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PREMIÈRE PARTIE
IV
COMMENCEMENT D'IDYLLE

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Ce subtil et impulsif Jules de Maligny avait trouvé sur place le plus sûr moyen de justifier de nombreuses visites dans ce coin de la rue de Pomereu où tout son cœur allait tenir, – pendant combien de temps?.. Tout son cœur? Non, mais toute sa fantaisie, ce qui, à vingt-cinq ans, est tout près de revenir au même, quand il s'agit d'une nature telle que la sienne: imaginative et sensuelle, toujours disposée, par suite, à parer d'illusion son égoïsme, à prendre des désirs pour des sentiments et de la volupté pour de l'émotion. L'excellence du procédé inventé par le jeune homme résidait en ceci que l'achat d'un cheval reste, entre toutes les négociations humaines, celle qui comporte certainement le plus d'allées et de venues, d'interruptions et de reprises, de demi-engagements et de dédits. Comment Bob Campbell et Jack Corbin se fussent-il étonnés de le voir reparaître l'après-midi, puis le lendemain, puis le surlendemain, faire de longues stations dans le yard, examiner une bête, en demander une autre, annoncer qu'il en essaierait une troisième, alors qu'ils étaient habitués à des clients qui les traînaient ainsi, de jour en jour, avant de prendre une décision? Le plaisant était que Jules n'avait pas le premier sou des quatre ou cinq mille francs que représentait l'achat du hunter ou celui du hack chez Bob Campbell. Les «reprises» exercées par Mme de Maligny, lors de la mort de son prodigue de mari, avaient fait passer, entre les mains de la veuve, les derniers débris d'une fortune follement dissipée. Son fils quoique majeur, n'avait donc que la pension que sa mère voulait bien lui servir, ci douze mille francs par an, somme énorme, – en ces temps-là, – pour un garçon logé, d'autre part, blanchi, nourri, chauffé, servi, et qui n'avait à prélever, sur ce budget de luxe, que les frais de sa toilette! Or, ni son tailleur, ni son chemisier, ni son bottier, ni son chapelier n'avaient jamais reçu que des acomptes. La dame de pique et celle de cœur croquaient si allègrement les mensualités de cet aimable étourdi que cet argent de poche était mangé d'avance pour bien des mois, même après le règlement qui avait précédé le départ pour La Capite. Il n'avait avoué, à son indulgente mère, qu'une des colonnes de l'ardoise. Dans ces conditions, acheter le cheval et le laisser en pension chez Campbell, à dix francs par jour, sans compter les ferrages, le vétérinaire, les pourboires, c'était, de nouveau, un peu de folie. Mais Hilda était si charmante, et, tout de suite, Jules s'en était senti, il s'en était cru, plutôt, si amoureux! Quand on doit déjà une vingtaine de mille francs sur la place de Paris, on peut bien en devoir cinq ou six mille de plus, – pas même de quoi changer le premier chiffre de la somme.

Il avait donc été convenu, dès cette conversation autour des deux verres de whiskey, parmi les sombres meubles en acajou massif de la salle à manger d'Epson lodge, que Maligny serait tenu au courant du prochain arrivage de chevaux, ce qui ne l'avait pas empêché de surgir à nouveau, dès les deux heures, culotté, guêtré, éperonné, sous prétexte qu'il avait réfléchi, et que l'Irlandais cap de maure ferait peut-être son affaire. Il avait compté qu'il demanderait à le monter le jour même et qu'il serait accompagné par quelqu'un de la maison, peut-être par Corbin. Ce serait une occasion d'«avoir des tuyaux» sur miss Campbell. Il employait volontiers cet argot de champ de courses. Il ne s'était pas avisé que la bonhomie toute britannique des insulaires de la rue de Pomereu lui permettrait, et aussitôt, de dépasser cette première espérance. Les longues années que Bob Campbell avait vécues à Paris n'avaient pas changé ses idées sur ce point si essentiel de l'éducation des femmes, qui justifierait, à lui seul, l'éternelle vérité du vers de Virgile:

Et penitùs toto divisos orbe Britannos.4

Un Anglo-Saxon de la vraie souche croirait faire injure à une jeune fille, s'il supposait un moment qu'elle a besoin d'un protecteur. Quoique la loi sur la «rupture des promesses», qui assimile très justement la séduction à un délit, n'existe pas en France, Hilda se promenait dans le Paris de ses goûts, – il est vrai qu'il n'était pas bien étendu! – on l'a déjà remarqué avec autant de liberté que si elle eût vécu dans Pall Mall ou dans Pimlico, sous la sauvegarde des sévères juges de son pays. Le père était si habitué à voir en elle uniquement la dresseuse de chevaux, qu'à cette demande d'essai faite par son nouveau client, il répliqua simplement:

– «La bête est verte, monsieur le comte. Etes-vous très sûr de vous, comme cavalier, ou voulez-vous qu'un de mes hommes aille avec vous?..»

– «Je suis très sûr de moi,» fit Maligny, «mais, comme le cheval ne m'appartient pas encore, je prendrai un de vos hommes…»

– «Well…», reprit Campbell. Il appela successivement de sa voix rauque, qui dénonçait trop la funeste manie du gin, trois de ses employés, dont son neveu: «Jack!.. Dick!.. Walter!..»

– «Jack et Dick sont sortis avec les deux nouveaux poneys,» répondit une voix, toute fraîche celle-là, tout argentine, celle de Hilda, dont le buste apparut à une des fenêtres du premier étage. Elle vit Jules et le salua, sans rougeur cette fois, de son loyal sourire. Elle continua: «Et Walter est à la forge, avec la jument baie.»

– «Voulez-vous monter avec M. de Maligny, qui essaiera l'Irlandais de ce matin?» dit le père. «Vous en profiterez pour faire prendre l'air au Rhône.» On se rappelle qui avait imaginé d'infliger ce sobriquet au camarade du Rhin et pourquoi. Puis, se tournant vers Jules, il interrogea avec un nouvel anglicisme:

– «Vous n'objectez pas?..»

Voilà comment, bien peu d'heures après avoir obtenu – pour le lendemain – l' exeat du docteur Graux, et en avoir usé tout de suite et abusé, le jeune homme se trouvait trotter botte à botte avec celle que le digne médecin avait appelée «une milady de la main gauche». Sa blessure, trop récente, et toujours bandée, ne lui permettait pas de déployer son talent de cavalier, dont il aurait eu besoin pour bien diriger un cheval à peine mis et très difficile. Tout juste arrivait-il à le maîtriser. Mais, pour les jeunes gens d'une certaine race, une petite sensation de danger, de risque, à tout le moins, est un excitant qui les grise gaiement. D'être sur cette bête très en l'air, et qui, durant cette promenade, ne se calma pas une minute, avivait, pour Jules, le plaisir inattendu de causer en tête à tête avec la jeune fille et très vite intimement. Il possédait, au suprême degré, le don dangereux des séducteurs-nés; il avait un art instinctif de poser, avec une grâce légère, comme enfantine, de ces questions qui établissent du coup, entre les interlocuteurs, des relations autres que les conventionnelles. Il se racontait lui-même avec une telle spontanéité, même à des indifférents, que, très naturellement, ceux-ci étaient tentés de lui répondre sur un ton pareil.

Hilda Campbell et lui n'étaient pas au bout de l'avenue des Poteaux qu'il l'avait déjà initiée à tout le détail de sa vie, dans la vieille maison de la rue de Monsieur. Avec quel art de comédien ingénu la réalité de cette existence, si simple, si peu excentrique, avait été maquillée! L'étroit et pauvre jardin sur lequel donnaient les fenêtres du salon du rez-de-chaussée était devenu un parc. Ce coin paisible, mais assez vulgaire, et, somme toute, très bourgeois, du faubourg Saint-Germain, s'était transformé en une province pittoresque, peuplée de couvents et d'hôtels jadis princiers, tous historiques! La vieille douairière dont il était le fils avait pris une tournure d'aïeule portraiturée par Van Dick – (sir Anthony, comme l'appellent tranquillement les cartouches de la National Gallery, à Londres. Ces insatiables dévorateurs que sont les Anglais ont happé et digéré le grand peintre Anversois et ils en ont fait un baronnet). Lui-même, Jules, se silhouettait comme le jeune gentilhomme des romans des mauvais élèves de l'exquis Octave Feuillet. Il était l'héritier mélancolique d'un grand nom, pas très fortuné, mais fièrement pauvre, consacrant ses vingt-cinq ans à consoler la solitude et le veuvage d'une mère incomparable. Il y avait, certes, les éléments de tout cela dans sa vie. Il en avait fait un très agréable arrière-fonds à des habitudes d'un ordre beaucoup moins édifiant. Mais constatant au regard de sa compagne, que ce roman tout familial intéressait la jolie Anglaise, il eut le flair de s'y tenir. Par une étrange suggestion de sa propre parole, plus il ajoutait des traits faussés à ce personnage ainsi posé, plus il le devenait sincèrement. Avait-il jamais hanté les cabarets à la mode, les luxueux cabinets de toilette des demoiselles et les tripots?.. Il eût donné sa parole d'honneur que non, – et il n'eût pas trop menti. Il l'avait presque oublié. La passion naissante a de ces trompe-l'œil.

– «Mais vous-même, mademoiselle,» finit-il par dire, avec l'idée d'obtenir confidence pour confidence, «vous n'avez pas quelque part, en Angleterre, une maison de famille à laquelle vous rattachent des souvenirs d'enfance et que vous regrettez dans votre exil parmi nous?»

– «Une vraie maison de famille?» répondit-elle, «non… Il y en avait pourtant une qui aurait pu en tenir lieu. C'était celle où nous sommes allés tous les étés, pendant dix ans, en Shropshire… Nous n'y retournons plus, depuis la mort de ma mère.»

– «Ah!», interrogea Jules avec un intérêt qui n'était pas joué. «Vous avez perdu madame votre mère?.. C'est un deuil récent?» Il attendait une réponse qui lui fournirait une occasion de quelques tirades émues sur les tristesses de l'existence, l'irréparable de certains malheurs, l'irremplaçable douceur de certaines affections, – enfin, toute cette phraséologie sentimentale à laquelle de plus averties qu'une pauvre petite Hilda Campbell se laissent prendre, depuis que le monde est monde et qu'il y a des fourbes à demi sincères pour jouer, à des femmes naïves, la comédie de la pitié attendrie. Aussi demeura-t-il décontenancé devant l'attitude de la jeune fille, dont le visage se serra, pour ainsi dire. Elle ne répondit qu'un mot à sa question:

– «Il y a déjà un peu de temps,» fit-elle évasivement. Puis, détournant aussitôt la conversation: «Tenez bien votre monture, monsieur de Maligny… Je vois un daim dans le fourré. Quelquefois, les chevaux en ont horriblement peur. On ne sait pas trop pourquoi… J'ai failli être tuée, l'été dernier, par la plus sage des juments que nous ayons jamais eues à la maison. Elle a aperçu un de ces petits cerfs qui débouchait à un tournant. Elle s'est emballée, sans que j'aie pu la ramener, jusqu'à la porte de Boulogne… J'ai bien cru que c'était fini, et que j'y restais…»

Elle rappelait cette aventure avec un de ces sourires de côté où il tient de l'énervement et du défi. Et pas un mot de plus sur sa mère morte. Gardait-elle si peu de fidélité à ce souvenir, sur lequel le peu scrupuleux Jules avait médité de spéculer? Il ne se doutait pas que cette image de la plus chère des disparues déchirait, chaque fois, le cœur de la jeune fille. Encore, maintenant, elle venait d'avoir horriblement mal à l'évocation inattendue d'un passé resté si cher. Mais ce n'était pas seulement sa beauté délicate qui la rendait pareille au plus délicat des types féminins créés par Shakespeare. «Que pourra faire Cordelia? Aimer et garder le silence…» Hilda était trop profondément sensible pour que tout son être ne se repliât pas à l'idée de raconter ce qu'elle sentait. Quelle ironie dans certains contrastes d'attitudes et de langages! Cette jeune fille, si passionnément tendre, taisait ses émotions, à cause de leur excès même, tandis que Jules proclamait, communiquait les siennes, précisément parce qu'elles étaient superficielles. Il les fouettait, il les surexcitait en les parlant. Si intelligent qu'il fût, comment aurait-il compris une nature à ce point différente de la sienne?

– «Ce n'est pas le regret de sa pauvre maman qui l'étouffera jamais,» songeait-il. «Tant mieux!.. C'est bien naturel, d'ailleurs, si cette maman ressemblait au papa et au cousin… Délicieuse petite! C'est une orchidée poussée dans une écurie…» Et, ravi à part lui de la comparaison, il se prit à changer de sujet, lui aussi, et à causer chevaux, – puisque miss Campbell semblait s'intéresser si passionnément à son métier. Les chevaux les amenèrent bien vite à parler courses, puis, chasse à courre. Jules se rendit compte, aussitôt, que l'habitante d'Epsom lodge connaissait fort bien les divers endroits où fonctionnent les grands équipages des environs de Paris et leur personnel. Il demeura étonné lui-même qu'ayant, à plusieurs reprises, pratiqué volontiers ce sport à Chantilly, à Rambouillet, à Fontainebleau, dans la forêt de Compiègne, partout enfin, il n'eût jamais rencontré la jeune fille. Comme il arrive sans cesse, dans ce Paris qui est, au fond, un conglomérat énorme de toutes petites villes, leurs destinées s'étaient côtoyées en s'ignorant. Mais, ce que Maligny n'ignorait pas, c'était la moralité de la plupart des jeunes gens qui ont le «bouton» dans ces différentes chasses. Avec ce visage d'une joliesse idéale et cette tournure, impossible que Hilda Campbell n'eût pas été remarquée, par suite courtisée. Courtisée, jusqu'où? Il se posait la question, tout en continuant de galoper avec elle, et, à chaque seconde, il s'éprenait de plus en plus de cette adorable enfant qui ne soupçonnait guère les vraies pensées cachées derrière les yeux de ce décevant garçon, ces beaux yeux slaves qu'elle continuait de trouver si fins, si caressants, si pareils à ceux des viveurs qui l'avaient, en effet, remarquée et qui avaient essayé de la séduire. A tous, elle avait opposé ce flegme qui déconcerte les entreprises des plus audacieux. A aucun elle n'avait souri comme à Maligny, avec cette grâce de la tendresse qui s'ignore, parce qu'elle se croit seulement de la reconnaissance. Il venait de tant lui plaire, depuis cette dernière heure, de nouveau et de toutes les façons! Elle avait aimé de lui, d'abord, sa hardiesse à cheval au départ, et sa souple adresse. Si elle était une Cordelia par la physionomie et par le cœur, elle était aussi une écuyère professionnelle, et l'influence de son métier devait se mêler même à son rêve sentimental… Et puis, le philtre périlleux de ce rêve commençait de l'envahir. Elle venait d'écouter, avec tant d'avidité émue, ce que Jules lui avait raconté de son intérieur, de son vieil hôtel, de ses vieux domestiques, de sa vieille mère. Comment eût-elle douté de ces confidences? Elles s'accordaient aux impressions que son cousin Corbin lui avait rapportées toute cette semaine, quand elle l'envoyait aux nouvelles… Et les deux jeunes gens allaient ainsi, emportés par leurs rapides chevaux, si seuls, si libres, et attirés invinciblement l'un vers l'autre, pour des raisons très différentes! Au regard des habitués de l'après-midi, au Bois, qui les voyaient passer, ils étaient si bien appariés, si évidemment, semblait-il, créés l'un pour l'autre! Beaucoup de ces habitués connaissaient Hilda. Ceux-là savaient, pour employer un terme brutal du vocabulaire parisien, «qu'il n'y avait rien à faire avec elle». Ils savaient, en outre, qu'elle était coutumière de ces accompagnements, quand son père avait un cheval à présenter. Quelques-uns connaissaient aussi Jules de Maligny, étiqueté déjà, par la légende, du titre justifié de «mauvais sujet». Ils haussaient les épaules d'un mouvement imperceptible, à le regarder si empressé auprès de la jeune Anglaise, dans ce frais décor de verdure nouvelle, d'eaux peuplées de cygnes et de quelques allées cavalières.

4

Et les habitants de la Grande-Bretagne, si radicalement séparés du reste du monde.

L'Écuyère

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