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II
Madame Bressuire

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A EDMOND TAIGNY.

MADAME BRESSUIRE

FRAGMENTS DU JOURNAL DE FRANÇOIS VERNANTES

Alfred de Musset a écrit des strophes qui sont célèbres sur la rapidité avec laquelle tout s'oublie à Paris. J'ai une fois de plus éprouvé la justesse cruelle des vers du poète, en assistant, cet été, moi quinzième, au service du bout de l'an d'un homme que j'avais beaucoup aimé, François Vernantes. Mais un sage n'a-t-il pas dit: «Les plus mortes morts sont les meilleures?» J'avais, moi, une raison particulière pour ne pas oublier Vernantes. Il m'a légué, par son testament, tout un carton de ses papiers. J'y ai trouvé des projets de roman mal ébauchés, un millier de vers médiocres, des notes de voyage sans grande valeur et quelques curieux fragments d'un journal intime. François Vernantes était un de ces personnages incomplets, comme Amiel, dans lesquels des portions de supériorité s'unissent à d'étranges insuffisances. Quand je l'ai connu, quatre années après la guerre, il vivait parfaitement oisif. Il avait environ trente-cinq ans. La révolution du 4 Septembre l'avait surpris au Conseil d'État, où il occupait le rang d'auditeur de première classe. Il avait cru ne pas devoir redemander son poste, après la guerre, pour des raisons de délicatesse, et il passait ses journées à se lamenter sur le vide de son existence. «Écrivez,» lui disais-je, quand je le trouvais par trop mélancolique, sur le divan de sa garçonnière de la rue Murillo. Il répondait: «J'essayerai,» puis il n'essayait pas. De fait, j'ai acquis depuis la conviction que son incapacité d'agir provenait de l'hypertrophie d'une puissance très spéciale: l'imagination de la vie intérieure. Il se voyait vivre et sentir avec une telle acuité que cela lui suffisait. Son action était au dedans de lui, et l'excès de l'analyse personnelle absorbait toute sa sève. Les hasards l'avaient fait tomber du côté où il penchait. Cet homme, maigre et svelte, avec une jolie figure ferme et rêveuse à la fois, d'une si fine netteté de lignes, où deux yeux bleus, d'un bleu tout pâle, s'ouvraient sur un teint brouillé de jaune par la maladie de foie, avait dans toutes ses manières le je ne sais quoi qui révèle une éducation féminine. Il avait perdu son père très jeune, et la mort seule l'avait séparé de sa mère, pas beaucoup de mois avant que je ne le connusse. Peut-être, s'il eût grandi dans une atmosphère moins tiède, et de bonne heure subi les brutalités de la vie, serait-il devenu moins sensitif, moins frémissant, plus capable de vouloir. Peut-être encore sa petite fortune, – vingt mille francs de rente, – fut-elle une cause de paresse. Peut-être enfin a-t-il usé son énergie dans une sorte de libertinage sentimental qui fit de lui, durant ses années de première jeunesse, une manière d'homme à bonnes fortunes. Toujours est-il que ses papiers révèlent un sens de l'observation intime qui fût sans doute devenu du talent avec un peu d'effort. Ses derniers jours s'attristèrent d'une crise aiguë d'hypocondrie attribuable à son état physique et à une déception dont j'ai retrouvé la confidence parmi ses notes. A vrai dire, Vernantes ne tenait pas de son existence un journal suivi. Parfois il demeurait six mois sans écrire, puis il étalait pour lui-même et au hasard de la plume un grand morceau d'âme. C'est ainsi que le récit de la déception dont je parle se distribue en deux longs fragments placés bout à bout, quoique le premier soit daté de Florence, et de mars 1879, tandis que le second a été rédigé à Paris, dans l'hiver de 1881. Il m'a semblé cependant que ces fragments, à eux deux, faisaient bien un tout, quelque chose comme le dessin complet d'une évolution du cœur, et je donne ici ces pages. Elles présenteront quelque intérêt aux lecteurs qu'a préoccupés, ne fût-ce qu'une fois, le problème de l'influence de l'imagination sur la vie et la mort de nos sentiments.

PREMIER FRAGMENT

Florence, mars 1879.

L'étrange machine qu'une âme humaine et que nous sommes peu assurés de la paix intérieure! A midi, j'aurais juré que je passerais ce soir comme tous mes soirs, depuis ces deux semaines, soit à me promener en voiture ouverte le long de la route des Colli, devant ce paysage florentin dont la ligne se fait si nette sous le clair de lune, – soit dans un fauteuil, au théâtre, à suivre le détail du jeu des acteurs italiens, interprétant une pièce adaptée du Gymnase ou du Vaudeville. Rien de plus significatif pour qui veut saisir les différences des caractères nationaux… La brise a changé, M. Vernantes, et vous voici penché à votre table, dans cette chambre de passage, en train d'écrire sous la clarté d'une lampe d'emprunt, et sur ce journal abandonné depuis des mois. On n'a pas encore inventé de meilleur procédé pour y voir un peu plus clair dans son cœur; – et il fait terriblement obscur dans le mien, à cette minute.

A gros effets, petites causes. Si je n'avais appris dès longtemps à me constater au lieu de me contraindre, que j'aurais honte d'être, à quarante et un ans, ce composé instable, ce mélange changeant qu'un rien suffit à colorer d'une nuance nouvelle! Il pouvait être quatre heures de relevée. Je sortais de l'Académie, où j'avais regardé pour la vingtième fois le Jugement dernier, de Fra Angelico, – le maître qui flatte le plus mon sentiment d'une peinture presque sans formes, – et cette ronde des anges et des jeunes moines sur un tapis de fleurs surnaturelles. J'avais suivi les pavés au hasard de mes pas, considéré le Saint Georges d'Or' San Michele, l'Andromède de la place de la Seigneurie. Dans tout mon être circulait ce je ne sais quoi de léger, d'impondérable, que procure la vision prolongée de la beauté. Je goûtais jusqu'au délice le plaisir d'avoir dépouillé mon moi, —ce moi habillé à la moderne, ayant un état civil, un passé, un avenir, – pour m'en aller tout entier dans les images dont mes yeux venaient de se repaître. Je suivais le trottoir de la rue Tornabuoni. Un orage de printemps qui menaçait depuis le matin éclate presque tout d'un coup. Sans parapluie et à dix minutes de mon hôtel, j'entre au cabinet de lecture de Vieusseux pour éviter l'eau, tandis que les marchands de fleurs roulent en hâte leurs petites charrettes, garnies de narcisses, de violettes et de roses, sous les portes cochères. Je comptais demeurer là cinq minutes. La pluie se prolonge. Pour tuer le temps je me laisse choir sur un des divans de la salle de lecture, et je ramasse machinalement un journal français qui traînait enroulé sur sa hampe de bois. Depuis combien de jours, dans mon étrange indifférence pour tout ce qui n'est pas la sensation de l'heure présente, n'avais-je pas fait une semblable lecture? Et voici qu'entre la mention d'un bal élégant et l'annonce d'un roman nouveau, mon regard tombe sur le compte rendu de l'enterrement du comte Adolphe Bressuire… Trente-sept ans, le petit-fils de l'ancien ministre de l'Empereur, marié depuis quatorze mois, c'est bien celui que j'ai connu. Ève-Rose est veuve! C'en est assez pour que mon pouls batte la fièvre en ce moment, moi qui croyais si bien l'avoir oubliée. Je fus bouleversé par cette simple idée au point de rechercher la confirmation de la nouvelle dans un second journal, puis dans un troisième, enfantinement. La pluie avait cessé. Je sortis, et, tout en regardant le flot de l'Arno couler, lent et brouillé, cette seconde pensée surgit en moi: «Si cependant elle m'aimait encore! Si elle m'aimait?.. Et m'a-t-elle jamais aimé?.. Qu'ai-je bien su du cœur de cette inexplicable enfant?..» Et les troubles anciens ont recommencé, – si intenses que, pour les tromper, j'ai dû recourir au vieux remède, à cet inutile griffonnage sur le memorandum de ma vie morte, puisque c'est seulement la plume à la main que je me soulage du malaise intime. Anomalie singulière et qui fait de moi un demi-écrivain, comme tout a contribué à faire de ma pauvre personne un demi-quelqu'un ou quelque chose: – une moitié de femme, car j'ai les nerfs malades de ma mère; – une moitié d'homme d'action, car j'ai commencé ma jeunesse dans une carrière politique; – une moitié d'aristocrate, car, avec mon nom plébéien et ma modeste fortune, j'ai toujours flotté sur le bord de la haute vie; – voire une moitié d'homme heureux, car, au demeurant, mon lot sentimental n'a pas été trop misérable, et j'ai connu des demi-bonheurs. – J'ai tellement cru, il y a trois ans, lorsque j'ai commencé d'aimer Ève-Rose, que, pour une fois, je tenais un bonheur entier!

Elle est présente devant moi et vivante, comme un être, l'heure exacte où ce sentiment a pris naissance. Je pourrais, en cherchant un peu, nommer la date et dire le jour, dire surtout la couleur du jour. Je revois la nuance du ciel, – d'un bleu pâle et froid, – qu'il faisait sur la rue de Berry, par cette après-midi de décembre. C'était un lundi, jour de réception de celle que j'avais connue la belle Mme Nieul, – quand nous avions tous deux vingt-cinq ans. Combien de fois avais-je traversé la cour de cet hôtel numéroté 25 bis, – combien de fois donné mon pardessus au valet de pied dans l'antichambre et franchi le grand salon pour arriver jusqu'à la maîtresse du logis, qui se tenait d'habitude dans une sorte de vaste salon-serre séparé du premier par une grille en fer forgé tout enguirlandée de feuilles d'or? Le compte est aisé. J'ai connu les Nieul en 1865. J'ai dîné chez eux depuis lors environ quatre fois par saison. Mettons que je leur ai rendu le double de visites. Et puis combien de fois ai-je rencontré Mme Nieul ailleurs? Je la voyais chez les de Jardes, chez les Durand-Bailleul, chez les Schœrbeck, chez les Gourdiège, chez les Le Bugue. Que de soirées, vouées au néant, s'évoquent à ma mémoire rien qu'à écrire les syllabes de ces noms! Que d'après-midi consacrées, comme cette après-midi de décembre 1876, à l'insipide corvée des visites! Et sur tout cela, combien de fois avais-je aperçu Ève-Rose Nieul, sans la remarquer autrement que pour la singularité de son nom, qui m'avait paru un comble de prétention? Si cette jeune fille avait éveillé une émotion en moi, ç'avait été celle de la pitié, quoiqu'elle vécût dans une atmosphère d'opulence raffinée. Oui, je l'avais plainte d'être conduite, si jeune, dans le monde, et avec cette outrance que Mme Nieul apportait à se conformer aux rites usuels de la vie élégante. Son veuvage n'avait rien diminué de cette ardeur. Rendre des visites et en recevoir, siéger à des dîners d'apparat chez elle et chez les autres, ne manquer ni un bal, ni une exposition, ni une pièce en vogue, en un mot, être en représentation toujours, c'était encore, il y a quatre ans, l'unique affaire de cette femme à figure de déesse. C'est qu'avec ses grands yeux bruns, si larges et si calmes, avec sa haute taille, avec ses épaules et ses bras magnifiques, avec sa tournure restée si jeune, chaque sortie était une occasion de triomphe pour elle, même aux approches de la quarantaine. Irréprochable d'ailleurs, comment ne l'aurait-elle pas été avec cette splendeur impassible de son visage qui déconcertait le désir? Est-ce qu'on imagine une Junon mettant une voilette sur une autre et se glissant dans un fiacre pour courir à un rendez-vous clandestin? Avec cela, dépensière comme une actrice qu'elle aurait pu être, car elle chantait divinement. Oui, cette femme avait toutes les raisons possibles d'aimer le monde, et elle l'aimait, comme un poète aime les vers, un chimiste son laboratoire et un jockey son cheval. C'était pour elle la forme première et dernière du bonheur, et, bien naïvement, elle avait élevé sa fille selon ses goûts. Toute petite, j'avais vu Ève-Rose danser dans chacun des bals d'enfants sur lesquels j'étais venu jeter un coup d'œil. Je l'avais rencontrée au Bois, ses cheveux blonds épars sous le petit chapeau de feutre et joliment assise sur sa ponette, aussitôt qu'elle avait pu se tenir en selle. Aujourd'hui, avant sa vingtième année, son nom était cité dans les articles des journaux de la haute vie. On commençait d'écrire, dans les comptes rendus de soirée, «la toute charmante Mademoiselle Nieul,» d'une manière courante. Deux peintres à la mode avaient déjà exposé son portrait. Quoi d'étonnant que je n'eusse jamais pensé à elle que pour dire «la pauvre fille!» Et je l'avais classée, une fois pour toutes, dans le groupe des créatures que je hais le plus, – après les enfants mondains, – je veux parler de ces jeunes personnes dont l'âme s'est fanée au feu desséchant des conversations de salon avant d'être éclose, de ces vierges de fait qui ont deviné tous les compromis de conscience, avec une figure d'ange, – de ces froides calculatrices au sourire ingénu qui se marient pour avoir deux chevaux de plus dans leur écurie que l'amie mariée de la veille… En vieillissant, je deviens terriblement jeune, moi-même, et d'une naïveté de chérubin romantique. Me voici loin de mon entrée dans le salon de la rue de Berry. Qu'allais-je y faire, puisque ni Ève-Rose ni sa mère n'étaient selon mon cœur, et quelle sotte manie de ne pas vivre à sa guise quand on a l'indépendance de la fortune et qu'on souffre cruellement du caractère d'autrui?

Oui, mais pour vivre à sa guise, il faut n'avoir jamais dépendu d'une femme, et, pendant quatre longues années, je venais d'être l'humble serviteur d'une maîtresse, assez étourdiment prise aux eaux de Carlsbad et conservée à Paris, de cette jolie et folle… – ma foi, je n'ai pas le droit d'écrire son nom, même ici; – et comme elle était des amies de Mme Nieul, j'avais dû me résigner à venir très souvent rue de Berry. Puis, comme nous avions rompu depuis six mois, je lui devais, à elle, d'être plus exact que jamais aux devoirs du monde qui avaient jadis été les occasions heureuses de notre liaison. – Heureuses? Après tous les chagrins que cette femme m'a fait connaître, comment puis-je écrire ce mot à propos d'elle? J'étais son premier amour. Du moins je le crus en ces temps-là, et cette persuasion rivait davantage encore ma chaîne. Il me semblait que je lui devais plus qu'à une autre, et j'attribuais ce sentiment à une délicatesse de conscience, bien que je lui fusse attaché sans doute par cette vilaine vanité du sexe qui est le plus clair de tous nos amours. Je me laissais tyranniser, et je menais à la lettre l'existence d'un forçat de club; car elle joignait à une jalousie extrême un effréné désir de divertissement, si bien qu'il fallait toujours être où elle était, et elle était toujours dans le monde. Oui, une chaîne, et meurtrissante, et cependant imbrisable, car cette frêle créature aux yeux noirs trop grands, aux cheveux ondulés, à la bouche fine avec un rien de duvet au coin du sourire, était une ensorceleuse de volupté, en sorte que ma liaison avec elle se composait de scènes atroces, de cruelles corvées mondaines et d'ardentes ivresses. Le tout faisait une espèce de filtre diabolique dont je ne me serais pas guéri si elle n'avait eu l'idée de me donner un rival, dans des conditions qui me firent douter de mon rang sur la liste de ses triomphateurs ou de ses victimes; et nous nous brouillâmes, non sans qu'il me restât de ce cuisant amour un fond amer de misanthropie. Nous sommes ainsi construits, nous autres hommes, qu'après avoir divinisé une femme pour ses mœurs légères quand elle se conduit mal à notre profit, nous l'en méprisons aussitôt qu'elle fait avec notre voisin ce qu'elle faisait avec nous. Tendre logique!

J'étais encore tout assombri de cette rupture au moment où j'entrai dans le grand salon de l'hôtel Nieul, pour la première fois depuis mon retour de la campagne, et la vue des meubles de cette pièce ne fut pas sans me donner cette défaillance physique du cœur dont s'accompagne chez moi le sentiment du passé. Autour du grand piano, sur les canapés et les fauteuils, le long des tapisseries à personnages qui garnissaient les murs, il traînait tant de mes souvenirs! Il y avait, posé sur un chevalet, un tableau de Watteau, dans le coin à droite, qui représentait une collation de jeunes seigneurs et de jeunes dames au bord d'un étang à la chute du jour, symbole adorable de la mélancolie dans le plaisir, dont ma maîtresse raffolait jadis. A peine si j'osai jeter sur la toile un coup d'œil en passant. Lorsque je mis le pied dans la serre où toute la société se trouvait réunie, j'étais dans cet état de sensibilité nerveuse que je cache d'ordinaire sous de l'ironie. Tout m'est blessure alors ou caresse. Rien n'est plus dangereux que d'approcher dans ces minutes-là une femme trop charmante. Il flotte dans votre cœur comme des cristaux préalables qui ne demandent qu'à se prendre autour du premier rameau fleuri qu'on y jettera. Il y avait là, causant avec Mme Nieul, deux de ses amies et trois jeunes gens, et, debout auprès de la table de thé, Mlle Nieul et Mlle de Jardes. La pièce en rotonde, les divans circulaires tendus d'étoffes anciennes, le mariage sur les murs des feuilles des plantes avec la nuance passée d'autres étoffes, les sièges en bambou et leurs coussins attachés par des cordonnets de soie tressée, le dôme de verre treillagé, le goûter préparé, – le connaissais-je assez, ce décor? Mais ce que je ne connaissais pas, ou du moins ce que je n'avais jamais remarqué comme je fis durant ces trois quarts d'heure de visite, c'était la beauté d'Ève-Rose. Peut-être subissais-je, sans m'en rendre compte, un effet de la loi des contrastes, et, l'imagination remplie du souvenir du visage de mon ancienne maîtresse, – ce visage passionné jusqu'à en être dur, et pour moi marqué de vice, – n'était-il pas inévitable que la vue de cette physionomie claire de jeune fille me fût un repos délicieux? Malgré mes préventions, cette innocence évidente me charma aussitôt. Ève-Rose ne tient pas de sa mère par l'opulence de la beauté, car elle est de taille petite, de gestes menus, presque trop frêle. Ses cheveux d'un blond très chaud couronnent un front où la pensée était alors comme transparente. L'ovale de ce visage est mince, le nez un peu busqué, mais c'est par les yeux et par le sourire que ce gracieux ensemble s'achève en beauté. Ce sont deux yeux d'un bleu gris, dont le point central se dilate parfois jusqu'à faire paraître le regard sombre et à d'autres minutes se resserre tellement que la prunelle est toute pâle. C'est un sourire d'une gaieté candide, sourire d'une bouche sur laquelle aucune flamme, ou coupable ou permise, n'avait passé et qui montrait des dents toutes petites, comme d'une enfant, et l'oreille aussi était celle d'une enfant par sa délicatesse. Ève-Rose semblait une enfant encore par le tour de toute sa personne, par sa légère et alerte façon d'aller et de venir sur la pointe de son pied fin qu'elle posait un peu trop en dehors. Pour tout exprimer d'un mot, c'était la Jeunesse même que j'avais devant moi en train de me verser bourgeoisement du thé du bout de ses doigts fragiles où ne luisait l'or d'aucune bague. Nous étions debout, elle, Marie de Jardes et moi, à une extrémité de la serre, tandis qu'à l'autre la conversation s'animait. Des phrases m'arrivaient, entamées par des «Chère madame» et continuées par des mentions d'endroits de villégiature. Des noms de personnes rencontrées à la mer ou aux eaux, entre Deauville et Saint-Moritz, partaient comme des fusées, puis l'annonce des mariages prochains, car il y a deux saisons pour les mariages, la fin du printemps et la fin de l'été, les bals et la campagne étant les seuls endroits où notre société prudente permette aux jeunes gens des deux sexes de se rapprocher. Cela faisait une vraie causerie du monde, insignifiante mais bénigne, car les méchancetés ne se débitent que dans les cercles intimes, et la conversation officielle est une sorte de mise au courant, à peine malicieuse, des faits et gestes extérieurs de chacun. Cela aurait pu être sténographié et imprimé tout vif sous la signature de «Bijoutine» ou de «Gant de Saxe» dans quelque gazette du boulevard. Ah! je l'ai connu, le dur ennui des entretiens de ce genre! Mais quand il y a, dans un salon, de beaux yeux auxquels s'intéresser, – et voici que je m'intéressais déjà à ceux d'Ève-Rose, – je me résignerais à entendre tout un clan de femmes du monde parler sentiment ou littérature!

Pastels: dix portraits de femmes

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