Читать книгу La jeune fille verte - Paul Jean Toulet - Страница 5

CHAPITRE II
LES MORTIRIPUAIRES

Оглавление

Table des matières

De l'autre côté de la Loire, les hommes passent au café une grande part de leur temps. C'est là que, sous la rose, on les entend discourir de soi-même, du Prince, ou, plus secrètement, de leurs plaisirs; et confesser à pleine voix des mystères que personne autour d'eux n'a souci d'entendre. «L'apéritif» surtout est propice à faire de l'estaminet un agora tout bruissant de paroles, qu'on dirait mille mouches ivres d'absinthe. C'est l'heure où chacun parle, et nul n'écoute. On délibère.

Vitalis et son compagnon s'y étant rendus de bonne heure, il n'y avait encore, dans la salle, que deux commis-voyageurs, et M. Pétrarque Lescaa, sur la «terrasse», qui relisait son article. Il accompagnait cette délectation morose de sourires et de grimaces. Elle fut tout à coup troublée par les éclats d'un tintamarre qu'on entendit retentir de l'autre côté de la rivière, dans le quartier Saint-Éloi.

—Bonjour. Vlà les griots, dit un homme couleur de brique, à figure de soldat, qui s'assit à leur table.

—Bonjour, mon capitaine, répondit Vitalis. En effet, ce sont eux.

On voyait les musiciens, en bel ordre, gravir le poncelet qui, par-dessus les eaux graisseuses du Saleys, unit la rue de l'Empereur-de-Russie (ci-devant des Esclopiers) à la place Jeanne. Ils marchaient avec noblesse, les plus petits, d'un air héroïque; cependant que tintinnabulait, comme une mule d'attelage, sous les médailles de clinquant, la bannière de la Fanfare, toute rouge et qui portait écrit en exergue du cochon rampant de ses armes—emprise des jambons dont Ribamourt tire sa gloire—ces mots en latin d'or: Virtutis Prœmium. Mais quelle vaillance, certes, il fallait, pour jouer si exécrablement une si exécrable musique.

Un paysan, apparemment fait de parchemin et de nœuds, la portait appuyée sur son ventre, tandis qu'à lentes, longues enjambées, une espèce de géant roux, tenait sa droite en jouant du hautbois. Le chalumeau, qui nasillait dans sa bouche, avait l'air d'un sucre d'orge, et quand il s'arrêtait d'y sucer, on voyait, au fond de sa barbe, étinceler son sourire, comme une salamandre dans le feu.

—Tiens, le patron était revenu de la pêche, observa Vitalis, en apercevant ce buisson de flamme.

La gauche était tenue par l'horloger du lieu, poupard chauve, extrêmement cocu, qui semblait placé là pour contraster au notaire. Quelques bicyclistes, des gamins, deux portefaix de la gare, ivres en perfection, qui se tenaient par la taille, achevaient le cortège, qui se tut en abordant la place Jeanne. Et là, tous, avec des regards dont la férocité se fixait sur un ennemi qui par son absence trahissait assez le peu de son cœur, firent retentir la Mortiripuaire, hymne: «Fiers neveux!» en disait le refrain,

Fiers neveux des Francs Ripuaires,
Courons, en vrais républicains,
Défendre, la main dans la main,
Les privilèges de nos pères.

Vers 53, on y avait introduit une variante, qui fut abandonnée en 72. Les deux vers médians disaient alors:

Courons défendre l'Empereur,
Et, fruits d'une antique valeur,... etc.

De nos jours, un instituteur radical-socialiste avait encore essayé d'un nouveau texte, mais qui ne plut guère qu'aux sandaliers. Enivrés de lyrisme, et du Bacchus acide de leurs vignes, on les entendit d'ores en avant, dans quelqu'un de ces chais étroits, où par le soupirail, un oblique rayon du couchant réveille les moucherons du vinaigre,—et qui hurlaient:

Compagnons mortiripuaires,
Fils de la solidarité,
Courons défendre en liberté
Les privilèges de nos pères.

Ces vers font allusion aux mines d'étain de Ribamourt, dont le produit, pour une part obscurément fixée depuis le règne de Gaston-Centulle, par des procès en grand nombre contre l'État, la ville, l'Administration des mines, appartient, par primogéniture aux descendants de la communauté des Part-Prenants. Ceux-ci, à force de litiges, de meetings, de comités, de brochures, avaient fini par se prendre pour un membre important de la France. Toutes ces confuses controverses, tant de sottises, et ce peuple riche en prétentions comme en crasse, importunaient Vitalis, encore qu'il fût Part-Prenant, et perçut, de ce chef, jusques à vingt-cinq francs dans les bonnes années. Mais il ne concédait point que cette mainmorte instituât une noblesse.

—Vous allez voir, dit-il au capitaine Laharanne, qu'ils vont encore nous courir avec leur étain, leurs eaux, leur partage.

Les fontaines issues de la mine, et qui, par ainsi, appartiennent aux Part-Prenants, sont, depuis trois quarts de siècle qu'un pharmacien homme d'esprit les a découvertes, en usage contre les maladies nerveuses. Elles gardent même, à travers les caprices de la mode, une clientèle assez nombreuse et qui fait toute la fortune de Ribamourt. Mais les sandaliers du lieu, qui forment la majorité des propriétaires de la mine, peuple d'ignorants, de paresseux, d'ivrognes, et qui ne tirent rien, eux, des étrangers que la location des sources, exploitées au préjudice du minerai, se plaignent, à grand tapage, de perdre à la combinaison. Il n'est point vrai, d'ailleurs: l'étain, de nos jours, ne se vendant plus guère, au lieu que la Société des Sources Neurasthénothérapiques, les paye de vingt à trente francs par tête, selon l'année.

—Encore si ça me rapportait deux pistoles par an, comme à vous, répondit le capitaine, qui plaisantait souvent de sa bourse. Il l'avait aussi légère que la tête, avec un nez busqué, des yeux couleur de saphir, un jargon rapporté pour la plus grande part de l'armée d'Afrique. Sa femme, personne sans éclat, excellente et pleine de mélancolie, l'entourait d'une affection qui avait naturellement l'air d'être inconsolable.

La Fanfare s'était débandée, après avoir exhalé ses derniers accents devant les myrtes en pot de la terrasse, étonnante flore nourrie d'une absinthe mêlée au venin du bitter, et qui ne voulait pas mourir. Quelques musiciens entouraient le tailleur-poète, en lui bourrant le dos de leur sympathie. Les: Dioü Bibann! et les: Dioü me daü! se croisaient dans l'air.

—Ernaütou, ordonna Me Beaudésyme au porte-bannière, qui, d'autre part, était son piqueux, tu rapporteras l'Oriflamme à la mairie. Et puis, reviens boire une pinte.

Le taciturne valet, qui ne parlait guère qu'à ses chiens, s'éloigna sans répondre, ayant, pour marcher plus à l'aise, mis la bannière sur son épaule, telle une pioche, tandis que le notaire venait s'asseoir entre Vitalis et M. Laharanne.

—Eh bien, capitaine, quoi de neuf, demanda-t-il de sa voix pleine, qui sonnait comme le bronze.

—Pas grand'chose. J'ai eu l'honneur de conduire votre femme à Harès—et la mienne au diable, en revenant de chez les Sainte-Mary qui s'étaient remisés ailleurs.

—Bon, répondit Me Beaudésyme à travers son grand sourire, quand le gibier vole de compagnie, c'est qu'il n'y a plus bataille.

—Oui, il paraît que la petite baronne a pardonné encore. Ça durera ce que ça pourra, mais pour l'empêcher de courir, celui-là, il faudra lui casser une patte.

A ce moment, un vieux homme, dont les yeux dormants étaient démentis par sa bouche caustique, survint et détourna le discours. C'était le philologue Dessoucazeaux, maire de Ribamourt.

—Vous avez su, demanda-t-il d'un air de mystère.

—Su quoi?

—L'Onagre réalise.

Ces paroles, dites en manière d'énigme entre haut et bas, offraient sans doute un sens précis aux quatre ou cinq personnes qui étaient à portée de les entendre. Aucune n'en parut heureusement affectée. Aucune, non plus, n'en marqua de surprise. Firmin de Mesplède toussa; le capitaine fit une espèce de grimace; et l'on aurait pu voir tomber, comme un masque qui se dénoue, le beau sourire de Me Beaudésyme.

—Qu'en sait-on, répondit-il enfin. Moi, j'ai de bonnes raisons...

—Tut, tut, fit M. Dessoucazeaux qui examinait sa manche rapée comme si elle eût été un texte d'autrefois. Moi, j'en ai de mauvaises de Pau. M. Lescaa y fut, l'autre jour, voir quelqu'un que je sais, lui disant, en substance, qu'il était las des affaires et plus encore des gens; qu'il n'avait pas fermé sa banque, voilà dix ans bientôt, pour y travailler à blanc; qu'il allait faire recouvrer ses créances par un avoué ou quelque homme d'affaires (nous saurons bientôt qui, oui, bien assez tôt); enfin, qu'il voulait avoir son argent entre les mains, avant de mourir, et laisser du solide à ses héritiers.

Le juge de paix grogna; et l'on s'aperçut qu'il s'était rapproché, entre tant, des causeurs. Mais l'attention était trop bandée ailleurs pour qu'on songeât, à cause de lui, à se tenir sur la réserve.

—Tiens, c'est vous demanda pourtant l'érudit, quel convent vous amène?

—Ah ouiche, ses héritiers, s'exclamait en réponse M. Pétrarque Lescaa. Je pense qu'il n'est pas autrement pressé de leur fournir des pépètes. D'ailleurs, je m'en contrefiche.

—D'autant plus, observa M. Dessoucazeaux, que vous êtes plus âgé que lui, n'est-ce-pas?

—Eh, qui vous parle de moi?

—Je vois. Ce n'est qu'à propos de Vitalis, ce que vous en disiez.

—Vitalis! riposta le juge avec aigreur. Il y a de plus proches parents que lui, je suppose.

Plusieurs lignes d'héritiers menaçaient cette fortune à des degrés inégaux. M. Diodore Lescaa passait pour très riche, et l'était bien plus encore qu'on ne croyait. Seul neveu de banquiers, d'armateurs, dont plus de deux siècles avaient accru l'opulence, et Ribamourt, d'où ils sortaient, toujours craint les puissantes serres qui la tenaient au ventre,—financier comme eux, mais à sa guise, et de haut, orgueilleux, nomade, aux dangereux caprices, il avait attendu cinquante ans pour se poser. Quand la nuit tombe, l'aigle de mer qui ferme ses yeux d'or, regrette-t-il sa journée, et, de la chasse où planèrent ses ailes, l'horizon creux? M. Lescaa n'en fit à personne ses confidences. On eût dit seulement quand il fut vieux, qu'il vouât plus de vigilance à des biens qu'on ne croyait pas qu'il eût amoindris.

—Plus près ou plus loin, toujours y en a-t-il beaucoup d'autres, reprit le maire. Je comptais tout à l'heure dix-sept foyers, où se rallume, chaque matin, la même espérance avec le feu. Vous en faut-il la nomenclature, monsieur le Juge de Paix? Nous avons les Lartigue-Lescaa, les Lescaa-dits-Tournemaü, les Lescaa-Berry, de Bayonne, et les Lescaa-de-Casteviel, et tous les Hardibieilh-Lescaa, et tous les...

—Oui, oui, gronda Pétrarque. Mais je me demande seulement s'il est aussi «immensément riche» qu'on dit.

—Quant à çà, dit le notaire d'un air sombre, n'en doutez pas. Dites-vous bien qu'il pourrait avoir, dans sa cave, quatre ou cinq fois plus d'or, peut-être, que vous n'en voyez en rêve.

—Là, là, dit Firmin au magistrat, que ces paroles avaient mis en danger de congestion. Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous n'en aurez pas l'embarras.

Du rouge, M. Lescaa avait passé au bleu. Le sang l'empêchait de répondre: il tourna le dos, et s'en fut. M. Dessoucazeaux reprit:

—C'est un animal rare, nous enseigne Buffon, que l'Onagre, orgueilleux, farouche d'humeur avec cela, et de pelure bigarrée. Si vous l'aviez vu,—il y a longtemps de cela—un jour que le Conseil municipal lui avait, de pure malice, refusé je ne sais quoi. Il ne disait mot, il regardait ses mains: vous savez, ces grandes mains, et blanches, où les veines font un filet bleu. On eût dit qu'il y tenait Ribamourt tout entière, comme une nichée d'oiseaux qui crient. Mais, à moins de les étouffer, il ne pouvait faire qu'on se tût, ni qu'on l'aimât.

—Bah, interrompit le notaire, plus gaîment: vous nous la faites au romanesque, Dessou. Buvons, plutôt. Un export, capitaine?

—Chouïa, chouïa.

On trinqua néanmoins; et le juge de paix, qui était revenu:

—Tiens, dit-il, voilà une particulière qui ne sera pas à la noce, tu sais, si ton parrain boucle.

Vitalis, à qui s'adressait ce discours, reconnut au même instant, sur la place, Mme de Charite et sa fille qui descendaient de voiture. C'était un boguey très haut sur roues, et qui fit découvrir à Sabine descendante une jambe aussi pure que la courbe d'une harpe. Et le jeune homme, offensé peut-être que ses yeux ne fussent point les seuls où se dessinât le charme de ce contour, reporta sur Pétrarque des regards tels que celui-ci détourna aussitôt deux prunelles en vrille, dont la couleur différente, s'ourlait ou se voilait de rouge.

—Jolie, remarqua tout à coup une voix aiguë, très jolie. Mais un peu maigre pour moi.

C'était Lubriquet-Pilou qui entrait en scène, et soit qu'il parlât de Sabine ou de sa jambe seulement, un rire universel accueillit cette opinion du Séducteur à titre d'office.

—Et il s'y connaît, le b....., ajouta Me Beaudésyme, qui attribuait, avec tout Ribamourt, mille nuits d'aventure à ce nabot écrasé sous sa renommée, dont on n'apercevait d'abord que le ventre, et deux oreilles en pointe: «les oreilles du satyre», comme lui-même disait à sa seconde bouteille de piquepoult, au cours d'un de ces beaux après-midi où les Mortiripuaires, par petits groupes,—l'un d'eux portant au fond d'une besace, sur l'épaule, de la morue, du fromage de chèvre, un quignon de pain—gagnent leurs vignes, pour y boire jusqu'au soir, dans l'ombre vineuse, tandis qu'un rayon du soleil qui tombe jette, à travers le soupirail du chai, une écharpe de gloire.

—On n'est pas sans en avoir troussé quelques-unes, reprit Lubriquet-Pilou, en caressant avec complaisance de ses doigts replets une moustache rare et rase. Mais je tâterais bien aussi celle-là, si poudi.

On ne savait toujours pas s'il parlait de Sabine, ou de sa seule jambe. L'un ou l'autre offensait mêmement Vitalis, dont Mlle de Charite avait été la bonne amie, quand il portait culotte encore, elle des pantalons brodés, dont, à la vieille mode, le bas dépassait les jupes. Car Mme de Charite, qui était traditionnelle pour ses filles, habillait leur enfance aux restes démodés de la sienne; et les déshabillait, au moindre accès d'humeur, pour les fouetter toutes deux, encore que d'âge inégal, avec un éclat qui remplissait longtemps la maison.

—Ces dames n'ont donc plus de groom, observa le vieux Dessoucazeaux.

—C'est peut-être son jour d'être jardinier, persifla Pétrarque; ou de sarcler la pelouse.

—Bon, ça ne doit pas vous gêner beaucoup, répliqua Vitalis assez brutalement au juge, que, pour cause de malpensers, on n'invitait plus chez Mme de Charite. Le notaire s'aperçut de son humeur.

—Voulez-vous, si, comme je suppose, Mme de Charite veut aller à la Banque, l'avertir que M. Lescaa—le vrai—n'est pas revenu d'Orthez? Vous pouvez le lui dire de ma part.

Le jeune homme remercia son patron d'un sourire, et courut vers les deux femmes qui, se trouvant seules en effet, étaient en train de donner leurs ordres à un palefrenier vieil et bossu, mais leste et vigoureux encore, qui faisait office de lad à la Vache Couronnée. Cette hôtellerie, dont la façade à poutres noires et le pignon en escalier avaient égayé près de deux siècles la place Jeanne, venait d'être mise à bas et laidement reconstruite à l'enseigne de l'hôtel des Princes et du Commerce. Ce n'est que sur quelques terrailles d'Oloron que s'y voyait encore la vache dont Ribamourt a dérobé jadis le blason d'Ossau; non plus qu'elle ne pendait sur l'enseigne sonore: de gueules sur champ d'or et clarinée d'azur—avec le cri de la Vallée: «Bibe la Baque!»—partie d'un cochon au naturel, que les peintres du cru, ordinairement, accompagnaient d'un bouquet de laurier-sauce, et du calembour franco-latin: «Sus! Sus!» qui était le cri de Ribamourt.

Vitalis, cependant, s'était déchargé de son message, que Mme de Charite, parut accueillir avec humeur à la fois et condescendance, tout en redressant sa taille, son riche corsage, son double menton. Mais Sabine—ou Guiche, plutôt, comme on l'appelait d'habitude,—fit meilleur visage à son compagnon d'enfance.

—Qu'est-ce que nous allons faire, demanda sa mère?

La jeune fille tira sur sa jupe turquoise, qui était courte jusqu'à l'indécence, et que la voiture, en outre, avait fait remonter. Puis elle haussa les épaules, et répondit:

—Toi, je ne sais pas. Mais moi, j'ai affaire au Jardin Public. Vitalis sera bien suffisant pour m'accompagner—s'il veut.

Sans deviner pourquoi, depuis un instant, elle le sentait irrité contre elle et lui fit un sourire. Mais il s'inclina sans répondre; tandis que Mme de Charite qui le contemplait sans bienveillance, encensait sous les plumes de son chapeau, comme un cheval de catafalque.

—Je ne doute pas que M. Paschal ne soit un excellent guide. Mais toi, que vas-tu faire au Jardin public?

—Boutique, expliqua-t-elle: pierres des Pyrénées. Valentine La Fresnaye. Discrétion perdue avec vicaire Saint Pons de Grève. Célérité également. Fume-cigarettes aventurine. Amitiés. Lettre suit.

Et sur ces étonnantes paroles, Guiche s'envola.

—Il me semble, fit sa mère plus doucement, que tu pourrais... Mais elle s'aperçut qu'elle était seule. Que faire à présent de son après-midi? En soupirant Mme de Charite prit le chemin de l'église, refuge ordinaire des dames, à la province, qui sont seules. Au tournant, elle vit Sabine déjà lointaine suivie de Vitalis qui avait l'air de ronger son frein; puis tous deux s'arrêter:

—Enfin, disait-il, à quoi pensez-vous de parler à votre mère sur ce ton?

—Je pense à mon enfance, répondit la jeune fille avec une pointe d'amertume.

—Moi aussi, quand je vois un paquet d'idiots lorgner cette moitié de robe qui laisse voir vos..... jarretelles. On dirait qu'on l'a fait faire déjà trop courte l'autre année, pour vous donner le fouet plus commodément.

Et il ajouta, rageusement:

—Je donnerais deux sous pour que votre maman vous le donne encore.

Guiche rougit un peu, et regarda Vitalis à travers la grille de ses longs cils, en observant avec un bizarre sourire:

—Ce n'est pas cher.

L'ombre des acacias enveloppait d'un glacis transparent le bistre de son visage, et faisait virer les bleu-verts de sa courte jupe:

—Ne me criez pas, dit-elle. Et quant à maman, c'est bien son tour. Déjà, l'année dernière (au fait, y étiez-vous, demanda-t-elle avec un air de ne pas savoir) j'avais commencé à la démanteler un peu. J'ai des jupes longues, voyez-vous...

—Non, je ne vois pas, interposa Vitalis toujours irrité.

—...Et le temps n'est plus où je me réfugiais derrière vous, quand j'avais mis du sel dans le bocal à poissons rouges, ou donné le vieux Bordeaux au vieux pauvre.

Guiche se tut et regarda l'autre rive de l'Ouze, bordée de maisons, et dont on entendait en amont gronder sourdement le barrage. La demeure d'en face, laide, écrasée, et qui laissait couler, le long du mur, ses hontes dans la rivière, était flanquée en aval d'une tonnelle ruineuse, dont le treillage laissait mourir un lambeau de vigne. Une vieille femme les y considérait avec attention, à travers une lorgnette, cependant qu'auprès d'elle un cochon de belle venue appuyait son groin sur le parapet.

—Est-ce que ce n'est pas la maison de ces affreux Pétrarque, demanda la jeune fille?

—Oui, et Mme Lescaa elle-même.

—Cette souillon, avec son petit!

—Voulez-vous bien vous taire. Une personne de si bonne famille... Son père était un armateur de Bordeaux, qui a fait banqueroute.

—En vérité. Et son compagnon?

—Lui, la fera à la Noël.

—C'est bien eux, n'est-ce pas, reprit Sabine, je veux dire: M. Lescaa Pétrarque et sa femme, qui écrivent des lettres anonymes?

—C'est bien eux, et nous allons leur en donner matière, je pense, car la vieille nous apprend par cœur.

—Je ne sais ce qui me retient de vous embrasser devant elle, pour lui donner un canevas au moins, à la dame de bonne famille.

Le jeune homme recula un peu.

—Je vous fais peur, demanda Guiche, et se mit à rire.

—Non pas vous. Les Pétrarque.

Ce n'était vrai qu'à demi. Il pensait à Basilida, plus jalouse certes de Sabine que de toutes les servantes de Ribamourt. Mais la jeune fille, changeant de sujet, indiqua hors de la ville, plus bas que la dame au cochon, deux girouettes par dessus des charmilles, et le comble d'une toiture haute, vaste et noire. Plus bas un mur appareillé de pierre et de brique, un mur triste et beau dont la base empattée était fleurie de pariétaires, donnait à pic sur le Saleys où l'Ouze venait de se confondre. En retour d'angle, on apercevait, à travers une grille à rinceaux, à fleurs-de-lis, une cour pavée à galets de couleur, où des buis taillés en boule, des pyramidions de myrte traçaient des arabesques. Près du portail, où le vide d'un écusson détruit soutenait encore le casque bourgeois de l'écuyer, deux lévriers à long poil se faisaient pendant, pareils à des chiens de marbre si l'un d'eux, à ce moment même ne s'était levé en bâillant.

—En effet, dit Sabine: c'est pas très drôle chez notre parrain.

—Non.

—Pourquoi y demeure-t-il?

—C'est la maison de sa grand'mère: vous savez, les Bouchefer-Ducasse.

—Ah oui, les «fameux Bouchefer-Ducasse», comme on dit toujours... quand parrain est là. Qu'est-ce qu'ils ont fait, donc.

—C'était des Huguenots—avant Louis XIV—qui ont fait la guerre.

Et il ajouta, scandalisé peut-être:

—Vous ne savez donc rien? Nous en descendons, l'un et l'autre. Le plus célèbre qui était lieutenant de Montgommery, à la prise d'Orthez: Ducasse Botte-de-Sang, on l'appelait.

—Tout ça, conclut Sabine, c'est de l'histoire. Allons-nous en.

Ils furent au Jardin public. Déjà le soir en allongeait les ombres, dans l'or d'un couchant qui poudroie.

—Bon! la boutique aux pierreries est fermée, dit-elle, en observant:

—Je le savais du reste.

—Qu'est-ce que c'est donc, demanda son cavalier, cette histoire de fume-cigarettes.

Sabine pouffa. Presque aussitôt, reprenant son sérieux, elle appuya sur le jeune homme la pointe de son regard.

—Il ne faut pas me croire Vitalis,—quand je parle aux autres.

Et tandis qu'il restait de nouveau interdit:

—Promenons-nous, dit-elle. Maman ne me plaquera pas à Ribamourt, j'imagine. Du reste, ce n'est pas si loin. Et sentez-vous comme les arbres sentent. Au lieu qu'à Paris ils sont inodores, insipides... et solidifiés par Raoul Pictet, de Genève.

C'est un peintre? questionna Vitalis, qui avait failli n'être pas bachelier pour cause de sciences physiques.

—Bien sûr, dit Sabine, dont un sourire, en fuyant, couda les lèvres. Ah, que le soir est beau, chez nous. Regardez, de ce côté-là, à travers les branches, la rivière qui se cache, et qui reparaît. On dirait les morceaux d'un miroir. Et puis, très loin, une grande colline rose, transparente, qui barre la vallée.

—C'est la Pène de Mu.

—Je ne sais pas, répondit-elle, mais il y doit faire heureux. En haut des montagnes, l'air est si bleu et léger, si... volubile, que les bergers, quand ils pensent, c'est à travers les roseaux de leur flûte; et que la peine ne leur pèse jamais au cœur. C'est qu'ils l'ont comme ce duvet qui vole sur les prairies, l'été.

Mais Vitalis était plus attentif à Guiche qu'à la nature. Les paysages ne l'avaient jamais émerveillé, et celui-ci, pour le retenir, lui était trop connu. Au lieu que Guiche l'enfant qu'il avait vu partir trois ans en çà, voici qu'il la retrouvait femme devenue. Et il restait troublé de son langage, comme devant l'énigme de sa face, ou les caprices d'une sensibilité toujours en éveil. Elle le faisait, lui aussi, songer au duvet des chardons, qui s'envole tour à tour ou se pose, quand le jour est trop chaud, le ciel trop bleu, et que la brise semble n'être que le soupir de l'universel amour.

C'était pourtant, chez Sabine de Charite, avec certaines allures de jadis, la même voix, aussi acide qu'une oseille mâchée, aiguë et fraîche qu'un jet de glaïeul; de même qu'il pensait retrouver la camarade de ses vacances d'autrefois, ardente à jouer, à s'apitoyer, à rire sans éclats, dans la jeune fille maîtresse aujourd'hui de son port: chose nouvelle, familière pourtant, qu'il tâtait, pour ainsi dire, en s'étonnant de la reconnaître.

—A propos, reprenait-elle: et mes chiens que j'aime? Y a-t-il longtemps que vous les avez vus?

—Vos chiens, fit le jeune homme d'un air de doute... Ah, oui.

—Quoi, est-ce que vous les auriez oubliés? Et la ballade que nous en avons faite.

Elle leva un doigt:

—Voyons. Il y a... Qu'y a-t-il?

—Il y a, chercha Vitalis. Ah oui: il y a «U»

—... D'abord, il y a «U»
Sinistre aux gens furtifs.
Et sa femme «Bottine»
Que les Anglais s'obstinent
A appeler «Biauty.»
—... A appeler «Biauty»
—... Et «je coûte trois francs.»
Qui coûta trente sous,
Et puis «Monotonto»,
Qui a tant de poil dessous
Et tant de poil dessus,
Qu'on s'en f'rait un paletot.
Ou bien un pardessus.
—... Ou bien un pardessus.

—C'est bien, dit-elle; mais ne les oubliez plus: c'est toute ma famille. Avant-hier, j'ai passé l'après-dîner avec eux, dans la prairie. Maman avait des gens que je ne voulais pas voir. Nous étions seuls, les cinq, avec de l'espace autour et l'odeur du regain. C'est si bon de se tenir mal, avec ses dessous au grand air, des chiens qui vous lèchent la figure et de l'herbe qui vous entre dans les bas. On est ivre. On voudrait embrasser la terre.

—Comme Brutus, dit niaisement Vitalis.

Elle le regarda avec un peu de surprise, et aussitôt, il regretta sa phrase, qu'il jugea digne du Soleil d'Étain.

On y continuait d'ailleurs à discuter Mlle de Charite; et M. Lubriquet-Pilou, en lissant de ses doigts les poils clairsemés de sa moustache, à faire son cours. C'est l'endroit où il brillait beaucoup plus qu'à la pratique. Mais il était seul à le savoir. Et qui aurait pu croire qu'un homme appelé Lubriquet ne passait point le crépuscule à embrasser les bonnes dans les corridors, ou à presser quelque grisette sous la feuillée? On eût dit que Ribamourt lui avait délégué vraiment les fonctions de Grand Séducteur, dont ses amis lui donnaient le titre. Et ne fallait-il pas un coupable au moins qui représentât ses plaisirs, et l'amour, défendus par la médisance à tous les autres? Lieu commun des estaminets, propre à l'équivoque des tables de famille; comme aussi, sur le parvis des églises, aux conversations d'enterrements, M. Lubriquet-Pilou c'était l'ilote de la cité, mais un ilote ivre d'amour et que l'on couronnait de roses.

La jeune fille verte

Подняться наверх