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II

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Table des matières

Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche. Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers, des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle, entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.

Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris—et le plus souvent, pas nourris du tout,—sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi, et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme; celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche, un jour fournissant des étapes de quarante kilomètres, le jour suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient au long des routes!

—A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous nous battrons.

Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés, erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois, attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du travail et de l'amour.... Et au fond du cœur de tous ces misérables soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et la forteresse allemande.

Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.

Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et, vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup, abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas, qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros, court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:

—Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...

Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci dont la physionomie s'ahurissait.

—Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?

Le Calvaire

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