Читать книгу Nouveaux Pastels (Dix portraits d'hommes) - Paul Bourget - Страница 5
ОглавлениеPuis le vaste et profond silence de la mort…
Ce vers des Contemplations me revint à la mémoire comme à chaque rencontre avec le passé, quand je subis cette sensation presque douloureuse que donne un contact trop immédiat avec ce qui fut et qui ne sera plus jamais. Cela dura une minute à peine, mais, pendant cette minute, la vie ancienne du monastère s'évoqua, pour moi, tout entière, incarnée dans les songes humbles ou superbes de ceux qui en avaient été les princes, et qui maintenant avaient pour successeur unique le vieil abbé, à la soutane usée, aux souliers non cirés, qui, rompant le premier le silence, nous disait:
—«N'est-ce pas que cette vue est admirable? Il y a quarante ans que j'habite le couvent, sans en sortir, et je ne m'en suis pas lassé…»
—«Quarante ans!» m'écriai-je presque malgré moi. «Et sans en sortir!… Mais vous avez fait quelques voyages?»
—«C'est vrai, deux en tout,» répondit-il, «chacun de six jours… Je suis retourné à Milan, dans mon pays, à la mort de ma sœur qui m'a demandé pour lui porter les sacrements. Pauvre sainte âme d'ange! et je suis allé à Rome pour la remise du chapeau à mon vieux maître, le cardinal Peloro… Oui,» continua-t-il, en fixant dans l'espace un point imaginaire, «je suis arrivé ici en 1845. Comme Monte-Chiaro était beau alors, et quelles messes chantées! Avoir vu ce couvent comme je l'ai vu et le voir comme je le vois, c'est retrouver un corps sans âme là où on avait connu la jeunesse et la vie… Mais patience, patience!
Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque
Quæ nunc sunt in honore…
«Allons, messieurs, je vous quitte pour aller commander votre dîner… Luigi vous apporte vos valises. Avec lui, vous savez, patience, patience… Il faut fermer les yeux et se recommander à Dieu!…»
Dom Gabriele Griffi sortit sur ce conseil et cette citation. Il n'eut pas plutôt passé le seuil de la porte que Philippe se laissa tomber sur un des fauteuils, en riant de son éternel mauvais rire:
—«Ma foi,» dit-il, «ce grotesque-là valait le voyage…»
—«Je ne sais pas où vous voyez du grotesque dans ce que vous a dit ce prêtre,» lui répondis-je; «il vous a raconté fort simplement l'histoire de son couvent qui ne peut pas ne pas être une grande douleur pour lui, et il la supporte avec l'espérance d'un vrai croyant. J'ai près de quinze ans de plus que vous, j'ai couru le monde comme vous le courrez sans doute, à la poursuite de bien des chimères, et je sais, hélas! qu'il n'y a rien de plus sage et de plus beau ici-bas qu'un homme qui travaille à la même œuvre, avec le même Idéal, dans un même coin de terre…»
—«Amen,» conclut mon jeune compagnon en riant davantage. «Que voulez-vous? Ses belles messes chantées, son maître le cardinal, l'âme d'ange de sa sœur, et, brochant sur le tout, ces citations d'Horace et ces fonctions de maître d'hôtel!… Car enfin nous la payons bien, son hospitalité, et ça vaut bien une lire à la nuit, ce taudis-là,» continua-t-il en me prenant la main pour m'entraîner dans la première des deux chambres à coucher. «Mais,» conclut-il avec ironie, «puisque cela vous déplaît, cher maître…»
L'étrange garçon! Je ne puis mieux comparer la sensation qu'il me causait qu'à celle d'un volet qui grince à tous les vents. A chaque nouvelle impression de la vie, il semblait que ses nerfs rendissent un son faux. Mais ce qu'il y avait de déconcertant et que je ne crois pas avoir assez vanté chez lui, c'était la flamme d'intelligence qui courait à travers ses boutades d'un enfant de méchante humeur et peu élevé. J'ai négligé de dire que le long de la route il m'avait étonné par deux ou trois remarques sur la composition géologique du pays que nous parcourions, et, s'étant avancé sur un balcon qui desservait nos deux chambres, voici qu'il commença, devant le petit fortin qui défendait l'abbaye, à me parler de l'architecture florentine comme quelqu'un qui a bien lu et bien regardé,—ces deux actions trop rares!—Ces connaissances, si étrangères à celles qui révélaient ses diplômes, achevaient de me prouver une étonnante souplesse d'intelligence, à moi qui avais déjà constaté son énorme érudition de la haute et basse littérature contemporaine. Mais cette intelligence paraissait lui appartenir comme un bijou, ou mieux comme une machine. Elle était extérieure à lui. Elle n'était pas lui. Il la possédait et elle ne le possédait pas. Elle ne lui servait ni à croire ni à aimer. Involontairement je le comparai à ce dom Gabriele Griffi qu'il venait de railler. Certes, ce pauvre moine ne semblait guère briller par la subtilité intellectuelle, mais je l'avais aussitôt senti si vrai, si sincèrement dévoué à sa mission, à cette surveillance de son cher couvent jusqu'au retour espéré de ses frères. Des deux, quel était le jeune homme, quel était le vieillard, si la jeunesse consiste à embrasser son Idéal d'une forte, d'une invincible étreinte? Mais tout consumé d'ironie et de nihilisme précoce, mon jeune compagnon était du moins de son propre avis. S'il formait une antithèse avec le pauvre prêtre préposé à la garde du monastère vide, c'était une antithèse franche, l'opposition de cette moitié de siècle à l'esprit simple et pieux des temps anciens. N'étais-je pas plus malheureux encore, moi qui aurai passé ma vie à comprendre également l'attrait criminel de la négation et la splendeur de la foi profonde, sans jamais m'arrêter ni à l'un ni à l'autre de ces deux pôles de l'âme humaine?
Ces réflexions s'imposèrent à moi davantage lorsque je me trouvai assis, vers les sept heures, au repas que l'abbé avait fait préparer pour nous, dans une grande salle qui servait autrefois, nous dit-il, de réfectoire aux novices. Une lampe de cuivre à quatre becs et d'ancienne forme, avec son accessoire de mouchettes, d'aiguilles et d'éteignoirs pendus à des chaînettes du même métal, éclairait d'un jour un peu fumeux le coin d'une énorme table, garnie de carafes aux armes du couvent. Chacun de nous en avait deux à côté de lui, une remplie de vin et l'autre d'eau. C'étaient les bouteilles qui mesuraient aux moines la parcimonieuse quantité de liquide accordée à leur soif. Un plat de figues fraîches et un plat de raisins étaient là pour notre dessert. Des assiettes déjà remplies de potage nous attendaient, et du fromage de chèvre dans une assiette. Du jambon cru dans une autre, du pain rassis dans une troisième et des châtaignes bouillies complétaient ce menu, dont la frugalité provoqua chez le vieux moine une citation latine du même ordre que la précédente. Il avait dit le Benedicite en s'asseyant avec nous.
«Castaneæ molles et pressi copia lactis,»
fit-il en nous montrant les assiettes auxquelles s'appliquait le vers de Virgile.
—«Je l'attendais,» me chuchota Philippe, qui, de son plus grand sérieux, commença de discuter avec notre hôte sur la nourriture des anciens. J'appréhendais, non sans raison, que cette amabilité apparente ne servît d'acheminement à quelque mystification.
—«Mais quand vous n'avez pas d'hôtes de passage, vous mangez seul ici, mon Père?» demandait-il.
—«Non,» dit l'abbé, «il y a encore deux autres frères dans le couvent. On nous avait laissés sept. Quatre sont morts de chagrin tout de suite après la suppression. Nous avons tous été malades les uns et les autres, et nous nous soignions entre nous comme nous pouvions… Mais Dieu n'a pas voulu que nous disparaissions tous…»
—«Et quand vous et les deux frères ne serez plus là?» insista Philippe.
—«Con gallo e senza gallo, Dio fa giorno,» dit en italien le prêtre sur le front duquel passa un nuage aussitôt dissipé; cette question le touchait cruellement à la place la plus sensible de son être: «Avec ou sans coq, Dieu fait le jour,» traduisit-il.
—«Mais à quoi occupez-vous votre temps, mon Père?» repris-je à mon tour, en proie à la curiosité la plus vive devant l'évidence d'une foi si profonde, que je m'imaginais être en présence d'un homme du moyen-âge.
—«Ah! je n'ai le loisir de rien,» fit dom Griffi. «J'ai pris à ferme, tel que vous me voyez, le couvent et toutes les terres autour. J'emploie quinze familles de paysans à les cultiver. Depuis le matin, c'est un défilé chez moi, dans ma cellule, qui ne me laisse pas une heure; et c'est des comptes à régler, c'est des confessions à recevoir, c'est un remède qu'ils viennent me demander… Je suis un peu médecin, un peu pharmacien, un peu juge, un peu instituteur.—Oui, c'est encore des enfants à qui je donne des leçons. Ainsi Luigi est un de mes élèves. Il ne me fait pas honneur, mais c'est un bon garçon…—Et cicerone, et c'est des étrangers à qui montrer le couvent. Oh! pas beaucoup…»
—«J'ai rencontré justement à Pise deux demoiselles anglaises, miss Dobson et miss Roberts, qui venaient de Monte-Chiaro,» lui dis-je.
—«Hé!» fit-il en riant, «ce sont mes deux rougets. Je les appelle comme cela, à cause de leurs cheveux rouges… Ce sont des protestantes, mais de bonnes âmes tout de même. Lascia fare a Dio ch'è santo vecchio2. Elles vont à Rome. Je leur ai dit: Saint Pierre est un pêcheur, puisse-t-il prendre mes deux rougets dans son filet… L'Angleterre se rapproche de Dieu, chaque jour, depuis le Puséisme,» continua-t-il en se frottant les mains. «Vous verrez peut-être ce beau spectacle, vous qui êtes jeunes: tous les chrétiens sous un même père. Ensuite viendra l'Antéchrist, ensuite le Jugement dernier, et puis ce sera la grande paix…»
[2] Laissez faire Dieu, c'est le plus vieux des saints.
Ses yeux brillaient d'un feu de vision tandis qu'il prononçait ces mots. Un des croyants de l'An mil n'était pas plus fervent. Nous nous regardâmes, Philippe et moi. Je vis dans son regard à lui une malice, et je l'écoutai, avec stupeur, répondre:
—«Chez nous aussi, mon Père, le catholicisme fait beaucoup de progrès. Nous avons eu quelques bien édifiants exemples de sainteté. Notamment, un écrivain, M. Baudelaire, et quelques-uns de ses disciples. Ils sont si humbles qu'ils s'appellent eux-mêmes décadents. Ils écrivent des hymnes qu'ils récitent en commun. Ils ont des journaux qui prêchent la bonne parole. Et rien n'est plus édifiant qu'une pareille foi dans un âge si jeune…»
—«Voilà ce que je ne savais pas,» répondit le Père. «Décadents, avez-vous dit?»
—«Oui,» continua Philippe, «qui descendent, qui cherchent ceux d'en bas…»
—«Je comprends,» fit le Père, «ils se repentent, ils ont raison. Nous avons un proverbe en Italie: Non bisogna aver paura che de' suoi peccati. Il ne faut avoir peur que de ses péchés.»
—«Cher Père,» dis-je pour couper court à l'absurde plaisanterie de mon jeune compagnon et comme notre sobre souper s'achevait, «ne verrons-nous pas dès ce soir les fresques de Gozzoli dont ces demoiselles anglaises m'ont parlé?»
—«Vous ne les jugerez peut-être pas très bien à la lumière,» fit dom Griffi; puis, le plaisir de montrer sa découverte l'emportant: «Mais vous les reverrez encore demain. Ah! Quand les moines reviendront, comme ils seront heureux de ces belles peintures! J'espère avoir le temps de les nettoyer entièrement cet hiver. Luigi, va chercher le bâton avec la cire, tiens, à la chapelle, avec cette clef;» et il tira de sa poche un trousseau d'énormes clefs. «Il faut beaucoup fermer de portes ici,» dit-il, «avec ces paysans qui vont et qui viennent à toute heure. C'est de braves gens, mais il ne faut pas tenter le pauvre.»
Luigi revint bientôt, apportant une espèce de rat-de-cave attaché à l'extrémité d'un bâton qui servait visiblement à allumer les cierges. Le moine se leva et redit le Benedicite, puis, avec une gaieté d'enfant, il prit la lampe par l'anneau d'en haut. «Je marche devant vous,» reprit-il en riant, «et, comme nous allons entrer dans un vrai labyrinthe, vous pouvez dire avec Dante:
Per la impacciata via, retro al mio duca3…»
[3] Par la voie embarrassée derrière mon guide. (Purg. Ch. XXI, v. 5.)
—«Encore le Dante!» me soufflait Philippe à l'oreille; «ces animaux-là ne peuvent rien faire, pas même manger un morceau de gorgonzola, de leur infâme fromage vert, sans qu'il leur vienne un vers de leur grand niais de Florentin qui s'appelait Durante, c'est-à-dire Durand. Saviez-vous cela? C'est Vallès qui a trouvé cette bonne plaisanterie. La Divine Comédie signée Durand!… J'ai envie de servir cette fumisterie à notre hôte.»
—«Vous tombez mal,» repris-je, «je vous ai déjà dit mon admiration pour ce grand poète.»
—«Je sais,» fit-il, «c'est votre côté idolâtre, dévotieux et sacrificateur. Mais moi, voyez-vous, je suis d'une génération d'iconoclastes, voilà toute la différence entre nos deux bateaux…»
Tandis que nous échangions ces propos à mi-voix, la soutane de notre guide, fantastiquement éclairée par la lampe dont les flammes sans protection tremblaient à l'air, s'enfonçait dans d'interminables corridors. Nous montions un escalier. Nous en descendions un autre. Nous contournions les arceaux d'un cloître. Parfois un oiseau de nuit s'envolait à notre approche, ou bien un chat courait, silencieux et effrayé. S'il eût fait un rien de clair de lune, c'eût été un extrême atteint dans le romantisme, à en subir le cauchemar, que cette promenade à travers cet énorme couvent. J'y évoquais en pensée les religieux des autres siècles qui avaient passé là, aux heures des ténèbres, pour les offices de nuit. Notre guide lui-même m'apparaissait à quarante ans en arrière, suivant les mêmes corridors dans la file de ses frères, jeune, fervent de croyance, épris de son ordre. Quels souvenirs devaient s'agiter en lui, maintenant qu'il survivait presque seul dans le vaste bâtiment abandonné? Hé bien, non! Non, il était gai dans ce désastre, presque jovial, par la fermeté de sa foi. Quelle puissance dans ce phénomène si mystérieux qui constitue la croyance absolue, entière, inattaquable?… Mais déjà dom Griffi s'était arrêté à une porte. Il cherchait de nouveau une clef dans le trousseau de geôlier qu'il tenait de sa main libre. La vieille serrure cria sur ses gonds, et nous entrâmes dans une haute pièce où la lumière tremblotante des quatre becs de la lampe éclaira vaguement deux murs peints à fresque et un quatrième qui, au premier regard, me parut encore tout blanc de chaux.
—«Mon enfant,» disait l'abbé à Luigi, «donne-moi le rat-de-cave, que je l'allume. Tu ferais encore tomber de la cire sur ma soutane qui n'en a pas besoin.»
Il avait en effet posé la lampe à terre, et soigneusement vérifié l'attache du lumignon au bout de la gaule. Puis, ayant mis le feu à la petite mèche, il commença de faire aller et venir cette flamme le long du mur, et, comme par magie, les divers morceaux de la peinture du vieux maître se remirent à vivre à cette clarté. Le vieux moine la promena, cette petite flamme, sur un premier mur, et nous vîmes la plaie saignante du Christ, la main de l'apôtre blessant encore cette blessure, le douloureux regard du Sauveur, et sur le visage de saint Thomas un mélange de remords et de curiosité; et des anges emportaient au ciel les instruments de la Passion avec des larmes sur leurs fines joues. Nous vîmes, sur un autre mur, détail par détail, les broderies d'or et la tunique verte de Gondoforus; les pierreries précieuses débordaient des vases offerts à l'apôtre, tandis que des paons déployaient leurs queues ocellées sur des balcons, que des perroquets bariolés perchaient aux branches des arbres et que des seigneurs chassaient, traînant des guépards à la chaîne, dans des chemins de montagnes. Et la petite flamme continuait d'errer, pareille à un feu follet. Quand elle avait passé, le coin tiré de l'ombre vague y rentrait soudain. Juger l'ensemble de cette œuvre était impossible, mais, entrevue ainsi, elle avait un charme de fantastique étrangement approprié au lieu et à l'heure, d'autant plus que dom Griffi, en nous montrant ainsi ces deux fresques, obéissait enfantinement au passionné plaisir qu'elles lui procuraient. Il jouissait de les revoir, comme un avare qui manie les diamants de son trésor. N'était-ce pas sa création, à lui, le précieux joyau dont il avait enrichi son cher couvent? Et il parlait, mimant ses phrases avec les rides de sa vieille face expressive:
—«Voyez le doigt de l'apôtre, comme il hésite, et le geste de Notre-Seigneur, et sa bouche… On fait ainsi, voyez, quand on a très mal et que le médecin vous touche… Et le paysage, dans le fond, reconnaissez-vous la Verruca et la colline de Monte-Chiaro?… Tenez, à droite, là, ce sont vos chambres, et ces anges, comme leurs yeux sont devenus plus petits!… Ils pleurent, mais ils ne veulent pas pleurer, comme cela, et leur nez se fronce un peu, comme ceci… Et le roi noir?… Regardez ces boucles d'oreilles. Un de nos Pères, qui est mort ici, après la suppression,—Dieu ait son âme!—avait fait quelques fouilles dans le voisinage d'un de nos couvents près de Volterra. Il a trouvé un tombeau étrusque et des boucles d'oreilles toutes semblables, à côté d'une tête de squelette… Je les ai gardées, je vous les montrerai… Et ceci?…» En ce moment il se retourna, et je vis qu'il dirigeait la lumière vers un coin à droite, sur le mur que j'avais d'abord jugé tout blanc. La flamme magique éclaira sur cette blancheur une place, grande comme la moitié de la main. Le hasard avait voulu qu'en commençant un essai de nettoyage, aussitôt interrompu, le vieux moine eût découvert juste la moitié d'un visage de madone: la ligne du menton, la bouche, le nez et les yeux. Ce sourire et ce regard de la Vierge ainsi dévoilés, sur ce large mur passé à la chaux, saisissaient, comme une apparition surnaturelle. La petite flamme vacillait un peu, attachée comme elle était à un bâton tenu par des mains de vieillard, et il semblait que les lèvres de la Madone remuaient, que ses joues respiraient, que ses prunelles tremblaient. On eût dit qu'une femme réelle était là, qui allait secouer ce linceul de plâtre et se révéler à nous dans la libre grâce de sa jeunesse. Notre hôte se taisait maintenant, mais sa physionomie, à lui, exprimait une piété d'admiration si profonde que je compris pourquoi il ne se hâtait pas de débarrasser du badigeon le reste de la fresque. Son sens d'artiste ingénu et la ferveur de sa foi lui faisaient sentir la poésie de ce divin sourire et de ces divins yeux, comme emprisonnés dans ce revêtement brutal. Nous nous taisions. Philippe était maintenant vaincu par la force de l'impression, et je l'entendis qui murmurait:
—«Mais c'est de l'Edgar Poe, c'est du Shelley…»
Le Père abbé, qui ne connaissait certes de nom ni l'un ni l'autre de ces deux auteurs, répondit naïvement, sans se douter qu'il formulait une trop juste critique sur la phrase et la sensation de son jeune voisin:
—«Mais non, c'est du Gozzoli… Je vous montrerai la preuve dans Vasari; et savez-vous ce qu'il y a derrière? Certainement le miracle de la ceinture…»
—«Quel miracle?» lui demandai-je.
—«Comment,» fit-il avec une stupéfaction visible, «vous n'avez pas vu, au dôme de Pistoie, la ceinture de la bienheureuse Sainte Vierge qu'elle a jetée à saint Thomas après son ascension?… Il était absent lorsqu'elle monta au ciel en présence des autres apôtres. Il revint au bout de trois jours, et, comme il doutait encore de la vérité de ce qu'il n'avait pas vu, la Madone eut la bonté de laisser tomber devant lui cette ceinture pour qu'il ne doutât plus jamais.»
Il nous racontait cette légende,—qui prouve, entre parenthèses, que la vieille religion chrétienne avait prévu même les analystes et leur salut possible,—tout en soufflant le rat-de-cave qu'il rendit à Luigi et en verrouillant de nouveau la porte. La simplicité de conviction avec laquelle il parlait de ce miracle finit de m'attester qu'il vivait dans le surnaturel comme nous autres, enfants du siècle, nous vivons dans l'inquiétude et la moquerie. Je ne pus m'empêcher de le comparer en imagination au menu fragment de fresque qu'il venait de nous montrer sur le troisième mur. Ce coin de peinture suffisait pour animer ce vaste morceau de plâtre blanc, et lui seul, dom Gabriele, suffisait par sa seule présence pour animer ce vaste couvent désert. Il en était réellement l'âme, je le sentais à présent, et une âme qui représentait, au sens exact du mot, toutes les âmes de ses frères absents. J'ai vu, dans mon enfance, un officier de la Grande Armée passer sur un des trottoirs de la ville où je grandissais. Ce vieux brave traînait la jambe, ayant été blessé à Leipzig; il était pauvre, et sa rosette ornait un habit bien râpé. Il était cependant, pour moi, l'épopée entière de l'Empire, parce que je savais que l'Empereur l'avait décoré de sa main! J'éprouvais une impression analogue à suivre maintenant dom Griffi. Il portait tout son ordre dans le pli de sa vieille soutane que Luigi soignait si mal. Telle est la grandeur que nous donnent les abdications absolues de notre personnalité au profit de quelque œuvre très large et très haute. Nous nous renonçons et nous nous grandissons à la fois, par une loi que les sociétés modernes, éprises d'individualisme grossier, méconnaissent étrangement. L'homme ne vaut que par son immolation à une idée, et qu'est-ce qu'une armée, qu'est-ce qu'un ordre, sinon une idée organisée et qui s'est assimilé ainsi des milliers d'existences? Chacune de ces existences participe à son tour aux forces réunies de toutes les autres. Qu'eût été dom Griffi sans son couvent? Sans doute un antiquaire à petit esprit et qui eût catalogué quelque musée. Car, son exaltation à peine passée, et tandis que nous remontions vers notre appartement, il nous tenait, lui aussi, de ces discours de collectionneurs qui oublient le fond de l'œuvre d'art pour discuter seulement ses alentours, ses ressemblances et son authenticité.
—«Il a été traité souvent,» disait-il, «ce sujet de la Madone à la ceinture et de saint Thomas. Vous trouverez à l'Académie de Florence un charmant bas-relief de Luca della Robbia, où la Madone entourée d'anges donne cette ceinture à l'apôtre… Francesco Granacci a traité ce même motif deux fois, et Fra Paolino de Pistoie, et Taddeo Gaddi, et Giovanni Antonio Sogliani, et Bastiano Mainardi,—ce dernier à Santa Croce… Les rougets m'ont déjà envoyé des photographies de toutes ces peintures. Rien qu'à la tête de la Vierge je suis sûr que celle de notre Benozzino sera la meilleure… Mais voulez-vous entrer dans ma cellule, je vous montrerai les boucles d'oreilles et la petite collection de dom Pio Schedone…»
Nous acceptâmes, poussés, Philippe Dubois peut-être par un fonds d'archéologue qui persistait en lui sous le futur écrivain, et moi par la curiosité de voir la figure des objets parmi lesquels vivait notre hôte. La première pièce où il nous introduisit trahissait par son désordre l'incurie du falot serviteur qui répondait au nom de Luigi. Des livres s'y empilaient, dont la grosseur et la reliure révélaient des Pères de l'Église. A côté, une paire de tenailles, des marteaux et une boîte remplie de vis, de clous et de ferraille, témoignaient que dom Griffi savait au besoin se passer d'ouvriers pour quelque raccommodage de meuble ou de serrure. Des citrons séchaient dans une assiette. Des fiaschi à la paille noircie et souillée devaient contenir les échantillons des dernières récoltes en huiles et en vins. Un de ces vases de terre brune que les femmes de Toscane appellent un scaldino et qu'elles remplissent de braise pour s'y chauffer les mains en le tenant par son anse, représentait le confort unique de ce cabinet carrelé, où un chat très noir se prélassait paresseusement. Sans doute quelque voyageuse anglaise reconnaissante avait envoyé au pauvre moine le petit appareil d'argent à faire le thé, seule élégance de ce rustique capharnaüm. Mais Luigi s'étant bien gardé de nettoyer le métal de la cafetière, même ce petit ustensile noircissait sur son étagère. Un grand crucifix, posé sur son pied, dominait la table où des feuillets s'entassaient, couverts d'une large et ferme écriture.
—«Ce sont les sermons de mon maître que je me suis chargé de recopier,» dit dom Gabriele. «Le bon cardinal est aveugle, et il voudrait que son œuvre fût achevée d'imprimer avant sa mort… Il a quatre-vingt-sept ans… Ah! son écriture est terriblement perfide,» ajouta-t-il avec un nouvel italianisme, «et puis, j'ai si peu de temps… Heureusement je ne dors que quatre heures par nuit. Voyons, Nero, laisse cette chaise, laisse cette chaise, mon micino, mon mutzi…» Il parlait au chat comme Pasquale à sa jument, et, comme s'il eût compris, Nero s'élança de la chaise sur les papiers qui contenaient les titres du vieux cardinal à la gloire. «Bon, asseyez-vous là,» me dit-il, «et vous, seigneur Filippo.» Il nous avait demandé nos prénoms dès le commencement du dîner pour ne plus nous nommer qu'ainsi, avec l'aimable familiarité de son pays. «Voyons,» continua-t-il, «où est cette diablesse de cassette? Bon, sous ce volume des Pères où j'ai cherché l'autre jour cette citation dans le traité de saint Irénée contre les Gnostiques… Il s'agissait de Basilidiens qui prétendaient se dérober au martyre sous le prétexte que nous ne devons pas faire connaître nos idées au vulgaire. Ah! l'orgueil! l'orgueil! Vous le trouverez à la base de toutes les hérésies et de tous les sophismes. Et c'est si bon de croire, c'est si simple surtout!… Mais, tenez, voilà la boîte. Elle est tout ouverte… Je ne ferme rien de ce qui est ici, parce que c'est à moi et non pas au couvent. Allons, où sont ces anneaux?…»
Il avait, en effet, durant ce discours, dégagé un coffret de cuir, dont la fermeture avait dû être assez compliquée pour qu'une fois faussée elle eût défié les pauvres ouvriers de ce trou perdu. Le couvercle levé, nous pûmes voir que l'intérieur contenait un assez grand nombre de menus objets soigneusement recouverts d'enveloppes de papier toutes étiquetées. La forme ronde de la plupart de ces plis indiquait suffisamment que la collection de feu dom Pio Schedone se composait surtout de médailles. Je constatai avec étonnement que le travail des boucles d'oreilles étrusques était très fin. Je pris au hasard un des petits paquets ronds, et je lus sur son papier: Julii Cæsarius aureus. Je crus reconnaître, en examinant la pièce d'or, qu'elle était absolument authentique. Je la tendis à Philippe qui me fit remarquer la tête de Marc-Antoine sur le revers et qui me dit:
—«C'est une très belle monnaie, extrêmement rare…»
J'en pris une seconde, une troisième, et je tombai avec un étonnement encore plus grand sur un Brutus dont je me trouvais par hasard savoir la valeur. Voici comment. Ayant, l'année précédente, à faire mes cadeaux de 1er janvier, j'avais eu l'idée d'offrir, à quelques-unes des dames chez lesquelles j'avais dîné, de petites médailles pour les suspendre à leurs bracelets, et mon cher ami Gustave S***, un des plus distingués numismates de l'heure présente, avait bien voulu m'accompagner à cet effet chez un marchand spécial. Là j'avais beaucoup admiré cette pièce d'or qui porte d'un côté la tête de Brutus le Jeune et de l'autre celle de Brutus l'Ancien. Mon ami S*** n'avait pu s'empêcher de sourire de mon ignorance quand, ayant dit: «Je prendrais volontiers celle-là,» l'antiquaire me répondit: «Pour vous, monsieur, à cause de Monsieur, ce sera treize cents francs.» Et cette pièce, cotée de la sorte sur la place, elle était là, parmi soixante autres, dans le coffret de dom Pio. Je ne pus retenir une exclamation et je montrai la monnaie à Philippe en lui racontant ce que je savais de son prix.
—«Je m'en serais douté,» me dit-il, «car j'ai un peu étudié aussi la numismatique; et remarquez qu'elle est en parfait état et à fleur de coin…»
—«Mais vous avez là un trésor, mon Père,» dis-je à dom Griffi, qui m'avait écouté sans avoir trop l'air de prendre au sérieux mes paroles, et j'insistai, lui expliquant les raisons pour lesquelles je croyais pouvoir lui affirmer la valeur d'une au moins de ses pièces, et la compétence de mon compagnon.
—«C'est ce que me répétait dom Pio,» fit-il en changeant peu à peu d'expression. «Il avait ramassé ces monnaies de côté et d'autre, dans ses fouilles… Quand le pauvre Pio est mort, c'était le temps le plus dur, nous venions d'être frappés, et j'ai eu tant à faire que j'ai négligé de faire examiner sa collection par le professeur Marchetti que vous aurez vu à Pise. Je l'avais tout à fait oublié, et, sans le roi Gondoforus, je n'aurais jamais songé à les regarder seulement… C'est l'autre jour, en dérangeant ces bouquins, que je me suis souvenu d'avoir vu entre les mains de dom Pio une paire de boucles d'oreilles assez étranges. Je cherche dans le coffret, je les trouve, je vous en parle. Ma foi,» ajouta-t-il en se frottant joyeusement les mains, «je voudrais beaucoup que vous eussiez raison. Il y a une terrasse qui menace ruine près du donjon et le gouvernement me refuse de l'argent; avec quatre mille francs on en viendrait à bout; mais quatre mille francs!…» Et il hocha la tête avec incrédulité en montrant le coffret.
—«Mon Dieu,» lui répondis-je, «à votre place, je consulterais vraiment le professeur dont vous parlez, mon Père, car je trouve encore là un aureus de Domitien avec un temple à son revers, que je crois bien avoir vu aussi parmi les pièces rares…»
—«Rarissime,» dit Philippe, qui examina la monnaie de très près, «et ce Dide Julien, rarissime aussi, et cette Didia Clara… Ce sont de magnifiques échantillons. Il est probable qu'un paysan aura tout simplement trouvé près de Volterra quelque trésor d'une légion perdue à la suite d'une déroute et vendu le tout à dom Pio…»
—«Si c'était vrai,» dit l'abbé en se frottant de nouveau les mains, «ça prouverait une fois de plus que le cher cardinal a bien raison de répéter: Dio non manda mai bocca, che non mandi cibo4. J'ai tant prié pour cette terrasse! C'est là que les frères malades allaient prendre le soleil à leur convalescence. J'écrirai donc à M. Marchetti de venir me rendre visite aussitôt qu'il pourra. Ah! c'est un de mes amis, et qui se plaît tant à Monte-Chiaro!… Demain matin, à ma messe, je remercierai le Seigneur et je prierai aussi pour vous… Bon, j'allais oublier de prévenir Luigi qu'il doit être prêt à me la servir à six heures, à sept j'ai des rendez-vous…»
[4] «Dieu n'envoie jamais de bouche sans envoyer aussi de la nourriture.»
—«Savez-vous,» disais-je un peu plus tard à Philippe en lui souhaitant le bonsoir à mon tour, «que l'on comprend avec quelle facilité certaines circonstances prennent une apparence providentielle, quand on voit des aventures comme celle-là… Ce pauvre moine a besoin d'argent pour son couvent. Il prie Dieu de toutes ses forces, et deux étrangers lui découvrent qu'il le possède, cet argent, là, sous sa main…»
—«C'est la bêtise du hasard,» dit Philippe en haussant les épaules; «avez-vous jamais entendu raconter qu'un jeune homme de talent et auquel il ne manquerait qu'une petite somme pour être mis à même de montrer son talent, ait trouvé cette somme? Qu'un grand écrivain ait gagné un centime à une loterie? Tenez, j'ai connu des bourgeois riches et stupides, dans ma province, qui ont vu leurs obligations de la Ville de Paris sortir aux tirages et leur rapporter des deux cent mille francs. Un mien cousin m'en avait laissé une, à moi, de ces obligations-là. Je l'ai vendue, fort heureusement. En dix ans, vous croyez qu'elle est seulement sortie une fois! Pas même pour me rapporter six mille francs, deux mille francs, mille.—Et voilà ce frocard imbécile qui va les avoir, lui, ces six mille francs, plus peut-être, et il les emploiera,—à quoi? A consolider une terrasse pour des moines qui ne reviendront jamais… Chamfort disait que le monde est l'œuvre du diable devenu fou. S'il avait dit: devenu gâteux!»
—«En attendant,» fis-je avec une humeur jouée et comme si j'eusse parlé à un petit garçon malade, pour ne pas avoir à me fâcher contre ce qui n'était après tout qu'une plainte trop justifiée, «allez dormir et laissez-moi en faire autant.»
Comme le vent s'était levé,—un mélancolique vent d'automne qui tournait, doux et plaintif, autour du monastère, j'éprouvai une certaine difficulté à réaliser moi-même ce programme et à m'endormir dans le lit un peu dur des anciens abbés généraux. J'entendais Philippe Dubois aller et venir dans sa chambre, et je me demandais si, malgré son ironie, trop outrée pour n'être pas factice, il ne se sentait pas troublé, lui aussi, par le beau spectacle d'une vie si résignée, si pieuse, que notre hôte nous avait donné, tout ce soir. Les phrases du prêtre sur le caractère providentiel de certaines rencontres me revenaient. Est-il possible de réfléchir profondément, sincèrement à sa propre destinée et à celle de ses proches sans subir cette obscure intuition qu'un esprit plane en effet sur nous tous, qui nous mène, par des chemins quelquefois très détournés, vers des fins que nous ne comprenons pas? Mais surtout dans le châtiment de nos fautes, ce mystérieux esprit révèle sa présence reconnue par les moralistes de tous les temps, depuis les poètes grecs qui adoraient la Némésis, l'obscure équité universelle, jusqu'à Shakespeare et Balzac, les maîtres de l'art moderne. Leur œuvre n'est-elle pas dominée par cette vision d'une grande justice finale enveloppant l'existence humaine? Puis je me faisais des objections par cette triste habitude du pour et du contre que l'on ne dépouille pas avec tant de simplicité, quoi qu'en pensât notre hôte. Je songeais à cette autre loi de décroissance qui veut que tout meure des plus belles parmi les choses humaines, depuis un être moral comme est un couvent, jusqu'aux chefs-d'œuvre des arts. Les fresques de Benozzo venaient d'être retrouvées, après quatre cents ans, pour disparaître à nouveau dans quelques autres centaines d'années, mais détruites par l'invincible travail du Temps. Oui, tout meurt, et tout recommence… Dom Gabriele Griffi a parlé tout à l'heure des Basilidiens, de leurs théories subtiles et de l'orgueil qui est à la base de toutes les hérésies. Je me souvins de l'étonnante analogie qui éclata pour moi, lorsque j'étudiai les doctrines d'Alexandrie, entre ces paradoxes et nos maladies morales d'aujourd'hui. Mon jeune compagnon n'en était-il pas la preuve, lui qui m'avait énoncé, à propos des relations des écrivains et du public, exactement ce sophisme du mensonge par mépris cher aux Gnostiques? Et je l'entendais marcher toujours,—en proie à quelle agitation?—jusqu'à ce qu'à travers ces raisonnements contradictoires je finis par fermer les yeux, et quand je me réveillai le matin, ce fut pour voir au chevet de mon lit l'innocent Luigi, les bras chargés d'un plateau sur lequel était préparé du café au lait, et presque aussitôt le moine entrait dans ma chambre:
—«Ah! bravo,» me dit-il, avec son bon rire, «vous avez pu bien reposer, et vous avez fait mentir le proverbe: Chi dorme non piglia pesci5. Car un paysan vous a apporté des truites toutes fraîches pour votre déjeuner… Quant au seigneur Filippo, il est déjà à courir la montagne. Quand je suis revenu de la messe, à six heures et demie, je l'ai vu qui grimpait du côté du village, leste comme un chat… Quand vous serez levé, nous irons revoir les Benozzo au grand jour… Le seigneur Filippo sera revenu, sans doute… Vous verrez aussi la bibliothèque du couvent… Ah! si vous saviez comme elle était riche avant la première suppression, celle de Napoléon Ier… Mais patience, puisqu'il paraît que nous allons déjà ravoir notre terrasse. Multa renascentur…»
[5] «Qui dort ne prend pas de poissons.»
Une heure plus tard, j'étais levé, j'avais bu, sans trop faire la grimace, le café à base de chicorée passé par Luigi; le Père et moi nous rendions de nouveau visite au roi indien Gondoforus et au sourire de la Vierge. Dom Griffi eut le temps de me montrer les réfectoires, le grand et le petit, les bibliothèques, les chapelles, le vivier, les citernes, l'étroit jardin où il élevait des cyprès minuscules, en attendant de les planter. Philippe était toujours absent. S'était-il égaré, ou bien éprouvait-il pour la conversation et la société du Père une de ces antipathies dont les nerveux comme lui subissent les irrésistibles atteintes? Je me serais posé ces questions avec une certaine indifférence, je l'avoue, tant son continuel persiflage m'avait agacé, si, vers les onze heures, et à notre retour de la visite à travers le couvent, je n'avais été littéralement frappé d'épouvante par un petit fait très inattendu et que je provoquai sans en avoir le moindre pressentiment. Dom Griffi venait de s'excuser. Il était obligé de me laisser seul jusqu'au déjeuner. Je n'avais pas de livres avec moi. Ma correspondance était, par extraordinaire, au courant. «Si je revoyais ces médailles d'hier?» pensai-je, et voici que je demande le coffret au Père, qui me l'apporte lui-même. Installé paisiblement dans ma chambre, je déploie les papiers, les uns après les autres, admirant ici un profil d'empereur lauré, là une Victoire. Je ne sais pourquoi la fantaisie me prend de revoir l'aureus de César avec la tête d'Antoine. Je cherche cette pièce parmi les autres. J'ai de la peine à la trouver. Je prends les médailles une par une, et je ne vois plus le nom du dictateur écrit sur aucune des enveloppes. «Nous les avons mal remises,» me dis-je, et j'ai la patience de les défaire toutes. Pas de médaille de César. Pas de médaille de Brutus non plus. Je ne crois pas avoir éprouvé dans ma vie une angoisse comparable à celle qui me serra le cœur quand je constatai cette absence de deux monnaies qui valaient certainement près de deux mille francs, et qui étaient là, encore hier au soir. Je les avais tenues dans ma main. J'en avais regardé le détail comme à la loupe. J'en avais moi-même indiqué le prix approximatif au Père, et elles avaient disparu. J'eus l'espérance qu'il les avait mises de côté, sur cette indication, pour les expédier à Pise aussitôt, et faire contrôler plus vite leur authenticité, et je courus à sa cellule, au risque de le déranger. Il m'eût été impossible de ne pas vérifier sur-le-champ cette hypothèse. Dom Griffi était occupé, avec un grand pendard de paysan roux, à recouvrer quelque créance, car le paysan tenait à la main un portefeuille de cuir des poches duquel sa main calleuse tirait, avec le plus comique regret, des coupures de cinq et de dix francs. L'abbé vit à ma figure que j'avais une nouvelle importante à lui annoncer:
—«Votre ami n'est pas malade?…» me demanda-t-il vivement.
—«Non,» lui répondis-je. «Mais je voudrais me permettre de vous poser une question, mon Père. Avez-vous retiré du coffret de dom Pio quelques-unes des pièces d'or que nous avons maniées hier?»
—«Aucune,» fit le bonhomme ingénument, «le coffret est demeuré là, tel que nous l'avions laissé.»
—«Ah! mon Dieu!» m'écriai-je avec terreur, «c'est qu'il en manque au moins deux, et des plus importantes, le César et le Brutus…»
Je n'eus pas plutôt prononcé cette phrase que j'en sentis la terrible portée. Personne, jusqu'à notre arrivée, n'avait soupçonné ce que représentait d'argent la collection de dom Pio. Ce César et ce Brutus étaient justement, parmi les monnaies, celles que nous avions le plus remarquées. Elles avaient été dérobées. Ce n'était pas Luigi qui avait pu les choisir ainsi entre les autres, ni un des paysans pareils au rustre que je voyais en ce moment compter de nouveau avec son doigt calleux ses malpropres petits billets de banque. D'autre part, je ne pouvais pas être soupçonné. J'étais au lit au moment où le Père disait sa messe et où sa chambre était vide. Depuis, nous ne nous étions plus quittés. L'éclair d'une atroce évidence me fit dire tout haut:
—«Non, non, ce n'est pas possible…»
Je venais de voir Philippe tenté, aussitôt après notre conversation d'hier, par le voisinage si proche de ce petit trésor. Le bruit de ses pas, la veille, très tard dans la nuit, me résonna dans la mémoire et s'expliqua pour moi d'une manière affreuse. Il m'avait tant parlé, durant la route, de son besoin d'une petite somme qui lui servît à débuter à Paris. Il avait vu cette somme à sa portée. Il avait lutté, lutté…,—et puis, il avait cédé. Il avait accompli ce vol si facile et deux fois infâme, puisque le pauvre vieux moine était notre hôte. Il lui avait suffi de se lever un peu avant l'heure de la messe. Il était sorti de sa chambre. Il s'était glissé jusqu'à celle du Père. Il avait pris les deux médailles qu'il savait les plus précieuses, sans doute d'autres encore. Puis il s'était en allé dans la campagne, afin de donner un prétexte d'une part à sa disparition matinale et aussi pour dompter le trouble dont il devait être bouleversé. Entre les paradoxes les plus hardis d'immoralité intellectuelle et une action honteuse comme celle-là, il y a un abîme. Je me sentis, devant cette accablante probabilité, saisi d'une telle émotion que les jambes me manquèrent et je dus m'asseoir tandis que dom Griffi disait à son paysan avec sa douceur habituelle:
—«Va m'attendre dans le corridor, Peppe. Je t'appellerai.»
Puis quand nous fûmes tous les deux seuls:
—«Voyons, mon enfant,» commença-t-il d'une voix que je ne lui connaissais pas encore, celle non plus de l'hôte amical, mais du prêtre, et en me prenant les mains. «Regardez-moi bien en face. Vous sentez que je sais que ce n'est pas vous, n'est-ce pas? Ne me dites rien, ne m'expliquez rien, et faites-moi une promesse…»
—«De forcer ce malheureux à vous rendre ces pièces… Ah! mon Père, quand je devrais les lui arracher de mes mains ou le livrer moi-même aux gendarmes…»
—«Vous ne m'avez pas deviné,» reprit-il en secouant la tête, «et je veux au contraire que vous me promettiez sur l'honneur de ne pas prononcer un mot qui laisse soupçonner que vous avez découvert la disparition de ces médailles… Pas un mot, entendez-vous, et pas un geste… C'est mon droit de vous le demander, n'est-il pas vrai?…»
—«Je ne comprends pas,» l'interrompis-je.
—«Pazienza,» dit-il en employant son mot favori, «promettez-moi seulement et laissez-moi finir avec ce terrible Peppe… Ah! ces gens-là me feront mourir avant que je n'aie pu revoir les frères ici… Ils disputent, cinq francs par cinq francs, le paiement de leurs fermages; mais, vous savez, fermer les yeux et se recommander à Dieu… J'ai votre promesse?»
—«Vous l'avez,» répondis-je, vaincu par une espèce d'autorité qui émanait de toute sa personne en ce moment.
—«Et voulez-vous me rapporter le coffret tout de suite?»
—«Je vais vous le chercher, mon Père…»
Malgré la parole donnée, j'eus une peine infinie à me contenir quand, une demi-heure après cet entretien, je me retrouvai avec Philippe Dubois, enfin revenu de sa promenade. Je dois reconnaître, à son honneur, que son visage traduisait, à cette minute, une anxiété intérieure qui eût achevé de me convaincre si j'avais gardé le moindre doute sur sa culpabilité. Il devait cependant se croire assuré du secret, car c'était un bien étrange hasard que mon second examen du coffret, et, moi excepté, qui pouvait constater l'absence des médailles dérobées? Nous les avions mentionnées trop vite pour que dom Griffi eût eu le temps d'en retenir les noms. Aussi ce n'était pas la crainte d'une découverte de ce vol qui mettait sur ce front intelligent et dans ces yeux, si vifs encore la veille, cette sombre expression d'inquiétude. Je devinai que le remords et la honte le déchiraient, tout simplement. Il était si jeune, malgré son masque de cynisme, si voisin, malgré sa corruption intellectuelle, du chaud foyer de sa famille, si nourri encore de loyauté provinciale! Il remarqua bien la tristesse de mon regard, mais s'il l'attribua d'abord à la véritable cause, le silence que j'observai, d'après ma promesse, dut le rassurer.
—«J'ai fait une magnifique promenade,» me dit-il sans que je lui demandasse aucun détail sur l'emploi de sa matinée; «seulement, je me suis égaré, et j'arrive trop tard pour visiter le couvent… Je ne le regrette pas, car j'aurais peur de gâter ma sensation d'hier en revoyant ces fresques au grand jour. A quelle heure repartons-nous?»
—«Vers les deux heures et demie,» lui dis-je.
—«Alors,» fit-il, «si vous me permettez, je vais boucler ma valise.»
Il passa dans sa chambre sous ce prétexte. Je l'entendais qui allait et qui venait de nouveau comme cette nuit. Ma présence lui était, malgré tout, insupportable. Que serait-ce quand il reverrait l'abbé?… J'appréhendais, avec une inquiétude qui allait jusqu'à la douleur, l'instant où, tous les trois assis derechef à la vieille table des novices, nous devrions causer, sachant, le prêtre et moi, ce que nous savions, et lui avec ce poids sur le cœur. Une curiosité se mélangeait à cette inquiétude. En me demandant le silence absolu auprès de Philippe, dom Griffi avait certainement son plan. Allait-il essayer de confesser le jeune homme sans trop l'humilier, en tête-à-tête? Ou bien, dans la divine bonté que révélaient ses yeux de vrai croyant, s'était-il décidé à pardonner en silence, comptant que le reste du trésor de dom Pio suffirait à payer la réparation de la fameuse terrasse? Toujours est-il que l'heure du déjeuner arriva,—toutes les heures arrivent,—et dom Gabriele vint nous appeler, avec sa même voix gaie et cordiale:
—«Hé bien! seigneur Filippo,» dit-il, «vous avez pris faim, dans votre promenade?…»
—«Non, mon Père,» répondit Philippe à qui le Père avait saisi les deux mains affectueusement et que cette chaude étreinte paraissait gêner, «j'ai peur d'avoir eu un peu froid.»
—«Alors vous boirez un peu de mon vino santo,» reprit le moine, «vous savez pourquoi nous l'appelons ainsi? Nous suspendons des raisins à sécher jusqu'au jour de Pâques, et alors nous les pressons. Il y a un proverbe toscan qui dit: Nell' uva sono tre vinaccioli, dans le raisin il y a trois pépins; uno di sanità, uno di letizia, e uno di ubriachezza, un de santé, un de gaieté, un d'ivresse. Mais, dans mon vino santo, il ne reste que les deux premiers.»
Et ce fut ainsi de sa part une suite de phrases doucement enjouées tout le long du repas, qui se composait cette fois des truites promises, de châtaignes grillées, d'œufs en omelette qualifiés de frits, et de grives,—de ces grives gorgées de raisins et de genièvre, qui font le régal d'automne dans ce coin béni d'Italie.
—«Je n'ai jamais pu toucher à un de ces petits oiseaux,» nous dit le Père, «je les vois voler de trop près ici. Mais nos paysans les chassent à la glu. Les avez-vous vus passer avec une chouette apprivoisée? Ils disposent le long de la vigne des bâtons enduits de cette glu. Puis ils posent la chouette à terre, attachée à un autre bâton. Elle volète çà et là. Les oiseaux s'approchent par curiosité. Ils touchent aux baguettes, et les voilà pris. Je me suis toujours étonné qu'un poète n'ait pas fait une fable avec ce joli tableau…»
Mais d'allusion aux pièces disparues, pas un mot. Pas un mot non plus qui marquât une différence entre ses dispositions à mon égard et à l'égard de mon compagnon,—peut-être un peu plus de câlinerie cependant pour lui, que je voyais comme brisé par cette sympathie presque affectueuse de notre hôte si indignement trahi. Vingt fois je distinguai des larmes sur le bord des yeux de ce garçon, qui n'était évidemment pas né pour le mal. Vingt fois je fus sur le point de lui dire: «Allons, demande pardon à ce saint prêtre, et que ce soit fini…» Puis Philippe fronçait les sourcils, ses narines se crispaient. Le feu de l'orgueil séchait ses prunelles, et la conversation continuait, ou plutôt les monologues de dom Griffi, qui comparait maintenant son Monte-Chiaro au Monte-Oliveto, et il parlait avec tendresse de son ami qui est aussi le mien, le cher abbé de N***, préposé à une besogne de garde toute pareille. Puis il nous racontait toutes sortes d'anecdotes sur le couvent, les unes infiniment intéressantes,—une visite, par exemple, du connétable de Bourbon en marche sur Rome, et commandant en secret au prieur une messe pour le lendemain de sa mort;—d'autres, enfantines et relatives à des légendes naïves… Ce ne fut qu'après ce repas et une fois remontés dans notre salon, que je compris son intention et quelle idée lui avait suggérée une connaissance de cœur humain, qu'un confesseur peut seul avoir. Nous ayant quittés quelques minutes, il rentra, tenant à la main la cassette de dom Pio. Je regardais Philippe. Il était devenu livide. Mais le visage ridé de notre hôte n'annonçait cependant aucune sévère interrogation:
—«Vous m'avez enseigné le prix de ces médailles,» nous dit-il simplement en posant le coffret sur la table. «Il y en a bien trop pour ce que j'ai à faire reconstruire. Permettez-moi de vous demander d'en choisir pour vous, chacun deux ou trois, que vous garderez en souvenir du vieux moine, qui a prié pour vous deux ce matin…»
Il m'avait regardé, en prononçant ces quelques mots, d'un regard où je pus lire le rappel de ma promesse. Il était sorti, que nous étions là, Philippe Dubois et moi-même, immobiles. Je tremblais qu'il ne devinât, que je savais son secret. La sublime indulgence de dom Griffi, destinée à produire un repentir presque foudroyant par l'excès de la honte, ne pouvait avoir son plein effet sur cette âme en détresse que si l'amour-propre blessé n'y mêlait pas son fiel.
—«Que c'est bon, un bon prêtre!…» dis-je simplement pour rompre le silence. Philippe ne répondit rien. Il s'était vivement retourné contre la fenêtre et il regardait le vert paysage que nous avions admiré le soir en entrant, plongé dans une rêverie profonde. J'avais ouvert le coffret, et pris au hasard une des médailles pour obéir à notre hôte, puis je passai dans ma chambre. Mon cœur battit, je venais d'entendre le jeune homme qui sortait en courant, et ses pas qui se dirigeaient vite, vite, vers la cellule du vieux moine. L'orgueilleux était vaincu. Il allait rendre les pièces volées et avouer sa faute. En quels termes parla-t-il à celui qu'il avait d'abord comparé si insolemment à feu Hyacinthe, et que lui répondit ce dernier? Je ne le saurai jamais. Seulement, lorsque nous fûmes remontés tous deux en voiture et que Pasquale eut dit à sa jument: «Allons, Zara, cherche tes jambes…,» je me retournai pour revoir le couvent que nous quittions et saluer l'abbé, venu jusqu'au seuil, et je reconnus, dans le regard que mon compagnon jetait de son côté sur le simple moine, l'aube d'une autre âme.—Non, l'ère des miracles n'est pas close, mais il y faut des saints,—et ils sont trop rares.
Pérouse, novembre 1890.