Читать книгу Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants - P. L. Jacob - Страница 14

BONNE ACTION DE RABELAIS

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(1553)

Il y avait, en 1552, un pauvre homme, d'origine juive, qui s'était établi dans une misérable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d'où il venait et personne ne s'en inquiétait, car, depuis son arrivée dans le pays, il n'avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour; la porte de sa cabane restait fermée à tout venant: on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seuls chargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à la mère de ces enfants, on ne l'avait point encore aperçue; on la disait fort malade, et l'on se demandait parfois si elle n'était pas morte, sans que son mari eût averti le curé, pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer.

—C'est un vilain juif! disaient entre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller au marché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit de mousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l'a pas encore vu entrer dans l'église, voire même s'agenouiller sous le porche, comme les excommuniés qui font pénitence et qui attendent là une absolution plénière.

—C'est plutôt quelque bohémien qui se sera séparé de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Les bohémiens ne croient ni à Dieu ni à diable; ils n'ont ni église ni curé; ils naissent sans baptême et meurent comme des chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et de pilleries, car le meilleur métier, selon eux, est de tromper les pauvres gens et de s'enrichir aux dépens des chrétiens.

—Oh! m'est avis que celui-ci ne s'est point enrichi et ne s'enrichira jamais! dit en riant une commère, qui désignait du doigt la fille du prétendu bohémien, vêtue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout à coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s'enfuit à notre approche, comme une biche en chasse?

—Nenni dea! reprit une autre: elle ne mendie mie que je sache! Bien au contraire; elle est fière et orgueilleuse autant et plus qu'une princesse, et quand elle porte son pain à cuire au four banal, elle ne parle à quiconque et s'en va seule courant, et ne demandant rien à ceux ou à celles qui lui donneraient de bon coeur l'aumône pour l'amour de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mère Notre-Dame.

—Si elle ne mendie et si le père ne vole, répliquèrent quelques bonnes langues, on ne comprend pas comment ils peuvent vivre de l'air du temps; aussi bien, la farine coûte cher cette année, et il faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger.

—Ce n'est pas l'argent qui leur manque, ce dit-on, s'écria une de ces femmes avec la satisfaction de paraître en savoir plus que les autres. La fillette a la renommée d'être habile à faire de la dentelle, et le garçonnet, qui a la malice d'un singe, fait la chasse aux vipères, qu'il s'en va vendre à Paris aux apothicaires pour faire des drogues.

—Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce coquin de bohémien s'est emparé d'un champ en friche qui appartenait à défunt Jean le Court et qui est tombé en déshérence depuis sa mort. Le champ n'est pas de trop riche terre, de telle sorte qu'il y poussait plus d'ivraie que de froment, mais ce diable d'homme le cultive, au clair de la lune, et y sème des plantes vénéneuses, que lui achètent les sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Écoutez bien cela et n'en soufflez mot, mes commères. C'est ce que m'a conté le gros chantre de l'église de Meudon….

—Silence! interrompit celle qui marchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon et digne curé, qui se rend au château pour visiter notre révéré seigneur le duc de Guise et madame la duchesse.

Le recteur et curé du village de Meudon était alors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameux François Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l'hôpital de Lyon, médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieux séculier de l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui s'était fait connaître non seulement par des ouvrages de science médicale et d'érudition littéraire, mais encore par une admirable satire de la société tout entière, ainsi que des moeurs et des idées de son temps, intitulée la Vie du grand géant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel, espèce de roman fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante.

Rabelais avait alors près de soixante-dix ans; il était de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa belle santé; il portait la tête haute et droite, marchant d'un pas ferme et presque solennel; sa figure, toujours souriante, empreinte à la fois de bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance; malgré son grand âge attesté par ses cheveux blancs, rien n'accusait en lui la décrépitude ni la sénilité. C'était un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse.

Son costume annonçait un médecin de la Faculté, ou un docteur de Sorbonne, plutôt qu'un homme d'église; il était coiffé d'une sorte de toque ou bonnet carré en velours noir, qu'on appelait barrette et qui cachait sa calotte de cuir bouilli; il n'avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine ou étamine noirâtre; il avait les mains nues et s'appuyait sur un gros bâton en bois d'ébène à pomme d'ivoire. C'était là, il est vrai, un habillement de cérémonie, puisqu'il venait rendre visite à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du château de Meudon, où il était toujours le bien-venu et l'hôte désiré; mais, d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aumône aux pauvres ou consoler les affligés, il n'était pas autrement vêtu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes qu'on nommait des houscaux, une casaque de bure usée et des grègues ou caleçon flottant, un large chapeau de feutre gris à grands bords rabattus, et, en temps de pluie, une galvardine ou manteau court par-dessus ses vêtements.

—Or çà, mes enfants! dit Rabelais aux paysannes qui s'étaient arrêtées respectueusement à vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le déranger de son chemin, Dieu vous garde, mes chères soeurs en Jésus-Christ!

—Monsieur le curé, répondit une des plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu'il vous accorde bonne vie et longue!

—Or çà, reprit gaîment le curé, vous n'avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n'allez point à l'église, m'est avis, et vous me semblez de trop belle humeur, pour penser à venir au confessionnal? Donc je vous avertis que j'ai fait dire la messe, par mon vicaire, de meilleure heure, et que je m'en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, qui m'a envoyé chercher, avant l'aube, pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort.

—Nous l'aiderons de nos prières à entrer en paradis! répliquèrent plusieurs villageoises en se signant.

—D'où venez-vous, bonnes femmes? leur demanda familièrement Rabelais. Êtes-vous contentes de vos maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles?

—Grand merci, messire! repartit la plus délurée de la compagnie. Nous venons de Vélisy, à travers bois, et nous apportons, au marché de Meudon, du lait, des oeufs et des herbes, pendant que nos hommes travaillent.

—Oui dà, mes enfants! s'écria le bon curé, en hochant la tête et clignant de l'oeil. N'êtes-vous pas un peu trop imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois, sans escorte ni sauvegarde?

—Oh! notre bon père, dit une vieille, ce n'est pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite, s'ils nous rencontraient au passage.

—Bah! la mère! objecta plaisamment Rabelais, souvenez-vous du dicton:

«Le plus méchant loup, c'est un méchant homme.»

Ce proverbe populaire donna sujet de rire aux femmes de Vélisy, qui avaient entendu parler de la gaîté du curé de Meudon et qui se sentaient d'humeur à y répondre. Mais Rabelais n'avait pas le temps de faire une plus longue station sur la route du château.

—Or çà, mes filles! leur dit-il, ne vous attardez pas trop au marché, car on vous attend dans vos demeures et l'on vous gronderait quand vous rentreriez!

Les paysannes s'apprêtèrent à suivre ce bon conseil et, avant de s'éloigner, elles prièrent le curé de leur donner sa bénédiction: il la leur donna de bon coeur et paternellement.

—Nous faisons des voeux, dit une de ces femmes, pour que votre sainte bénédiction, monsieur le curé, s'étende jusqu'à ce scélérat de juif ou de bohémien, qui est venu avec ses louveteaux se loger dans nos bois, à seule fin de nous porter malheur.

—Je ne sais si c'est un bohémien ou un juif, reprit sévèrement Rabelais, mais à coup sûr ce n'est pas un scélérat: c'est un pauvre homme qui mérite qu'on le plaigne, et qu'on lui vienne en aide, parce qu'il est malheureux.

Rabelais s'éloigna, en laissant les paysannes un peu confuses de la leçon qu'il leur avait donnée et qui leur rappela que le curé de Meudon passait dans le pays pour un partisan déguisé de la Réforme calviniste.

L'Angélus était sonné à l'église du village, quand le curé revint du château où il avait passé toute la journée avec le duc et la duchesse de Guise. Le jour commençait à baisser, et l'on voyait dans le lointain les vapeurs du soir monter et s'étendre au dessus des bois qui environnaient le village. En approchant d'un sentier qui conduisait dans la forêt, Rabelais crut entendre des sanglots étouffés, et il aperçut à quelque distance une jeune fille immobile au pied d'un arbre. Il s'approcha rapidement et retint par le bras cette jeune fille qui se disposait à s'enfuir.

—Vous pleurez, mon enfant? lui dit-il avec douceur. Avez-vous donc sujet de pleurer, à votre âge où tout est si bon et si beau dans la vie! Quelle est la cause de vos larmes? Je serais heureux de pouvoir les essuyer et de vous faire gaie et joyeuse.

—Est-ce que je pleure, mon très honoré seigneur? dit-elle, en dévorant ses sanglots. Je ne pleure pas, reprit-elle avec un accent de dépit et de colère, non, je ne pleure pas, mais les gens de ce pays sont bien méchants!

—Ils sont comme partout, pauvre petite! répliqua Rabelais, qui regardait avec intérêt cette jeune fille, misérablement vêtue, mais dont la physionomie intelligente ne manquait ni de distinction ni de fierté. Il y a sans doute plus de méchants que de bons, mais aussi il y a plus de bêtes que de méchants. Vous a-t-on fait du mal? Auriez-vous à vous plaindre de quelqu'un? C'est un devoir pour moi de vous faire rendre justice et de vous prendre sous ma protection.

—Il faut que vous ne soyez pas de ce pays-ci, monseigneur, pour être aussi bon que vous êtes, dit l'enfant, reprenant confiance et se hasardant à regarder en face Rabelais qui la regardait également avec bonté. Je n'ai rencontré que des méchants, excepté vous, depuis que nous sommes à demeure dans la seigneurie de Meudon.

—Ah! vous faites partie de ma paroisse? lui demanda Rabelais, qui ne put se défendre d'un mouvement de curiosité. Je ne crois pourtant pas vous avoir encore vue à l'église?

La jeune fille ne répondit rien et baissa les yeux. Elle paraissait vouloir se dérober à cet entretien; elle avait ramassé un panier couvert d'un linge, qui était à terre, et elle se préparait à s'éloigner, lorsque Rabelais l'arrêta encore par le bras.

—Ma chère fille, lui dit-il d'une voix insinuante et persuasive, ayez foi en ma promesse: j'entends vous protéger contre quiconque oserait vous faire tort, et je ne veux pas que dans ma paroisse vous ayez à vous plaindre de qui que ce soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le préjudice qu'on a pu vous causer en ce pays de Meudon.

—Ils veulent que nous mourions de faim! s'écria l'enfant, avec un redoublement de sanglots. C'est la première fois sans doute qu'on me refuse de cuire notre pain au four banal… Ils m'ont chassée, en disant qu'ils me brûleraient comme une juive maudite, si je m'obstinais à présenter à la cuisson mon pain avec le leur.

—Vous êtes donc juive, ma pauvre enfant? lui demanda Rabelais avec bienveillance. Peu importe! ajouta-t-il en voyant que l'enfant restait muette et se refusait à répondre à cette question. Vous êtes malheureuse, et à ce titre, la Providence vous a placée sous ma tutelle et ma protection. Venez avec moi au village.

—Hélas! je ne puis, mon bon seigneur, répondit-elle. Ce n'est pas que j'aie faute de confiance, mais mon père m'attend….

—Votre père? Où est-il? Voulez-vous me mener vers lui? Est-ce que je vous fais peur? Ne savez-vous pas qui je suis?

—Quoi! dit-elle en tremblant, vous voudriez me conduire au four banal?… Ils étaient là comme des bêtes féroces, les femmes aussi bien que les hommes…. Ils me tueraient sans pitié ni merci, ces mauvaises gens!

—Eh bien! ma fille, j'irai seul, à votre place, repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille qui contient le pain en pâte, que vous deviez mettre vous-même au four. Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais où vous le remettrai-je? Dans deux heures il fera nuit close, et vous ne pouvez rester ici à m'attendre.

—Ah! je n'ai pas peur, répliqua-t-elle avec une énergie bien supérieure à son âge…. Je suis accoutumée d'ailleurs à me trouver seule, dans les champs ou dans les bois, pendant la nuit…. Vous êtes bien bon, bien généreux, mon digne et vénéré seigneur, mais je n'ose accepter votre bienfaisante proposition…. Et pourtant il faudrait que ma famille ne mourût pas de faim!… Tenez, j'accepte le service que vous voulez bien me rendre et que Dieu vous rendra en notre nom.

—Mon enfant, lui dit Rabelais avec émotion, je ne sais qui vous êtes, mais, puisque vous avez foi en Dieu, vous êtes une de mes paroissiennes, et c'est à moi d'être votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous aurez votre pain, et nous vous le bénirons.

Le curé de Meudon ne se sépara qu'à regret de cette intéressante jeune fille, qu'il se reprochait de laisser seule, mais elle s'était refusée absolument à l'accompagner jusqu'à Meudon. Il se hâta de rentrer au village et d'aller porter au four banal le pain qu'il avait à y faire cuire. Il n'adressa la parole à personne et ne répondit à aucune des questions qu'on se permit de lui adresser indirectement. Il dit seulement: «Ceci est le pain des pauvres; je le recommande à mes paroissiens.» Il alla dans son presbytère attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l'inconnue fût cuit. Deux heures n'étaient pas écoulées, qu'il revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu'il remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en hâtant le pas, à l'endroit où il devait le remettre entre les mains de la jeune fille.

Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir? Combien de temps faudrait-il l'attendre? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait à désirer que cette jeune fille ne vint pas, car une fille de douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque de civilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu'une chrétienne à de mauvais traitements de ta parc de tant de gens qui ne respectaient rien.

Rabelais était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude et de charité, il savait que la simple prudence lui commandait toujours de se mettre en garde lui-même contre la méchanceté et la violence. Cependant il n'avait jamais d'armes pour se défendre, lorsqu'il s'en allait ainsi à toute heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et l'état du ciel, car il était astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes, car il était naturaliste, soit pour donner des soins à des malades, car il était médecin, soit pour porter des consolations à des mourants, car il était prêtre, soit pour étudier et admirer la nature, car il était surtout philosophe, et sa pensée s'élevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les mystères de la sagesse divine.

Il n'y avait pas de lune, ce soir-là, mais le ciel était étoilé, et une pâle clarté, qui traversait par intervalles l'obscurité, permettait de reconnaître de loin la forme des objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais aperçut une espèce de grande ombre mouvante, qui semblait s'avancer de son côté; puis il entendit très distinctement le pas lourd et lent d'un homme qu'il entrevoyait de temps à autre à travers les arbres qui bordaient la route. Il prêta l'oreille et resta immobile, les yeux fixés sur cet homme qu'il ne distinguait pas encore suffisamment pour juger s'il devait s'inquiéter ou se rassurer; mais il ne songea point à fuir pour éviter une rencontre qui pouvait être indifférente et inoffensive. L'homme venait aussi d'apercevoir Rabelais: il s'était arrêté soudain en face de lui, dans une sorte d'attente et d'indécision. Ils se trouvaient alors à cent pieds de distance l'un de l'autre, tous deux absolument dégagés des ombres que projetaient les arbres dont ils étaient entourés, mais cette distance était trop grande et la nuit trop obscure, pour qu'ils pussent apprécier leurs intentions réciproques d'après leur physionomie et leur contenance. Après quelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l'inconnu n'avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit à lui et le vit s'éloigner tout doucement et disparaître sans bruit. Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s'arrêta de nouveau. On n'entendait pas le plus léger bruit.

—Y a-t-il quelqu'un ici? demanda Rabelais à haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle là?

Personne ne répondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais tout à coup voici qu'une petite ombre se détache de la masse des feuillages et s'approche de Rabelais, qui reconnaît bientôt un enfant, mais ce n'était pas la jeune fille à qui il avait promis d'apporter son pain cuit. L'enfant, dont on voyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononçait pas une parole et continuait à s'avancer délibérément jusqu'à ce qu'il fût devant Rabelais, qui n'eut que le temps de l'examiner un moment. Cet enfant, âgé de neuf ou dix ans, avait l'air sournois et malicieux, avec une physionomie très intelligente; ses vêtements en haillons annonçaient la misère la plus sordide. Il s'empara, sans façon, par un mouvement brusque et décidé, de la corbeille que le curé de Meudon tenait à la main, et l'ayant enlevée rapidement, il s'enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put s'empêcher de rire aux éclats.

—A la grâce de Dieu! dit-il à haute voix, en s'en allant. Voilà un petit garçonnet, qui n'est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire gare, ni merci.

Quelques jours s'écoulèrent, sans que le bon curé eût des nouvelles de la jeune fille, qui n'avait pas reparu au four banal: il avait fait savoir, dans le village, qu'il entendait qu'elle ne fût ni méprisée, ni molestée, quand elle reviendrait. Elle n'était pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait être, suivant les renseignements qu'il avait pris avec bienveillance à Meudon et aux environs, le propre frère de la jeune fille, un enfant qui n'avait pas même été baptisé, disait-on et qui ne se montrait pas plus à l'église que sa soeur et ses parents; ce qu'on n'aurait pas dû trouver étrange, puisqu'on assurait qu'ils étaient tous de la religion juive.

Un soir que maître François Rabelais retournait, bien fatigué, à son presbytère, après être allé par les bois de Meudon jusqu'au hameau de Villacoublay, près de Vélisy, pour administrer les derniers sacrements à un moribond, il se sépara tout à coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l'eau bénite; puis, il se mit à la recherche des vers luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feux follets, et il en ramassa une quantité pour les rapporter dans son cabinet d'étude, où il faisait de curieuses expériences sur la nature de la lumière phosphorescente que ces insectes répandent autour d'eux durant les chaudes nuits de l'été. Il n'avait pas pensé à se pourvoir d'une boîte fermée afin d'y mettre le produit de sa chasse, sans l'endommager; mais il eut bientôt imaginé un moyen de suppléer à l'absence de l'attirail d'un naturaliste: il releva les bords de son grand chapeau, de manière à former tout à l'entour une espèce de cuvette, dans laquelle il déposa sur une jonchée d'herbes tous les vers luisants qu'il put recueillir, et ces vers jetaient des éclairs intermittents qui l'environnaient d'une auréole lumineuse. Il avait aussi ramassé à terre une grosse chauve-souris, blessée par quelque oiseau de proie qui n'avait pas réussi à l'emporter à moitié morte. Cette chauve-souris, qu'il voulait conserver pour la disséquer et en étudier l'organisme anatomique, il eut l'idée de l'attacher, sur le sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles qui lui avaient servi à relever sa robe sur ses genoux, pour marcher plus librement, sans s'accrocher et se déchirer aux épines des buissons de houx.

La lune était dans son plein quand il sortit du bois et marcha quelque temps à découvert, dans un sentier peu fréquenté, qui traversait une plaine aride, à peine cultivée sur quelques points, dans laquelle il n'avait pas encore passé. Il aurait pu se croire égaré, s'il n'avait pas su s'orienter par la position des étoiles, et il reconnut qu'après avoir fait beaucoup de chemin, au hasard, dans la forêt, il se trouvait presque à son point de départ, c'est-à-dire peu éloigné de Meudon, et qu'il ne tarderait pas a rencontrer la grande route qui établissait une communication directe entre ce village et le hameau de Vélisy. Le bon curé avait donc erré deux ou trois heures dans les bois, et il s'en apercevait à sa fatigue; mais il n'avait plus guère qu'une demi-lieue à faire, pour rentrer dans son presbytère.

L'idée lui vint que l'endroit de la forêt où il était en ce moment ne devait pas être autre chose que le Camp des Sorcières, cette plaine déserte et mal famée, dont les gens du pays n'osaient point s'approcher, surtout la nuit, parce qu'ils la regardaient comme hantée par les sorciers et sorcières, qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n'avait pas l'esprit accessible à ces croyances superstitieuses, et il continua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans éprouver la moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c'était dans ces parages qu'un inconnu, qu'on nommait le Juif ou le Bohémien, avait pris possession d'un coin de terre, pour y construire une pauvre cabane où il demeurait avec sa famille.

Rabelais donc poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le sentier qu'il suivait le rapprochait d'un bouquet de bois qu'il avait à côtoyer pour atteindre la route de Meudon, quand tout à coup il vit, à peu de distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait à s'avancer vers cet homme, qui lui tournait le dos et ne l'avait pas encore aperçu. La clarté de la lune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps courbé et la tête penchée vers le sol pierreux, qu'il remuait péniblement à coups de pioche. Rabelais s'arrêta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son champ.

—Bonhomme! lui cria-t-il, que fais-tu là, dans ce lieu désert, à l'heure où tout le monde dort?

L'homme se retourna vivement, à cet appel inattendu qui n'avait pourtant rien de comminatoire ni d'impérieux, et il laissa tomber sa pioche, en se jetant à genoux, car il n'eut pas la force de s'enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu'il n'avait fait qu'entrevoir. C'est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière, avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne l'eût pas reconnu: les vers luisants qu'il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu'il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau; en outre, il avait coupé, dans les bois, une bottelée de plantes médicinales qu'il portait sur son épaule, et il tenait d'une autre main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement enfermé dans un mouchoir. Il avait l'air d'un véritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-même de l'incroyable figure que lui donnait ce bizarre équipage.

—Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus d'autorité, ne veux-tu pas répondre à la question que je t'adresse? Qui es-tu? Que fais-tu? Réponds, et vite!

—Hélas! mon bon seigneur, répondit d'une voix étranglée le pauvre homme qui continuait à trembler et qui ne se relevait pas, je vous jure, par Moïse et par Aaron, que je ne fais pas de mal. J'ai trouvé cette pièce de terre inculte, qui semblait n'appartenir à personne, et j'y ai semé des navets qui ne sont pas très bien venus, tant la terre de ce champ est dure et ingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte, à grand'peine et à grand effort, mon doux seigneur, attendu que je suis bien malade!

—Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais avec un sentiment de défiance mêlé de commisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche, à la mi-nuit, pour s'en venir piocher la terre, au clair de la lune?

—Hélas! seigneur mon Dieu! s'écria douloureusement le laboureur nocturne: qu'est-ce qui nourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaille pas pour eux jusqu'à la mort?

—Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde pitié, et tu es pauvre? et tu es malade?

—Bien malade! bien pauvre! répliqua l'homme, qui n'avait pas même la force de se remettre sur pied. Oh! bien malade, mon vénérable seigneur! Aussi mieux vaudrait-il que je fusse déjà mort.

—Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie quérir le médecin et l'on se soigne, pour guérir, s'il plaît à Dieu. Or çà, mon brave homme, quel est donc le mal qui te tourmente?

—Je n'ose pas l'avouer, mon très vénéré seigneur! répondit en hésitant le misérable, qui recommençait à trembler de tous ses membres. Ah! je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays! ils me chasseraient à coups de fourche…. Je suis maudit du Dieu d'Israël et maudit de tous les dieux, puisque j'ai la lèpre.

—La lèpre! répéta Rabelais, la lèpre! C'est une grande maladie et difficile à traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n'importe lequel, celui des juifs ou celui des chrétiens, et Dieu vous guérira.

—A Dieu plaise, mon cher seigneur! murmura l'homme, qui était parvenu à se relever et qui ne songeait plus qu'à s'évader.

—Écoute-moi et fais ce que je t'ordonne, dit Rabelais: tu vas quitter ton travail et partir d'ici, sans tourner la tête, ni regarder derrière toi, en laissant là ta pioche et le panier où tu devais mettre les navets; demain, au jour levé, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Mais va-t'en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, après avoir prié Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu'il daigne te rendre la santé.

—Il y a cinq ans que je le prie, répliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n'a fait qu'empirer, ce qui témoigne manifestement que le Seigneur m'a maudit et ne veut pas me guérir.

—Ne blasphème pas, mon ami, lui dit Rabelais avec un geste impératif: aie foi en la bonté et la miséricorde de Dieu!

Le lépreux n'essaya pas de résister à l'ordre qu'on lui donnait d'une manière si solennelle, d'autant plus qu'en se relevant il avait contemplé avec effroi l'être extraordinaire qui était devant lui, et qu'il prenait pour un sorcier ou pour un spectre. Il obéit donc en silence et s'éloigna aussitôt. Rabelais exécuta immédiatement le projet qu'il avait conçu. Il ne pensait plus à la fatigue qu'il ressentait avant d'avoir rencontré sur son chemin le pauvre lépreux. Il se débarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collection d'insectes et de petits animaux nocturnes; il ôta sa robe et sa casaque de dessous, qui auraient gêné ses mouvements; puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et s'en servit d'une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longue et pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait fini de retourner le petit champ de navets, et la récolte qu'il en avait tirée formait un tas considérable, qu'il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il s'était mieux servi que le malheureux propriétaire de la culture. On n'avait pas lieu de craindre les voleurs dans un endroit aussi désert.

Rabelais, au moment de se r'habiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse en cuir, fermée par un ressort de cuivre, qu'il portait d'ordinaire sous ses vêtements; il la cacha parmi les navets, qui la couvrirent entièrement de leurs feuilles. Il n'avait pas songé à vérifier quelle pouvait être la somme d'argent contenue dans cette bourse, qu'il avait apportée vide au château de Meudon et qu'il en avait rapportée pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes, qu'il répandait à pleines mains, avaient déjà sans doute beaucoup diminué le petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait la distribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits, son chapeau et son butin de naturaliste; puis, après avoir remercié Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d'être utile à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas à gagner Meudon, lorsque les premières lueurs matinales commençaient à monter dans le ciel et à dorer l'horizon.

Il n'avait rencontré personne sur son chemin et il n'eut pas besoin d'expliquer les causes de sa présence dans la campagne à une heure aussi indue. Il était accablé de fatigue en rentrant au presbytère, où son sacristain l'avait attendu une partie de la nuit, avec l'inquiétude de ne pas le voir revenir. Rabelais n'eut garde d'éveiller ce fidèle serviteur, qui avait fini par s'endormir profondément, et dès qu'il se fut couché, sans l'éveiller, il s'endormit lui-même d'un sommeil plus profond, de telle sorte qu'il n'entendit pas sonner l'Angélus et qu'il dormait encore de bon coeur, quand le sacristain, qui s'inquiétait de ce sommeil prolongé, entra dans la chambre du curé.

—Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd'hui, s'écria Rabelais, qui s'était réveillé en sursaut: il me faut aller visiter un malade.

—Par Notre-Dame! monsieur le curé, répliqua le sacristain avec une douce et familière gaîté, l'heure de la messe est passée depuis longtemps.

—En vérité, je ne croyais pas qu'il fût si tard, dit Rabelais en se hâtant de se vêtir. Je me suis oublié, cette nuit, à chercher des simples et des insectes dans les bois, et j'ai fait belle chasse, je t'assure.

—Ah! monsieur le curé, reprit Guillot en soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutes ces mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes, dont vous remplissez notre saint presbytère? Il y a là, Dieu me pardonne, une chouette ou un hibou….

—Non, c'est une chauve-souris, interrompit d'un air placide le curé naturaliste: ce n'est pas moi qui l'ai tuée, car je ne me résigne pas volontiers à faire mourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un méchant oiseau de proie. J'ai là des grenouilles et des crapauds, qui doivent être encore vivants; j'ai aussi quantité de beaux insectes, que je compte fort conserver en leur donnant de quoi se nourrir, mais je crains bien que mes vers luisants soient éteints pour toujours. Ce sont comme de petites lanternes que la nature allume le soir dans les bois, je ne sais par quel mystère ni pour quel usage. Tout a sa raison d'être, tout a son objet et son but, dans les choses de la nature.

Le sacristain Guillot n'était plus là pour écouter les réflexions savantes et philosophiques de son curé; on avait frappé à la porte du presbytère, et il était allé ouvrir. Il revint, quelques instants après, annoncer au curé, qu'un enfant en guenilles, qui ne pouvait être qu'un mendiant, demandait instamment à le voir, et attendait, à la porte, la tête et les pieds nus, que M. le recteur daignât lui accorder quelques minutes d'audience.

—Un enfant! dit Rabelais, de bonne humeur: selon les paroles de l'Évangile, laissez toujours venir à moi les petits enfants.

—Ce petit bonhomme n'est pas de notre paroisse, reprit le sacristain en s'en allant, et je le regrette fort, car nous en ferions un joli enfant de choeur.

Rabelais avait passé dans son cabinet d'étude, pour recevoir cet enfant, que lui amenait le sacristain, et qui s'arrêta sur le seuil, tout étonné et troublé du spectacle étrange que présentait ce cabinet de naturaliste et de savant. La chambre était tapissée de vieux livres, de gros volumes reliés en parchemin, et surtout de toiles d'araignées; des poissons desséchés et vernis pendaient au plafond; sur la table de travail, des manuscrits et des livres ouverts les uns sur les autres, des papiers entassés ou épars, noircis d'encre; des plumes, des compas, des télescopes; dans un coin de cette chambre remplie de poussière, un atelier d'alchimiste, un fourneau avec des alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verre ou en cuivre de toutes formes; dans un autre coin, un bahut ou armoire en bois de chêne, surchargé de pots, de fioles, de bouteilles, de silènes ou boîtes en fayence et en plomb, contenant des onguents et des élixirs de pharmacie; enfin, çà et là, au milieu du cabinet, des animaux quadrupèdes empaillés, des amas d'herbes et de plantes médicinales, des mappemondes et des sphères astronomiques, des sièges et des escabeaux encombrés d'un pêle-mêle d'objets divers de toute espèce, applicables à différents usages de science et d'art.

Le curé, assis dans une grande chaire ou fauteuil en bois sculpté, accueillit par un sourire avenant et de bon augure l'enfant qui s'avançait timidement, les yeux baissés, derrière le sacristain. Cet enfant avait la figure la plus intelligente et la plus malicieuse. Rabelais reconnut aussitôt le petit démon, leste et hardi, qui, un soir précédent, lui avait enlevé des mains la corbeille de pain sortant du four banal de Meudon.

—C'est toi, lui dit le curé en éclatant de rire, c'est toi, n'est-ce pas, qui vins prendre, l'autre soir, le pain cuit que j'allais rendre à ta soeur? Je te reproche seulement d'avoir décampé trop vite, car je n'ai pas eu le temps de te donner quelque chose, pour t'empêcher de manger ton pain sec. Ne rougis pas, mon garçon, et ne sois pas en peine de t'excuser de ton escapade; il y avait faim chez tes pauvres père et mère, je m'en doute, et il te faut louer, au contraire, d'avoir avisé au plus pressé, en pareil cas; quant à moi, je pouvais attendre sans inconvénient, et j'ai donc attendu ton retour jusqu'à présent. Or çà, voyons ce qu'on peut faire pour venir en aide à ta famille.

L'enfant, qui avait écouté, sans répondre, cette allocution paternelle, n'y répondit pas davantage, quand elle fut terminée, mais il vint, tout ému, s'agenouiller aux pieds de Rabelais, avec un pieux respect, et lui tendit en silence l'escarcelle, que celui-ci avait laissée exprès, la nuit même, parmi les navets entassés dans le champ du lépreux.

—Va-t'en voir à la cuisine si le four chauffe, dit le curé, en congédiant son sacristain que la curiosité avait fait témoin de cette scène touchante. Dépêche, et mets la nappe, pour que nous allions savoir si le vin est tiré.

En même temps, il relevait doucement l'enfant, qui eût voulu rester à genoux devant lui, et il l'attirait avec bonté dans ses bras, sans avoir repris la bourse que cet enfant était venu lui rapporter dans une intention de probité délicate, qu'on devinait de prime abord.

—Monseigneur le curé, lui dit l'enfant les larmes aux yeux, ce matin, mon père a trouvé dans son champ cette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom est gravé dessus, et il m'a envoyé au plus tôt vous la remettre, pensant bien que quelqu'un vous l'avait volée.

—Non, mon cher enfant, répondit Rabelais avec émotion, cette escarcelle je vous la donne de bon coeur, avec le peu d'argent qu'elle renferme, en regrettant qu'elle n'en contienne pas davantage.

—Mon père m'a ordonné, continua l'enfant, de vous déclarer, sur sa foi, qu'il ne l'a pas ouverte et qu'il ignore ce qu'elle peut contenir. Il s'excuse très humblement de ne vous l'avoir rapportée lui-même, mais mon bien-aimé père est bien malade.

Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

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