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II

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Table des matières

Ce singulier éloge en était un dans sa bouche, car cet écrivain qui fut, à son heure et quand il l'a voulu, le peintre de toutes les subtilités, n'aurait aucun titre à présider une société de tempérance. Ce soir encore, tandis qu'au sortir de ce dîner nous gagnions en voiture le coquet théâtre où triomphait la Duchesse Bleue, il était un peu plus gai que ne le soupçonnaient les belles dames qui roulaient dans leurs coupés vers la même salle de spectacle, des divers coins du Paris fashionable. Quant à moi, je continuais d'éprouver, de subir plutôt, l'inexplicable attrait, si mélangé d'antipathie et d'admiration, dont j'ai déjà parlé. J'écoutais Jacques maintenant me raconter ses projets de nouveaux ouvrages, et j'oubliais ses horribles défauts de cœur et de caractère, pour admirer la richesse de cette imagination dont je voyais jaillir les idées, comme du sommet du Vésuve, penché sur le bord du cratère, j'ai vu bouillonner la masse sombre de la lave, tandis que des pierres de feu, de la grosseur d'un homme, sautaient en l'air avec un bruit de canon. C'est une atmosphère de puanteur et de suffocation. Le soufre fume sous vos pieds et les brûle. Vos yeux pleurent. L'haleine vous manque. C'est insupportable... Et ce déchaînement brutal d'une force de la nature vous tient là, malgré vous, hypnotisé. Jacques aussi est à sa manière une force de la nature, et sa vitalité d'artiste m'accablera toujours et m'accablait, ce soir-là, d'un hypnotisme pareil.—Toutes proportions gardées.—Car entre le formidable monstre exterminateur qui tord son panache de fumée au-dessus de Pompéi dévasté, et l'inoffensif volcan cérébral dont les fumeuses éruptions s'épanchent en des volumes jaunes à deux francs soixante et quinze centimes, ou bien se cristallisent en des trois, des quatre, des cinq actes de pièce, la différence est vraiment trop forte. Sans atténuation d'ironie, une telle comparaison serait un peu comique. Justifiée ou non, je m'abandonnais à cette sensation sans la discuter, et nous continuions, nous aussi de rouler vers le théâtre. C'était vrai, comme il l'avait dit dans son jargon de pseudo-clubman, qu'il portait la veine: fatigué jusqu'à la courbature par ma journée de lassitude morale, n'était-ce pas un bonheur inattendu, que cet emploi de ma soirée? La comédie avait la chance de m'intéresser. Il a tant de talent, ce fat égoïste. La comédienne avait la chance d'être jolie, quoique cette fatuité de Jacques eût sans doute transformé pour mon étonnement une simple grue du Conservatoire en un oiseau de paradis. J'ai trop souvent accompagné Claude Larcher dans la loge de Colette Rigaud pour n'être pas renseigné sur ces amoureuses de la rampe et leur fond de vulgarité. Il y a des exceptions partout, et Mme Pierre de Bonnivet, elle aussi, pouvait être une exception dans son espèce, quoiqu'une femme riche qui se pare d'un titre équivoque et collectionne des célébrités ne soit guère faite pour me plaire. En tout cas, il valait la peine d'accompagner Molan jusqu'au Vaudeville, rien que pour le plaisir de le voir entrer dans le théâtre.

—«Nous allons passer par la porte des artistes,» m'avait-il dit, «rue de la Chaussée d'Antin. Il y a quelque chose de charmant ici, les deux petites baignoires d'avant-scène, et sur la scène même, au delà du rideau. On y accède par la coulisse. Pourvu qu'une des deux soit libre...»

Il était descendu de voiture le premier, en m'annonçant ce détour; il avait salué le concierge, et il s'était engagé d'abord sous une voûte, puis dans un escalier de service, avec cette démarche, unique au monde, celle de l'auteur en vogue qui entre dans son journal, chez son éditeur, dans son théâtre. «C'est moi la maison...» semble-t-il dire avec tous ses gestes, et le pied se fait plus léger, la canne tressaille dans la main, les épaules roulent involontairement. Ce sont des riens: une manière de dire bonjour aux employés, un pli de bouche protecteur, une pose crâne du chapeau, un clignement d'yeux indulgent. Nous autres peintres et qui avons étudié l'art du portrait, c'est notre métier de saisir ces riens... Et ces employés, depuis le plus humble jusqu'au plus haut, depuis l'habilleuse jusqu'au régisseur, toute leur personne traduit un inexprimable et inconscient respect à voir passer «leur auteur», quelque chose comme l'émotion d'un rentier qui verrait marcher un de ses coupons. Chez quel marchand de tableaux connaîtrai-je jamais la joie d'inspirer un respect de cette sorte? Quand aurai-je, pour introduire un ami dans une exposition de mes toiles, l'orgueil, paisible et innocemment puéril, que Jacques déploya pour me faire ouvrir la porte de la petite loge, heureusement inoccupée, où nous nous assîmes, tandis qu'il me disait à voix basse:

—«Le premier acte a commencé depuis cinq minutes. Tu comprendras tout de suite... C'est une ancienne maîtresse du duc qui essaie de rendre jalouse la duchesse... T'avais-je menti en te disant que la petite Favier est jolie, jolie?... Tiens, elle m'a vu... Par bonheur, c'est à un moment où l'autre lui débite un petit discours un peu long. Je lui aurais fait manquer sa réplique... Elle te regarde. Tu l'intrigues. Elle connaît les trois ou quatre camarades avec lesquels j'ai l'habitude de venir. Maintenant, écoute-la parler. Rien que le timbre, que la musique de sa voix, n'est-ce pas exquis? Écoute... Écoute aussi un peu ce qu'elle dit. C'est du Jacques Molan de derrière les fagots...»

J'ai entendu, bien des fois depuis, la Duchesse Bleue, jusqu'à en savoir par cœur chaque phrase. J'en marquerais chaque temps,—ces temps que prennent les acteurs pour mieux souligner leurs effets. C'est une pièce très délicate et très fine, malgré la préciosité du titre. Elle enferme l'étude, infiniment ténue et trop juste, d'une jalousie rare, mais pourtant très humaine. C'est l'histoire d'un ami amoureux de la femme de son ami et qui reste fidèle à cette amitié dans cet amour. Jamais il n'a dit son sentiment à cette femme. Il ne se l'est jamais avoué à lui-même, et il ne peut pas supporter qu'un autre fasse la cour à cette jeune femme. Il finit par la sauver d'une chute irréparable, sans qu'elle sache que c'est lui, ni pourquoi. Et cette première scène où l'enfantine duchesse se confie à l'ancienne maîtresse de son mari, sans soupçonner quels souvenirs elle atteint dans ce cœur par l'évocation de ses propres joies, quelle merveille d'analyse émue, vibrante, tendrement cruelle, si l'on peut dire! Enfin, cette pièce est un petit chef-d'œuvre, du Marivaux à la date d'aujourd'hui,—un Marivaux à qui son esprit ferait mal et dont la gaieté légère serait de la dentelle sur une blessure. Mais la haute valeur de cette comédie, je ne l'aperçus pas dès ce premier soir, quoique Molan fût là pour m'en commenter les moindres détails. Le peintre en moi fut trop vivement saisi par l'extraordinaire apparition de cette Camille Favier dont mon ami m'avait dit avec tant de légèreté qu'elle était sa maîtresse. La baignoire, située presque à même la scène, me permettait de suivre les moindres mouvements de sa physionomie, ses plus furtifs clignements d'yeux, ses plus rapides froncements de sourcils. Je distinguais jusqu'aux couches de crème et de fard inégalement posées sur ses joues, jusqu'aux traînées de kohl sous ses paupières, jusqu'au prolongement de ses sourcils par le crayon noir, et de ses lèvres par le crayon rouge. Et, maquillée ainsi, jouant la comédie à deux pas, avec des acteurs dont les faces grimées ricanaient auprès de la sienne, elle réalisait d'une manière saisissante le type idéal retrouvé par les plus raffinés des artistes Anglais: Rossetti, Burne Jones, Morris, à travers les panneaux ronds des Florentins d'avant Raphaël. Ses traits fins étaient presque trop menus pour l'optique de la scène. Son front large, un peu bombé, semblait chargé de rêves. L'ovale allongé de son visage faisait flotter son sourire dans ses joues. Son nez droit, coupé un peu court, ennoblissait son profil. Ses lèvres renflées, abaissées aux coins, étaient tristes à la fois et sensuelles, voluptueuses et amères. Même ce maquillage donnait à cette beauté un charme particulier, et pour moi étrangement attendrissant, par le mélange du naturel et du factice. On devinait le rose de la joue sous le rose du fard, la frange des longs cils épais sous le crayon, la pourpre fraîche des lèvres sous le carmin, comme dans sa manière de jouer le personnage qu'elle représentait, une femme vraie, sincère et tendre transparaissait,—ou semblait transparaître. Enfin, mon impression fut si vive que Jacques s'en aperçut, et se mettant à rire:

—«C'est le coup de foudre,» dit-il, «tu viens de recevoir le coup de foudre! Vous pouvez vous entendre, d'ailleurs,» continua-t-il, «elle a aussi peu de jugeotte que toi... Vos sublimes s'amalgameront, comme disait Saint-Simon de je ne sais plus qui, de Fénélon, je crois, et de Mme Guyon. Et maintenant, retourne-toi, et regarde,—sans regarder,—avec ta lorgnette, dans la quatrième loge du premier rang, à gauche... Tu vois une femme tout en blanc qui s'évente avec un éventail garni de volants de mousseline de soie, blanche aussi, une invention à elle?... C'est Mme Pierre de Bonnivet. Comment la trouves-tu? C'est amusant, n'est-ce pas, de jouer au jeu de l'amour et du hasard avec ces deux jolies créatures pour partenaires?...»

Je regardai du côté que m'indiquait Jacques avec les précautions requises, et j'eus bientôt dans le champ de ma jumelle cette rivale mondaine de la bohémienne Camille Favier. L'insolence de fatuité où se carrait mon camarade me parut alors justifiée, et au delà, par la beauté de cette élégante femme qui coquetait avec lui, comme il me l'avait raconté, davantage sans doute. Je le connaissais trop hardi compagnon pour qu'il ne fût pas allé très vite de privauté en privauté. Si Camille rappelait, même sous son rouge et ses mouches, les Psychés et les Galatées des plus suaves d'entre les P. R. B.—Preraphaelite Brothers,—Mme Pierre de Bonnivet, elle, avec son nez un peu busqué, son menton volontaire, la ligne mince de sa joue, la finesse de sa bouche hautaine, avait une beauté à justifier des prétentions plus aristocratiques encore que l'hérédité du célèbre connétable. Comment, issue d'une famille bourgeoise,—j'ai su depuis qu'elle était, de son chef, une Taraval,—évoquait-elle inévitablement le souvenir d'une des princesses chères à Van Dyck, ce maître incomplet, qu'aucun autre n'a pourtant égalé, dans l'art de noter la race, les atavismes d'indomptable orgueil et d'héroïque énergie cachés sous les fragilités de la grâce féminine? L'habitude de la richesse pendant deux ou trois générations produit de ces mirages. Il est certain que le peintre de la divine marquise Paola Brignole du palais Rouge, à Gênes, n'a jamais trouvé de modèle plus conforme à son génie. Seul, son pinceau aurait bien reproduit l'éclat particulier de ce teint dont la blancheur mate n'était pas de l'anémie,—les lèvres rouges le disaient assez,—avec la nuance des cheveux, très blonds, qui pâlissaient aux lumières. Rien qu'à voir saillir les épais rouleaux de ces cheveux d'or cendré au-dessus de sa nuque, quand elle se tournait de profil, on reconnaissait la vitalité physiologique d'une de ces fausses maigres qui cachent sous des sveltesses de sirène des estomacs de capitaine de dragons. Les brides du chapeau mauve qui la coiffait n'empêchaient pas de deviner le cou mince, un peu long, mais bien musclé, de même que les gants révélaient une main nerveuse, aux doigts un peu longs aussi; et le buste se dessinait à chaque mouvement, dans les blancheurs souples du corsage en crêpe de Chine, si jeune, si élégant, si plein. Mais ce que cette créature de luxe eut aussitôt pour moi de significatif jusqu'à l'obsession, ce furent ses yeux, des yeux bleus comme ceux de l'autre, avec cette différence que le bleu des prunelles chez Camille Favier rappelait invinciblement le bleu des pétales d'une fleur, de quelque délicate et vivante pervenche, au lieu que les prunelles de Mme de Bonnivet avaient dans leur azur l'éclat du métal ou de la pierre précieuse. Ils donnaient dès leur premier regard l'idée de quelque chose d'implacable malgré le charme, de dur et de froidement dangereux dans le magnétisme. C'étaient des yeux comme on en imagine aux nixes et aux ondines, en lisant les légendes du Nord, des yeux à ne pas croire possible que de vraies, de douloureuses et chaudes larmes les eussent jamais mouillés. Et pour achever cette sensation singulière de cruauté dans la grâce, quand la jeune femme riait, ses lèvres se relevaient un peu trop dans les coins, découvrant des dents aiguës, serrées, très blanches, presque trop petites, comme celles d'une bête de chasse et de morsure.

En essayant aujourd'hui de retrouver exactement les impressions qui me saisirent devant les deux complices de Jacques Molan dans son jeu favori de l'amour sans cœur, je me rends compte que ma connaissance actuelle de leurs caractères influe sur mon souvenir de cette première rencontre. Je ne crois cependant pas donner à ce souvenir une retouche trop forte. Je m'entends encore, tandis que des applaudissements montaient de l'orchestre, sombre d'habits noirs, et descendaient des loges rayonnantes de toilettes, vers la petite Favier, oui, je m'entends disant à Jacques:

—«Tu choisis bien, quand tu t'y mets.»

—«On fait ce qu'on peut,» dit-il en hochant la tête.

—«Je me demande,» continuai-je, «avec des maîtresses de cette beauté-là...»

—«Une maîtresse,» rectifia-t-il. «Mme de Bonnivet n'est pas ma maîtresse.»

—«Pour ce que je veux dire,» repris-je, «cela revient au même. Je me demande donc comment tu t'arranges pour échapper à la chronique, au roman à clef, enfin à tous les jolis procédés de polémique habituels à tes confrères?...»

—«Je suis comme Proudhon,» répondit-il en riant, «de qui Hugo prétendait qu'il avait de la peau de crapaud dans sa poche. Il paraît que ce talisman sauve de tous les dangers...»

—«Et tu crois que cette chance-là durera toujours?... Et puis, il n'y a pas que les confrères, il y a ces femmes elles-mêmes...»

—«Elles?» fit-il; «axiome, comme eût dit ce badaud de Larcher: une femme est le meilleur antidote contre une autre femme. C'est pour cela...»

Et le pommeau d'or de sa canne de jonc me montra la salle d'abord, puis la scène.

—«Et les vengeances de dépit? Et le vitriol et le revolver? Et le reste?... A ta place, il y a une de ces deux créatures à laquelle je ne me fierais pas.»

J'avais moi-même imperceptiblement tourné la pomme de ma canne du côté de la salle en disant ces mots, pour lui expliquer que je voulais parler de Mme de Bonnivet.

—«Vraiment! la belle reine Anne te donne l'impression, à toi aussi, d'un coquet oiseau de proie, d'un petit faucon rageur avec lequel il ne faudrait pas trop badiner... Hé bien! si tu veux,» continua-t-il en se levant, «l'acte est fini, je vais te présenter à l'une et à l'autre. C'est très drôle. Croirais-tu que, dans mes histoires, j'ai toujours plus ou moins besoin d'un regardeur. Quand on pense qu'il y a eu des sots pour blâmer, dans les tragédies classiques, l'emploi des confidents. A mon avis, il n'est pas de personnage plus naturel...»

Il me prit le bras, en prononçant cette phrase d'une si naïve outrecuidance par laquelle il m'assignait ce rôle de témoin, de satellite emporté dans l'orbite de son soleil. Chose étrange, je suis si réellement créé pour ces rôles de second, d'un Pylade auprès d'un Oreste, d'un Horatio auprès d'un Hamlet, que ce sans-gêne ne me blessa point. Hélas! Il était écrit que je serais un raté, toujours et partout, même comme Horatio. Quelle ironie que d'avoir pour Hamlet l'implacable égotiste qui me guidait vers la loge de la petite Favier; et je le suivais docilement, d'abord à travers les décors que les rudes mains des machinistes déplaçaient en hâte, puis par un escalier rempli d'un peuple d'habilleuses et de figurants, enfin par des couloirs percés de portes derrière lesquelles s'entendaient des rires, des chansons, des discussions, des bruits d'eaux vidées précipitamment, et jusqu'à des termes de parties de cartes. De ces coulisses, dont le nom fait rêver les bourgeois jeunes et vieux, je n'avais jusqu'ici connu que celles de la Comédie Française, où j'ai si souvent accompagné ce malheureux Claude. Elles ont cette correcte mais un peu conventionnelle respectabilité qui gâte trop souvent le jeu des sociétaires et des pensionnaires de la célèbre maison. Mon horreur de la prétention me les a toujours fait peu aimer, ces couloirs de la Comédie, si élégants d'aspect avec leurs portraits séculaires, leurs bustes vénérables, la tenue de leur foyer-salon. J'y ai subi plus qu'ailleurs le désenchantement du contraste entre le spectacle et son revers, entre le prestige théâtral et sa cuisine. Au contraire, dans les coulisses des théâtres plus simples, où des amis m'ont entraîné, aux Variétés, au Gymnase, au Vaudeville ce soir-là, j'ai senti ce que comporte de pittoresques antithèses, de souple improvisation, d'énergie animale, le bizarre métier de comédien. Le hasard voulait que cette fois je prisse, en compagnie de Jacques Molan, après m'être rongé d'impuissance la journée entière, une cure complète de vitalité. N'entendîmes-nous pas, au moment où nous frappions à la porte sur laquelle se voyait écrit le nom de Mlle Favier, le dialogue suivant, échangé entre deux messieurs en redingote et en chapeau de ville, mais leur face rasée et leurs joues bleuâtres révélaient deux acteurs, de cette troupe ou d'une autre:

—«Je n'ai pas été bon, l'autre soir, dans mon nouveau rôle?...» interrogeait l'un; «dis-moi la vérité...»

—«Mais si. Mais si, tu as été bon,» répondait l'autre, «il n'y a qu'une chose qui te manque...»

—«Laquelle?»

—«C'est de te camper là, planté sur tes deux pieds, et de regarder le public, bien dans l'œil, en lui disant: Vous savez, tas de mufles que vous êtes, je me f... de vous...»

—«Sais-tu que cet animal vient de formuler d'un mot peu académique tout le secret du succès dans tous les arts?» me dit Jacques Molan qui se mit à rire: «Entre nous, et puisque nous sommes en amitié ce soir, cet aplomb-là te manque un peu, à toi aussi. Si je te voyais plus souvent, je te le donnerais...»

Il ne se doutait pas, en disant ces phrases, à quelle place malade de ma conscience d'artiste il touchait, si gaiement, si durement aussi, et je ne lui répondis pas ce que j'avais sur les lèvres: «Cela prouve la bassesse et la brutalité du succès, voilà tout, et que l'artiste qui réussit cache trop souvent un charlatan...» Il venait de heurter à la porte de la loge. Une voix avait répondu: «Qui est là?» Puis, sans qu'on attendît la réponse, la porte s'était ouverte d'elle-même, et Camille Favier était apparue avec un sourire de bonheur sur son joli visage, qui se changea en une expression contrainte, lorsqu'elle vit que son amant n'était pas seul.

—«Ah!» dit-elle, presque confuse, «je ne croyais pas que vous amèneriez quelqu'un, et ma loge est en désordre.»

—«Cela ne fait rien,» dit Jacques, en la repoussant doucement d'une main vers le fond de cette loge et m'introduisant de l'autre. «Monsieur n'est pas quelqu'un, comme vous semblez le croire, petite Duchesse bleue... Monsieur est un ami, un très vieil ami, et c'est aussi un peintre, un très grand peintre, entendez-vous. Tous nos amis sont de grands hommes. Saluez... Il est habitué au désordre de son propre atelier. Soyez donc tranquille... Il m'a demandé la permission de vous être présenté, parce qu'il a depuis très longtemps l'idée de faire votre portrait...» Il me poussa du coude, pour que je ne démentisse pas ce coup de pouce donné à la vérité. «J'allais oublier de vous le nommer: Monsieur Vincent La Croix... Ne lui dites pas que vous avez vu de ses œuvres. Il ne vous croirait pas. Il n'expose guère. Il est de l'école des timides. Vous êtes avertie... Et maintenant que la glace est rompue, nous pouvons nous asseoir...»

—«Vous pouvez vous asseoir,» dit la jeune femme en riant. Le boniment blagueur de mon compagnon, peu obligeant pour moi dans sa familiarité gouailleuse,—mais comment s'en fâcher?—l'avait déjà transformée. «Vous me permettrez bien, pourtant, de faire un peu le ménage?...» continua-t-elle, et, avec une adresse presque incroyable de rapidité, elle étend une serviette propre sur une cuvette pleine d'eau savonneuse où elle venait de se laver les mains. Elle roule et jette sous la table à toilette d'autres serviettes tachées de rouge ou de blanc. Elle rebouche trois ou quatre boîtes de pommade, drape un peignoir rose sur une chaise où j'avais pu voir un corset de coutil passablement fatigué, celui qu'elle mettait à la ville, par économie. Elle avait pour vaquer à ces petits soins un de ces sourires d'enfant qui donneraient de la grâce à un épluchage de légumes dans une cuisine empestée par l'oignon, et comme elle nous disait: «Voilà...» elle poussa un petit cri. Elle venait d'apercevoir une paire de bas d'un vert pâle à baguettes d'argent, ceux qu'elle portait à l'acte, en train de s'étaler sur le bord de la fenêtre fermée. Elle les saisit, avec une brusquerie effarouchée où je me plus à discerner un petit frisson de pudeur. C'était un peu de sa nudité, ces bas de soie où se dessinait encore la forme de sa fine jambe et de son pied menu. Elle les cache dans le premier objet qu'elle trouve sous sa main et qui était un carton à chapeau. «Cette fois, ça y est,» conclut-elle, et se tournant vers Jacques: «Pensez que je prévoyais votre visite et que j'ai changé de costume en dix minutes, montre en main. Vous n'aurez pas à subir l'habilleuse, puisque cette pauvre femme vous déplaît...» Et, caressante à la fois et intimidée: «Vous avez été contente de moi, ce soir? J'ai bien joué ma grande scène?...»

Si elle m'avait séduit, dès le moment où je l'avais vue apparaître sur les planches, par un charme de finesse native et de grâce ingénue, combien ce charme opérait avec une plus puissante magie dans ce cadre grossier et plus indigne d'elle encore! Cette si simple loge, si désordonnée, si dépourvue d'étoffes et de bibelots, où tout sentait l'improvisation, l'à peu près et l'économie, me rappelait, par le contraste, les somptuosités et les raffinements de la loge où trônait aux Français cette coquine de Colette Rigaud.—Ah! si Colette avait eu pour Claude, quand j'accompagnais chez elle ce malheureux garçon, l'évident amour que la Duchesse bleue montrait à Jacques Molan par l'accent de ses moindres mots, l'ardeur de ses moindres regards, la fièvre de ses moindres gestes! Enfant délicieuse, et comme elle aimait, comme elle se donnait, par tout son être, avec quel naturel et quelle spontanéité! Divine tendresse dont mon camarade de ce soir ne jouissait que par vanité! Je sentais si bien qu'il se complaisait, en causant avec cette adorable maîtresse, à diriger devant moi une simple performance. Ses yeux s'étaient faits plus brillants au lieu de se faire tendres. Je le voyais qui m'étudiait dans une glace suspendue en face de nous, au lieu de regarder la pauvre amoureuse à laquelle il répondait cependant:

—«Vous avez été exquise, comme toujours. Demandez à Vincent si je ne le lui ai pas dit?...»

—«Vrai, monsieur?» demanda-t-elle.

—«Très vrai,» répondis-je.

—«Et il y a eu de l'écho chez lui, je vous assure,» continua Jacques.

—«Alors, j'ai réellement bien joué ma scène,» fit-elle avec un naïf éclair de contentement dans ses prunelles, puis ses sourcils se froncèrent, et, hochant sa jolie tête: «hé bien! cela m'étonne...»

—«Pourquoi?» interrogeai-je à mon tour.

—«Voilà ce qu'il ne fallait pas lui demander,» fit Jacques en riant. «Je sais d'avance ce qu'elle va te répondre.»

—«Non!» dit-elle vivement, et sa bouche frémissante retomba tout à coup au pli amer qu'elle avait si naturellement au repos. «Ne l'écoutez pas, monsieur. Il va me plaisanter, et c'est mal à lui, c'est très mal, sur une de ces impressions nerveuses comme nous en avons tous, et lui aussi, et vous, monsieur, j'en suis sûre... N'est-ce pas, que vous connaissez ce frisson d'antipathie devant certaines personnes dont la seule présence vous glace à vous enlever du coup vos moyens, votre mémoire, tout votre esprit?... Enfin, c'est comme si on ne pouvait pas respirer le même air qu'elles, sans étouffer...»

—«Si je les connais, ces antipathies!...» m'écriai-je. «Mais je les ai pour des gens que je rencontre par hasard, que je n'ai jamais vus, qui ne me sont de rien, et leur simple approche m'est intolérable, comme si c'étaient mes ennemis déclarés... Autrefois je résistais à ces instinctives répulsions. J'ai trouvé à l'expérience que j'avais toujours eu tort de n'y pas céder, et, j'en suis sûr aujourd'hui, une antipathie de cette espèce, ou forte, ou légère, est une seconde vue de la nature, un avertissement infaillible qu'un danger nous menace et qu'il nous viendra par l'être dont l'existence nous gêne ainsi...»

—«Vous voyez,» dit Camille en se tournant vers Molan, «que je ne suis pas si ridicule...»

J'avais deviné aussitôt le nom de la personne dont la présence dans la salle déconcertait de la sorte la frêle nymphe de Burne Jones, transformée, de par la mauvaise fée qui présidait à son destin, en une pauvre diablesse d'actrice, amoureuse de l'écrivain de Paris le moins capable d'aimer. Je n'eusse pas deviné ce nom, d'ailleurs, que Jacques ne m'eût pas laissé longtemps dans cette ignorance. Il n'est cependant pas plus mauvais qu'un autre. Je lui ai même connu de bons mouvements, voire de la générosité. A ma connaissance, il a obligé de sa bourse des confrères qui l'avaient plus ou moins diffamé. Comment concilier cela avec des duretés, doublées d'indélicatesse, celle par exemple qui lui fit me nommer la rivale de sa maîtresse, à la minute même où il voyait la gentille enfant si troublée?—C'est tout simple. Il n'y a pour lui ni bien ni mal, ni dureté ni générosité. Il y a la galerie, et un seul témoin suffit pour la lui composer, cette galerie qui suscite à son amour-propre maladif les meilleures actions tour à tour et les pires, des magnanimités et des vilenies. En faisant le «regardeur» auprès de lui, comme il disait, j'ai vraiment compris combien ont raison les casuistes qui prétendent que nos actions ne sont rien et nos mobiles tout. Ses mobiles, à lui, je pouvais les voir aussi distinctement que des rouages de montre à travers une boîte de cristal.

—«Elle te parle par énigmes,» dit-il en s'adressant à moi, avec un éclair dans ses prunelles qui signifiait: «Tu vas voir si j'ai diagnostiqué juste et si elle m'aime.» Deux vanités à satisfaire à la fois: celle de l'observateur et celle du séducteur, comment ce Trissotin Don Juan y eût-il résisté? et il continuait: «Je vais t'amuser en te révélant le nom de la spectatrice qui la trouble ainsi ce soir... Elle n'est pas si compliquée que toi, et c'est une femme tout simplement qui lui donne cette impression de jettatura...»

—«Jacques!...» s'écria l'actrice d'une voix suppliante, sans prendre garde que l'emploi de ce prénom trahissait leur secret plus encore que l'odieuse taquinerie de son amant.

—«Je vous avertis que Vincent est un de ses admirateurs,» insista celui-ci, malgré cet appel.

—«Ah!» fit Camille, en me regardant avec une soudaine défiance, «il la connaît?...»

—«Il veut vous taquiner, mademoiselle,» répondis-je, «car je n'ai vu dans la salle absolument aucun visage sur qui je pusse mettre un nom...»

—«Alors, c'est moi qui suis un menteur,» reprit Molan, «et tu ne m'as pas dit tout à l'heure que Mme Pierre de Bonnivet était un Van Dyck descendu de la cimaise, comme la Duchesse bleue est, toujours d'après toi, un Burne Jones qui marche... Il ne faut pas vous étonner, Camille. C'est leur manie, à ces peintres, ces comparaisons avec des tableaux. Pour eux une femme ou un paysage c'est un morceau de toile auquel il ne manque plus qu'un cadre. Cette petite infirmité est à leur esprit ce que la tache d'encre est à nous autres,» et il montra qu'en effet, malgré son élégance trop piochée d'homme de lettres qui fait l'homme du monde, une toute légère trace noire maculait le doigt du milieu de sa main droite, celui qui tient la plume. «C'est comme le fard à vos joues, à vous comédiennes, la petite marque professionnelle... Oui ou non, m'as-tu dit cela de Mme de Bonnivet?...»

—«C'est vrai, je t'ai dit cela,» répondis-je vivement, «mais ajoute que c'est toi qui m'as montré cette femme et que je ne lui ai jamais été présenté. Et je t'ai dit encore que je lui trouvais des yeux d'une dureté affreuse et l'air mauvais. Malgré toute sa beauté, toute son élégance, toute sa finesse, pour moi elle est presque laide, plus que laide, repoussante... Et je comprends absolument l'impression de Mlle Favier...»

Le regard de reconnaissance que me jeta l'actrice équivalait à un nouvel aveu de sa liaison avec mon ami. D'ailleurs, elle ne pensait pas plus à se cacher de cette aventure que lui-même. Avec une différence toutefois. Elle ne pouvait se retenir de sentir tout haut parce qu'elle était trop émue, et lui, il n'étalait leur intrigue que parce qu'il n'était pas ému du tout. Il le surprit, ce regard, et, reprenant son ton de plaisanterie:

—«Et leurs sublimes s'amalgamèrent aussitôt. Amen,» dit-il en bouffonnant. «Hé bien! Camille, vous voyez si je suis gentil. Je vous ai amené quelqu'un avec qui vous pourrez parler. Il vous comprend déjà. Jugez quand il aura fait votre portrait!... Car il le fera, et pour moi encore, j'y tiens... Est-ce convenu?...»

—«Vous ne savez pas si monsieur votre ami a le temps en ce moment?...» fit-elle. «Vous allez... Vous allez...»

—«Puisque je vous dis que nous ne sommes venus que pour cela,» répondit-il en répétant son mensonge que je continuai à ne pas relever. J'eusse plutôt tremblé que ce projet de portrait si gratuitement improvisé ne se réalisât point. «Mais le temps passe, il faut que vous soyez en scène au commencement de l'acte. A tout à l'heure...» Et comme je disais: «Adieu, mademoiselle.»—«Mais non,» continua-t-il, «pour toi aussi, c'est à tout à l'heure. N'est-ce pas, Camille?...»

—«Certainement,» fit-elle en riant. Je voyais à ses yeux qu'elle subissait le passage d'une petite émotion: «Vous me permettez de dire un mot à votre ami?» ajouta-t-elle en s'adressant à moi.

—«Bon!» pensai-je. «Elle va lui faire quelque reproche, et elle aura raison.—L'adorable créature, et qu'il la mérite peu!...» Et je tombai dans une mélancolique rêverie qui contrastait avec l'endroit où je me trouvais au moins autant que la délicate sensibilité révélée par chaque geste, par chaque parole de la jeune actrice. Nous n'étions pas restés un quart d'heure avec elle, et ces quinze minutes avaient suffi pour que l'aspect du corridor changeât. Une fébrile hâte annonçait maintenant le tout prochain lever du rideau et la peur d'arriver trop tard. L'avertisseur allait, frappant aux portes ici et là. De petits cris lui répondaient. Les visiteurs prenaient congé rapidement. La partie de bésigue continuait dans une loge voisine, celle d'une comédienne qui ne jouait qu'au dernier acte, et le prononcé monotone des formules consacrées, rendait cette hâte plus sensible encore par la lenteur de la numération: «Quarante... Deux cent cinquante... Quatre-vingts de monarques... Deux cent cinquante...»

—«Me voici,» dit Jacques, qui interrompit ma méditation en me touchant l'épaule, «regagnons vite notre baignoire... Si Camille ne m'y voit pas dès sa rentrée en scène, elle me cherchera dans la loge de Mme de Bonnivet, et elle n'aura pas tous ses moyens...»

—«Pourquoi, aussi, t'amuses-tu à exciter sa jalousie?» répondis-je. «Comme tu peux être dur!... Tu lui as fait de la peine, tout à l'heure. Elle était fâchée...»

—«Fâchée?» s'écria-t-il, et il répéta: «Fâchée?... Et la preuve: elle vient de me demander de la reconduire jusque chez elle, ce soir. Sa mère ne vient pas la prendre... Fâchée? Mais les femmes adorent ces taquineries. Ça les occupe d'abord, et puis elles sont comme toutes les méchantes bêtes,—ne tique pas,—on ne les dompte qu'en leur faisant mal... Je tiens à ce que tu connaisses vraiment la rivale, maintenant. Vers le milieu de l'acte, Favier sort du théâtre, je monte dans la loge de Mme de Bonnivet, je lui demande la permission de te présenter... C'est une autre femme, tu verras...»

La duchesse bleue

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