Читать книгу L'otage: Drame en trois actes - Paul Claudel - Страница 6
SCÈNE I
ОглавлениеL'Abbaye des moines Cisterciens de COUFONTAINE achetée par SYGNE. Au premier étage la bibliothèque: c'est une grande et haute pièce, éclairée par quatre fenêtres sans rideaux, aux petits carreaux verdâtres. Au fond, entre deux hautes portes, sur le mur blanchi à la chaux, une grande croix de bois avec un crucifix en bronze d'aspect farouche et mutilé. A l'autre bout, au-dessus de la tête de SYGNE, au lambeau d'une fraîche tapisserie de soie, où l'on voit dans un rinceau, au milieu d'une pastorale déchirée, l'écu de Coûfontaine divisé: en chef d'or avec une foi de gueules (deux mains unies), en pointe d'azur avec une épée d'argent en pal entre le Soleil et la Lune, et pour cri et devise: COUFONTAINE ADSUM!
Le plancher extrêmement propre est de larges planches inégales clouées de gros clous brillants. SYGNE est assise dans un coin à un joli petit bureau tout couvert de registres et de liasses de papiers bien rangées. Plus loin une petite table sur laquelle il y a du pain, du vin et le reste. De grands meubles rigides, chaises et fauteuils sont alignés d'un bout à l'autre de la salle qui a un air austère et abandonné. Par terre une claie où sèchent des pruneaux. ... Tout cela au lever du rideau n'est pas visible. Il fait nuit; les volets extérieurs sont fermés. La pièce n'est éclairée que par le flambeau de cire sur la table.
Tempête au dehors.
Porte qui s'ouvre sans que l'on voie personne, sifflement du vent. La flamme de la bougie s'incline. SYGNE la protège avec la main.
SYGNE, regardant vers le fond de la pièce.—Georges!
COUFONTAINE.—Bonne nuit, Sygne! Bonjour, plutôt.
(Elle porte la main à son cœur comme quelqu'un qui est trop ému. Il apparaît dans la zone à demi éclairée de la chambre. C'est un homme de stature athlétique, se tenant très droit).
SYGNE[1].—Votre chambre est prête.
COUFONTAINE[2].—Tout à l'heure.
Je n'ai pas le temps de dormir. J'ai beaucoup à causer avec vous.
Voici étrangement longtemps que nous ne nous sommes pas vus, ma cousine.
(Elle se rassied)
SYGNE.—Vous pouvez venir. Tous mes comptes sont là, nets et purs.
Jamais je ne me suis couchée un soir sans qu'avant de faire ma prière je n'aie mis mes registres à jour.
Ceux qui sont là pour la police, et ce petit qui est pour vous. De jour comme de nuit.
On peut venir! Vous trouverez tout clair et en ordre.
COUFONTAINE.—Les comptes! Ces comptes! c'est toujours votre premier cri!
Je vous retrouve la même, Sygne! Notre vieille Suzanne s'est fait une bonne élève.
Rien de tel pour vous apprendre l'écriture qu'un maître qui ne sait pas lire.
Je n'ai pas de comptes à vous demander. Tout est à vous.
SYGNE.—Pour vous, Monsieur.
Vous êtes le chef, et moi la pauvre sibylle qui garde le feu.
COUFONTAINE.—Je n'aime pas cette lumière.
SYGNE.—Les volets sont fermés, au dedans et au dehors.
On ne peut rien voir. Moi-même, c'est à peine si je vous distingue.
COUFONTAINE, à voix plus basse, levant un doigt.—IL est ici?
SYGNE, de même.—Il est arrivé, il y a deux heures. Justin l'a amené sur l'âne à travers les bois.
COUFONTAINE.—Qu'a-t-il fait?
SYGNE.—Il s'est assis, les deux mains sur les genoux, respirant fort comme, un homme qui va passer.
Il a demandé un prêtre pour se confesser.
J'ai envoyé chercher l'abbé Badilon.
(Geste de COUFONTAINE)
Vous êtes mécontent?
COUFONTAINE.—Poursuivez.
SYGNE.—Je n'ai pu lui refuser. Il m'a prié d'une manière si aimable, me regardant de ses grands yeux noirs.
Parlant de son cœur, à la manière ecclésiastique «le poids qu'il a sur le cœur». Quel poids?
Il s'est confessé et il a dit sa messe aussitôt. J'y étais.
Ah, ce n'était plus le même homme à l'autel! Non plus cette maigre dépouille! Mais un ange en grande véhémence et suavité, accomplissant un acte inestimable, le pontife qui parle en lettres d'or!
Qui est-ce, Georges?
COUFONTAINE.—Il repose?
SYGNE.—Il repose. L'abbé est resté près de lui; il dira la messe ici.
(Rafales de vent au dehors)
COUFONTAINE.—Il était temps de nous mettre à l'abri.
Je reconnais le vent de mon pays.
SYGNE.—Quel dommage! Les pommiers étaient si beaux!
Il ne restera pas un pépin sur l'arbre.
COUFONTAINE.—La tempête nous garde. Je suis en grand hasard, Sygne!
J'ai osé une chose inouïe.
SYGNE.—Ah, quel que soit le péril, vous êtes en sûreté avec moi!
COUFONTAINE.—Le fait est que je n'ai jamais été inquiété ici.
C'est pourquoi je vous ai amené ma prise.
De quoi je suis obligé à ces mauvais yeux de notre frère Toussaint,
Avec qui je sais que vos relations sont bonnes.
SYGNE.—Mon cousin, je suis un homme d'affaires et ne choisis point mes relations.
COUFONTAINE.—Il faut l'épouser. Ses armes embarbouillées aux nôtres,
Çà égaierait cette vieille peinturelure.
(Il montre la tapisserie).
SYGNE.—Ne vous moquez pas ainsi.
COUFONTAINE.—Je plaisante, Sygne. Fi de moi! La voici les larmes aux yeux!
Vous êtes si bonne, c'est plus fort que moi, il faut que je vous fasse de la peine! c'est ma façon de vous aimer.
Quelle jeunesse, ma pauvre cousine, que la vôtre!
Reprenant, remettant ensemble les morceaux épars de cette terre,
Vignes et clos, bois, sablons et terres labourées,
Comme une vieille dentelle déchirée que l'on reprend brin par brin.
SYGNE.—C'est votre bien que nous refaisions ainsi, Coûfontaine, Suzanne et moi.
COUFONTAINE.—Bien travaillé, tisseuse!
Nos mères de leurs doigts oisifs s'amusaient à parfiler,
Décousant broderies et galons, détachant chaque fil un par un.
Ce qu'elles ont défait, vous le refaites.
J'ai ma cousine Sygne qui est plus pour moi que beaucoup d'or et d'argent!
Que dit-on des lys qu'ils ne filent pas?
Ah, si chacun de vos blancs frères de France, ma cousine, eût aussi bien fait,
Toutes les filles de noble maison, le Roi pourrait revenir,
Il n'y aurait pas un trou dans le vieux drapeau!
Hélas, avec un fil qui part, que de mailles qui sautent!
SYGNE, prenant dans ses deux mains et regardant une miniature posée sur la table.—Les voilà! Ce sont mes deux bien-aimés, pour qui il faut bien que je me donne un peu de la peine.
Tes enfants, Georges, et dis! les miens aussi, n'est-ce pas? Il faut que la tante fée, la fée araignée qui est restée là-bas, leur refasse une maison en France par son art magique.
Car nous autres, qui sommes pris entre le souvenir et le devoir, vous et moi, nous ne travaillons pas pour nous.
Quand est-ce que je les verrai, Georges? Aimables enfants!
Le chevalier avec son petit fouet, il a déjà vos traits, Coûfontaine, et ce tour Picard, et cet air de commandement et de considération.
Et la petite fille, qu'elle est bonne!
Leur mère se plaignait d'eux dans sa dernière lettre. Est-il possible?
COUFONTAINE.—C'est une vieille lettre.
Ils sont sages maintenant et ne lui donnent aucune peine.
SYGNE.—Et que leur mère est belle qui les tient entre ses deux beaux bras nus!
O Georges, que cela doit être bête à embrasser quand vous revenez de la guerre, cette belle rose fraîche tout ensemble où brillent ces six beaux yeux!
Je comprends bien ce qui vous a plu en elle, c'est cet air mal défendu et candidement arrogant, la grosse lèvre et le petit front.
Nous travaillons ensemble et je les regarde parfois, le cœur content.
Que ses yeux sont beaux, comme quelqu'un qui donne son cœur, un jeune être bien tendre qui regarde si vous l'aimez!
Quel courage vous avez, Coûfontaine, de la quitter, toujours loin d'elle errant!
COUFONTAINE.—Nous sommes au service du roi tous les deux.
SYGNE.—Vous écoute-t-il toujours?
COUFONTAINE.—Je crains d'avoir perdu de mon crédit.
SYGNE.—L'auriez-vous offensé?
COUFONTAINE.—Il n'était pas en mon pouvoir de faire vivre ma femme toujours.
(Silence)
SYGNE.—Georges, je ne comprends pas! quelle horrible parole me baillez-vous, pleine de poisons?
COUFONTAINE.—Ne savez-vous pas que ma femme était la maîtresse du Dauphin?
Tout le monde là-bas enviait mon bonheur. Moi seul, stupide, ne savais rien.
La mort a tout fait paraître.
SYGNE.—Elle est donc morte, Georges?
COUFONTAINE.—Donnez-moi ce portrait.
SYGNE, le prenant vivement.—Ne lui faites plus de mal! Ma chérie, ici du moins tu es en sûreté contre mon cœur.
COUFONTAINE.—C'est la seule image qui me reste d'eux.
(Elle le regarde comme ne comprenant pas)
Tout cela que vous tenez entre vos mains n'est plus.
SYGNE.—Georges!
COUFONTAINE.—Ne me comprenez-vous pas? Les deux enfants...
SYGNE.—Assez! ne parlez pas. Ah, pas cela! pas cette chose horrible.
COUFONTAINE.—... sont morts. Tous deux presque en même temps, pendant que j'étais en France, de cette mauvaise fièvre anglaise.
SYGNE.—Dieu ait pitié de nous!
SYGNE reste pendant un moment immobile, les yeux fermés et comme évanouie, puis lentement elle agite la tête comme quelqu'un qui fait Non.
Je suppose qu'il n'y a rien à vous dire, Georges?
COUFONTAINE.—Il n'y a rien à me dire,
(Pause)
SYGNE.—Venez prendre ce papier pour vous qui est là sur la table.
(Il approche de la table et comme il tend la main, SYGNE la lui saisit dans les siennes et éclate en sanglots le visage sur sa main. COUFONTAINE lui caresse la tête en silence).
COUFONTAINE.—Il ne faut pas pleurer, Sygneau. Voilà que notre nom est fini et il ne reste plus que nous, tous les deux.
Mais bien d'autres choses encore, plus belles, finissent avec nous.
Tout le monde n'est pas fait pour être heureux.
Un autre lui a plu, je n'y peux rien, je croyais l'aimer autant qu'il faut.
Et quant à ces petits enfants, un soldat n'en a pas besoin et c'est un grand débarras.
SYGNE, avec une sorte d'ironie.—Vous êtes dur, Georges.
COUFONTAINE.—Je reste à l'alignement; le reste ne regarde personne.
SYGNE.—Au nom de ces deux innocents! Pardonnez-lui au nom de ces innocents!
Songez combien elle était jeune et le mal que cela fait de mourir!
Ah, c'est une chose plus enivrante que le vin d'être une belle jeune femme!
Dites-moi que vous lui avez pardonné.
COUFONTAINE.—Je ne pense plus à cela.
SYGNE.—Mais dites que vous lui avez pardonné!
COUFONTAINE.—Celui qui aime beaucoup ne pardonne pas facilement.
SYGNE.—Mon cœur est brisé de compassion pour vous.
COUFONTAINE.—Il y a la nuit seulement qui est mauvaise à passer, mais on finit toujours par dormir lorsque l'on est fatigué.
SYGNE.—Et ils sont morts tous les trois!
COUFONTAINE.—Epargnez-moi, mon Sygne, et tâchez d'être plus calme.
SYGNE.—Mon Dieu, ainsi tout est perdu et vain de ce que j'ai fait!
COUFONTAINE.—Parole sur toute chose la dernière. Mais vous du moins, c'est à Dieu que vous la dites.
SYGNE.—«Ma génération a été roulée et retirée de moi comme la tente du pasteur!»
Jadis j'ai vu mon père et ma mère, votre père aussi et votre mère, Coûfontaine, paraître sur l'échafaud ensemble.
Ces quatre figures saintes à la fois qui nous regardaient, liées comme des victimes, mes quatre pères et mères que l'on a abattus l'un après l'autre sous la hache!
Et quand ce fut le tour de ma mère, le bourreau roulant autour de son poing la queue de cheveux gris, lui tirait la tête sous le couteau.
—Nous étions au premier rang, et vous me teniez la main, et leur sang a rejailli jusque sur nous.
J'ai tout vu et ne me suis pas évanouie, et nous sommes revenus ensuite à pied à la maison.
Les hommes ont tranché la tige, et maintenant Dieu pense à nous et nous retire notre fruit.
Mon Dieu, vous avez fait attention à cette pauvre chose que nous avions encore! Que votre volonté soit faite! Que votre amère volonté, que votre amère volonté...
Nous restons seuls, Georges, vous et moi.
Vous et moi de plus en plus une seule personne et seuls, et la vie comme d'elle-même se retire de nous.
Dans un monde où nous avons cessé d'avoir part et proportion.
COUFONTAINE.—Il faut vous séparer de moi et faire votre propre bonheur.
SYGNE.—C'est moi maintenant qui vous tiens la main, comme vous teniez la mienne ce matin de Prairial.
COUFONTAINE.—Vous êtes jeune, vous êtes riche et la vie est belle devant vous.
SYGNE.—C'est ce que chantaient les cloches le jour de votre mariage.
COUFONTAINE.—Ce n'est pas le chant que j'ai entendu.
SYGNE.—Je connais que vous avez reçu le sacrement, ne croyant pas.
COUFONTAINE.—Je ne croyais pas. Je savais tout d'avance.
Mais j'étais prisonnier comme un qui ne peut pas faire autre.
SYGNE.—La pauvre enfant aussi vous aimait.
COUFONTAINE.—J'étais comme le mineur qui sort pour un moment de ses sapes et qui s'aperçoit qu'on en est tout de même au mois d'avril.
De quelle idiote fringale de bonheur j'ai été saisi tout à coup!
SYGNE.—Vous avez eu votre heure.
COUFONTAINE.—Je ne l'ai pas eue. Elle ne m'a pas pris pour un autre.
SYGNE.—Qui donc vous tenait séparés?
COUFONTAINE.—Ce sang de mon père sur ma face.
SYGNE.—Et ce sang aussi à vos mains!
COUFONTAINE.—Est-ce qu'il vous fait horreur, Sygne?
SYGNE.—Ah, j'en demande pardon à Dieu, il ne me fait pas horreur!
COUFONTAINE.—C'est celui pourtant de beaucoup d'innocents.
Souvenez-vous de la rue Saint-Nicaise.
SYGNE.—Ne l'avez-vous pas payé du vôtre?
COUFONTAINE.—Il est vrai. O ma femme et mes pauvres enfants!
SYGNE.—Moi, je reste encore.
COUFONTAINE.—Comme une fille dont le nom un jour va changer.
SYGNE.— Mais le mien m'a été surimposé d'un second baptême.
COUFONTAINE.—J'ai participé à ce sacrement avec vous.
SYGNE.—Non indignement cette fois.
O Georges, toute notre race en ce jour a été mise sous le pressoir.
COUFONTAINE.—O vin sacré issu de ce quadruple cœur!
SYGNE.—Leur sang a été semé sur le mien.
COUFONTAINE.—Le vieux plan ne nous donne plus sa sève.
SYGNE.—Il reste un vin pur! Le nom en nous est vivant.
COUFONTAINE.—O âme qui m'es née toute pareille, ô mon étrange jumeau!
Vous comprenez ces choses.
Comme la terre nous donne son nom, je lui donne mon humanité.
En elle nous ne sommes pas dépourvus de racines, en moi par la grâce de Dieu elle n'est pas dépourvue de son fruit, qui suis le Seigneur.
C'est pourquoi précédé du de, je suis l'homme qui porte son nom par excellence.
Mon fief est en mon royaume comme une petite France, la terre en moi et ma ligne devient gentille et noble comme une chose qui ne peut être achetée.
Et comme le miel ou les fleurs ou le vin qu'elle produit sont reconnaissables entre tous,
Ou le gibier que l'on y tire ou la viande que l'on y paît,
Ainsi entre beaucoup de plantes précaires l'Arbre-Dormant,
Le grand chêne généalogique qui se dressait dans la cour du château,
Et dont les racines comme il apparut le jour qu'il fut arraché, plus liantes que celles de ces figuiers que j'ai vus au Coromandel, et que ces veines d'un sein qui font le lait,
Etaient enfoncées à demi dans le noir béton de la substruction romaine,
A demi au travers de la compacte glaise dans le banc natif de la meulière couleur de fleur de marronnier.
Et comme le vin de Bouzy n'est pas celui d'Esseaume, c'est ainsi que je suis né Coûfontaine par fait de la nature à quoi les Droits de l'Homme ne peuvent rien.
Ainsi la nation n'avait pas à se fabriquer elle-même ses chefs et ses lois, défendue contre les rêves.
Mais la nature dans toute la France les lui donnait avec ses autres productions, bons ou mauvais, depuis le roi jusqu'au juge,
Au tournant de chaque vallée, au flanc de chaque coteau, chacun en sa saison refleurissant de son pied ou de sa souche,
Comme les fleurs et les fruits en leur variété.
SYGNE, relevant la tête et regardant avec fermeté.—Qu'importe tout cela, Georges?
COUFONTAINE.—Ce qu'il importe?
SYGNE.—Dieu l'a voulu. C'est bien. Il n'y a pas de notre faute. A quoi bon le bouder et le quereller?
COUFONTAINE.—Dieu lui-même ne peut m'enlever ce qui est à moi.
SYGNE.—Rien n'est à nous, tout est à Lui qui est le seigneur éminent.
Et il est donc vrai qu'il ne peut rien nous enlever, mais il peut nous relever nous-mêmes,
De ce poste qu'il nous avait confié.
COUFONTAINE.—Que suis-je sans cette place d'où je tiens mon nom?
SYGNE.— Cela seul à qui rien ne peut plus être enlevé.
COUFONTAINE.—Moi du moins, il y a une chose que je ne retire pas quand je l'ai donnée.
SYGNE.—Laquelle, Georges?
COUFONTAINE, tendant la main.—Ma main droite.
SYGNE, lui donnant la sienne.—Ni moi celle que je te donne, mon frère!
COUFONTAINE.—Le monde s'est rétréci, mais nous subsistons tous les deux.
SYGNE, à voix basse.—COUFONTAINE ADSUM.
COUFONTAINE.—Tu es ma terre et mon fief, tu es mon parti et mon héritage. Tu es demeurante et véritable.
A la place de cette femme fausse qui est morte et de ses enfants et de la terre.
SYGNE.—Dieu seul est véritable.
COUFONTAINE, d'un ton ambigu.—Cela, nous allons le voir tout à l'heure.
SYGNE.—Ne va point contre Sa volonté.
COUFONTAINE.—Que savons-nous d'elle?
Quand le seul moyen pour nous est de la contredire.
SYGNE.—Georges, mon frère! Parole digne de vous!
COUFONTAINE.—A tant faire que d'être condamné,
Autant s'en assurer pour de vrai.
Et toi ne prends point parti contre moi.
SYGNE.—Que prétends-tu faire?
COUFONTAINE.—Forcer
Ton Dieu à me répondre clairement,
Et qu'il montre enfin s'il est d'un côté ou de l'autre!
SYGNE.—O Georges, quoi de plus clair qu'un voleur et que veux-tu savoir encore?
Heureux qui a quelque chose à donner, car à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.
Heureux qui est dépouillé injustement, car il n'a plus rien à craindre de la justice.
Celui qui n'accepte pas le mal, comment recevra-t-il le bien? C'est ainsi que je vous vois retranché de tout, pauvre frère!
Et moi, parce que j'ai tout accepté, voici que tout m'a été rendu.
COUFONTAINE.—Ma cause n'est pas de moi-même.
Périsse Coûfontaine, si le Roi est restauré avec la France!
SYGNE.—Tant de peines, tant de sacrifices, tant de dangers, tant d'esprit et de combinaison,
Tant d'argent, tant de sang versé, le vôtre et celui de beaucoup,
Tout cela en vain!
Et moi de mon côté, mon œuvre bien achevée et la terre refaite,
Voici qu'elle est nulle entre mes mains!
COUFONTAINE.—Il ne sert pas de se désoler.
SYGNE.—Je ne me désole pas, mais je me réjouis!
O mon Dieu, je me réjouis amèrement dans votre grandeur et mon inutilité, et l'extension jusqu'à moi de ces desseins qui passent tout sens!
Je suis veuve et orpheline de tous les miens, et vierge, vous m'ôtez mes enfants, et vous vous moquez de moi me posant seule au milieu de ces biens que j'ai conquis.
Que pouvais-je faire cependant et fallait-il me croiser les bras?
J'étais une femme, voyant ce qu'il y a de plus prochain, tâchant de bien faire à ceux qui me sont le plus proches,
Et je n'ai point d'esprit pour imaginer quelque chose de mieux, mais ce que j'ai connu de bon, j'ai tâché de le refaire et de le réparer.
Tant de peines et de privations, la misère d'abord, la crainte, la solitude, la sévérité sur moi de la vieille Suzanne.....
COUFONTAINE.—Pauvre Sygneau!
SYGNE.—.... La valeur âprement apprise de chaque pièce, le liard, le sou, l'écu, et le beau double louis d'or lourd à la fin, les comptes chaque soir mis au net sans tache ni rature,
La valeur de chaque terre étudiée et de chaque coin de chaque terre, le prix du blé et du vin, et de la pierre à bâtir, et du plâtre, et du bois, et de la journée de femme et d'homme,
Tout l'ancien bien appris par cœur, autant que jadis pour notre grand-père il en tenait dans une nuit de bouillotte,
Les ventes courues, les journées à cheval ou en carriole, au blanc du soleil ou sous la pluie froide dans mon grand manteau de bergère,
Les longues heures de bataille dans l'étude des notaires, où l'on combat bien couvert et la face riante,
Comme jadis mes ancêtres a visière avalée et l'écu serré sur le corps,
Moi, pauvre fille parmi ces hommes de loi comme Jeanne d'Arc parmi les gens de guerre!
Les visites au préfet, les discussions avec les fermiers et les entrepreneurs,
L'esprit vigilant, l'œil levé, le cœur inflexible et resserré,
Toute chose enfin reprise et rajustée, (à l'exception de notre château détruit), la vaisselle même et les livres à nos armes, chacun racheté pièce à pièce,
Et voici que, tout refait, tout reste mort, comme un cadavre épars dont on rapproche les morceaux!
COUFONTAINE.—Tout cela préparait la retraite où je suis caché aujourd'hui,
Moi et cette prise que j'ai faite.
SYGNE.—Notre château a été détruit, mais la maison-Dieu est restée debout,
Le mur a été fondu, le fossé a été comblé, l'Arbre-Dormant a été arraché,
Le puits a été pollué, la tour est tombée d'un seul coup comme un homme qui s'abat sur la face, les entrailles de la maison familiale se sont rompues et effondrées,
Et de tout l'œuvre antique, il ne reste qu'un seul pignon et la cave, refuge du renard et du hérisson!
Mais l'antique maison tirée du sol par la foi, le mystique domicile ayant l'hostie pour semence,
Puisque aucun ne l'avait choisie pour sienne, comme Jean reçut Notre-Dame, c'est ici que je me suis retranchée avec Dieu,
Moi faible créature toute seule sous les vastes arceaux, femme, soupir léger à la place du puissant grommellement de ces cent mâles de Dieu chantants!
COUFONTAINE, regardant la croix.—Ce n'est point la croix capitulaire.
SYGNE.—Ne la reconnaissez-vous point?
C'est le crucifix de bronze donné par notre ancêtre, Agénor V, le Ligueur,
Pour remplacer la vieille pierre que les hérétiques avaient jetée bas,
La croix foraine qui était plantée au carrefour des deux routes royales de Rheims et de Soissons.
Et de nouveau les Républicains l'ont déracinée, sapant tout le calvaire avec d'un seul coup,
La croix et les quatre vieux tilleuls qui l'ombrageaient, unique abri des moissonneurs dans la plaine rase;
Et ils ont planté ce mince arbre de la Liberté à la place, qu'une seule saison a desséché comme une trique.
L'homme de bronze a été rompu en morceaux, mais on ne l'a pas fondu en canon et monnayé en gros sous,
Et de tous côtés j'en ai retrouvé des membres épars, comme on raconte d'Isis et d'Osiris dans Plutarque,
Les jambes rompues comme celle du larron, la poitrine qui servait d'enclume chez le maréchal-ferrant,
Les bras que gardaient deux pieuses vieilles filles, et la tête au fond d'un four de boulanger;
Et Suzanne et moi, les pieds nus, marchant toute une nuit,
Nous avons rapporté le chef sacré entre nos bras, récitant nos prières,
Et maintenant le grand bon-dieu noir rongé par le soleil et la pluie, le scandaleux supplicié,
Le voici entre ces murs caché des hommes avec nous et nous recommençons avec lui comme des exilés
Qui se refont un foyer de deux tisons mis en travers.
COUFONTAINE, les yeux sur la croix.—Quel est ce bois dont la croix est faite, où l'on voit des traces de feu?
SYGNE.—Je l'ai faite des poutres de notre maison.
COUFONTAINE.—Le pal est de chêne et la potence de châtaignier.
C'est une essence maintenant qui a disparu de chez nous,
Et cependant les charpentes partout de nos vieilles fermes et la «forêt» de la Cathédrale de Rheims en sont faites.
SYGNE.—Mais ce bois dont la croix est faite ne manquera jamais.
COUFONTAINE.—Heureux cet arbre qui porte sur lui le poids d'un Dieu, ou ne fût-ce même qu'un homme.
Voici donc, rentrant chez moi, tout ce que je retrouve de la maison,
La poutre en croix avec la solive, et cela même vous l'avez pris pour vous, ô fils de l'ouvrier! et il n'y a pas place pour deux.
Et moi aussi, me voici une croix à la place de mon nom proscrit. Tous mes biens sont tombés de moi comme un manteau, et je me tiens seul dans cet ajustement qui ne peut changer de mon corps et de mon esprit,
Dépouillé, abrégé, inflexible, infructueux!
Mais à ce moment où je rentre au pays, comme l'Enfant prodigue chez le père qui lui a partagé sa substance,
Nul n'est là pour lui tomber sur le cou, père ou mère,
Ni enfant, ni épouse, car tout cela est tombé de moi.
SYGNE.—Mais moi du moins, moi du moins, Georges, je reste!
COUFONTAINE, la regardant.—Est-ce que vous voulez m'épouser, ma cousine?
SYGNE.—O Georges, je suis bien assez à vous sans cela!
COUFONTAINE.—Il est vrai. Nous sommes trop semblables; rien de nouveau ne peut sortir de nous.
SYGNE.—Qui donc continuera la race?
COUFONTAINE.—Vous êtes jeune, vous êtes riche. Gardez ces biens que vous avez réunis et qui seraient de nul fruit à cet homme retranché.
Quelqu'un viendra.
SYGNE.—Ne vous moquez pas de moi ainsi!
COUFONTAINE.—Quelque beau chasseur à la barbe rousse,
Quelque jeune étourdi plein de guerre, et il me prendra par la main cette perfide Judith aux yeux verts,
Sainte Théologie qui dans ce lieu conventuel tient toute seule chapitre,
La vierge bien tempérée dont le sourire modeste ne va pas aux coins de la bouche.
Jusqu'à faire trois rides tracées comme avec le crayon le plus fin, ô Sygne qui riez entre ces guillemets!
Et il me prendra pour toujours ma Cousine-aux-bois-de-France, le laurier de Dormant, la «virgo admirabilis!»
SYGNE.—O Georges, je ne pensais pas que vous m'aviez autant regardée!
COUFONTAINE.—Il est vrai. Pas plus que l'on ne se regarde ou s'écoute soi-même. Vous n'étiez pas au dehors.
Que connais-je de vous, Sygne? sinon cette brave petite main dans la mienne le jour de la Saint-Jean,
Et plus tard votre figure claire et dessinée devant moi comme un plan d'église, bien calculé avec la règle et le compas,
Et votre main encore sur mon front les nuits de fièvre, lorsque j'étais blessé, malade et poursuivi,
Ou votre front encore sous la lampe lorsque l'on cachète des dépêches et que l'on compte des rouleaux de louis.
SYGNE.—Je suis celle qui reste et qui est toujours là.
COUFONTAINE.—Ah! de la tête aux pieds vous êtes Coûfontaine, et l'on ne peut causer avec vous, et il n'y a pas un trait de vous et manière d'être que je ne comprenne.
Et vous n'avez qu'à tourner la tête, et il y a autant d'images de nous-mêmes en vous que de portraits jadis dans cette galerie du château.
SYGNE.—Je ne porterai donc pas à un autre cela qui est de Coûfontaine seul.
COUFONTAINE.— Ces choses seules sont à moi qui sont mortes, vaincues et impossibles.
SYGNE.—Mais moi, Georges, je ne suis pas morte, je ne suis pas vaincue, et je ne suis pas impossible!
COUFONTAINE.—Il y a ceci de différent, que vous avez moins de trente ans et que j'en ai plus de quarante. Nous ne sommes pas du même siècle.
Je suis la souche écimée et sans branches, et je vois dans votre œil brun le vert de la jeune feuille.
Nous ne faisons pas notre ombre du même côté, la vôtre vous entraîne,
La mienne est attachée à mes talons et je ne vois rien de moi devant moi.
SYGNE.—Laisse-moi donc renoncer à l'avenir!
Laisse-moi prêter serment comme un nouveau chevalier! O mon seigneur! ô mon aîné! laisse-moi entre tes mains.
Jurer comme une nonne qui fait profession!
O mâle de ma race! ô reste et principe de mon peuple! je ne te laisserai point sans attestation.
La terre nous manque, la force nous est soustraite, mais la foi de l'homme à l'homme.
Demeure, l'âme pure qui trouve son chef et qui reconnaît ses couleurs!
Coûfontaine, je suis à vous! Prends et fais de moi ce que tu veux,
Soit que je sois une épouse, soit que déjà plus loin que la vie, où le corps ne sert plus,
Nos âmes l'une à l'autre se soudent sans aucun alliage!
COUFONTAINE.—Sygne retrouvée la dernière, ne me trompez pas comme le reste. Y aura-t-il donc à la fin pour moi
Quelque chose à moi de solide hors de ma propre volonté?
Car depuis que j'ai quitté cette terre, enfant encore, je n'ai plus que la mer sous les pieds,
La mer de l'eau marine et celle qui est faite d'hommes, et cette chose fausse entre mes bras comme un élément. Tout a passé.
Monsieur d'Ajac qui était novice avec moi sur le «Saint-Esprit»,—(Comme nous causions dans la nuit noire du poste tandis que nos hamacs se heurtaient dans le ressac!),
Je l'ai vu couper en deux sous mes yeux par un boulet.
Et puis, ce qu'il y avait de plus saint pour moi, ce fut leur tour, mon père et ma mère avec les vôtres, Sygne.
Je les ai vu tuer comme des animaux, j'ai reçu leur sang sur la face, qui leur sortait du corps et j'en ai respiré la vapeur.
Le Roi qui était mon roi, le droit qui était mon droit,
Cette femme qui était mon droit, ces enfants qui étaient les miens, le nom même que je porte et la terre avec le fief,
Tout cela m'a menti, tout cela a fui, et la place même où ces choses étaient n'est plus.
Et je mène cette vie de bête traquée, sans une cache qui soit sûre, embusqué toujours ou blotti, dangereux et poursuivi, menaçant et menacé.
Et je me souviens de ce que disent les moines Indiens, que toute cette vie mauvaise
Est une vaine apparence, et qu'elle ne reste avec nous que parce que nous bougeons avec elle,
Et qu'il nous suffirait seulement de nous asseoir et de demeurer
Pour qu'elle passe de nous.
Mais ce sont des tentations viles; moi du moins dans cette chute de tout
Je reste le même, l'honneur et le devoir le même.
Mais toi, Sygne, songe à ce que tu dis. Ne va pas faillir comme le reste, à cette heure où je touche à ma fin.
Ne me trompe point qui ai vraiment faim et soif de ton cœur hors de moi, de la loyauté dans ton cœur hors de moi,
Et non pas d'une chose qui soit sûre, mais d'une qui soit infaillible.
SYGNE.—Dieu seul est infaillible.
COUFONTAINE.—Encore Dieu! Laisse-le où il est. De lui plus tard.
Plus tard de lui aussi nous allons savoir ce qu'il en va.
Car s'il tient tant à rester caché qu'il ne nous laisse point d'otage.
SYGNE.—Je ne comprends point vos paroles.
(Faible bruit d'une sonnette qui tinte)
COUFONTAINE.—Eh?
SYGNE.—C'est M. le curé qui est venu dire la messe comme il l'a promis.
COUFONTAINE.—Vous avez eu tort de le mêler à nos affaires.
SYGNE.—Que Dieu qu'il offre en ce moment sur l'autel entende nos paroles!
Lui qui se donne dans l'azyme et ne sait pas se reprendre.
A nous aussi il a donné ce sacrement de se donner et de ne pas se reprendre.
Accepte, reprends avec toi tout ce qui est ta race et ton nom,
Et qu'à Coûfontaine du moins Coûfontaine ne fasse pas défaut.
COUFONTAINE.—J'accepte, Sygne, sois ajoutée à l'enjeu de cette partie que je joue.
O femme, la dernière de ma race, engage-toi donc comme tu le veux et reçois de ton seigneur la foi suivant la forme antique.
Coûfontaine, reçois mon gant!
(Il lui donne son gant)
SYGNE.—Je l'accepte, Georges, et tu ne me le reprendras plus.
(Pause)
COUFONTAINE, levant le doigt.—Tout va être décidé. Il se pèse avec le monde entier notre sort.
La violence arrive à sa dissipation et la masse avec l'homme de la terre
Retrouve son poids et son moment.
SYGNE.—Je ne sais rien de la politique. On m'a dit que le pape n'est plus à Rome.
COUFONTAINE.—Et savez-vous où il est?
SYGNE.—Je ne sais.
COUFONTAINE.—Ici, sous ce toit même et derrière ce mur.
(Geste d'émotion)
César est d'un côté, mais j'ai pris l'homme de Dieu pour nous.
—Maintenant laissez-nous, car nous avons à parler.
(Elle sort)