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III
TROUBLES CROISSANTS
ОглавлениеL'être moral en nous a, comme l'être physique, son instinct de conservation, avec des fougues d'inconscience toutes pareilles et de pareilles frénésies. Le geste soudain par lequel l'homme à demi noyé enlace les membres du nageur qui peut le sauver, cet indomptable geste où passe l'énergie entière de l'existence, n'est pas plus violent ni plus irraisonné que le mouvement de cœur qui nous pousse à de certaines secondes vers une certaine personne, dont il nous faut la présence comme il faut un appui à ce malheureux qui sombre, de quoi remonter du fond de l'abîme vers une bouffée d'air respirable. L'envahissement subit de tant d'images douloureuses en pleine lumière de félicité avait été précisément cela pour Francis: – la chute subite, la descente dans un gouffre où l'épaisseur énorme de l'eau sifflante et aveuglante s'écroule sur nous, de tous les côtés. Elle nous enveloppe à droite, à gauche; elle fond sur nos pieds; elle pèse sur notre tête. Certains souvenirs sont ainsi, même quand les émotions qu'ils représentent n'ont plus sur nous qu'une influence toute réflexe et rétrospective. S'abandonner à eux, c'est descendre trop avant dans sa vie, c'est perdre pied, c'est presque se sentir mourir au cher présent, à la saine lucidité de l'impression actuelle, c'est devenir à demi fou pour quelques instants. L'élan par lequel le jeune homme sortit de sa chambre, au soir de cette cruelle après-midi, pour aller vers le salon où il était sûr de revoir Henriette, fut bien cette passionnée, cette irrésistible étreinte du salut certain. Par quelle aberration venait-il de repenser, de revivre toute une portion sombre et maudite de son existence, quand il avait, à côté de lui, pour s'en purifier, une atmosphère bénie? Il s'échapperait, il s'arracherait du funeste cauchemar où il venait de rouler, rien qu'en revoyant les yeux de sa fiancée, en écoutant sa voix, en éprouvant la sensation de sa réalité, de son souffle, de ses gestes, en la retrouvant aimante et souriante. Ce passé, dont il avait subi la hantise à nouveau pour quelques heures, qu'était-ce que l'ombre d'une ombre, le fantôme d'un fantôme? Une femme est morte pour nous quand elle ne remue plus dans notre cœur ni le désir ni la jalousie, et Francis n'était-il pas bien sûr que Pauline n'exerçait plus sur lui cette double puissance par laquelle elle l'avait esclavagé autrefois dans ses actions et si longtemps dans ses souvenirs? Il eût vu sur cette affiche de l'hôtel, à côté du nom de Mme Raffraye, celui d'un Armand de Querne ou d'un François Vernantes, en eût-il souffert une minute? Non, évidemment. De quelle hallucination étrange avait-il donc été la victime? Elle ne pouvait s'expliquer que par le coup de foudre d'une surprise absolument inattendue, tombant sur des nerfs déjà ébranlés. Il avait craint une vengeance de son ancienne maîtresse… Et laquelle? Que pouvait la malheureuse? Révéler à Henriette leur commun passé? Montrer ses lettres en admettant qu'elle les eût gardées? Soit! Qu'apprendrait de la sorte sa fiancée? Qu'il avait aimé avec un cœur sincère, droit et loyal même dans la faute, une créature de ruse et de trahison. L'honnête, la généreuse enfant trouverait là matière à souffrir sans doute, à souffrir beaucoup, mais non pas à le mépriser. C'était cependant la pire issue à laquelle les scélératesses les plus cruelles de Pauline pussent aboutir. Se servir de l'enfant? Et pourquoi faire? Lui prouverait-elle que la petite n'était pas la fille de Vernantes ou de Raffraye? Ce serait un doute odieux pour lui, mais qui ne le troublerait pas dans ce qu'il savait, dans ce qu'il avait vu. La mince et sombre silhouette de la jeune femme voilée, descendant de fiacre à la porte du criminel rez-de-chaussée, n'était pas de celles qu'un serment efface de la mémoire d'un homme, – surtout quand cet homme n'aime plus. C'est en raisonnant de la sorte, ou mieux en se forçant à ne plus raisonner sur ce sujet, tant il éprouvait un besoin presque physique d'oublier ces tristes souillures, qu'il entra dans le salon de Mme Scilly. Son obsession de terreur panique se transformait en une fièvre de tendresse qui exaltait ses forces aimantes. Il trouva une première douceur à la familiarité par laquelle Vincent, le vieux domestique de la comtesse, ancien soldat d'ordonnance du comte demeuré au service de la veuve, lui demanda de ses nouvelles, avant de lui ouvrir la porte de ce salon, pièce de forme assez bizarre et comme distribuée en deux parties distinctes. Ménagé dans la tour romantique dont l'architecte du Continental avait enjolivé l'angle de cette grande bâtisse moderne, ce salon commençait presque en couloir, puis s'épanouissait en une large rotonde. Les trois fenêtres de ce fond circulaire permettaient, par les belles journées, de regarder ainsi trois des plus vastes horizons de Palerme. La mer à droite frémissait toute bleue, avec le passage des voiles blanches et des fumeux paquebots. En face se profilaient les palais du quai, les deux ports au delà, leur forêt de mâts et le sauvage éperon rouge du mont Pellegrino. Les toits de la ville, à gauche, les dômes des églises et les tours des clochers s'étendaient jusqu'à l'horizon fermé par le cercle de montagnes qui a fait donner à la grande plaine d'orangers et de citronniers où la ville repose le surnom de «Conque d'or». À cette heure du crépuscule où les volets des trois fenêtres étaient fermés, quelle intime physionomie d'un délicieux home prenait ce retrait, encore isolé du premier couloir d'entrée par un paravent! Trois lampes l'éclairaient: la plus grande qui rayonnait au milieu, et deux petites posées, l'une sur la cheminée, l'autre sur une table mobile auprès du feu paresseusement assoupi. Des étoffes anciennes, drapées de-ci de-là sur les meubles, le rangement même de ces meubles, ici des portraits dans leurs cadres, ailleurs des livres dans un casier mobile, plus loin quelque menu bibelot, partout des fleurs: des roses, des œillets, des mimosas dorés, un palmier dans un coin, dans un autre de grands bouquets lustrés de branches d'eucalyptus, – comme la jeune fille et sa mère avaient su l'art, avec des riens, de rendre personnel ce gîte de passage, très heureusement choisi dans ce vaste caravansérail cosmopolite! On oubliait que l'on était à l'hôtel, dans une des cases d'un bâtiment aménagé par la spéculation pour une affluence de voyageurs encore à venir, si bien que de cet asile paisible les deux femmes n'entendaient aucune de ces rumeurs qui rendent pénible la promiscuité de séjours pareils. Elles étaient assises près de la cheminée quand Nayrac entra, occupées, Mme Scilly à une lecture, Henriette à une tapisserie qu'elle poursuivait sur un métier tendu devant elle, avec cette activité silencieuse et en apparence absorbée qui aide les femmes à tromper les plus dévorantes anxiétés intérieures. Ni l'une ni l'autre n'avait été avertie par le bruit de la porte assez éloignée qu'étouffait la grande portière de velours. Le jeune homme put donc rester immobile deux ou trois minutes, à contempler ce simple tableau qui contrastait tant avec les visions d'impurs rendez-vous où il venait de s'attarder. Si le bonheur n'a guère rencontré de peintres parmi la foule des poètes qui nous déroulent depuis des siècles le monotone roman de la pauvre âme humaine, c'est qu'il se contente de conditions bien naïvement innocentes. Il lui faut si peu d'éléments pour le décor de son idylle! Depuis des semaines que Francis était fiancé à Henriette, il ne s'était pas blasé sur l'intense impression de volupté d'âme éprouvée le premier soir où il avait eu sa place en tiers dans la veillée de Mme Scilly et de sa fille. Lui qui avait si longtemps erré à travers le monde, si souvent connu la mélancolie des fins de journée à bord des bateaux ou dans des solitudes d'hôtel, le cercle de clarté projeté par les lampes autour de ces deux femmes lui avait tant réchauffé le cœur, le lui réchauffait tant à cette seconde! Remué comme il venait de l'être par de si anciennes amertumes, il eût voulu demeurer des heures sur le seuil de cette porte, – des heures à se repaître l'âme de cette certitude que sa mauvaise jeunesse était très loin, et qu'il faisait partie de cette vie maintenant, si réglée, si pure, si simple, – des heures à lire sur le visage de sa fiancée le fervent amour dont il était l'objet. Pourquoi cette ombre sur ce beau front candide, ce voile sur ces chers yeux bleus, ce pli triste de cette bouche enfantine, sinon parce que la jeune fille le savait souffrant? Et ce front se leva, ces yeux l'aperçurent, cette bouche s'ouvrît dans un cri léger. Une pâleur envahit ce visage, attestant chez sa sensitive, comme il l'appelait quelquefois par une caressante raillerie, cette sensibilité trop vive en effet, cette vibration trop forte sous la moindre secousse. Mais déjà Henriette était debout, elle avait marché vers lui.
– «C'est vous, Francis,» lui disait-elle, «Comment ne vous ai-je pas entendu entrer? Il y a longtemps que vous êtes ici?..»
– «Très longtemps,» répondit-il, et lui prenant la main: «Mais pardon de vous avoir effrayée… Je devrais tant savoir que ces petites surprises vous font mal…»
– «Un doux mal cette fois,» dit-elle en riant, «si vous êtes bien,» et elle insistait: «Dites vite comment vous vous sentez maintenant. J'ai eu peur que vous n'ayez pris ces vilaines fièvres dont on nous menace toujours. Nous vous espérions pour le thé et nous n'avons pas même osé faire demander de vos nouvelles… Vincent est allé écouter à votre porte, et, comme vous ne faisiez aucun bruit, il a pensé que vous reposiez. Vous avez le feu aux mains encore…»
– «C'était un peu de fatigue causée sans doute par ce soleil,» répliqua-t-il. «Mais elle est tout à fait passée,» et sa voix se fit insistante pour répéter: «tout à fait… Ce n'est même plus la peine d'en parler. Laissez-moi m'asseoir auprès de vous et racontez-moi comment vous avez employé cette après-midi, où vous vous êtes promenées…»
– «Nulle part,» interrompit la comtesse, «Henriette n'a jamais voulu sortir. Elle a recommencé de n'être pas raisonnable en s'inquiétant comme si vous alliez être vraiment malade.»
– «Vous me calomniez, maman,» dit la jeune fille à qui étaient revenues ses fraîches couleurs, «j'avais ma correspondance en retard et j'ai écrit des lettres toute l'après-midi… Voulez-vous les voir?..»
Et très vite, sans attendre la réponse de Francis, elle avait pris, sur la table étroite où elle s'était arrangé un coin à elle auprès d'une des fenêtres, plusieurs enveloppes qu'elle lui tendait tout ouvertes. Dès les premiers jours de leurs fiançailles, elle lui avait demandé tendrement, comme une faveur d'affection, de lire les moindres billets qu'elle envoyait, – adorable instinct d'enfant amoureuse qui se donnait ainsi, sans rien réserver, avec cette prodigalité spontanée d'une âme pure qui peut tout montrer de ses pensées, qui s'enivre d'en tout montrer à celui qu'elle aime! Elle mit à présenter à Francis ces pages par lesquelles elle avait trompé l'inquiétude des heures supportées sans lui, une grâce de soumission si jeune, si pénétrante, que les mains du jeune homme tremblaient un peu en ouvrant ces lettres l'une après l'autre. Comme elle savait, sans l'avoir appris, cet art d'aller au-devant des exigences même injustes et tyranniques d'un ami, – cet art qui veut que l'on soit toujours un peu trop tôt là où le moindre retard ferait souffrir, – cet art de dire toujours la parole attendue, justement celle-là et pas une autre, – cet art de se faire aimer en aimant, seul bienfait pour une âme déjà lasse, si facile à la souffrance, si rebelle à la caresse, – cet art de plaire sans jamais blesser, que Pauline autrefois avait tant méconnu! Quelle confiance cette chère enfant avait à l'égard de son fiancé, si entière, si loyale, si ingénument touchante! Et lui, quels secrets il gardait sur son esprit, même à ce moment, surtout à ce moment! Avec quelle naïveté, dans ces lettres écrites à des amies, elle parlait de son bonheur! Comme les rappels qu'elle y faisait de son existence de jeune fille, révélaient des souvenirs d'une irréprochable candeur! Et il s'y retrouvait si aimé, aperçu dans une telle auréole d'estime, presque d'admiration, qu'il ne put pas continuer cette lecture. De véritables larmes lui vinrent, irrésistibles.
– «C'est de joie que je pleure,» murmurait-il, «c'est de voir ce que vous êtes pour moi, de trop le sentir… Toute ma vie pour vous payer de cette tendresse, ce sera encore trop peu!..»
– «Je peux mourir,» disait la mère quelques heures plus tard à sa fille agenouillée au pied de son lit, comme chaque soir, pour leur commune prière, «je te laisserai à quelqu'un que je sais vraiment digne de toi!..»
– «C'est à moi d'essayer d'être digne de lui,» répondait Henriette, «digne de son cœur. Il est si tendre. Vous avez vu comme il a été remué en lisant mes pauvres lettres…»