Читать книгу La dame qui a perdu son peintre - Paul Bourget - Страница 3

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Table des matières

Le petit roman qui donne son nom à ce volume et que complètent quelques nouvelles d'un ton un peu différent, est l'histoire d'un faux tableau. Il met en scène quelques représentants de ce monde des amateurs, des marchands et des critiques d'art qui va se développant avec la manie du bibelot et de la collection, si particulière à notre âge. Le dilettantisme et le sens du bon placement, le goût du joli décor et de la vente fructueuse y trouvent également leur compte. Le hasard a voulu qu'un épisode retentissant, celui de l'achat par le musée de Berlin d'un buste attribué à Léonard et fortement contesté, offrît une curieuse analogie avec l'histoire de la Dame qui a perdu son peintre. L'auteur tient à faire observer que l'épisode en question date de ces tout derniers mois et que son œuvre a été composée, voici plusieurs années. Elle a même été publiée, à l'époque, en 1907, dans une revue française et sous une première forme. Les ressemblances qui peuvent se rencontrer entre sa fiction et la réalité sont donc purement fortuites. Pareille aventure lui était arrivée pour le Disciple et pour l'Étape. C'est la preuve qu'en s'efforçant d'étudier la vie contemporaine avec soin et dans ses causes, on a la chance de deviner les effets que produiront ces causes. Ce contrôle de l'imagination par la réalité est quelquefois tragique. Ce fut le cas pour le Disciple. Dans la circonstance actuelle il n'est que plaisant, et l'auteur ne le signale que par scrupule et pour affirmer une fois de plus son horreur de la littérature à clef, même inoffensive.

P. B.

7 avril 1910.

LA DAME

QUI A PERDU SON PEINTRE

A Madame la Comtesse Serristori.

2

Le manuscrit que l'on va lire me fut confié par la personne à laquelle il avait été adressé: «Vous en ferez ce que vous voudrez,» m'avait-elle dit, «je vous demande seulement votre parole que vous ne chercherez jamais à savoir le nom de l'auteur.» Mme ****—j'allais la nommer elle-même!—avait dans ses yeux bleus et autour de ses lèvres sinueuses une si défiante malice, à ce moment-là, que je manquai aussitôt à ma promesse. Je me dis, moi, mentalement: «L'auteur? Mais c'est elle!...» Et puis, à la lecture, il m'a semblé que ce gentil cerveau de femme à la mode était un peu bien léger pour avoir enregistré tant de détails techniques sur l'authenticité des œuvres d'art, la critique moderne, Morelli, Vasari, Léonard, les princes de la maison d'Este, la noblesse Italienne d'aujourd'hui... Que sais-je? Ces pages, d'autre part, sont étrangement teintées de marivaudage et de sentimentalisme pour un peintre. Ces Messieurs, d'ordinaire, pensent plus dru et plus net. Je laisse au lecteur, qui n'a pas engagé sa parole à la plus coquette des paroissiennes de Sainte-Clotilde, le soin de décider si la main qui traça les lignes du vrai manuscrit,—celui qui m'a été remis avait été brutalement recopié à la machine,—si cette main donc appartenait à une jolie et fine Parisienne de vingt-six ans ou à un portraitiste célèbre, quinquagénaire de par son extrait de naissance, et, comme on verra, resté trop jeune de cœur et de fantaisie. Ils ne sont pas très nombreux, les artistes qui répondent à ce signalement. J'ai été loyal et n'ai pas posé, aux deux ou trois que je connais, les questions qui m'eussent éclairé. Telle quelle, l'histoire m'avait amusé, peut-être à cause de ce doute sur la réelle identité du narrateur, qui a pris pour masque un pseudonyme balzacien, Monfrey. Le lecteur en sait autant que moi, maintenant, sur l'origine de ce récit, que j'ai pris le parti de donner tel quel, en corrigeant deux ou trois erreurs de dates, quelques inexactitudes d'orthographe italienne, et en lui donnant un titre. Ces petites erreurs m'avaient semblé d'abord une garantie de sincérité. Il suffisait d'avoir un Baedeker pour les rectifier. Mais, Madame **** est si subtile. Elle est très capable d'avoir fait ces fautes exprès... C'est trop épiloguer, je lui laisse la parole,—à lui?... Ou à elle?...

P. B.

I

Pourquoi j'ai quitté Paris sans vous dire adieu, Madame?... Serez-vous dans votre petit salon quand vous recevrez cette lettre, et assise dans la bergère, auprès de la table encombrée de bibelots où je vous ai vue si souvent poser le livre que vous étiez occupée à lire, quand je venais vous ennuyer de ma présence? Si oui, prenez cette petite glace à main, montée dans son cadre d'argent ciselé, que vous m'avez permis de vous offrir, l'autre premier janvier. Regardez-y vos vingt-six ans et votre sourire. Et puis, fermez une seconde vos beaux yeux bleus, et revoyez en pensée,—si vous le pouvez,—le masque creusé, la barbe grisonnante, le front dévasté du vieux peintre qui s'appelait, comme dans l'Écriture, mais très peu chrétiennement, votre serviteur inutile... Rappelez-vous aussi une certaine soirée de musique, pas très loin de votre rue de Constantine, à l'hôtel Nerestaing. Je vais préciser vos souvenirs. Une jolie femme peut tout oublier, excepté une toilette qui la rendait plus jolie encore. Vous portiez le plus délicieux petit habit de soie de nuance changeante sur une robe de dentelles. On chantait les vers divins de Hugo:

... Puisqu'ici bas toute âme Donne à quelqu'un...

Et vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet!... Vos sourcils se froncent. Vos prunelles s'assombrissent. Vous prenez votre air «gratin», comme dit votre cousine Madeleine. Je vous entends m'interpeller: «Savez-vous bien à qui vous parlez, mon pauvre Monfrey?...» Ai-je été assez sage de me faire dire cette phrase-là de loin, de très loin!—D'autant plus qu'à distance j'ai le courage de passer outre à vos fâcheries, et je répète: «Oui, vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet...» C'était certes votre droit. Je tiens à vous déclarer tout de suite que je n'en ai rien conclu, rien, sinon que le serviteur inutile tournait au serviteur ridicule, et j'ai senti s'éveiller en moi la plus injustifiée, j'en conviens, mais la plus douloureuse,—la moins légitime, j'en conviens toujours, mais la plus irrésistible des jalousies. Quand vous avez commencé d'être trop gentille avec moi, l'automne dernier,—à Malenoue, dans ce paisible château où nous villégiaturions ensemble,—je vous ai dit, c'était au fumoir après le dîner: «Prenez garde. Je me connais. Vous allez me rendre amoureux de vous.» Et vous, haussant vos fines épaules,—voulez-vous que je vous décrive cette autre toilette, de velours bleu-paon?—vous avez répondu: «On ne devient pas amoureux de moi.» Je la connais aussi, cette phrase. Permettez-moi—à mille kilomètres—de continuer à penser tout haut. C'est un de ces menus et détestables compromis de conscience familiers aux coquettes loyales. Il y en a. Vous en êtes une. C'est comme si vous m'aviez dit: «Vous êtes averti, mon pauvre Monfrey, que vous perdez votre temps. Quoi qu'il arrive, vous ne me reprocherez rien?... Dans ces conditions-là, s'il vous convient de me faire la cour, à votre aise. Vous ne me déplaisez pas trop dans ce rôle. La preuve, c'est que je ne vous ai pas mis à la porte sur cette demi-déclaration... Mais vous n'obtiendrez pas ça, entendez-vous, pas ça...» Confessez que voilà bien la traduction de cet «On ne devient pas amoureux de moi,» prononcé avec le plus tendrement ensorceleur des sourires. Hélas! amoureux, amoureux-transi, amoureux-berné, amoureux-lucide aussi, c'est le pire, je le suis devenu... Tant et tant, que cette soirée de musique chez les Nerestaing fut pour moi un vrai martyre. Je n'ai pas pu supporter votre flirt avec le petit Bonnivet, ni plus ni moins que si j'avais eu sur votre coquette personne les droits que je n'avais pas. Je suis sorti de cet hôtel de malheur, comme un fou; sur quoi j'ai passé ma nuit à pleurer, comme un imbécile; et je vous ai écrit une vingtaine de billets, comme un collégien. Tranquillisez-vous, ils sont déchirés, vous ne les recevrez jamais. Quarante-huit heures plus tard, je prenais le rapide du Mont-Cenis, sans vous avoir revue. On a beau être devenu «mon pauvre Monfrey», et porter sur sa tête chauve deux fois vos vingt-six ans, on se souvient d'avoir été un cheval de race, dans son temps, et on a de l'énergie, quand il faut. Les deux fois vingt-six ans ont cela pour eux qu'à cet âge un artiste un peu connu a peint assez de portraits pour avoir gagné l'indépendance. Il peut fermer son atelier et courir le monde, quand il se sent trop près des trop grosses sottises... Et voilà, Madame, pourquoi j'ai quitté Paris.

Vous avez remarqué mon absence,—après six semaines.—Et vous m'avez écrit la première, avec un Faire suivre en cas de départ dont j'ai apprécié l'ironie. Voyez. Votre serviteur se sait tellement inutile qu'il en est à considérer comme un succès que vous daigniez le blaguer sur une enveloppe. Ce serait un autre succès, s'il pouvait, de son exil, vous faire passer deux heures d'amusement. Il a pris la plume en main à cette intention, comme s'expriment les conscrits dans leurs lettres à leurs payses. Ne froissez donc pas ces feuilles dès maintenant. Les madrigaux et les plaintes de ces premières pages sont pour n'en pas perdre l'habitude, quand je reviendrai. On revient toujours de ces voyages d'oubli. Pourquoi partir alors? Laissons cela. Ne craignez pas vous importuner d'un sentiment que l'exil exaspère au lieu de l'assagir. Le hasard a voulu que ce voyage improvisé me rendît témoin et un peu acteur dans une comédie dont les épisodes ont dû être divertissants, puisqu'ils m'ont un peu diverti de vous,—oh! pas beaucoup!—La preuve en est que je n'ai pas cessé, tandis que les péripéties se déroulaient, de me dire: «Comme elle rira, quand je lui raconterai cela!» Et elle, c'était vous, Madame, à qui je n'écrivais pas, qui ne m'écriviez pas. J'avais pris le train pour mettre entre nous deux les susdits mille kilomètres, et je nous voyais toujours, comme certains soirs de tête-à-tête, moi vous narrant des anecdotes de ma vie d'artiste et de bohémien, et vous, riant, en effet, à belles dents, comme si vous étiez, au lieu d'une dame à hôtel et automobile, une simple grisette logée en garni et trottant à pied, mais passionnée et naturelle. L'espèce existait, voici vingt-six ans,—à l'époque où vous n'étiez pas née. Moi je voyageais déjà en Italie, ayant manqué mon prix de Rome, et venu là, tout seul, à mes frais. Il fait encore partie de l'aventure, ce premier voyage. Mais puisque vous voulez bien m'écouter, car vous m'écoutez, Madame, je le sais, je le sens, commençons par le commencement.

II

Le commencement fut mon arrivée à Milan, par une claire après-midi de la fin d'avril, un jeudi. Calculez. La soirée de musique avait eu lieu un lundi. Le temps de pleurer, d'écrire les vingt billets non envoyés, de régler les affaires urgentes, de boucler ma malle. Avouez que je n'avais pas traîné. J'attends votre question: «Pourquoi Milan?...» Pourquoi? C'est d'abord que j'aime cette ville à la passion, son immense plaine de rizières, creusée de canaux, la ligne bleuâtre des Alpes à l'horizon, ses larges avenues où s'étale l'opulence comblée d'une cité moderne, et, à côté, ses étroites rues à demi espagnoles sur lesquelles ouvrent d'anciens palais. J'aime ce parler un peu rude, avec ses u gutturaux. J'aime les grands traits de ces visages lombards où l'usure de la vieillesse se fait si noble, si sévère, la grâce de la jeunesse, si languissante, si douce. Et puis, quels trésors d'art, moins déflorés que ceux de Rome, de Florence et de Venise! Les touristes traversent Milan. Ils ne s'y arrêtent guère. Que d'heures j'ai passées, dans le premier voyage dont je vous parle, à contempler dans le musée de la Brera les fresques pâles du suave Luini; dans celui de l'Ambrosiana, la Vierge couronnée de Borgognone; au Poldi Pezzoli, le Sauveur de Solario, et les Boltraffio de la maison Borromée, et les Gaudenzio Ferrari de l'église de Saronno, et les Bernardino de' Conti, les Cesare da Sesto, les Marco d'Oggionno, les Giampietrino partout épars! Ces noms, Madame, ne vous disent pas grand'chose. Ils évoquent, pour moi, tant d'images et de si vivantes! Quel symbole! Que de sensations nous portons en nous, incommunicables, d'esprit à esprit et de cœur à cœur! Les maîtres de l'école Lombarde me représentent de si intimes sensations d'art, et j'ai l'air, en vous parlant, de réciter un catalogue de musée. Madame, reprenez la petite glace sur la petite table. Regardez-vous de nouveau. Vous saurez l'autre raison pour laquelle j'ai tant aimé, j'aime tant et la douce Milan et ses peintres. C'est qu'ils ont copié un type de visage qui vous ressemble. Leurs femmes ont toutes, comme vous, ce front un peu renflé sous des cheveux bruns à reflets roux, ces yeux fins aux paupières un peu lourdes, ce nez droit rattaché au front par une ligne assez large, votre bouche sinueuse, votre menton carré, frappé d'une fossette, et votre sourire dans les joues. Que de fois vous ai-je dit que vous étiez un Vinci? Vous preniez cela pour un compliment de vieux rapin. Je le voudrais et que votre beauté ne fût pas celle dont j'ai tant rêvé, depuis que je l'ai rencontrée sur les toiles et dans les fresques de ces peintres, élèves du divin Léonard. Tous ils n'ont jamais dessiné que la même tête. Cette tête adorable et la vôtre ont un air de famille, ce je ne sais quoi de mystérieux qui se retrouve chez tant de Milanaises sous la populaire mantille de dentelle noire, la mezzara, et sous le chapeau, également. Pourquoi, cherchant à interpréter ce mystère d'un certain regard et d'un certain sourire, ces disciples du Vinci ont-ils si souvent choisi comme thème l'Hérodiade, la cruelle et froide danseuse qui porte sur un plat le chef du Baptiste? Ont-ils signifié par là au contemplateur de leurs chefs-d'œuvre qu'il ait à se méfier de cette langueur, d'autant plus menteuse qu'elle semble plus inconsciente, plus voisine du charme végétal des fleurs? Ont-ils voulu proclamer que le mot de l'énigme qui sommeille autour de ces paupières et de ces joues est la perfidie et la mort? Ont-ils... Vaines et enfantines questions! Un peintre sait-il jamais tout ce qu'il met dans une toile? Le maître qui a peint en 1505 un certain portrait de femme, lequel est à Milan, lui aussi, et dont je vais vous parler, se doutait-il qu'exactement quatre cents ans plus tard, un de ses confrères barbares d'au delà des Alpes, amoureux de quelqu'un qui ne l'aime pas,—qui ne l'aimera jamais,—viendrait demander à ce profil la force de ne pas désespérer?

Je tourne moi-même à la charade, Madame, et le mystère n'est une grâce que chez les Hérodiades des musées lombards. Ce bavardage est pour vous dire ceci: parmi mes raisons de m'arrêter à Milan, la plus importante, dans mon désarroi intérieur, était de revoir, non pas une toile, mais un panneau autour duquel il y a une légende que je vous conterai. Le héros en est le maître lui-même, le sublime et incompréhensible Léonard. Vers cette année 1505 donc, ce grand homme avait cinquante-trois ans. Il n'était pas très heureux. Le protecteur de sa jeunesse et de son âge mûr, Ludovic Sforza, dit le More, duc de Lombardie de par la grâce du poison, mais bon connaisseur en tableaux et en statues, avait dû s'enfuir de Milan. Léonard, pour gagner sa vie, s'était engagé comme ingénieur au service d'un autre duc, celui de Valentinois, lequel s'y connaissait en œuvres d'art aussi bien que le premier et mieux encore en poisons. Ce second patron de Vinci s'appelait César Borgia. «Messer Lionardo se trouvait à Florence», dit un chroniqueur, que je vous traduis littéralement, «où il venait d'achever son célèbre carton sur la bataille d'Anghiari, en compétition avec Michel-Ange, lorsqu'il entreprit le portrait de très noble demoiselle Cassandra dei Rangoni, sœur de très noble dame Domitilla, la femme de Tito Vespasiano di Messer Nanni Strozzi, et c'est une des choses les plus extraordinaires qui soient sorties de son pinceau. La demoiselle Cassandra est représentée de profil, avec une résille de perles sur ses cheveux, si ressemblante que vous croiriez qu'elle va vous parler. Elle fut si ravie de son portrait qu'elle en conçut un amour singulier pour l'incomparable artiste, ne tenant compte qu'il avait plus de deux fois son âge, tant qu'elle l'aurait épousé s'il n'était parti pour la France où il mourut. Elle ne s'est jamais mariée, par amour de lui. Ce dont ses parents furent bien marris. Ils ont même prétendu que Messer Lionardo avait influencé Madonna Cassandra par un sortilège. Car il était très curieux de ces sortes de pratiques, et beaucoup ont raconté qu'il avait passé un pacte avec le démon, quand il était en Égypte. Cela expliquerait certaines opérations merveilleuses qu'il avait faites à la cour du More. Toutefois je ne considère pas ces accusations de magie véritables, ayant entendu de personnes dignes de créance qu'il est mort fort saintement auprès du roi très chrétien François de France.»

Vous m'excuserez, Madame, de continuer à vous conter mon histoire à la façon d'un catalogue. Ce petit extrait appartient au genre des notes que l'on imprime en petit texte, au-dessous du nom d'un tableau, quand on veut étonner les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen pour vous dire comment ce portrait m'intéressait, dans ce voyage, d'un intérêt si particulier. Je ne suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie que Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique qui fut le vrai sortilège de «l'incomparable artiste». Ce portrait, tout de même, est la preuve vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret de l'amour, qu'un cœur de femme peut se laisser prendre à des prestiges d'un ordre idéal. «J'ai, moi aussi, mon petit brin de laurier,» pensais-je, en m'acheminant, au lendemain de mon arrivée, vers le palais Varegnana où je savais qu'était cette miraculeuse image de Madonna Cassandra: «On cite mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg n'y font pas trop mauvaise figure. Pourquoi ne peindrais-je pas quelque jour un portrait d'elle, dont elle fût assez fière pour que...» Je vous ai averti, Madame, que je vous griffonnais ces pages avec le projet de vous égayer.

Ah! comme je voudrais que cet absurde discours, dont je vous rapporte humblement la folle fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète et tendre de votre âme, où pousse la petite fleur mauve de la pitié. Le ciel du printemps italien développait un azur bien lumineux au-dessus de la tête grise où ce discours se prononçait. Le soleil parait d'une gloire l'adorable cité milanaise, les hautes et joyeuses maisons. Il mettait comme une auréole aux cheveux des jeunes filles qui trottaient d'un pas leste sur le pavé sonore, et souriaient du sourire vincien,—votre sourire—sans le savoir. Une brise où passait l'âpreté fraîche des glaciers des Alpes vivifiait la tiède atmosphère. Et je vous jure que l'artiste vieillissant—presque l'âge du Léonard du portrait,—qui se tenait ces propos chimériques n'avait ni ciel clair, ni soleil brûlant, ni brise réconfortante, dans sa déraisonnable et triste pensée!

III

Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra dei Rangoni porte un nom, Madame, que vous connaissez peut-être, pour avoir rencontré à Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins. Il s'appelle le comte Andrea da Varegnana. Il descend en très droite ligne d'un Andrea Varegnana, décapité sur la place publique de Ferrare, le 12 du mois d'août de l'année de grâce 1662, en compagnie de Giovanni Ludovico Pio di Carpi. Ils avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este. L'héritier de ce tragique personnage est un homme de soixante et onze ans aujourd'hui, dont la haute mine n'aurait pas déparé la cour du tyran que voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté, voici un quart de siècle, tel je le retrouvai quand je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel, ou presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se tient si droit et il reste si mince. La congestion guette son teint trop chaud, d'innombrables rides plissent son visage, mais il conserve cette noblesse de traits qui donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles ont vraiment de la race, une beauté indestructible. Si je maniais la plume comme le crayon, je vous dessinerais un fier croquis de ce grand seigneur dans le cadre de ce vieux palais, rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que vous diriez, comme de mon pauvre ami Michel Mayence et de sa collection, quand nous la visitâmes et qu'il était ivre de vous montrer ses Primitifs: «Il n'est pas le propriétaire de son musée. Il en est le portier.»... Je rectifie. Le palais Varegnana n'est pas très vieux,—pour l'Italie. Il date de 1625 et il a été construit par le plus célèbre architecte milanais, Francesco Maria Richini, dans un style d'un baroque hardi et vigoureux. L'escalier énorme tourne sous un plafond auquel sont appendus plusieurs chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont eu cinq ou six dans leur famille. Des bas-reliefs antiques s'encastrent partout dans les murs, et, sur la rampe, de place en place, surgissent des vases de marbre. Les domestiques abondent, attestant la large vie du comte, dépensée tout entière entre ce palais, sa villa de Varese et ses immenses domaines. Venu lui-même au-devant de moi, il se tenait sur le palier du premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse des vieilles gens de son pays. Les larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière sa haute silhouette, laissaient voir la profusion de tableaux, de statues, de meubles rares, de tapisseries qui décorent cet appartement, où il habite à même ses admirables objets, solitaire, car il ne s'est jamais marié. Mais j'imagine qu'il aura eu, dans ce facile Milan, quelque liaison à l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte Andrea n'est pas un personnage de roman, qui donc en est un? S'il n'a pas connu de secrets et profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression songeuse, comme répandue sur cette physionomie si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle donnerait aisément un accent altier? D'où cette douceur attendrie dans ces yeux bruns qui lancent si vite d'impérieux éclairs? Et puis, s'il n'avait pas été le prisonnier d'une intimité trop chère, n'aurait-il pas cherché un autre emploi à ses facultés qui sont grandes? Tout son travail aura consisté à classer les trésors amassés dans sa maison par plusieurs générations de riches patriciens, amateurs d'art, à éliminer les douteux, à compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire sur eux un livre qui n'est pas dans le commerce. J'en ai extrait la petite notice citée plus haut. Elle a été recueillie dans une note d'un manuscrit de la Biblioteca Estense à Modène. Ce petit détail a son importance, vous allez voir. Et maintenant, Madame, que je vous ai présenté le digne possesseur du Léonard,—vous aviez raison, certains collectionneurs outragent par leur seule existence les tableaux qu'ils ont achetés de leur argent,—j'arrive tout de go à notre entretien du premier jour. Je vous passe les compliments, qu'en sa qualité d'hôte, le comte Varegnana crut devoir me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom, ma cravate de commandeur, ma future entrée à l'Institut, mes anciennes ou nouvelles œuvres, et c'était des excuses infinies de ne connaître tant de merveilles que par la photographie.

—«Je ne suis qu'un pauvre provincial,» disait-il. «Je ne suis pas allé à Paris deux fois depuis que vous êtes venu ici tout jeune homme. Ce n'est pas d'hier.»

—«Comme je vous comprends!...» lui répondis-je. «C'est moi qui ne voyagerais jamais si j'avais votre palais, vos tableaux, votre ciel...»

Le Milanais hocha sa tête, modestement. Les Italiens sont ainsi. Ces éternels païens ont-ils peur, en se vantant, de provoquer ce mauvais sort que leur ancêtres personnifiaient dans Némésis, l'exécutrice de la jalousie des dieux? Redoutent-ils l'envie plus certaine des hommes? J'ai observé qu'ils ont toujours un recul devant l'éloge excessif. Dans ce cas, ils déprécient humblement ce qu'ils possèdent, et dont, au fond, ils sont si fiers.

—«Mon palais?» dit Varegnana, «mais il tombe en ruines!... Ce ciel bleu? mais Milan, l'hiver, c'est la Sibérie!... En été, c'est le Sahara!... Mes tableaux? je les ai tant vus, et ils sont bien ordinaires!...»

—«Et votre Léonard? Vous osez prétendre que votre Léonard est ordinaire?...»

J'eus à peine prononcé cette phrase destinée à hâter ma visite dans les salons, et mon pèlerinage au portrait de la Dame qui vous ressemble; je crus discerner le passage d'une ombre sur les traits et dans les yeux de mon interlocuteur. Sa main,—il l'a très belle et il la montre volontiers,—se crispa sur un des bibelots posés près de lui, un large poignard de miséricorde à poignée ciselée, d'or et d'acier. Sans doute, ma question sur le Léonard lui était pénible, car mon regard ayant suivi son geste, il dit:

—«Ah! ce poignard vous intéresse?» Et, me le tendant: «J'avoue que lui, du moins, n'est pas ordinaire. C'est une langue de bœuf donnée par l'empereur Charles-Quint, après Pavie, à un Varegnana qui s'était distingué dans la bataille...» Puis, après un silence, et brusquement, comme quelqu'un qui juge puéril de ne pas aller droit au fait, si pénible soit-il: «Mon Léonard? On ne vous a donc pas raconté que ce n'est plus un Léonard?...»

—«Ce n'est plus un Léonard?...» demandai-je. Ma surprise, qui n'était pas jouée, parut procurer à l'aimable homme une impression de soulagement.

—«Alors,» fit-il, «on ne vous en a pas encore parlé?... Cela viendra... D'ailleurs,»—et son visage traduisit la détermination douloureuse du collectionneur trop épris de ses objets pour ne pas les vouloir tous authentiques.—«D'ailleurs, c'est mieux ainsi. Du moment que je sais, moi, que ce n'est pas un Léonard, qu'est-ce que cela me fait que tout le monde dise: c'est un Léonard?... Et ce n'en est pas un, hélas! Tenez, jugez-en vous-même, maintenant que je vous ai parlé...»

Il s'était levé, et, de son pas demeuré alerte, il me conduisait à travers son appartement. Nous autres peintres, nous avons tous plus ou moins la mémoire des yeux. Je me rappelais, après tant d'années, la distribution des pièces, avec assez d'exactitude pour m'en rendre compte: Varegnana avait changé le portrait de place. Il l'avait exilé du chevalet où il figurait dans ce qu'il appelait sa tribune. Vous êtes allée à Florence, Madame. Vous vous rappelez, aux Offices, la salle octogone qui porte ce nom, où rayonne, dans la splendeur dorée de sa nudité, la Vénus couchée du Titien. C'est là que les ducs de Toscane avaient réuni les joyaux de leur galerie. Le comte, lui aussi, a des merveilles dans sa tribune: un Francesco Francia, entre autres, qu'il sera pourtant difficile de débaptiser. Il est signé: «Vincentii Desiderii Votum—Francie Expressum Manu...» Mais il ne s'agit ni du Francia ni de la tribune du palais Varegnana. Il s'agit du Léonard—ou ex-Léonard. Son chevalet,—une merveille de lutrin pieusement adaptée à ce profane usage,—portait son deuil sous la forme d'un vieil infolio relié en maroquin noir et clouté d'argent. Le tableau lui-même était relégué dans la dernière chambre, un réduit plus obscur où s'entassaient pêle-mêle des bibelots de second ordre,—pour cette collection. Le panneau, que je reconnus aussitôt, était appendu au mur, à contre-jour. Ah! c'était bien le profil délicieux dont je me souvenais, et il me parut plus délicieux encore, à cause de son air de famille avec une autre dame, celle dans la compagnie de laquelle j'entendais chanter,—pas beaucoup de jours auparavant:

... Puisqu'ici-bas toute âme

Donne à quelqu'un

Sa musique, sa flamme,

Ou son parfum...

La ligne fine du front si intelligent, du nez si délicat, de la bouche si souple, si tendre, se détachait sur un fond très sombre, une paroi revêtue d'un tapis d'un vert noir dans laquelle s'ouvrait une étroite fente. Un paysage, immense et miniaturé, s'apercevait par cette baie. Il se composait d'une rivière sinueuse entre des châteaux, avec des glaciers bleuâtres tout au fond. Les perles de la résille luisaient dans les cheveux sombres, massés comme ceux d'Aréthuse sur les médailles syracusaines. D'autres perles mêlées à des rubis, brodaient le velours du corsage. Une chaude couleur pâle et ambrée, celle qu'a depuis cherchée Henner, était répandue sur la chair du visage et sur celle des mains. J'eus de nouveau la sensation du chef-d'œuvre, et je m'écriai, après quelques minutes de contemplation silencieuse:

—«Je vous affirme qu'on vous a trompé. De qui voulez-vous que ce soit ce miracle d'art, sinon du Vinci?...»

—«Magari! [1]» répliqua le comte Varegnana avec un soupir. «Mais déjà mon ami, le sénateur Morelli, m'avait donné des doutes... Vous ne l'avez pas connu, Morelli? Non?... Mais vous avez entendu parler de ses livres?... Non encore. Ah! que vous êtes heureux!»

—«Pourquoi?» interrogeai-je.

—«Parce que vous pouvez admirer tranquillement les œuvres qui vous plaisent, sans que le démon de la critique vous souffle à l'oreille: Es-tu bien sûr que ce tableau soit authentique?... Ce Morelli était d'ailleurs un homme d'infiniment d'esprit et de goût. Que d'après-midi exquises j'ai passées avec lui, ici! Je le vois encore, avec son sourire caustique perdu entre une moustache et une barbiche qui lui donnaient l'aspect d'un officier. Sa thèse favorite était que durant les trois ou quatre siècles qui nous séparent du Quattrocento et de la Renaissance, les actes de baptême des tableaux ont dû être falsifiés dans une proportion énorme. Une famille avait-elle une toile de l'école de Luini? Pour lui donner une valeur, elle a dû bien vite arriver à dire que la toile était de Luini. Les marchands qui vendaient des tableaux aux amateurs ont dû, eux aussi, ennoblir de leur mieux leur marchandise, et les amateurs insister sur cet ennoblissement, une fois le tableau acheté. Il m'a fallu tout mon honneur de gentilhomme pour substituer sur ce cadre un nom à un autre...»

J'observai, en effet, qu'une mince bande de cuivre gravée était appliquée au bas. On y lisait, au lieu du prestigieux: «Lionardo da Vinci», ces mots que le comte allait m'expliquer: «Amico di Solario. 1515.»

—«Jusqu'ici rien que de très sage,» continua-t-il, «et rien que de très sage non plus dans cette autre idée de Morelli que les dessins des maîtres ont dû, en revanche, être très peu sophistiqués. Ils n'ont été recherchés que par des connaisseurs qui prisaient d'abord l'authenticité. Voilà donc un procédé tout trouvé pour vérifier les toiles: les comparer aux dessins des artistes auxquels elles sont attribuées. Dans ces dessins, nous saisissons nettement les procédés propres à chaque peintre et qui sont sa vraie signature, celle qu'aucun faussaire ne saurait contrefaire: les extrémités d'abord. Il fallait entendre Morelli vous décrire les mains des personnages de Botticelli, tout osseuses, avec les ongles coupés carrés!... Et puis il y a les oreilles, les cheveux, les plis des étoffes... Quand ces particularités, bien observées dans les dessins, manquent dans les toiles, les toiles ne sont pas du même maître que les dessins, du moment que nous sommes sûrs de l'authenticité des dessins. Vous saisissez la force du raisonnement...»

—«J'en saisis surtout la subtilité,» répondis-je. «Un maître peut pourtant varier ses manières...»

—«Sans doute, sans doute...» répliqua le comte. «Mais jusqu'à un point, et pas au delà... D'ailleurs, les faits sont les faits. Avec ce principe, Morelli a renouvelé l'histoire de l'art Italien. Je vous prêterai ses ouvrages, vous verrez quelle force de logique, quelle pénétration! Il a eu des élèves bien remarquables aussi, les Venturi, les Frizzoni, les Berenson... Et puis est venue, comme toujours, la tourbe des imitateurs. Maintenant c'est une fureur, une maladie. Dès qu'un tableau n'est pas authentiqué par des témoignages contemporains, absolument indiscutables, un critique surgit qui en conteste l'auteur. A peine si ces messieurs laissent à Léonard, pour revenir à lui, la Joconde et deux ou trois petites œuvres. Plus un Giorgione n'est certain. Les Titien se transforment tous en des Bonifazio. On a imaginé une dynastie: Bonifazio I, Bonifazio II, Bonifazio III. J'appelle ces débaptiseurs, moi, des iconoclastes. Mais,» acheva-t-il sur un soupir, «les iconoclastes ont quelquefois brisé des statues de faux dieux...»

—«Alors, ce tableau?...» demandai-je en lui montrant le panneau qui avait servi de prétexte à cette dissertation. Vous m'en pardonnerez le pédantisme, Madame. Elle était nécessaire pour donner son sens à la suite de l'histoire. D'ailleurs, vous pourrez, en citant ces quelques noms de critiques et ces quelques idées, taquiner les intellectuelles de vos amies qui veulent être dans tous les rapides. Le train serait trop modeste.

—«Ce tableau était un faux dieu,» répartit le vieux collectionneur. «Le sénateur Morelli l'avait soupçonné, je vous l'ai dit. Vous noterez des inexactitudes de dessin. Tenez, dans la ligne du cou, dans la forme de la tête visible sous les cheveux. Or Léonard avait tant étudié l'anatomie... L'étoffe est rigide, sommairement traitée. Vous savez comme il a été préoccupé de la souplesse des vêtements... Fermez les yeux, ici, à cette distance. Ce modelé n'est pas le sien. Rouvrez-les, ayez une impression d'ensemble. Il y a du Flamand dans cette peinture. Oui, voilà ce que me disait Morelli, et puis, je lui rappelais le portrait d'Isabelle d'Aragon. C'est même pour cette raison qu'il l'a examiné. Il a conclu que cette femme de l'Ambrosiana était d'un certain Ambrogio de Predis. Mais cela, jamais, jamais!... Au lieu que celui-ci... Regardez l'inscription d'abord...»

Il prit entre ses vieilles mains,—elles en tremblaient d'émotion—l'objet contesté, et, retournant le panneau, il me montra ces mots écrits sur le bois: Di Lionardo pitore fiorentino.

—«Voilà» continua-t-il, «la preuve que Morelli avait deviné juste. Vous ne vous rappelez certainement pas que dans mon ancien catalogue j'avais fait transcrire une page empruntée à un manuscrit du notaire Ferrarais Ugo Caleffino qui se trouve à la Biblioteca Estense, de Modène? Il y a le double au British Museum, copié par le même personnage, un certain Giulio Mosti. Seulement celui du British, ce que je ne savais pas, a sa date: 1581. Suivez-moi bien. La page en question est une note spéciale à ce manuscrit de Modène. Elle manque à celui de Londres. En examinant de près ce manuscrit de Modène, on a constaté que cette note n'était pas de la même écriture que le contexte. Elle est au contraire de la même écriture que les mots tracés sur l'envers de ce panneau. Donc la note a été écrite par la même main qui a indiqué Léonard comme auteur du panneau, et, sans doute, postérieurement à 1581. Quand ces détails m'eurent été rapportés, je fis faire des recherches dans mes archives et je retrouvai la lettre par laquelle ce tableau a été offert en 1745, à mon arrière grand-oncle, le cardinal Varegnana, celui qui a vraiment fondé ce petit musée. Cette lettre, étudiée à la loupe, a révélé la même main qui avait tracé le di Lionardo pitore fiorentino et fabriqué la note du manuscrit de Modène. Pourquoi? C'est trop clair. C'est un monseigneur Pierotto, un abbé peu scrupuleux, lequel, ayant en sa possession ce tableau, lui a constitué ainsi un état civil, de bonne foi peut-être, je parle pour l'attribution, car nous avons aussi découvert que le portrait était connu à Modène, où il était appelé: La Sœur de la Joconde

—«Il peut donc être de Léonard, en dépit de son faux état civil,» interrompis-je, «et même d'une sœur de la Joconde.»

—«Monna Lisa n'avait pas de sœur,» reprit le comte, «pas plus que Domitilla dei Rangoni. C'est établi sur les documents les mieux vérifiés. D'ailleurs voici qui coupe court à tout: il existe à l'Académie de Venise un dessin de la même tête,—vous entendez, exactement la même,—avec les mêmes perles, ou presque les mêmes. Les variantes sont insignifiantes. C'est, sans conteste, une étude pour ce portrait. Or les coups de crayon, dans ce dessin, vont de droite à gauche, et dans tous les dessins de Léonard, ils vont de gauche à droite, puisque Léonard dessinait comme il écrivait, de la main gauche. Si ce n'est pas une démonstration, cela, que vous faut-il?...»

—«Ce qu'il me faut? Un auteur pour ce chef-d'œuvre...» répondis-je. «Vous me racontez une histoire d'une ingéniosité surprenante, j'en conviens, mais je suis peintre. Je sais que les tableaux ne se fabriquent pas tout seuls, par génération spontanée. Si celui-ci n'est pas du Léonard qui a fait la Belle Ferronnière du Louvre et l'Isabelle de l'Ambrosienne, de qui est-il? Qu'est-ce que c'est que cet Amico qui n'aurait jamais peint que cette merveille et puis rien?...»

—«Amico n'est pas un nom,» dit le comte Varegnana. «Un de vos compatriotes, un jeune critique d'art de grand avenir, M. Courmansel, a suggéré l'existence d'un artiste, très intimement lié avec Andrea Solario,—l'ami par excellence de ce peintre. Nous savons que ce maître fut appelé de Milan en France, sur l'indication de Charles de Chaumont, pour décorer le château de Gaillon qui appartenait au cardinal d'Amboise. M. Courmansel a retrouvé ici plusieurs lettres d'Andrea, où celui-ci parle avec d'extraordinaires éloges, d'un élève, un certain Cristoforo, qu'il avait emmené avec lui. Or le dessin qui est à Venise présente cette particularité, qu'inscrit au catalogue sous le nom d'Andrea Solario, il porte une signature effacée où M. Courmansel est arrivé à déchiffrer un X. C'était la première lettre des mots Xofori opus,—ouvrage de Cristoforo. Ce fut un trait de lumière. Andrea quitta la France en 1509, pour aller où? A Anvers dont l'école exerçait alors une attraction si puissante sur les peintres italiens. Son élève était avec lui. Ainsi s'explique le mélange de finesse lombarde et de précision flamande qui se reconnaît dans ce portrait, comme aussi dans les tableaux d'Andrea vers cette même époque, par exemple l'Ecce Homo du Poldi... Lancé sur cette piste, M. Courmansel s'est demandé si ce Cristoforo qui a pu exécuter un portrait de cette force n'avait pas produit un certain nombre des œuvres attribuées à Solario. J'avoue que je ne le suivais pas sur cette voie, car enfin cet X du dessin était douteuse. Je m'étonnais qu'aucune autre trace ne se trouvât nulle part... Cette trace, elle existe. Nous avons un tableau,—et un très remarquable tableau,—qui rappelle beaucoup ma fausse Cassandra, et celui-là est signé en toutes lettres Xoforus Mediolanensis et daté, 1517... Il est chez la marquise Ariosti, une de mes cousines éloignées. Il lui a été légué par un vieux commensal de sa maison, une espèce de parasite qui servait de tête de Turc à tout le monde, un comte Francesco Pappalardo. C'était un vieux maniaque qui dépensait ses quelques sous à des achats de tableaux. Il n'en avait qu'une douzaine, de premier ordre. Tous sont allés au musée de sa ville natale, excepté celui-là, un portrait aussi. On l'avait si maltraité chez mes cousins, qu'il aurait eu le droit de les détester. Et il leur laisse cette peinture, qui va être d'un prix inestimable maintenant!... Je m'étonne que vous n'ayez pas entendu parler de cette découverte de M. Courmansel? Toutes les revues d'art, non seulement de France et d'Italie, mais d'Allemagne et d'Amérique, ont déjà engagé des discussions passionnées, non pas sur l'existence de l'Amico di Solario,—elle ne fait plus doute,—mais sur l'étendue de ses travaux. On est en train de lui donner toute une partie d'abord de l'œuvre d'Andrea: la Vierge au coussin vert et le portrait de Charles d'Amboise au Louvre, des tondi de Cesare da Sesto, de Marco d'Oggionno, de Boltraffio. M. Courmansel soutient que le portrait de l'Ambrosiana est de lui. Il me suffit, à moi, qu'il ait fait ce panneau», ajouta-t-il, et tout en rattachant à son clou l'image de la fausse Cassandra, il poussa un profond soupir. Puis, avec cette grâce aisée, et si humaine que les Italiens expriment d'une manière intraduisible quand ils appellent quelqu'un: simpatico: «Bah! A quelque chose malheur est bon, comme vous dites. Ma pauvre Dame a perdu son peintre, mais ce jeune Courmansel, lui, a trouvé une femme charmante. Il est fiancé avec une jeune fille, une mademoiselle Boudron, que le père ne lui aurait certainement pas donnée, sans sa découverte. Ce Boudron est un ancien commerçant qui s'est improvisé amateur d'art, fortune faite, et qui travaille dans les Primitifs,—un original!... Mais vous les rencontrerez, si vous restez un peu à Milan. Ils y sont. Le jeune Courmansel y met la dernière main à son livre sur Cristoforo Saronno. C'est le nom qu'il suggère maintenant. Ses inductions l'ont amené à croire que son artiste était de cette petite ville. Il en conclut qu'il avait dû en prendre le nom, comme Andrea avait pris le nom de sa patrie, Solario, un petit village de la province de Côme. C'est beaucoup d'hypothèses, mais sara!...»

IV

Il y a longtemps, Madame, que je nous appelle, nous autres Parisiens, les provinciaux de l'Europe. Nous passons sans cesse, pour tous les incidents de la vie artistique qui ont lieu loin du boulevard, par des alternatives d'ignorance et d'engouement excessives. Nous avons été ainsi pour les musiciens allemands et les préraphaélites anglais, pour les romanciers russes et les dramaturges norvégiens. J'attends le moment où la petite coterie d'esthètes gobeurs et de badauds raffinés qui fabrique chez nous la mode se passionnera pour les débaptiseurs de chefs-d'œuvre. Alors l'Amico di Solario sera l'auteur de la Joconde, et le sieur Courmansel l'invité de tous les salons où l'on cause.—Le vôtre eût été du nombre, Madame, si...? Et moi-même je serais peut-être devenu le cornac de ce jeune homme et de son Amico, auprès de vous et des belles sottes, vos amies,—pardon,—si...? Toute cette histoire n'est que le commentaire de ces si et de ces points. Mais il n'y avait ni si ni points dans mon esprit, je vous le jure, quand je sortis du palais Varegnana par l'étroite et fraîche via Bagutta où il se dresse, un peu humilié de mon total manque d'érudition critique, très penaud de m'être hypnotisé naïvement, depuis ma jeunesse, sur les impostures du Monsignore de Modène, amusé malgré tout par le joli travail de furetage, j'allais dire de police, auquel s'était livré notre compatriote, et, au fond, prêt à oublier Courmansel, le comte Varegnana, la Dame qui avait perdu son peintre, l'Amico di Solario, bien d'autres choses, devant une photographie que je ne vous décrirai pas. L'après-midi où vous me l'avez donnée, il neigeait. Vous en souvenez-vous? Ce jour m'est resté plus clair et plus bleu que celui par lequel je me promenais dans Milan, après cette visite. C'est cette photographie que je retrouvai sur ma table en rentrant, et après m'être abîmé dans la contemplation de ce visage que je suis venu fuir, je me sentis à Milan si abandonné, si solitaire, si «peintre qui a perdu sa Dame»! Tout d'un coup, le séjour de cette ville où j'étais depuis la veille me parut insupportable. «Si j'allais à Florence?...» songeai-je. «Il y a là des fresques de Benozzo Gozzoli, de l'Angelico et du Ghirlandajo qu'aucun Morelli n'a encore attribuées à aucun Amico...» Sur ce nouveau projet,—je vous ai dit que vous m'aviez rendu un peu fou et je vous en donne la preuve!—je descends au bureau de l'hôtel demander des renseignements et l'horaire des trains. Par hasard, le bureau était vide. En attendant le retour du secrétaire, je m'amuse à regarder la pancarte où sont inscrits les noms des voyageurs de passage et je lis: M. Boudron et famille. Paris.—M. George Courmansel. Paris. C'était de quoi croire à un destin, avouez-le. Au moment même où je venais d'apprendre le roman de la découverte, faite par ce jeune homme, d'un admirable artiste inconnu, je découvrais, moi, que le jeune homme était là, dans mon hôtel! Oui. La fatalité voulait que je fusse mêlé aux aventures posthumes de la Cassandra décassandrée et du Vinci dévincisé. Le secrétaire arrive. Au lieu de l'interroger sur le train de Florence, je lui demande, ce que je savais pourtant très bien, si le M. George Courmansel descendu à l'hôtel était bien celui qui s'occupait de choses d'art.

—«Lui-même,» me répond le secrétaire; et il ajouta en jetant un coup d'œil dans le hall de l'hôtel: «Justement, le voici qui rentre.»

Un grand garçon, de physionomie avenante, franchissait le seuil de la porte. Il était très blond, presque roux, le teint blanc et rosé, avec de bons gros yeux bleus un peu ronds qui regardaient ingénument à travers une paire de lunettes montées en or. Il me représenta aussitôt le type accompli du Français germanisé. J'en ai connu un bon nombre depuis la guerre de 70, dans la médecine en particulier et dans l'université. Le nez de celui-ci, comiquement retroussé, sa bouche volontiers souriante, lui donnaient un air falot et dadais que sa démarche augmentait encore. Il allait, le buste en avant, de ce pas allègre qui décèle un profond contentement de soi. Je vous crayonne un fantoche. J'ai tort. Il émanait aussi du personnage une candeur qui le sauvait du complet ridicule. La bonne foi rayonnait de tout son être. Il y avait en lui du gobe-mouches et de l'apôtre, de la nigauderie et de la flamme. Cela dit, le contraste était vraiment trop fort entre cet aspect de niais fervent et le miracle de perspicacité que supposait la découverte dont le comte Varegnana m'avait raconté le sagace détail. C'en fut assez pour piquer au vif ma curiosité, et voici qu'impulsivement je tire de ma poche mon portefeuille, de ce portefeuille une carte de visite, et je prie le secrétaire de la remettre à mon jeune compatriote. Je comptais sur la petite notoriété de mon nom. Je n'avais pas tort. A peine George Courmansel eut-il pris connaissance de ma carte qu'il se dirigea vers moi. Il avait déjà aux lèvres le banal «cher maître» dont vous vous êtes tant moqué, quand des gens de votre monde m'en donnaient à qui mieux mieux par la figure. Sur cette bouche de jeune homme, ces deux syllabes prenaient une sincérité qui eût désarmé votre ironie. Visiblement, il était heureux, presque ému, de causer avec un artiste dont il connaissait les œuvres. Ne m'accusez pas de vanité, Madame. Vous le savez bien: je ne suis pas un «m'as-tu vu?» du pinceau. Je vous marque là simplement un trait de ce caractère. Cet abord suffisait pour révéler quelque chose de si simple, de si frais, de si peu touché par la vie! Que ce naïf et ce timide fût en même temps un de ces iconoclastes amèrement dénoncés par le possesseur du faux Léonard, un de ces intellectuels implacables qui professent l'irrespect comme une doctrine, qui ne reculent devant aucune autorité, aucune tradition, c'était invraisemblable,—et je crois discerner pourquoi—très naturel. Les iconoclastes de cette espèce, tous les iconoclastes, peut-être, sont des dévots. Pour eux, briser une idole, c'est servir leur foi. Celui-ci, je pus m'en convaincre par ce premier entretien, avait l'idolâtrie, le fanatisme de La Critique,—avec un L et un C plus que majuscules, gigantesques. Avant de rencontrer cet exemplaire, si intensément significatif, je n'aurais jamais pensé qu'une besogne aussi aride, aussi ingrate que celle d'un érudit d'art pût provoquer des exaltations de cette violence. Laissez-moi mettre un tout petit l et un tout petit c à ces deux mots, la critique,—et vous les traduire: critiquer une toile, au lieu d'en jouir, comme vous, comme moi, avec ses sens, son imagination, sa rêverie, tout son être intime enfin, c'est l'anatomiser, c'est la disséquer ligne par ligne, grain par grain. Puis commence, pour vérifier son origine et son histoire, un patient travail de bureaucrate, une vie de rat de bibliothèque, des semaines de fouilles dans des paperasses, des établissements de dossiers, des expertises d'écriture lettre par lettre, point à point, d'indéfinies comparaisons avec des photographies. Que sais-je? Le tout pour aboutir à une date incertaine et à un nom contestable! Voilà ce que c'est que la critique. Mais j'ai bien entendu feu le professeur Brouardel,—j'étais allé à la morgue, étudier une nuance de couleur sur un cadavre, je peignais alors mon Ophélie que vous connaissez,—oui, je l'ai entendu dire, en bourrant sa pipe, d'un pouce joyeux, et avec un accent de triomphe: «J'ai fait aujourd'hui ma quatre millième autopsie!» Et son visage si fin dans sa barbe rousse, déjà grisonnante, exprimait une jubilation égale à celle de don Juan dressant la liste de ses amoureuses. L'enthousiasme du jeune Courmansel était pareil pour me célébrer, dix minutes après notre réciproque présentation, les ivresses de La Critique, l'excellence de La Méthode,—encore et encore des capitales, hautes comme des maisons américaines!—tandis que nous déambulions de long en large à travers le hall de l'hôtel. Un Anglais, écroulé dans un fauteuil de paille, fumait une courte pipe en bois—tout comme le professeur Brouardel—et s'intoxiquait de soda et de whiskey en lisant le Times. Deux dames américaines, vêtues à la mode d'après-demain, jacassaient haut en nasillant. Un couple allemand se préparait à monter dans une automobile rouge arrêtée devant la porte, et le mari réglait une note au concierge galonné. Vous voyez le décor d'ici. L'iconoclaste, lui, professait. J'imaginais, en l'écoutant, qu'un frisson de terreur secouait tous les tableaux et toutes les fresques de tous les musées et de toutes les églises de Milan. A qui le tour de perdre son peintre, parmi ces Madones et ces Dames, ces Apôtres et ces Rois Mages?

—«Tout reste à faire, vous m'entendez, cher Maître, tout!... Je suis arrivé à la conviction qu'il n'y a pas dix tableaux sur cent qui soient de l'auteur auquel on les attribue, pas dix... Les plus douteux sont les signés... Je sais. Il y a Vasari. Mais Vasari, c'est un texte à revoir d'abord, et c'est plein de fables... Il y a les archives. C'est plein de documents faux... Voyez la note insérée par cet abbé Pierotto dans la marge du manuscrit Caleffino. Mais La Critique arrive, La Critique Reine du monde, comme on devrait l'appeler bien plus justement que la fortune, avec ses procédés infaillibles. Ce sont ceux de la Science. Que c'est passionnant, cette recherche acharnée de la vérité, et amusant!... Quand on a La Méthode, (décidément ce sont les mots entiers qu'il faudrait mettre en majuscules et colorier comme faisait Barbey d'Aurevilly pour des manuscrits) on est assuré de ne pas se tromper. Quelle joie alors que de provoquer les clameurs des ignorants!... Le jour où je me suis permis d'insérer dans un périodique de Paris un article affirmant que le portrait de la femme du palais Varegnana n'était pas, ne pouvait pas être de Léonard, vous ne vous imaginez pas le tolle. Je n'avais pas toutes mes preuves, mais l'analyse bien faite d'une œuvre ne trompe jamais, jamais!... Elles sont venues, ces preuves, et écrasantes: le dessin de Venise, le «faux» du Monsignore, les lettres d'Andréa Solario, et enfin, et surtout, ce portrait que le comte Pappalardo a légué à Mme la marquise Ariosti!... En ai-je eu du bonheur? Je n'avais pas le droit d'espérer, pour mes débuts, une découverte de cette force... Pensez qu'il y a cinq ans, je n'étais qu'un petit élève de l'école de Rome, ne sachant pas s'il ferait de l'archéologie ou de la numismatique... Car vous ne savez pas, cher Maître, cette entrée dans la critique d'art, ç'a été tout un roman...»

Il s'arrêta quelques secondes. Je venais d'écouter l'hymne de guerre du pédant, ivre d'orgueil au milieu des ruines, j'allais recevoir les confidences du bon jeune homme, si follement amoureux qu'il éprouvait le besoin de crier sa joie aux passants de la rue:

—«Oui, un roman», reprit-il, «mais puisque M. le comte Varegnana vous a parlé de moi, il a dû vous en toucher un mot. Il vous aura dit que j'allais me marier... Il a été si bon, si accueillant pour ma fiancée! Il a eu du mérite, car, enfin, je lui ai démoli son Léonard. Bah! Le jour viendra, et bientôt, où il sera tout aussi fier d'avoir un Cristoforo Saronno. Je n'aurais pas découvert ce peintre que j'affirmerais cela aussi énergiquement, parce que c'est certain. Cristoforo comptera, il compte déjà, parmi les plus grands... Mais je vous parlais de ma fiancée. Elle est aussi ma petite cousine. Elle s'appelle Mlle Christiane Boudron. Son père est ce M. Jules Boudron, dont vous connaissez certainement le nom. Rappelez-vous. Le couturier de la place Vendôme... D'ailleurs sa collection de primitifs est déjà classée. Vous ne l'avez jamais visitée? Non?... A Paris, si vous me le permettez, je vous y mènerai. Vous jugerez. Rien que des choses du quatorzième ou du quinzième, et que les critiques peuvent passer au crible, je vous en réponds. C'est drôle, n'est-ce pas? Un grand couturier parisien qui travaille dans les Siennois et les Florentins de la bonne époque! Mais quand M. Boudron vint à Paris tout jeune, il commença par fréquenter l'Académie Jullian. Il voulait être artiste. Il a eu son roman lui aussi. Il a rencontré la mère de Christiane. Elle était la beauté et la sagesse même. Elle travaillait comme ouvrière chez un couturier en vogue d'alors. M. Boudron l'a aimée. Il l'a épousée. Pour augmenter un peu les maigres ressources du ménage, il a eu l'idée de dessiner des croquis de toilettes qu'il a soumis au patron de sa femme. Il s'est trouvé qu'il avait le génie pour cela. Ses croquis ont si bien réussi que Mme Boudron et lui ont eu l'idée de s'établir à leur compte. Ils ont fondé une maison. Le succès est venu, et prodigieux... Hélas! M. Boudron paya son bonheur bien cher. Sa femme mourut subitement, à l'époque où ils allaient se reposer, leur fortune faite. Il a voyagé en Italie, pour se distraire. L'artiste qui sommeillait sous le tailleur pour dames s'est réveillé. Il a osé acheter, et ma foi, très bien... Je ne dis pas qu'on ne l'ait pas un peu aidé, mais il a su écouter les bons conseils. Cette docilité là est aussi rare que la compétence...»

Le pédant avait reparu, dans un sourire d'une suffisance suprême. On, c'était lui. L'amoureux prit sa revanche par un autre sourire, tout attendri, tout reconnaissant, qui me fit lui pardonner le premier, le rictus amer et hautain du cuistre. Il continuait:

—«Depuis que je me connais, j'avais cousiné avec les Boudron. M. Boudron et ma mère avaient le même arrière grand-père. Nous sommes tous originaires de Saint-Claude, dans le Jura. Mais moi, le troisième fils d'un petit greffier de province, menant à Paris la modeste existence d'un boursier de licence, puis d'agrégation, vous comprendrez que je me sentais gêné par les somptuosités de l'hôtel d'un commerçant millionnaire!... Je n'osais seulement pas regarder ma cousine. C'est à Rome, quand M. Boudron y vint, après la mort de sa femme, il y a cinq ans, que j'ai découvert Christiane et qu'elle m'a découvert. Nous nous sommes aimés, sans nous le dire, dès ce moment. Je me suis tourné vers la critique d'art, pour ce motif. Étant donné les goûts de M. Boudron, j'ai vu là une sûre manière d'entrer dans son intimité. Et j'ai travaillé!... Il s'en est rendu compte, quand je lui ai offert d'écrire sur sa collection un livre du genre de celui que M. Adolphe Venturi a composé sur la galerie de M. Crespi. Ce livre est achevé. On l'imprime en ce moment. Et puis, j'ai déniché pour cette collection deux ou trois pièces rares. Enfin, j'ai eu mon œuf de Colomb,—j'appelle ainsi ma trouvaille, elle était si simple!—cette résurrection de l'Amico di Solario, de ce Cristoforo Saronno dont vous ne connaissez pas encore le chef-d'œuvre... Vous verrez! Vous verrez!... Christiane a pris cette occasion pour déclarer à son père qu'elle m'aimait et qu'elle n'épouserait personne que moi. Nous nous sommes fiancés ici, où M. Boudron est venu, cela entre nous, pour essayer d'acheter ce chef-d'œuvre de l'Amico justement, le portrait de femme de la marquise Ariosti. Par malheur, les journaux ont déjà polémiqué. La marquise sait le prix de son tableau. Elle en demande cinquante mille francs. Il en vaudra cent mille, quand mon livre sur Cristoforo Saronno aura paru. Je compte en offrir le premier exemplaire à Mme George Courmansel, née Christiane Boudron, le matin de notre mariage. Mais il faut que vous voyiez ce tableau, vous. Il le faut. Mme Ariosti en est un peu jalouse. Si elle ouvrait sa porte, l'Europe défilerait chez elle. A moi, elle ne peut rien me refuser. Dès demain j'aurai arrangé cette visite...»

V

Je devais, en effet, grâce à cette toute puissante protection, le voir de tout près, ce portrait dont je ne doute pas qu'il ne perpétue à jamais la gloire de l'Amico di Solario et de son découvreur, mais dans quelles conditions de comique fantasmagorie! Cette visite chez Mme Ariosti n'eut lieu que le surlendemain. Avant d'y arriver, laissez-moi, Madame, prendre le chemin des écoliers et vous silhouetter encore deux acteurs essentiels dans la petite comédie que je vous raconte. Vous avez deviné qu'il s'agit de M. et de Mlle Boudron. Je ne connaissais George Courmansel que depuis quelques heures; déjà il m'avait présenté à son futur beau-père et à la jeune fille, avec la même bonhomie cordiale qui lui avait fait me raconter aussitôt l'idylle de ses fiançailles. J'étais dans le hall de l'hôtel, en train de me balancer sur un fauteuil à bascule après dîner, et d'imiter l'Anglais de l'après-midi, sauf qu'au lieu de pipe je fumais un cigare. Au lieu de whiskey et de soda, je m'empoisonnais d'un vitriol savamment jauni dans un laboratoire, puis monastiquement baptisé du nom de chartreuse. Je vois apparaître Mons Courmansel, le nez à l'évent, comme toujours, et ses gros yeux bleus aux aguets derrière ses lunettes serties d'or. Il m'aperçoit et il fonce sur moi, comme sur un Cristoforo Saronno:

—«Je vous cherchais,» me dit-il. «M. Boudron voudrait tant faire votre connaissance!... C'est un de vos grands admirateurs, mon cher Maître. Si vous me permettez, je vous conduis dans son salon. Il vous attend.»

Vous m'avez souvent reproché, Madame, ce que vous appelez irrévérencieusement le «chipisme» des artistes et des gens de lettres dans le monde. Vous prétendez que nous ne nous trouvons jamais traités avec assez de déférence. Avons-nous si tort? On nous y donne trop volontiers le rôle de la bête savante que l'on promène au doigt et à l'œil pour amuser l'honorable société. Sur ce chapitre, les bourgeois valent les ducs. M. Boudron trouvait fort naturel de m'inviter à monter chez lui, par un tiers, tout comme les grandes dames habillées par lui avaient dû trouver naturel de le convoquer à domicile. Qu'est-ce qu'un peintre pour un millionnaire? Un ouvrier en couleurs qu'il paie quinze ou vingt mille francs le portrait. Le procédé était si peu cérémonieux que j'hésitai une minute, pour céder devant la supplication du visage de Courmansel:

—«J'ai promis de vous amener...» insistait-il. «Vous me ferez gronder, si je n'arrive pas à vous décider...»

Une terreur passait devant ses yeux, qui excita, je dois vous l'avouer, ma curiosité plus que ma pitié. On ne devient pas un portraitiste professionnel, sans développer en soi un goût de la nature humaine qui doit être, j'imagine, celui des vrais romanciers. Au fond, cette petite histoire sentimentale, si bizarrement emmêlée à des préoccupations de critique d'art, m'intéressait déjà. Qui donc était cette fille d'un commerçant enrichi, assez originale pour vouloir, avec sa dot, épouser ce pédantesque maniaque, digne d'enseigner l'esthétique à Kœnigsberg ou à Tubingue, chez les barbares? Qui, ce commerçant lui-même, cet ancien rapin transformé en grand couturier? J'acceptai donc de suivre le fiancé. Il m'introduisait quelques instants plus tard, dans un salon d'hôtel. Devant une table et les débris d'un dessert, un homme de mon âge et une jeune fille, étaient installés, lui en smoking, elle en toilette du soir, au lieu que George Courmansel n'avait pas quitté sa jaquette et ses bottines jaunes de l'après-midi. Moi-même je m'étais mis aussi en smoking, machinalement, parce que mon domestique m'avait préparé mes vêtements. Je ne prévoyais guère que cette involontaire élégance vaudrait à mon barnum un coup de boutoir immédiat. J'allais dès la première minute savoir le degré de bienveillance avec lequel le père de Christiane traiterait son gendre! Les phrases de banale politesse étaient à peine échangées que M. Bourdron se tournait vers Courmansel, et, ironiquement, avec cette gouaillerie brutale particulière aux gens riches de médiocre éducation:

—«Hé bien! George. Il me semble que M. Monfrey n'est pas un bourgeois, et vous voyez qu'il s'habille le soir?... C'est une vieille querelle que je fais à ce grand garçon», ajouta-t-il en se retournant vers moi: «Je lui dis toujours: un intellectuel peut être un homme du monde...»

—«George a tant à travailler, en ce moment, pour finir son livre,» interrompit la jeune fille, d'une voix qui, aussitôt, me la rendit chère,—la voix de ses yeux, si vrais, si loyaux, si tendres! J'ai su depuis qu'elle avait vingt-quatre ans déjà. Elle en paraissait à peine dix-huit. Tout en elle n'était que grâce et fragilité. Elle avait une petite tête de statuette grecque sur des épaules un peu trop minces, des traits délicats d'une finesse comme miniaturée. Si j'avais pu écouter son cœur, en ce moment, je l'aurais senti palpiter d'émotion. La rude apostrophe à son fiancé la frappait comme d'un choc. Évidemment le père avait pour elle cette affection profonde qu'inspirent aux êtres très robustes ces créatures qui semblent trop grêles pour la vie. Il ne la comprenait pas assez pour lui épargner les secousses de ses brusqueries. Il l'aimait trop pour ne pas lui céder, dès qu'elle lui parlait avec cette voix, un peu étouffée, où son instinct paternel devinait une peine, sans que sa grossièreté native lui permît de passer de l'effet à la cause et de corriger ses manières trop brusques. Que j'en ai connu, de ces pères et de ces maris, d'étoffe rude, de tempérament épais, et qui se trouvaient avoir, celui-ci pour fille, celui-là pour femme, de ces créatures toutes pareilles aux mimosas, à ces plantes animalement sensibles, qu'un froissement fait frissonner, se contracter! Que j'en ai vu, de ces fleurs vivantes, dépérir, se faner, au voisinage constant d'êtres trop bruyants, trop affirmatifs, trop forts, qui leur faisaient du mal par leur simple existence, sans même s'en douter, qui les tuaient, quelquefois en les chérissant! Cette différence foncière de nature avait dû être la tragédie secrète du foyer du veuf. Ainsi s'expliquait l'amour de la jeune fille pour son cousin. Elle avait été prise par ses manières douces et conciliantes, par ce caractère de savant, combatif dans le seul domaine des idées, et, pour tout le reste, incertain jusqu'à la faiblesse, ennemi de l'action jusqu'à la pusillanimité. Devant la phrase agressive de M. Boudron, Courmansel demeurait décontenancé, très rouge, et il balbutiait avec un sourire contraint:

—«Mais si je ne me suis pas habillé, ç'a été pour ne pas vous faire attendre, Christiane et vous...»

—«Et moi,» dis-je à mon tour en m'adressant au couturier collectionneur, «si je n'avais pas pensé que je pouvais aller ce soir au palais Varegnana, je ne me serais certes pas harnaché de la sorte...»

—«Vous connaissez M. le comte Varegnana, monsieur?» interrompit de nouveau la jeune fille. Elle m'avait coulé un regard d'une reconnaissance émue, pour l'appui donné à son fiancé, et tout de suite elle s'emparait de la phrase que j'avais prononcée, non sans intention. Elle essayait de mettre l'entretien sur un terrain où M. Boudron et George Courmansel s'entendissent et où brillât celui qu'elle aimait. Nul doute qu'elle ne fût un peu humiliée du rôle inférieur imposé par son père au jeune homme. La facilité de ce dernier à l'accepter ne lui plaisait guère plus. Le subtil génie féminin est ainsi: on dirait qu'il possède un sens spécial pour apprécier, dans les rapports d'homme à homme, ces nuances qui manifestent les affirmations ou les reculs d'une personnalité vis-à-vis d'une autre. Et elle continuait: «Vous avez vu chez lui le portrait attribué faussement à Léonard de Vinci, et dont George a découvert le véritable auteur? N'est-ce pas, l'on éprouve une intime satisfaction à voir un génie ignoré reconquérir l'honneur qui lui était dû?...»

Ses douces prunelles, si clairement brunes dans son teint d'une jolie pâleur, s'étaient tournées, cette fois, vers l'initiateur de cette justice posthume. Courmansel lui dit merci par le rougissement de plaisir avec lequel il accueillit cet éloge. Il avait senti qu'elle voulait réparer le procédé par trop familier de son père. Il l'aimait autant qu'il en était aimé. Le père n'observait pas le manège muet des fiancés. Mais à la manière dont il me regarda, de son côté, tandis que sa fille hasardait cette allusion directe à la grande découverte de son futur gendre, ses sentiments pour le jeune homme achevèrent de s'éclairer pour moi. Il subissait la suggestion de Christiane, et quelque chose en lui luttait encore. Il admirait Courmansel, comme il eût accepté un effet de commerce douteux, «sous toutes réserves». Il y avait entre eux cet antagonisme radical des tempéraments qui veut qu'un chat et un chien, mis en face l'un de l'autre, s'affrontent aussitôt. M. Boudron était un type accompli d'un certain bourgeois Parisien de nos jours: par sa tenue, très astiquée, la coupe militaire de ses cheveux en brosse, une sveltesse relative de ses mouvements, due au massage et à l'escrime, il donnait l'idée de ce que j'appelle «l'homme des répétitions générales»—«l'homme des premières» ayant rejoint depuis longtemps le «boulevardier» au pays des vieilles modes. Les personnages de ce type, tiennent du viveur, de l'artiste et du sportsman. J'eus l'impression très vite que M. Boudron copiait quelqu'un. En cherchant bien, je reconnus qu'il imitait le genre de mon confrère Maxime Fauriel, le pastelliste. Il a pris à Maxime son port de tête, ses intonations un peu sèches, sa barbe taillée en pointe, à la Henri III, son monocle carré et attaché par un large ruban de moire qu'une agrafe d'or pique au gilet. Mais Fauriel garde, à travers tout ce cabotinage, sa physionomie spirituelle et aisée de gamin de Paris, au lieu que son faux-sosie laissait deviner à chaque geste, à chaque parole, de la tension à la fois et de l'incertitude. Il n'était pas sûr de ses effets. Cependant l'habitude des succès dans une carrière ne va pas sans de réelles supériorités d'intelligence et d'énergie. Le notable commerçant en avait conscience, et cette hésitation dans son personnage joué n'empêchait pas chez lui l'orgueil profond de l'individu habitué à commander. Il avait entrepris sa galerie par un curieux mélange de sentiments: le ressouvenir de ses premières ambitions d'apprenti peintre, la gloriole d'être cité dans les journaux et de faire les honneurs de ses tableaux à des amateurs célèbres, l'idée aussi de la «grande vente» en cas de revers de fortune. George Courmansel, en l'aidant de ses conseils, comme il s'en vantait, pour quelques achats, l'avait tout ensemble subjugué et humilié. Très sensible à ce défaut du laisser-aller extérieur que l'absorption dans leurs idées entretient aisément chez les hommes d'étude, Boudron nourrissait contre le talent du fiancé de sa fille une hostilité combattue par une involontaire déférence. De là cette curiosité aiguë de son regard. Il allait savoir comment moi, un peintre arrivé, commandeur de la Légion d'honneur, exposé au Luxembourg, je jugeais la soi-disant découverte du critique, à la veille de révolutionner l'histoire de l'art. Et puis mon opinion pouvait avoir son influence sur une décision très importante. Le couturier, millionnaire mais avisé, hésitait encore à payer cinquante mille francs le tableau légué par feu le comte Pappalardo à la marquise Ariosti. Son expression se fit plus avenante pour le conseilleur de cet achat quand j'eus déclaré, appuyant de ma complaisance, à demi sincère, l'enthousiasme de Christiane:

—«Oui, Mademoiselle, j'ai vu ou plutôt revu ce portrait de femme. Il me restait dans la mémoire comme si remarquable, que je me suis arrêté à Milan, un peu à cause de lui... Varegnana m'a raconté par quelles merveilles d'ingéniosité M. Courmansel a déterminé l'origine de cette peinture. Je suis de votre avis: redresser l'injustice de la postérité envers un artiste méconnu, c'est une très noble mission et bien digne qu'un homme de cœur y consacre sa vie.»

—«Vous me comblez, cher Maître,» dit George Courmansel, «mais je vous avoue que je n'ai pas des ambitions si hautes. Les besognes de la Science ne sont ni nobles ni le contraire. Elles sont vraies...»

—«C'est le point où je me sépare de lui, Monsieur Monfrey,» reprit à son tour M. Boudron. «Je ne suis qu'un commerçant, mais j'aime les tableaux pour eux-mêmes, parce qu'ils sont beaux, comme on aime les fleurs, les femmes, la musique, le vin, tout ce qui exalte, tout ce qui grise. George aime les tableaux comme un botaniste aime les plantes, pour les mettre dans ses herbiers et les étiqueter. Mon système est le bon. Qu'il soit de Léonard ou de Cristoforo, le portrait Varegnana n'en est ni plus admirable, ni moins. Ai-je raison?»

—«Tu ne voudrais pourtant pas que ton Jean Bellin, celui que George t'a trouvé, ne fût pas authentique?» interrogea malicieusement Christiane. «Moi aussi papa, ai-je raison?»

—«Mon Bellin?» s'écria le père. «Il n'y a pas moyen de le discuter, celui-là, avec sa signature en capitales dans son cartouche et une des deux L plus haute que l'autre... Mais voulez-vous en voir la photographie?» me demanda-t-il. «George, sonnez donc pour que l'on desserve...

—Bon. Merci...»

La diplomatique jeune fille avait de nouveau employé, pour couper court à la discussion, le plus sûr moyen. Quand le collectionneur eut commencé d'ouvrir, sur la table devenue libre, le portefeuille qui contenait, avec la reproduction du Bellin, celle de toutes les pièces de son musée, il parut oublier jusqu'à l'existence de son futur gendre. Ses mains de rhumatisant, aux doigts noués par les excès de bonne chère et l'absence d'exercice, mettaient, à étaler les épreuves, les unes après les autres, le même soin que jadis à ouvrir des pièces de soie tissées spécialement à Lyon devant les clientes émerveillées.

Il y avait pour moi quelque chose de pathétique, et qui me fit lui pardonner ses rudesses, dans sa visible piété de demi-ignorant pour les œuvres, vraiment très rares, dont son argent, gagné au rebours de sa vocation première, le faisait possesseur. J'admirai aussi que, dans ce commencement du vingtième siècle, l'Italie, cette Italie fouillée, refouillée, raclée par toutes les avidités de tous les amateurs des deux mondes, fût encore si riche? En quelques années un nouveau venu avait pu y découvrir ce Jean Bellin, une très authentique et très saisissante Transfiguration, digne de celle du musée Correr, à Venise,—une esquisse d'Andrea del Sarto—un indiscutable Saint Sébastien, de ce sec et vigoureux Ferrarais, Cosimo Tura,—une non moins indiscutable Nativité, de Francesco di Giorgio Martini, le Siennois,—enfin une dizaine de merveilles, dont leur récent acquéreur était justement fier. De chacune il avait sept ou huit photographies, représentant l'ensemble et les détails. Tandis qu'il me les nommait, tantôt lui-même, tantôt sa fille, tantôt Courmansel énonçaient des impressions. Rien qu'à ces remarques, j'aurais pu deviner le drame latent de ces fiançailles. Les deux hommes manifestaient une irréductible antithèse de nature, par leur seule façon de réagir devant ces chefs-d'œuvre. Ils les aimaient certes l'un et l'autre, mais si différemment! Et quel tact la jeune fille mettait à sans cesse éviter les heurts par des questions à côté! Rieuse,—mais un petit tremblement de ses lèvres démentait ce rire,—elle disait: «Tu te rappelles, père, quand nous sommes allés dans cette villa près de Sienne, où l'on nous avait raconté qu'il y avait des tableaux anciens?... Et le cocher qui nous expliquait pourquoi un château se nommait Belcaro? Beau, mais cher.—Bel ma caro, aurait dit le général Espagnol qui l'avait pris après un sanglant assaut...» C'était pour moi qu'elle évoquait ce souvenir,—en apparence. Elle disait encore: «C'était le jour anniversaire de ma vingtième année que tu as acheté cette Daphné que George attribue aujourd'hui à Bramantino? Tu en avais tant de désir avant et tant de plaisir après, que tu as oublié de me souhaiter ma fête. Est-ce vrai?...»

La dame qui a perdu son peintre

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