depuis le règne de Charles-Quint. Ayant fait la guerre au roi des Français et l'ayant vaincu et fait prisonnier, il l'amena jusque dans sa capitale et sa résidence souveraine Madrid, et lui donna pour demeure cette maison. (François Ier) resta quelque temps en son pouvoir jusqu'à ce qu'il lui donnât la liberté et lui fît grâce; la maison qu'il habitait a été laissée en l'état et la porte en a été murée: elle est connue et célèbre[13].
[12] Ech-Cheikh, frère d'Abou Fârès et de Zidân, tous les trois fils du chérif du Maroc Abou'lʽAbbâs Ahmad el Mansoûr mort en 1603 et surnommé Ed-Dahaby parce qu'il avait continuellement aux portes de son palais des milliers d'hommes occupés à battre monnaie. Ech-Cheikh ne pouvant lutter contre ses frères passa en Espagne pour demander des secours à Philippe III, qui ne lui en accorda qu'après s'être fait offrir en échange le port et la place de Larache.
[13] Cette maison existe encore à l'extrémité de la Calle Mayor, près de la cuesta de la Véga; elle est connue sous le nom de casa de los Guzmanes.
Quand nous fûmes installés dans notre logis à Santa Maria, les habitants et les notables de la ville vinrent nous saluer et nous souhaiter la bienvenue. Nous rencontrâmes en eux plus d'enjouement, un accueil plus affectueux et des visages plus riants que partout ailleurs. Le gouverneur et l'alcade se succédèrent sans cesse auprès de nous et nous rendirent visite, jusqu'à ce que la nuit étendît ses voiles et laissât tomber ses colliers sur le col d'Orion.
Dès le lendemain matin nous reçûmes la visite d'un des principaux (officiers) du duc investi du commandement de cette côte, et dont la résidence était San Lucar; il apportait les excuses du duc, qu'une maladie avait empêché de venir; nous les agréâmes.
Nous quittâmes la ville. Les habitants étaient encore accourus pour nous faire leurs adieux. Le gouverneur et le juge, ainsi que le capitaine de la cavalerie avec sa troupe, sortirent et nous accompagnèrent pendant trois milles jusqu'à ce que nous arrivâmes à une limite connue chez eux et qui divise leur province de celle de la ville de Charich[14]. Les notables mirent alors pied à terre avec tous ceux qui étaient venus nous reconduire et nous firent leurs adieux, après s'être excusés de ne pouvoir aller plus loin. «Cette limite, dirent-ils, est celle servant de séparation entre nous et le gouverneur de l'autre ville qui nous fait face. S'il nous était possible d'aller plus avant, nous aurions voyagé avec vous la journée entière en témoignage de notre considération et de notre respect pour celui qui vous envoie. Pour une seule personne on en honore mille.»
[14] Jerez de la Frontera.
Nous prîmes congé d'eux et ils s'en retournèrent. Après avoir voyagé pendant quelque temps, nous atteignîmes la ville de Jerez. La ville est située au milieu d'un pays étendu, complanté d'arbres et arrosé par des rivières; on y voit des plantations d'oliviers, des jardins, des vignobles et toutes sortes d'arbres, en nombre incalculable. Jerez est une ville grande, vaste et qui porte des traces d'une ancienne civilisation. Il reste des vestiges de ses remparts; mais la plus grande partie est effacée ou en ruines, attendu que les chrétiens ne se soucient pas de construire des remparts, ni de fortifier les villes, si ce n'est dans les localités qui avoisinent la mer: telles sont Cadix, du côté du port, et la ville du Mont de la Conquête (Gibraltar). Cette dernière est en effet fortifiée et munie d'une muraille peu élevée parce qu'elle est construite dans la mer. La ville de Jerez dont nous parlons est surnommée Jerez de la Frontera, ce qui signifie opposée; ils entendent par cette expression qu'elle est opposée au pays de l'islâm, que Dieu l'exalte! La plus grande partie de sa population tire son origine des Andalos (musulmans d'Espagne) et de leurs notables qui embrassèrent le christianisme: ils sont cultivateurs et laboureurs.
Nous traversâmes cette ville dans la matinée et continuâmes notre voyage ce jour-là jusqu'à ce que nous atteignîmes, dans la soirée, une ville qu'on appelle El Bridjah (Lebrija). C'est une petite ville, plutôt habitée par des nomades. Les vestiges de ses remparts sont également en ruines et effacés. Le gouverneur et le juge vinrent à notre rencontre. On nous installa dans une maison appartenant à un de leurs grands et toute la population accourut pour nous saluer.
Dans cette ville, quelques habitants nous confirmèrent dans l'idée qu'ils descendaient des Andalos, à certain signe caché qu'on ne peut énoncer qu'à l'aide d'un langage couvert. Le plus certain c'est que la plupart des habitants tirent leur origine des Musulmans d'Espagne (andalos). Toutefois le temps s'est écoulé, et ils ont été élevés dans les ténèbres de l'impiété; par suite, l'état d'abjection, que Dieu nous en préserve! a prévalu chez eux.
Le lendemain nous nous mîmes en route vers une ville nommée Otrîrah (Utrera), séparée de la dernière par une contrée vaste, spacieuse, couverte de métairies et de troupeaux. La plupart des moutons de l'Andalos sont sauvages. A gauche, en allant de Lebrija à Utrera, à la distance de deux ou trois milles, on voit le Wâdy 'l kabîr (le Guadalquivir), qui descend de Séville et dans lequel se jettent d'autres rivières de l'Andalos. Sur le Guadalquivir voyagent les navires venant de l'Océan[15], jusqu'à ce qu'ils parviennent à Séville, après un parcours de quarante milles depuis la dite mer.
[15] Litt., la grande mer.
Cette ville d'Utrera est une ville moyenne, ni petite, ni grande. La plupart de ses habitants sont des descendants des Andalos. Nous y arrivâmes dans la soirée de ce jour. La population entière était sortie pour demander à Dieu de la pluie. Tous, tant qu'ils étaient, portaient une croix sur l'épaule. Ils nous rencontrèrent en cet état, car ils ne pouvaient rebrousser chemin. Nous logeâmes dans la ville dans une maison qui en dominait la majeure partie. Après avoir déposé leurs croix, les habitants arrivèrent également pour nous saluer; ils étaient passablement joyeux et contents. La population est composée de hauts personnages. Ce qui domine chez eux, dans l'un et l'autre sexe, c'est la beauté; j'y ai vu deux jeunes personnes, l'une, fille du gouverneur de la ville et l'autre, du juge: elles étaient extrêmement belles et parfaites à tous égards. Jamais mes yeux n'ont rencontré, dans toute l'étendue si vaste de l'Espagne, deux beautés plus achevées. Ce sont deux filles issues des Andalos et de la famille du dernier roi de Grenade qui fut vaincu et perdit cette ville: ce roi est connu chez eux sous le nom d'el rey el chico[16], ce qui veut dire le petit sultan.
[16] La prise de Grenade par Ferdinand le Catholique sur ʽAbd Allah Zaghal (es saghîr) eut lieu le 2 janvier 1492. Saghîr signifie petit, de même que chico.
Nous avons été informés dans la ville de Madrid par un personnage nommé don Alonso, petit-fils de Moûsa, frère du sultan vaincu à Grenade, que les deux jeunes filles qui se trouvent à Utrera sont du sang de ce prince. Ce don Alonso est doué d'un excellent naturel; c'est un beau jeune homme dont la force et le courage sont renommés chez les chrétiens; il est compté parmi leurs plus braves guerriers. Il s'élance sur le champ de bataille et au milieu de la mêlée comme capitaine d'une troupe de cavaliers. Les chrétiens font l'éloge de sa bravoure. Avec cela, il a de l'inclination pour les sentiments qu'il rencontre chez les partisans de l'islamisme, cite sa généalogie et se plaît à entendre parler de l'islamisme et des Musulmans. Il nous a raconté comme le tenant de sa mère que celle-ci, pendant qu'elle était grosse de lui, eut envie de manger du Couscousou[17]. «Peut-être, lui dit le père, cet enfant que tu portes est-il un petit Musulman.» Il lui adressait ces paroles par plaisanterie, car personne ne leur reprochait leur descendance, qui était parfaitement connue, et on savait qu'ils étaient issus de la famille royale. Que Dieu nous préserve de l'abandon et de l'égarement! Nous lui demandons la (bonne) direction.
[17] C'est le mets national, comme le pilau chez les Turcs et le coubbeh en Syrie, des habitants des Etats barbaresques, de l'Algérie et du Maroc. Il se compose de semoule préparée d'une certaine façon et cuite à la vapeur d'eau avec du beurre; pour le rendre meilleur on y ajoute des volailles, des pigeons, etc.
Une des plus grandes marques de gracieuseté que nous donnèrent les habitants d'Utrera fut qu'ils amenèrent chez nous, pendant la nuit que nous passâmes dans leur ville, les moines qui excellent à chanter dans leurs églises. Ils tenaient des instruments de musique, un entre autres qu'ils appellent harpe; il est garni d'un grand nombre de cordes et ressemble à un métier de tisserand. Ils prétendent que c'est là l'instrument dont jouait le prophète David, que sur lui et sur notre prophète soient la prière et le salut! J'en ai vu un de cette forme que tenait une de ces statues qu'ils placent dans leurs appartements et dans leurs maisons et qu'ils disent représenter le prophète David, sur qui soit le salut! Tous leurs récits historiques, en effet, et leurs dogmes religieux sont empruntés à la religion des enfants d'Israël et à l'Ancien Testament, à ce qu'ils prétendent, sauf toutefois ce qu'ils ont ajouté et qui forme la séparation entre eux et les juifs, les chrétiens s'étant prononcés à l'unanimité pour le Messie, d'où est venue l'inimitié qui existe entre les deux sectes. Depuis cette époque ils n'ont cessé de raconter dans leurs dogmes religieux, dans leurs croyances corrompues et dans leur égarement ce que leur relate le pape qui est à Rome, que Dieu l'envoie rejoindre (en enfer) les grands de sa nation!
De cette ville d'Utrera à la ville de Marchînah (Marchena), il y a vingt milles[18]; elles sont séparées par un pays vaste, spacieux, étendu et en plaine. Il n'existe dans cette partie de l'Espagne d'autres montagnes que celles que le voyageur aperçoit sur sa droite, à l'horizon, comme les montagnes d'Er-Rondah et celles qui viennent après. Entre Utrera et Marchena est une large rivière[19] sur laquelle est posé un grand pont dont la solide construction remonte à l'époque des Musulmans. C'est sur (les bords de) cette rivière qu'eut lieu la célèbre bataille d'Ez-Zallâqah[20], et l'on y trouve une petite église où l'on voit figurée sur les murs la représentation de cette bataille. Marchena est aussi une ville de moyenne grandeur et portant des traces d'ancienne civilisation. Aujourd'hui elle se rapproche plutôt de l'état nomade. Ses habitants sont des gens affables; il en est parmi eux qui rapportent leur origine aux Musulmans d'Espagne.
[18] On compte d'Utrera à Marchena par chemin de fer, quarante-quatre kilomètres.
[19] Le Guadaira.
[20] Error grande, porte en note le ms. de M. de Gayangos.
De Marchena à la ville d'Azîkhah (Ecija) il y a vingt-un milles[21]. La contrée qui les sépare est étendue, spacieuse, pleine de jardins et de vergers. L'olivier y est l'arbre dominant. Depuis Marchena, dans la direction d'Ysika (Ecija) jusqu'à la distance de huit milles, tout est complanté d'oliviers. Chaque bois d'oliviers contient une maison pour enfermer les olives et servir d'habitation aux gens qui leur donnent leurs soins. De même dans la partie qui suit Ysika, sur le chemin de Marchena, on trouve encore des oliviers sur un parcours de huit autres milles, à droite, à gauche, derrière, devant; car l'Andalousie est la partie de l'Espagne où l'on rencontre le plus d'arbres et d'oliviers. Près de la ville d'Ysika, au sommet d'une colline qui domine la ville, se trouvent des vestiges d'une ancienne construction assez importante: on a prétendu que c'était le tombeau d'un dévot musulman auquel on attribuait une grande puissance de miracle, et c'est pourquoi l'on n'y avait pas touché.
[21] Quarante-quatre kilomètres par chemin de fer.
Lorsque des hauteurs où nous nous trouvions nous aperçûmes la ville d'Ecija, nous jouîmes d'un spectacle dont la beauté et la splendeur ne sont égalées par aucune autre des villes d'Espagne. Elle est située dans une plaine, sur le bord d'une rivière appelée Wâdy Chanîl (le Genil) et à laquelle les chrétiens continuent à donner son premier nom accoutumé. C'est une grande rivière qui descend de Wâdy Ach (Guadix); le Wâdy Chanîl passe à travers le territoire et les montagnes de Grenade. Ses bords sont couverts d'un nombre incalculable de maisons de plaisance, de jardins, de vergers, de moulins et de toutes sortes de plantations. Dans le reste de l'Espagne, nous n'avons pas découvert de spectacle plus ravissant. La ville, sise sur le bord de cette rivière, avec les jardins, les lieux de plaisance et les maisons placées au milieu des jardins, ressemble à un firmament entouré de ses étoiles. En admirant la beauté de cette rivière et son merveilleux et ravissant aspect, je me suis rappelé ces vers de Hamdah l'andalouse, la femme poète, que Wâdy Ach a vu naître[22].