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II
L’OREILLE GAUCHE DE BLANQUET

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Je n’étais pas né, vous le voyez, pour faire un homme extraordinaire, et je cultiverais encore, comme mon père et mon grand-père l’ont cultivé, notre champ de la Cigalière, sans un accident qui m’arriva lorsque j’avais deux ans.

C’était vers la fin mars; après avoir, comme toujours, passé ses mois d’hiver dans son moulin d’huile de la Grand’Place, au milieu des jarres et des sacs d’olives, mon père, fermant les portes une fois le beau temps venu, avait repris les travaux des champs.

Nous partions avec l’aube tous les matins; ma mère, à pied suivant l’usage, me faisait marcher et tirait la chèvre; mon père allait devant, au trot de Blanquet, jambe de-çà, jambe de-là, le bout de ses souliers traînant par terre, et, porté ainsi par ce petit âne gris, vous l’eussiez dit à cheval sur un gros lièvre.

Excellent Blanquet! comme je l’aimais avec ses belles oreilles touffues et son long poil blanchi en maint endroit par le soleil, les coups de bâton et la rosée. Outre mon père, qui était lourd, les couffins de sparterie et le bât, on le chargeait toujours de quelque chose encore, sac de semence ou tronc d’amandier, sans compter la pioche luisante mise en travers sur son cou pelé. Mais toute cette charge ne l’empêchait pas de filer gaiement, et son grelot tintant à chaque pas faisait un bruit plus joyeux que mélancolique.

Nous arrivions au champ; mon père et ma mère, suivant la saison, se mettaient aux oliviers ou à la vigne; on déchargeait l’âne, on attachait la chèvre quelque part, et, comme je n’étais pas encore bien solide sur mes pieds, j’avais mission de rester près d’elle à lui tenir compagnie, regardant les lézards courir sur le mur de pierre sèche et voler les sauterelles couleur de coquelicot.

Dans l’après-midi, au gros de la chaleur, nous cherchions un peu d’ombre pour manger un morceau et dormir une demi-heure. Par malheur, la campagne de mon pays est une campagne où l’ombre est rare; aussi nos paysans ne font-ils pas de façons avec le soleil.

Je les vois encore par bandes de trois ou de quatre, couchés en rond sous l’ombre grêle d’un amandier; le pain de froment s’est durci à la chaleur et le vin a eu le temps de tiédir dans le petit fiasque garni de paille tressée; la terre brûle la culotte; l’amandier, de ses feuilles maigres, filtre le soleil comme un crible et fait à peine ombre sur le sol. Cela, néanmoins, paraît excellent aux braves gens, et c’est sans malice, si vous passez, qu’ils vous invitent à vous reposer un instant près d’eux,—«au bon frais!»

Mon père, qui avait des idées sur tout, imagina un meilleur système. Au beau milieu du champ tout blanc de soleil, il apportait une grosse pierre, y attachait l’âne, puis, jetant sa veste à terre, il s’asseyait dessus, tirait le dîner du bissac, et nous voilà tous les trois en train de faire notre repas à l’ombre de l’âne, mon père à côté de la grosse pierre, près de la tête de Blanquet par conséquent, ma mère un peu plus bas, vers la queue, et moi tranquille sous l’oreille gauche; l’ombre de l’oreille droite, d’aussi loin qu’on s’en souvienne, ayant toujours été réservée au fiasque de vin.

Le repas fini, on dormait un peu, chacun à sa place. Tout petit que j’étais, il me fallait faire comme les autres. A l’ombre de l’oreille de Blanquet, dans la chaleur assoupissante, je fermais les yeux béatement, puis je les rouvrais, et, sans rien dire, comme effrayé du bruyant silence de midi, je regardais le ciel luisant et tout en satin bleu, le soleil sur la campagne déserte, mon père et ma mère qui dormaient, Blanquet immobile près de sa pierre, et la chèvre mordant les bourgeons gourmands, debout contre le tronc d’un amandier. Puis le sommeil me reprenait et je fermais les yeux de nouveau. Alors je n’entendais plus que le tapage enragé des cigales, le cri de l’herbe brûlée par le soleil, le chant isolé de l’ortolan, le roulement lointain de la Durance, et, de temps en temps, le grelot de Blanquet tourmenté par les mouches.

Ah! Blanquet, le seul vrai sage que j’aie rencontré de ma vie, quelle mouche philosophique t’avait donc piqué, le jour où, contre ton habitude, tu remuas si fort l’oreille,—cette adorable oreille gauche, gris d’argent par dehors comme la feuille d’olivier, et garnie en dedans de belles touffes de poils fauves,—l’oreille à l’ombre de laquelle je dormais! Qui sait? les ânes ainsi que les hommes ont parfois leur moment de paresse sublime et de poésie. Face à face avec l’ardent paysage, peut-être remâchais-tu, en même temps qu’une bouchée d’herbe, quelque savoureuse théorie, et confondant ton être avec l’être universel, te roulais-tu dans le panthéisme comme dans une bonne et fraîche litière. Peut-être aussi, Blanquet, rêvais-tu plus doucement! car si ton crâne dur et tout bossué sous l’épaisseur du poil était d’un philosophe, ta lèvre gourmande, ton œil profond et noir étaient d’un poëte ou d’un amoureux; peut-être songeais-tu aux vertes idylles de ta jeunesse tout embaumées des senteurs du foin nouveau, et à cette folle petite bourrique de mon oncle, qui, lorsqu’on la menait au mas, te répondait de loin par-dessus la rivière.

Mais que la cause de ta distraction ait été la philosophie ou l’amour, je t’en prie, ô Blanquet! ne garde aucun remords au fond de ton âme d’âne. Comment t’en voudrais-je d’avoir une fois par hasard remué l’oreille, moi qui, dans le courant de ma vie, remuai l’oreille si souvent! Est-on d’ailleurs jamais sûr que ceci soit bonheur et cela malheur en ce monde? J’avoue pour mon compte qu’après y avoir réfléchi vingt-cinq ans, j’en suis encore à me demander si le brûlant rayon de soleil qui, par ton fait, m’est entré dans le cerveau, il faut le bénir ou m’en plaindre.

Donc, ce jour-là, Blanquet remua l’oreille, il la remua même si fort, qu’au lieu de dormir à son ombre, je dormis à côté une demi-heure durant, ma tête nue au grand soleil. Que vous dirai-je? je n’y voyais plus quand je m’éveillai; je trébuchais sur mes jambes comme une grive ivre de raisin, et il me semblait entendre chanter dans ma tête des millions, des milliards de cigales.—«Ah! mon pauvre enfant! il est perdu...» s’écriait ma mère.

Je n’en mourus pas cependant. A la ferme voisine, une vieille femme, avec des prières et un verre d’eau froide, me tira le rayon du cerveau. Vous connaissez le sortilége. Mais si bonne sorcière qu’elle fût, il paraît que le rayon ne sortit pas tout entier et qu’un morceau m’en resta dans la tête. Le pauvre Jean-des-Figues ne se guérit jamais bien de cette aventure; il en garda la raison un peu troublée et le cerveau plus chaud qu’il n’aurait fallu; et quand plus tard, déjà grand, je passais des heures entières à regarder l’eau couler ou à poursuivre des papillons bleus dans les roches:—«Il y a du soleil là-dedans,» disaient les paysans, «il restera ainsi!» Alors, d’entendre cela, ma mère pleurait, et mon père, se détournant bien vite, feignait de hausser les épaules.

La gueuse parfumée: Récits provençaux

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