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CHAPITRE II
ОглавлениеComment la révolution s'est opérée dans les idées et dans les mœurs.—Elle est le produit de l'accroissement des richesses et de l'accroissement des lumières.—Développement.
Le gouvernement féodal avait donné aux seigneurs le territoire, et avait imposé au peuple le travail.
Les seigneurs se rendirent redoutables aux rois. Les rois, toujours moins patiens que les peuples, opposèrent des communes aux seigneurs.
Les communes établies, les rois dépouillèrent les seigneurs des prérogatives qui faisaient ombrage au pouvoir monarchique.
La puissance seigneuriale ayant été affaiblie et par cela même adoucie, les communes s'évertuèrent. Par le travail et l'industrie, elles augmentèrent leurs capitaux. A côté de la propriété foncière s'éleva la propriété des capitaux mobiliers.
La valeur de ces capitaux surpassa bientôt celle des terres. S'accroissant chaque jour par l'industrie et le travail, comme l'industrie et le travail par les capitaux, bientôt ils refluèrent des villes dans les campagnes, des ateliers des arts et des entreprises du négoce, dans les exploitations rurales, et donnèrent un immense développement à la production territoriale. La seigneurie n'est point ouvrière: les seigneurs ravageaient quelquefois les terres; ils ne les cultivaient point. Le travail, l'industrie, les capitaux étant le patrimoine du bourgeois, du vilain, les bourgeois, les vilains acquirent des terres, en prirent à bail, à cens. Ils se chargèrent ainsi de la fructification d'une grande partie du territoire. Défrichemens, dessèchement, arrosemens, amendemens, grande culture, ils firent tout ce qui peut donner un plein essor à la force productive de la terre.
Ainsi la propriété mobilière se répandit partout, s'associa à tout; fit fleurir les arts, le négoce, la propriété foncière. Bientôt elle marcha de pair avec celle-ci; les biens-fonds s'échangèrent avec les fonds d'industrie, comme leurs produits s'échangeaient au marché. Les capitaux devinrent l'unité à laquelle se mesurèrent tous les genres de biens. Ce qu'on appela la valeur des terres fut désigné par le capital qui en était le prix en cas de vente. La rente ou l'intérêt des capitaux se balança dans tous les genres de placemens.
Alors, les bourgeois, premiers possesseurs des capitaux, comme les seigneurs avaient été les premiers possesseurs des terres, eurent en leur puissance la plus grande masse de la richesse nationale. Seuls propriétaires de tous les genres d'industrie, ils se placèrent aussi dans les rangs des propriétaires territoriaux. Alors les fortunes plébéiennes se classèrent comme celles des seigneurs, en petites fortunes, en fortunes médiocres, en grandes, en immenses fortunes. La richesse, l'opulence, le luxe, l'ostentation, les commodités de la vie devinrent communes à la roture et à la noblesse; hôtels, châteaux, ameublemens, voitures, chevaux, valets, vêtemens, tout ce qui annonce la richesse, devint une jouissance des simples particuliers comme des grands de l'État. Des seigneurs devinrent vassaux, sujets même de plébéiens enrichis. C'est ainsi que le travail, après avoir délivré de la servitude, donna même la domination et la seigneurie à la classe des prétendus serfs, sur une foule d'anciens seigneurs.
La découverte de l'Amérique et la navigation ajoutèrent un immense développement à la prospérité du tiers-état dans le seizième siècle.
Pendant que les fortunes plébéiennes se multipliaient, s'élevaient et commençaient à rivaliser avec les fortunes féodales, la puissance des seigneurs se détruisait, et leur fortune n'augmentait pas. Ils perdaient le droit de lever des troupes, le droit de juger leurs vassaux sans appel, le droit de n'être eux-mêmes jugés par personne. Attirés près du prince, ils devenaient courtisans et n'avaient plus de cour.
L'indolence nobiliaire succédant aux occupations féodales, le mépris du travail, des arts, de l'économie demeurant à la noblesse comme seules marques de grandeur, tandis que l'activité du commun état portait la fécondité dans toutes les entreprises rurales, manufacturières et commerciales, et que son économie accumulait de continuelles épargnes, il fallut que la grandeur seigneuriale s'abaissât à mesure que la roture s'élevait autour d'elle; et que leur condition s'approchât du niveau. Telle était à la fin du seizième siècle leur situation respective. C'était le résultat de l'accroissement des richesses.
Observons maintenant la marche des lumières depuis le onzième siècle.
Ce que la richesse donne de plus précieux aux hommes, c'est du temps, c'est du loisir. Si ce qu'on appelle la vie est le développement et l'exercice de nos facultés, l'homme que sort aisance exempte des soins journaliers de sa subsistance et de son bien-être physique a cent fois plus de temps à vivre que l'homme dénué de toute propriété.
Le développement des qualités intellectuelles fut très inégal entre les classes privilégiées et celles du commun état. Les opérations que le commerce et les arts exigent, sont déjà un exercice pour l'esprit; les voyages qu'ils supposent font passer sous les yeux une foule d'objets d'utile comparaison. Enfin la richesse étant le produit de l'industrie, la conserver, l'accroître, en faire un sage emploi, pourvoir à toutes les jouissances dont elle avait fait naître le besoin, inventer, perfectionner, produire, tout cela devint le partage de la partie industrieuse du tiers-état. Les seigneurs adonnés dans leur jeunesse aux exercices du corps, étrangers à toute société autre que celle des châteaux, jetés plus tard dans les sujétions de la cour, dans ses dissipations, ou dans les emportemens de la guerre, n'eurent jamais que des raisons de mépriser la culture de leur esprit et craignirent par-dessus tout de le charger de savoir. Le tiers-état fut donc le premier et presque seul appelé à l'instruction.
Après avoir atteint à la hauteur du patriciat par l'accroissement des fortunes, il le surpassa bientôt par le développement des esprits.
Le développement des esprits et l'accroissement des capitaux dans une partie du tiers-état, lui procurèrent une grande importance. Il fut seul capable de pourvoir à tous les besoins de la société; de lui faire connaître et goûter de nobles plaisirs. Seul il put serrer le lien social par les communications de l'esprit et par la force morale d'une opinion publique qui s'étendît à toutes les actions et à toutes les personnes.
Le culte, la justice, l'administration, l'instruction publique, la direction des affaires particulières et celle des intérêts domestiques, enfin les secours que demande la conservation individuelle, dans les maladies, dans les infirmités, aux âges extrêmes de la vie, en un mot tous les services publics et privés trouvèrent dans le commun état exclusivement des hommes propres à les remplir.
Créer et répandre des plaisirs nouveaux ne fut pas moins le mérite du commun état que celui de satisfaire à tous les besoins. Entre les jouissances dont les loisirs de la richesse rendent avide, il faut placer en première ligne les plaisirs de l'esprit et de l'imagination. Il n'en est pas de plus variés, de plus doux, de plus nobles, qui se renouvellent plus souvent, qui laissent moins de regrets, nui portent des fruits plus utiles, plus agréables. Les beaux-arts, la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, tous les genres de littérature et particulièrement le théâtre, charmèrent et captivèrent tous les esprits capables de quelque élévation et de quelque délicatesse: ce fut dans le tiers-état que se trouvèrent les hommes à qui la nation eut l'obligation de les connaître; ce furent des hommes du tiers-état qui acquirent les droits que donnaient les beaux-arts, à l'admiration et à la reconnaissance générales. L'imprimerie inventée dans le quinzième siècle[4] faisait partie du patrimoine du tiers-état: dans le seizième siècle, elle fit sortir de la poussière des vieilles archives, les trésors de la littérature ancienne, et elle publia les nouvelles œuvres qui devaient composer la littérature moderne. Aucun âge, aucun pays ne vit une littérature aussi complète, aussi brillante, aussi aimable, ajoutons aussi imposante et aussi forte que le fut en France celle du dix-septième siècle; aucun âge, aucun peuple, ne réunit les jouissances de l'esprit et de l'imagination au même degré, ne les vit répandues aussi généralement, mêlées au même point à toutes les communications sociales, mariées, comme chez nous, à toutes les conversations, à toutes les fêtes: aussi ne vit-on jamais autant de reconnaissance et d'admiration soumettre un si grand nombre d'hommes à l'empire des talens.
Les développemens de l'esprit, dans le dix-septième siècle, en amenèrent de nouveaux dans le siècle suivant. Au règne de la littérature succéda ou plutôt s'associa celui de la philosophie et des sciences. Dans le dix-huitième siècle, l'observation, le raisonnement, l'imagination, toutes les facultés de l'esprit se fortifièrent, se fécondèrent l'une par l'autre. Les sciences exactes, les sciences morales et politiques, l'art de parler et d'écrire, s'unirent, s'embrassèrent et s'étendirent par leur union. Les savans, les philosophes, les poètes, les grands écrivains formèrent une classe à part dans la société; le dix-huitième siècle vit tout-à-coup s'élever du sein du commun état, et à côté de l'ancienne noblesse de France, une noblesse nouvelle, qu'on pourrait appeler la noblesse du genre humain. Ceux qui la composaient se montrèrent aussi avec la dignité d'un antique patriciat, entés sur d'anciennes et d'illustres souches; ayant poux aïeux la longue suite des hommes de génie qui s'étaient succédé pendant des siècles dans un des nombreux domaines de l'esprit. Chacun d'eux s'était approprié ce que tous ses prédécesseurs y avaient successivement ajouté de leur savoir et de leur propre fonds; s'y était établi comme par droit de primogéniture, en produisant pour titres les œuvres de son propre génie, qui avait agrandi et devait agrandir encore le domaine dont il avait pris possession[5]. Ces hommes firent, si on peut le dire, une classe nouvelle de grands seigneurs, avec laquelle tous les autres, même des têtes couronnées, s'honorèrent d'entrer en relation[6]. Ainsi les savans illustres, les grands écrivains contribuèrent à l'élévation du tiers-état, non seulement par de continuelles effusions de lumières et de sentimens, mais encore par le rang qu'ils prirent dans la société, par le nouveau genre de distinction qu'ils imprimèrent aux hommes de cour qui entrèrent en communication avec eux, par l'appui qu'ils donnèrent contre la puissance arbitraire, aux conditions inférieures de la société.
Les lettres créèrent l'autorité de l'opinion publique, en recueillant, en conférant, en épurant les opinions particulières, en les éclairant de leurs propres clartés, en fortifiant, en autorisant par la force du raisonnement et la beauté des tours et de l'expression celles qui avaient pour elles l'assentiment le plus général.
L'opinion publique établie, elle marqua les personnes et les choses de son approbation, ou de son blâme et de son mépris. Par elles, les grands hommes furent célèbres, les hommes méprisables honteusement fameux. Elle dit: Je veux que la gloire soit, et elle fut; qu'elle rayonne, et elle rayonna. Je veux que l'infamie reçoive une évidente et éternelle flétrissure, et l'opprobre exista. Les âmes et les esprits vulgaires continuèrent à se perdre dans le néant.
Dès que la gloire eut jeté ses premiers rayons, les rois tombèrent dans la dépendance de l'opinion. Ils se trouvèrent entre les facilités que donne la gloire pour gouverner et les obstacles qu'oppose le mépris public à l'exercice du pouvoir. La gloire du prince partout présente, toujours agissante sur les esprits, le dispense de dureté dans le commandement, et lui assure l'obéissance sans contrainte. Dans le mépris au contraire, il n'obtient par la violence, moyen toujours critique, qu'une obéissance toujours menaçante.
A la renaissance de la poésie en France, nos rois s'empressèrent de provoquer, de solliciter, d'acheter ses hommages. Ce que Théocrite avait dit[7], ce qu'Horace avait répété[8] sur le pouvoir des poètes, Charles IX daigna le dire à Ronsard[9], et Louis XIV se plut à l'entendre redire par Boileau[10]. Nos princes, croyant la louange des poètes plus facile à obtenir que l'estime des peuples, se laissèrent aller à une déplorable méprise. Parce que dans les temps anciens, les chants poétiques avaient eu seuls le pouvoir de perpétuer la mémoire des héros, les princes en conclurent que c'était une propriété des vers de traduire en héros, jusqu'à la dernière postérité, des personnages indignes de ses regards. Ils se persuadèrent que la louange pompeuse et cadencée suffisait pour assurer une gloire immortelle à celui qui en était l'objet. L'opinion publique les eut bientôt détrompés. Ils apprirent d'elle que les éloges qu'elle désavoue ne peuvent servir qu'à ajouter le déshonneur du poète à l'indignité du héros. Les poètes eux-mêmes reconnurent les limites de leur pouvoir et la suprême autorité de l'opinion.
Boileau chanta Louis XIV dans sa gloire, et la voix publique répéta des chants qu'elle avait provoqués. La vieillesse du monarque ternit l'éclat de sa jeunesse et la gloire de sa maturité; alors la nation se tut, Boileau cessa d'écrire, et le monarque put apprendre par le silence du peuple et par celui du poète qu'il avait perdu tout ensemble le respect et l'affection des Français.
Dans les heureux commencemens du règne de Louis XV, la poésie et l'éloquence lui offrirent leurs tributs; mais la philosophie naissante pesa avec sévérité les droits du prince à la louange. Bientôt la critique fut mêlée à l'éloge. Plus tard, on se fit un honneur de la présenter nue; plus tard encore, la louange devint honteuse, et la censure devint l'habitude générale. La chaire, le barreau, le théâtre, les parlemens s'y livrèrent à peu près sans retenue. Partout où il y avait une souffrance, elle jetait les hauts cris: la presse portait les plaintes d'une extrémité de la France à l'autre, et rapportait aussitôt la promesse de la vengeance. Elle recueillait et registrait ces plaintes et ces promesses; elle rappelait aussi les griefs des temps les plus reculés, et par elle la voix des siècles passés semblait recommander leur injure au temps présent déjà trop disposé à venger la sienne.
Le gouvernement de Louis XV, à force d'impôts, avait fait réfléchir sur la propriété, sur les priviléges, sur la reproduction des richesses, sur les causes qui la contrariaient. A force d'emprunts et de banqueroutes, le pouvoir avait fait réfléchir sur la foi publique et sur les garanties que la foi publique demandait contre l'arbitraire. Alors l'esprit philosophique embrassa la cause nationale; elle devint l'occupation des écrivains; l'économie sociale, l'économie publique, en un mot, le publicisme, si l'on peut se servir de ce mot, tourna en passion générale. Le tiers-état avait commencé par se racheter de l'oppression; bientôt il était parvenu à se faire considérer par ses services; enfin par ses écrits il se fit craindre et respecter.
La royauté et le gouvernement s'étonnèrent en vain de voir la morale, la justice, l'humanité, aidées de l'éloquence, s'ingérer dans le domaine du pouvoir avec la prétention d'y tout régler. Il fallut se résoudre à les entendre.
La religion avait prêché dans tous les temps, mais en général et vaguement, contre la dureté des grands et des riches, et elle leur recommandait la charité. La morale publique fit mieux, elle attaqua de front, et en bataille rangée, les ennemis du pauvre, le fisc, les privilégiés; les saisit corps à corps, châtia leur insolence et leur avarice. L'éloquence aidait la morale et lui donnait un irrésistible ascendant. La morale, aidée de l'éloquence, ne se borna pas à protéger la pauvreté; elle la releva de son abaissement, elle fit valoir ses vertus, elle ennoblit ses souffrances en en montrant le principe dans l'existence des priviléges, elle intéressa à ses maux en en montrant l'étendue. Les vérités qui étaient confuses, elle les démêla; obscures, elle les éclaircit; celles qui étaient claires, elle les rendit évidentes, pathétiques, effrayantes. Chacun alors put défendre les intérêts du peuple; il devint facile autant qu'honorable aux talens du second ordre de se vouer à cette protection. Dans toute l'étendue de la France, chacun put se défendre soi-même. L'éloquence avait mis dans toutes les mains les armes que lui avait fournies la justice; elle les avait trempées et aiguisées pour en armer le malheur. Dans l'essor oratoire que prenait l'esprit national vers le milieu du dix-huitième siècle, dans l'émulation patriotique dont il était échauffé, toutes les abstractions de la politique et de la morale s'animèrent. D'un côté, la liberté, la propriété, l'égalité; de l'autre, l'arbitraire, l'oppression, le despotisme, la tyrannie. Tout fut personnifié, tout prit un corps, une attitude; tout fut armé, se mit en présence, en action. Une nouvelle mythologie, de nouvelles divinités s'élevèrent, les unes malfaisantes, les autres tutélaires. Le parti populaire reconnut un nouveau culte, une nouvelle religion, qui eut à la suite, comme les autres, son égarement, son fanatisme et ses fureurs.
Tel était l'état des esprits vers la fin du dix-huitième siècle, plusieurs années avant 89. L'enthousiasme national gagna jusque dans les premiers rangs de la cour: des grands s'honorèrent de le partager; d'autres jugèrent prudent de le feindre. L'égalité, la familiarité s'établirent dans les relations habituelles de société, entre la ville et une grande partie de la cour; entre les grands, les gens du monde, les magistrats, les publicistes. L'égalité passa des opinions dans les mœurs, dans les habitudes générales. Des grands faisaient leur cour à Paris plus assidûment qu'à Versailles. Ils venaient semer parmi les magistrats et les écrivains politiques, parmi les gens du monde et les femmes même, des griefs contre les ministres, contre les princes, contre la reine, et recueillaient des scandales, des épigrammes, des satires, des remontrances qu'ils allaient ensuite distribuer à Versailles. On peut dire qu'alors la révolution était faite dans les esprits et dans les mœurs. L'égalité était si bien établie dans les mœurs, et les jouissances d'amour-propre sont si vives pour les Français, que peut-être on eût encore souffert long-temps le poids des charges publiques, si leur aggravation n'eût fait ressortir les priviléges qui en exemptaient; et l'on se fût peut-être dissimulé l'exclusion d'une multitude d'emplois publics prononcée contre la roture, si l'indigence du trésor n'eût obligé la cour à convoquer des états-généraux où les inégalités allaient être marquées de nouveau avec une grande solennité. Il semblait avant cela que les classes élevées du tiers-état craignissent, en demandant l'égalité, de faire remarquer qu'elle n'existait pas pour elles.