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II

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Table des matières

HISTOIRE ABRÉGÉE D'UNE LONGUE HAINE

Pour comprendre quels sentiments une pareille découverte soulevait chez Jeanne de La Node, il est nécessaire de préciser une situation de fait, déjà indiquée, et une situation de cœur plus essentielle encore. Certains actes sont par eux-mêmes si graves qu'ils semblent toucher la limite de notre culpabilité. Ils peuvent s'aggraver cependant encore, par la malice des sentiments qui nous y ont poussés. On l'a deviné à travers les lignes du début de ce récit: à la date où cette histoire commence, Mme de La Node avait une liaison avec Norbert de Chaligny, le mari de Valentine. Cette liaison durait depuis plus d'une année. Si l'on pense que les deux cousines n'étaient pas seulement apparentées par le sang,—étant les filles des deux frères,—mais qu'elles ne s'étaient jamais quittées; qu'elles avaient grandi ensemble, débuté dans le monde ensemble, et que cette intimité s'était accompagnée, qu'elle continuait de s'accompagner de ces chatteries de langage et de manières, la grâce caressante des amitiés féminines,—peut-être jugera-t-on que cette perfidie dépassait de beaucoup la mesure de ces coquets délits mondains, qui se commettent quotidiennement sous le nom jadis si grave, aujourd'hui très insignifiant, d'adultère. Le vrai crime de cette aventure n'était pourtant pas là, dans une trahison que la faiblesse d'un cœur surpris, un mariage mal assorti,—Jeanne était séparée de son mari depuis trois ans,—un amour partagé, pouvaient expliquer. Le motif véritable de la faute était pire que cette faute. Il tenait tout entier dans la plus mesquine, dans la plus dissimulée des passions, mais c'est la plus violente dont les natures sèches soient capables: Mme de La Node n'aimait pas Chaligny, elle haïssait Valentine, et depuis leur lointaine enfance, pour des raisons si profondes, si mêlées aux arrière-replis de sa personnalité, qu'elle les avait ignorés d'abord elle-même. Elle n'en était pas très consciente encore aujourd'hui. On ne s'avoue pas aisément que l'on envie quelqu'un,—le mot hideux de cette énigme morale est prononcé,—car c'est s'avouer à la fois une infériorité par rapport à celui que l'on envie, et la présence en soi d'un sentiment avilissant. Mais quelque déguisement que prennent nos bas instincts, leur vilenie n'en subsiste pas moins sous les formes hypocrites dont nous les habillons à notre propre regard, et c'était bien l'insupportable crispation de tout l'être devant la félicité d'un autre être que Jeanne avait commencé d'éprouver auprès de Valentine, dès l'enfance, quand elles étaient deux petites filles qui couraient dans les allées du parc, leur natte dans le dos. Cette même crispation, elle l'éprouvait à trente ans, maintenant que leur vie à toutes deux était faite,—«si injustement!» pensait Mme de La Node. De la destinée de sa cousine, Jeanne ne voyait que les réussites, de la sienne propre que ses échecs. En pensant et sentant ainsi, elle se trompait. Mais l'envie ne se trompe-t-elle pas toujours quand elle imagine la joie d'autrui? C'est là son premier châtiment: elle l'exagère, et en souffre davantage. Elle se trompe aussi le plus souvent quand, ensuite, elle essaie d'organiser le malheur qui doit la venger. Neuf fois sur dix, ses efforts, faussés par la haine, atteignent précisément le résultat contraire. La mise en lumière de ces deux lois, assez consolantes dans leur pessimisme, servira de moralité à cette analyse d'une crise aiguë traversée par un ménage parisien dans la première année du vingtième siècle.

Comme tant de nos mauvais sentiments, cette envie de Jeanne pour sa cousine s'était insinuée dans son cœur sous ces apparences de délicates susceptibilités, qui nous permettent de mal agir en nous en excusant. Les pères des deux cousines étaient frères, je l'ai dit plus haut; ils s'appelaient,—d'après la funeste coutume française qui détruit la noblesse en multipliant les titres de courtoisie, au lieu que toute la maison devrait être titrée dans un seul membre, son représentant,—l'un le comte, l'autre le vicomte de Nerestaing. Valentine était la fille de l'aîné. Celui-ci avait hérité le magnifique donjon familial qui porte leur nom et qui partage, avec ceux de Rambures et de La Tour-Enguerrand, l'honneur d'être en Picardie la plus intacte des forteresses construites contre l'invasion anglaise. Nerestaing date de 1338, de l'armistice même que le pape Benoît XII imposa au roi Édouard III. Les partages, en attribuant cette merveille d'architecture médiévale au chef du nom et des armes, avaient relégué le cadet dans une gentilhommière avoisinante, échue aux Nerestaing par la libéralité d'un allié: les Saulaies. Jeanne y était née. Ses plus lointains souvenirs d'enfance lui montraient le pauvre castel—un ancien pavillon de chasse—où elle grandissait, et, par contraste, la seigneuriale demeure où habitait sa cousine. Ses impressions rétrospectives se précisaient. Elle se revoyait, toute petite encore, allant chercher Valentine, dont la mère venait de mourir, pour l'emmener passer quelques semaines dans ces modestes Saulaies. Son oncle allait voyager, afin de distraire son désespoir. Il avait perdu sa femme d'une façon presque foudroyante, en pleine fleur de jeunesse et de santé. C'est là, dans le séjour de l'orpheline auprès d'elle, que Jeanne avait commencé de souffrir. Elle avait toujours eu quelques-uns de ces incorrigibles défauts qui tiennent à la réaction la plus involontaire de notre système nerveux. Elle les gardait encore à trente ans, sous sa roideur jouée. Elle était impulsive et facilement désordonnée, inégale et capricieuse, remettant sans cesse au lendemain la besogne de la veille, perdeuse et gâcheuse; enfin une de ces machines nerveuses mal ajustées où les médecins modernes voient volontiers un type fruste de demi-hystérie. Sa mère, qui ne connaissait pas cette commodité des excuses physiologiques, lui avait toujours reproché ces fâcheuses dispositions. La présence de Valentine sous leur toit multiplia ces réprimandes, à cause de la comparaison. Celle qui allait devenir la gentille châtelaine du glorieux Nerestaing était en effet l'enfant la plus régulière, la plus réservée, la plus mesurée, une petite dame déjà; et sa tante, gagnée par son charme, se prit à la vanter à sa propre fille, avec une imprudente partialité, en même temps que, par une pitié naturelle, mais non moins imprudente, elle prodiguait à l'enfant sans mère les plus indulgentes gâteries. L'irrésistible et secret instinct d'antipathie presque animale qui avait rendu insupportables à Jeanne ces éloges et cette tendresse se justifiait trop, chez la fillette de treize ans, par la jalousie de l'affection maternelle. Cette aversion avait été si vive qu'un jour il lui était arrivé, seule dans la chambre de Valentine, de tacher d'encre les cahiers rangés sur la table, de déchirer les effets pendus dans l'armoire, de jeter par terre et de piétiner le portrait de sa cousine, follement, furieusement. Après dix-sept ans révolus, elle se rappelait quelle honte avait brûlé ses joues et son cœur quand Mme de Nerestaing l'avait surprise à cette honteuse occupation de vengeance. Et ç'avait été sa cousine qui avait demandé pardon pour elle et obtenu sa grâce. Ce méfait avait eu du moins cet avantage: Valentine partait presque aussitôt pour aller chez une autre de leurs parentes. La mère avait compris.

Par une anomalie, étrange au premier regard et qui apparaîtra comme bien logique à la réflexion, cette jalousie conçue pour Valentine fut la cause que, pendant leurs années de jeunesse, Jeanne se rapprocha d'elle plus étroitement. Envier quelqu'un, c'est y penser. C'est sentir par lui. C'est par un de ces détours déconcertants, si familiers à notre nature émotive, éprouver à la fois l'attrait et l'aversion de sa présence. L'envie n'est pas d'abord, elle n'est jamais la haine pure. C'est plus ou c'est moins, puisqu'il s'y mélange forcément une admiration, douloureuse, involontaire, révoltée, mais une admiration tout de même, par suite une façon d'amour. Ainsi s'expliquent, dans l'existence des artistes, par exemple, où cette passion compliquée a son domaine propre, ces alternatives d'engouement et de diffamation entre rivaux, aussi sincères que contradictoires. De leur treizième à leur dix-huitième année, Jeanne fut persuadée qu'elle n'avait pas de meilleure amie que Valentine. C'était vrai, en ce sens qu'aucune de ses compagnes de cette époque ne lui donna des impressions aussi fortes. Soit qu'elle subît la fascination des jolies qualités de sa cousine, soit qu'elle se rebellât contre elles, intérieurement, avec une amertume irritée, cette cousine lui fut toujours, intimement, intensément vivante, à chaque heure, à chaque minute. Quand elles entrèrent toutes deux dans le monde, l'attrait l'emporta, pour un temps assez long, dans cette sensibilité mal équilibrée, par cette raison que Jeanne eut alors, pour la première fois, plus de succès que Valentine. Celle-ci, qui n'avait pas cessé de primer tant que les jeunes filles se mouvaient dans un cercle étroit, par le sérieux vrai, la délicatesse simple, l'harmonie, la suavité de tout son être, passa soudain au second plan lorsqu'elles commencèrent de figurer sur un autre théâtre. Il y avait dans Valentine un goût du silence, de l'effacement, et dans Jeanne un instinct de séduire, un appétit de briller, qui devaient faire de l'une la plus méconnue des comparses, dans une première visite, un premier dîner, un premier bal, et attirer sur l'autre cette attention superficielle, mais grisante, dont tant de coquettes naïves sont trop aisément les victimes, dans cette époque de transition où la femme s'éveille au désir de plaire. Le résultat fut que Jeanne se maria, dès cette année de leur commun début,—et la première. L'avidité de ce triomphe, le plus flatteur entre jeunes filles, ne fut pas étrangère à la facilité avec laquelle elle répondit «oui» à la demande du baron de La Node. Il faut ajouter que ce mariage représentait tout l'idéal que des parents un peu grisés, eux aussi, du succès de leur fille, pussent désirer chez un fiancé, en cet an de grâce 1890: une tournure élégante, un beau nom, de la fortune, et ce prestige qu'exercent, malgré tout, même sur des gens de la meilleure compagnie, quand ils ont beaucoup vécu en province, les «personnalités parisiennes». Jules de La Node faisait courir. Il était du Jockey. Il figurait au premier rang de cette coterie qui mène la mode à Deauville l'été, dans les chasses de Seine-et-Marne ou de Seine-et-Oise en automne, à Pau ou sur la Rivière en hiver, et au printemps à Paris,—ce Paris, qui va de la place Vendôme à Longchamp. Jeanne s'était vue, par avance, menant cette vie de fêtes perpétuelles, qui est réellement, pour leur malheur, le plus souvent, celle des jeunes femmes lancées dans le même tourbillon. Son orgueil de réussite, lors de ses fiançailles, était si profond, si complet, qu'il acheva de fermer la vieille blessure d'envie. Ces cicatrices-là sont, hélas! toujours si près de se rouvrir! Jamais auparavant, jamais depuis, elle n'avait autant aimé sa cousine. Elle était sur le point de la plaindre, en comparant le brillant avenir qu'elle se forgeait par avance, au sort encore incertain de l'effacée Valentine. Plus tard elle devait en vouloir à l'autre de cette pitié, comme d'une duperie.

Il n'est que juste de le reconnaître à sa décharge, et pour expliquer, sinon excuser les âcretés de ses désillusions: si un tel mariage, malgré ses apparences séduisantes, avait beaucoup de chances de n'être pas très heureux, il en avait beaucoup de n'être pas très malheureux. Il s'en conclut tant de pareils, qui sont du moins tolérables. Or celui-là fut très malheureux. Jeanne n'eut qu'un enfant, un fils qui naquit dans des conditions difficiles. Il fallut le sacrifier pour la sauver. La maternité lui était refusée pour l'avenir. Son mari, qui essayait, comme tant de ses camarades, d'élargir la marge de son budget en déplaçant et replaçant sans cesse les quelque douze cent mille francs qui constituaient leur fortune liquide, se trouva pris, coup sur coup, dans plusieurs spéculations désastreuses. Il joua pour réparer ses pertes, et perdit davantage. Il dut demander des signatures à sa femme. Celle-ci les donna d'abord; puis, conseillée par ses parents, elle refusa de renouveler des sacrifices où son indépendance aurait sombré. Ces questions d'argent devinrent, pour ce ménage sans enfants, auquel une quotidienne dissipation interdisait toute vie morale, le principe de discussions bientôt violentes et qui dégénérèrent en disputes. De scènes en scènes, la séparation s'imposa. Elle fut prononcée avant la fin de la septième année de ce beau mariage et «si sympathique», comme avait dit le compte rendu des journaux spéciaux, lors de la célébration. Il y avait presque quatre ans de cela, et Jeanne s'attendait sans cesse que son mari demandât une dissolution plus complète du lien conjugal, pour se rendre libre entièrement, et réparer, par une nouvelle union, sa fortune plus d'aux trois quarts détruite. Elle s'y attendait, et quoique les idées religieuses qu'elle prétendait professer lui fissent une obligation de résister à un tel projet, elle le désirait. L'article 310 du Code civil qui permet à l'un des deux époux de faire transformer un jugement de séparation de corps en jugement de divorce, après un certain délai, faisait l'objet de ses continuelles méditations; car à elle aussi, cet article ouvrait la porte à un second mariage, qui eût contredit ses attitudes, que sa famille eût blâmé, que la société eût mal accepté. Tout ne valait-il pas mieux que cette précaire existence, à un second étage de la rue Barbet-de-Jouy, où elle était venue se réfugier, avec trente-deux pauvres mille livres de rentes,—ce qu'elle dépensait pour sa toilette, dans les débuts de sa vie de femme,—et à deux pas du somptueux hôtel qu'occupait sa cousine, devenue la marquise de Chaligny?

C'était là, en effet, pour Jeanne, la lame brisée dans la blessure, la pointe enfoncée dans le plus intime de son amour-propre, presque de sa chair: à chacun des désastres de sa vie avait correspondu une chance heureuse dans l'existence de Valentine. Au moment même où Mme de La Node accouchait, dans les tortures, de ce fils aussitôt perdu, Valentine se fiançait inespérément avec Chaligny, et, tout de suite, elle venait habiter dans ce véritable palais de la rue de Varenne, digne pendant de l'historique Nerestaing, dont elle était maintenant propriétaire. Un an après, elle y donnait naissance à une fille; puis, une année plus tard, à un garçon, qui vivaient, eux, qui grandissaient, eux, et dont la grâce eût fait la fierté de tout foyer. Et voici que, coup sur coup, des héritages inattendus apportaient à l'heureuse mère une opulence qui dépassait les plus exigeantes ambitions formées pour ses enfants. Aussi oisif que La Node, lancé comme celui-ci dans les hautes et mouvantes régions du sport et de la mode, Chaligny s'était trouvé aussi bon administrateur de ses revenus que l'autre avait été gaspilleur des siens. Il possédait cette entente avisée de ses intérêts qui s'associe moins rarement qu'on ne le croit à ces existences de luxe et de prodigalités. Tous les gens riches ne se ruinent pas, et une fortune qui se conserve veut un talent, comme une fortune qui s'acquiert. Elle suppose ce don de bien calculer, qualité dont la présence ou l'absence n'a rien à voir ni avec notre intelligence, ni même avec nos mœurs. La preuve en est que le sens de la conservation de l'argent acquis se rencontre dans le demi-monde le plus corrompu et le plus ignare, aussi bien que dans la plus correcte bourgeoisie et la plus cultivée. Chaligny ne jouait pas sur un cheval qu'il ne gagnât; il ne donnait pas à son agent de change un ordre d'achat que la valeur ne montât; et il était médiocre cavalier, médiocre boursier. Il se connaissait peu en objets d'art, et il ne se trompait guère sur un bibelot. Et ainsi du reste. Bref, à mesure que le ménage des La Node allait se désagrégeant, celui des Chaligny allait se fortifiant, se développant, s'épanouissant, au moins dans ces manifestations extérieures qui font dire au public: «Ce sont des gens heureux!...» Comment l'ancienne envie n'aurait-elle pas reparu, plus forte elle aussi, plus développée, plus épanouie dans le cœur de la cousine, séparée, ruinée, vaguement déclassée déjà, et qui pouvait se prononcer chaque jour, en passant, dans son coupé de remise loué au mois, avec marchandage, devant la porte de l'hôtel princier de la rue de Varenne, le: «Pourquoi elle, et non pas moi?» murmuré jadis toute petite, à la vue des quatre massives tours à mâchicoulis du donjon de Nerestaing?

Dangereuses paroles, mais elles seraient demeurées sans doute inefficaces comme tant d'autres soupirs de jalousie jetés à chaque minute dans ce Paris de luxe et d'ostentation, par tant de vanités humiliées, que supplicie la vision de l'opulence étalée d'autrui! Le malheur voulut que Valentine, ou bien ne devinât pas ces sentiments chez sa compagne d'enfance, ou bien qu'elle éprouvât, les devinant, un magnanime besoin de les guérir à force de bonté. C'est la pire faute que l'envié puisse commettre à l'égard de l'envieux. Certains procédés très généreux, par la supériorité morale qu'ils démontrent, exacerbent encore la funeste passion. Dans le cas présent, ils avaient cet autre danger qu'ils consistaient surtout, de la part de la parente comblée, à sans cesse associer la parente moins fortunée aux facilités de sa vie. Déjeuners, dîners, courses en ville, loges de théâtre, séjours à la campagne,—tout était prétexte à Valentine pour épargner à Jeanne une petite dépense, pour lui procurer un petit plaisir. Elle ne réfléchissait pas qu'avoir toujours Mme de La Node auprès d'elle, c'était la mettre toujours auprès de son mari. Rien de plus propice aux séductions que ces intimités entre un homme jeune et une jeune femme qu'un demi-cousinage rend naturellement familiers; qui s'appellent par leur petit nom, sortent en tête-à-tête à la campagne, sans que nul s'en étonne; s'écrivent quand ils sont séparés; s'habituent enfin aux menues privautés de l'amour dans une amitié, bien vite troublée, si l'un des deux y apporte des pensées qui ne soient pas d'une droiture et d'une simplicité absolues. La tentation était trop forte pour Jeanne de prendre une revanche, après tant de secrètes humiliations, en dérobant à Valentine une part du cœur de Chaligny. Telle fut la première ambition d'un instinct de vengeance féminine, déjà très perfide dans sa relative innocence. Ces désirs d'une influence sentimentale ne vont guère sans un rien de coquetterie physique, et ce manège a pour inévitable effet d'éveiller chez celui qui en est l'objet l'émoi ingouvernable des sens. Une fois sur cette route, la coquette et son complice ne peuvent plus répondre d'eux-mêmes. L'obscur et redoutable animalisme qui gouverne, en dépit de nos orgueils et de nos complications, les rapports de l'homme et de la femme, se déchaîne dans sa brutalité foncière. L'on a voulu préoccuper le mari d'une rivale, l'intéresser, le troubler,—et l'on se réveille, comme il était arrivé à Jeanne de La Node, la maîtresse de celui avec qui l'on prétendait seulement jouer,—et pas davantage.

Il y avait plus d'un an que cette coupable liaison s'était nouée, et, au lieu de rencontrer, dans ce triomphe sur sa cousine bafouée et trahie, un apaisement à ses haines, la traîtresse les y avait envenimées. Par une contradiction qui démontre bien le caractère bâtard de l'envie, l'absolue confiance de Valentine, qui aurait dû flatter la rancune de Jeanne, l'avait aussitôt exaspérée. Ce rôle de dupe, pris comme il était par Mme de Chaligny, s'ennoblissait de trop de délicatesse, de trop de pureté. Cette régulière, cette harmonieuse, avait une manière de ne pas voir le mal qui ne permettait pas la moquerie. Elle ne le soupçonnait même point, parce qu'elle ne l'avait jamais ni fait, ni même pensé. Le monde, qui commençait à s'apercevoir de l'intrigue engagée entre Chaligny et Jeanne, ne croyait pas sans réserves à l'aveuglement de la marquise. «Elle ne veut rien voir,—à cause des enfants...», disait-on. Mme de La Node, elle, savait combien il lui avait été aisé d'abuser une femme qui se serait mésestimée de supposer sa compagne d'enfance capable d'une infamie. Elle savait aussi ou, mieux, elle sentait que cette situation, ridicule pour toute autre, d'une épouse trompée dans sa famille la plus proche, presque sous ses yeux, ne provoquait dans leur société aucune épigramme contre Valentine. Les méchantes langues mélangeaient, malgré elles, à leur ironie sur une telle naïveté, l'expression irrésistible d'une estime forcée. Les plus cruels disaient: «Chaligny a bien raison, sa pauvre femme est si ennuyeuse!...» ou encore: «C'est entendu, cette petite Chaligny est vertueuse, elle est jolie, elle est douce, elle est parfaite. Et elle n'a pas su retenir son mari? C'est sa faute, tant pis pour elle...» Ces propos et d'autres pareils, où l'on reconnaîtra l'humeur du monde contre une perfection qui déconcerte son pessimisme facile, marquaient le terme extrême de la malveillance. Ils n'empêchaient pas que la marquise n'eût autour d'elle une atmosphère d'un respect de plus en plus déférent et que son heureuse rivale ne perçût à toutes sortes de petits signes un commencement de déconsidération. Une jeune femme, dont on sait qu'elle a un amant, est aussitôt traitée par les autres femmes avec une curiosité, et par les hommes avec une attention, également insultantes. Elle devine, dans les regards de celles-là, l'intérêt, jaloux et méprisant à la fois, qui les attache aux aventures clandestines, et, dans les regards de ceux-ci, le secret espoir d'une galanterie possible. Contre cette condamnation de sa faute par la lucidité polie des salons, la femme qui aime n'a qu'un refuge: le bonheur qu'elle donne. Il n'avait pas fallu un long temps à Jeanne pour constater que Chaligny n'était pas heureux par elle et pour deviner que l'obstacle à ce bonheur venait des sentiments gardés par cet homme,—à qui? A l'épouse même qu'il trahissait. Beaucoup de maris infidèles sont ainsi: leur ménage ne satisfait plus cet appétit de passion et de changement qui reste à tant d'hommes de leur jeunesse plus libre. La familiarité quotidienne a engourdi, comme émoussé l'amour. Il arrive même, c'est encore un cas fréquent, que l'existence côte à côte, au lieu d'accroître la fusion des cœurs, l'a diminuée, et que, pour se voir tous les jours, les époux ne se voient plus. Que la femme soit trop pudique, trop réservée, l'homme gauche et susceptible, comme étaient Valentine et Norbert de Chaligny, des silences dans l'intimité s'établissent, à une profondeur étonnante qui explique seule tant d'inexplicables malentendus. Mais si ces impressions de monotonie et de froideur laissent celui qui les éprouve au foyer conjugal, à la merci des pires caprices des sens et même du cœur, ce foyer qu'il déserte n'en est pas moins le coin sacré auquel il tient par ses plus fortes fibres. Il trompe sa femme, et elle reste celle qui porte son nom, la mère de ses enfants, la compagne à laquelle il réserve dans sa pensée une place unique. Il lui ment et il la respecte. Il l'outrage en secret, et ses égarements ne l'empêchent pas de mettre à part, très à part de ses maîtresses d'un instant, l'associée de ses heures vraies et sérieuses. Voilà les sentiments auxquels Jeanne de La Node n'avait cessé de se heurter dans le cœur de son amant durant ces douze mois de leur liaison, avec quelle irritation constante, on le devine, avec quel empoisonnement de la vieille blessure! Se permettait-elle de formuler la moindre observation critique qui pût toucher à Valentine, même de loin? Une ombre passait sur le visage de Chaligny, où elle discernait trop nettement une sévérité à son égard. Faisait-elle une allusion à la possibilité que leur intrigue fût découverte par leur dupe? L'angoisse des yeux de son complice lui disait le prix qu'il attachait à l'estime de sa femme. Quand elle avait saisi un signe de cette persistante affection de Norbert pour celle qu'elle haïssait maintenant d'une haine accrue de remords, Jeanne redoublait de coquetterie vis-à-vis de lui. Elle essayait de prendre davantage cet homme, et elle était contrainte de s'adresser en lui aux plus obscures faiblesses de son être. Elle tentait de se l'attacher par la sensualité. Dans ce brutal domaine elle était la plus forte, et cette évidence, en la rabaissant à ses propres yeux, excitait davantage son envie.

Mesure-t-on, maintenant, le retentissement que devait avoir dans cette âme, toute rongée, toute minée par des réflexions de cet ordre, cette soudaine découverte: Mme de Chaligny n'était pas ce qu'elle paraissait? Elle avait un secret dans sa vie? Cette irréprochable épouse, que son mari se pardonnait à peine de tromper, courait Paris en fiacre, tandis que ce mari la croyait gardée par ses gens? Elle s'échappait vers des rendez-vous clandestins, en laissant sa voiture à la porte d'une maison à plusieurs entrées—comme Jeanne faisait elle-même, quand elle allait retrouver Chaligny? Cette hermine de vertu dont l'éloge l'avait tant humiliée, toute petite fille, et l'humiliait plus cruellement aujourd'hui, n'était qu'une hypocrite et qu'une comédienne?... Était-ce possible?

L'eau profonde; Les pas dans les pas

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