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Paul d’Ivoi
LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE
III. Escales

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Les deux premiers jours de ce voyage furent des plus agréables pour Lavarède. Chaque matin, il se retrouvait sur le pont en compagnie de sir Murlyton et de miss Aurett. Et c’étaient avec la jeune fille de douces causeries, où se révélait l’âme délicieuse et fraîche de la petite Anglaise. Seulement, s’ils parlaient un peu de tout, si les nombreux voyages d’Armand et du père fournissaient ample matière à d’intéressantes conversations, il était un sujet que miss Aurett évitait avec soin.

Jamais le nom de Mlle Pénélope ne fut prononcé. Jamais ne fut faite la moindre allusion aux projets de mariage que Bouvreuil avait avoués, en wagon, au départ de Paris. Il semblait que cette idée répugnait à la jeune Anglaise. N’y avait-il pas là un de ces petits secrets que renferment les cœurs mystérieux des jeunes filles?

Lavarède ne pouvait pas songer à cela, pour deux raisons: la première est qu’il ignorait complètement que miss Aurett fût au courant des idées conçues par Mlle Pénélope Bouvreuil; la seconde est que celle-ci n’occupait pas du tout son esprit, et que, tout entier au charme amical qu’il subissait inconsciemment et involontairement, il ne pensait pas le moins du monde à cette longue et désagréable personne.

Un matin, après avoir échangé le bonjour quotidien, il dit:

– Comment se fait-il, mademoiselle, que vous, qui êtes étrangère de naissance, vous parliez si purement notre langue?

– Rien d’étonnant, cher monsieur. Comme la plupart des jeunes filles bien élevées de mon pays, une fois mes études terminées à Londres, j’ai été envoyée sur le continent pour me perfectionner dans la langue française. Mon père m’avait placée dans une institution de Choisy-le-Roi, celle de Mme Laville, où je rencontrai une douzaine de mes compatriotes, pensionnaires comme moi, mais assez libres, vu leur âge et l’éducation anglaise; et nous venions ensemble presque tous les jours à Paris.

– En sorte que vous êtes presque une petite Parisienne?

– Avec, en moins, la coquetterie, ce mot qui n’a pas de traduction littérale en anglais.

– Mais avec, en plus, l’aplomb et le calme que donnent l’initiative et la liberté, – un côté spécial de la façon dont sont élevées les jeunes personnes de votre nationalité.

– C’est cela… D’ailleurs, Paris nous est une ville très connue. Mon père l’a longtemps habitée; il était à la tête de la succursale qu’avait, rue de la Paix, notre maison de Londres; et j’ai fait, à diverses reprises, d’assez longs séjours dans votre capitale.

– Eh bien, je vous avoue, miss, que vous m’êtes plus sympathique encore depuis que je peux vous considérer comme une compatriote.

L’expression «sympathique», dont il s’était servi n’avait pourtant rien que de très poli, de très convenable. Cependant, miss Aurett rougit et parut embarrassée. Elle ne répondit rien. Et les deux jeunes gens eussent été peut-être un peu gênés de reprendre la conversation si le père, M. Murlyton, n’était venu fort à propos les avertir que l’heure du déjeuner avait sonné.

On sait que la table des voyageurs de première classe est plantureusement servie à bord de nos grands bateaux transatlantiques. Le luxe y est, pour ainsi dire, princier. Et c’est merveille de trouver, en pleine mer, où l’on pourrait se croire loin des ressources culinaires abondantes et délicates, un menu et un service dignes des premiers restaurants parisiens. Ce confortable est apprécié et admiré par les voyageurs de tous les pays.

La table est présidée par le capitaine. Les officiers du bord sont en fréquentation quotidienne avec les passagers et les passagères; et rien n’est plus agréable que ces relations mondaines et rapides avec nos courtois marins.

À Lavarède, on donnait du «Bouvreuil» chaque fois qu’on lui parlait. Pour tout le monde, à bord, il était M. Bouvreuil, titulaire de la cabine n° 10. Et il avait fait à ce nom une excellente réputation. Plein d’esprit, la répartie toujours vive, la riposte alerte et point mordante, la mémoire bourrée de faits piquants et d’anecdotes intéressantes, il avait plu à tous. C’est d’un aimable sourire que le commandant et son second saluaient, deux fois par jour, l’apparition de Lavarède à la table commune.

– Quel joyeux compagnon vous êtes! lui dit une fois le second de la Lorraine. Quand je pense que vous avez failli manquer le départ à Bordeaux!

– Ah! le fait est que, si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, le bateau partait sans moi. Mais aussi qui pouvait prévoir?

– Et la cause de ce retard, monsieur Bouvreuil, est-il indiscret de la demander?

– Pas le moins du monde, et je vais vous la dire.

Alors, avec son merveilleux aplomb qui faisait sourire miss Aurett et son grave père, Lavarède fit le petit récit et le gros mensonge suivant:

– Imaginez-vous que je suis poursuivi à Paris, et cela depuis assez longtemps, par une espèce de toqué, un journaliste, ou du moins se disant tel, du nom de Lavarède, je crois, qui a la manie de se faire passer pour moi.

– La manie?…

– Oui. C’est au point qu’il est arrivé à se convaincre que sa folie est devenue la raison. Il est persuadé que Bouvreuil est lui-même. C’est une forme particulière de l’aliénation mentale. Au demeurant, pour tout le monde, sa folie est douce, et il n’est pas nécessaire de l’enfermer. Après tout, cela ne gêne que moi, et j’en ai pris mon parti.

– Mais cela doit vous causer maints désagréments?

– Oh! peu de chose jusqu’ici, et m’en voilà débarrassé pour ce voyage. Seulement, lorsqu’il me voit, lorsque je maintiens que je suis bien, moi, Bouvreuil, et qu’il est, lui, Lavarède, il entre quelquefois dans des colères très vives. Une simple douche, d’ailleurs, et quelques jours de repos viennent facilement à bout de ces violents accès. Au surplus, devant ces rages folles, je ne me suis jamais départi de mon calme.

– C’est la seule conduite qu’un homme sensé puisse tenir en présence d’un malheureux dont les idées sont déséquilibrées.

– N’est-ce pas?… telle est bien mon opinion. Mon individu m’a relancé jusqu’à Bordeaux et j’ai eu beaucoup de peine à m’en défaire. Sans quelques douaniers et employés de la ligne, je n’aurais pu m’en débarrasser à temps pour embarquer… Mais c’est assez parler de ces choses, tristes malgré leur apparence plaisante. Où se dirige la Lorraine pour le moment? Vers Lisbonne?

– Non, Lisbonne est l’escale des Messageries; notre première escale, à nous, est Santander.

– Est-ce que nous prendrons des passagers là?

– Oh! non, il n’y a plus de cabines. Une seule est disponible, mais elle a été retenue télégraphiquement par un voyageur qui nous attend aux îles Açores, où nous toucherons après avoir vu le Portugal.

– Ce voyageur est-il Français? Est-ce un compatriote?

– Je ne le pense pas… du moins à en juger par son nom, ou plutôt par ses noms Don José de Courramazas y Miraflor.

– Oh! oh! cela sent en effet son hidalgo.

La traversée se poursuivit sans encombre; le surlendemain du départ, on était en vue de la côte d’Espagne; on atterrissait à Santander, où l’on devait rester un jour, et nos amis débarquèrent.

La belle floraison de ce pays, le ciel d’un limpide azur n’étaient pas ce qui les étonna le plus. C’est en visitant la cathédrale-mayor de Santander qu’ils trouvèrent leur plus curieuse impression de voyage.

Moyennant un franc vingt-cinq, Murlyton acheta au bedeau une indulgence, portant absolution pour le crime d’assassinat. Il avait le droit de tuer un homme et d’aller au ciel tout de même, mais à la condition de ne pas quitter Santander; hors du diocèse, l’indulgence n’est plus valable.

Lavarède s’en amusait fort en revenant de visiter la ville pour se rembarquer avec les deux Anglais. Mais au moment où la Lorraine, accostée à quai, allait virer vers la pleine mer, un incident se produisit, qui ne laissa pas de l’inquiéter et de lui faire oublier la pittoresque acquisition.

Une voiture du pays, basse, avec de grandes roues, accourait à fond de train. Elle contenait un voyageur à l’œil hagard, à l’air égaré, aux cheveux en désordre, à qui sa barbe, poussée depuis trois ou quatre jours, donnait une singulière apparence. On eût dit un fou ou un malfaiteur.

C’était Bouvreuil.

Il sauta de voiture, s’élança sur la planche, et parut sur le pont du paquebot, en criant:

– Le capitaine?… Où est le commandant?

– Le commandant est encore à terre, dit un matelot, il fait signer les papiers par le correspondant. On démarre dès qu’il sera rentré à bord.

– Mais je veux parler à une autorité.

– Eh bien, voici le second. Adressez-vous à lui.

Lavarède causait précisément avec cet officier.

– C’est mon fou, fit-il à voix basse.

– Comment?… Il est venu jusqu’ici?…

Mais Bouvreuil s’étant approché du second, sans voir encore Lavarède, s’écria aussitôt:

– Monsieur, je suis Bouvreuil!

L’autre lui rit au nez.

– Connu, mon pauvre homme. M. Bouvreuil est à bord depuis Bordeaux.

– Dans la cabine n° 10, sans doute?

– Naturellement, puisque c’est la sienne.

– Ah! c’est trop fort… Mais la cabine est à moi, mais je suis Bouvreuil de Paris, moi!

– Alors, dit le second d’un air goguenard, lui, notre passager, qui est-il?

– Est-ce que je sais!…

– Lavarède, peut-être?

Bouvreuil bondit; il avait vraiment l’aspect d’un fou.

– Lavarède! cria-t-il, le brigand… C’est lui. Ah! je le retrouve… Au voleur!

Il fallut le calmer. Deux marins le tinrent solidement.

– Mais j’ai mes papiers! hurlait-il.

L’officier se tourna vers Lavarède et les autres passagers que le bruit avait attirés, parmi eux sir Murlyton et sa fille.

– Il a un accès, dit l’officier. Je vais le faire doucher.

– Non, intercéda Lavarède, laissez-moi lui parler.

– Comme il vous plaira. Mais la douche vaudrait mieux.

Pendant que s’échangeaient ces mots, Bouvreuil venait d’apercevoir l’Anglais.

– Ah! Voici du moins quelqu’un qui me connaît et pourra affirmer si je suis ou non un imposteur.

Miss Aurett se pencha vers son père et, rapidement, à voix basse:

– Papa, vous ne pouvez rien dire… vous ne devez pas prendre parti contre M. Lavarède… question d’honneur.

– Mais, cependant…

– Ou bien, rappelez-vous que vous perdez vos droits aux quatre millions.

– C’est juste.

Bouvreuil s’adressa à sir Murlyton:

– Voyons, monsieur, dites-leur donc qui je suis.

– Moi… mais je ne vous connais pas.

Un cri de rage lui répondit, lancé par Bouvreuil.

– Mais c’est à devenir fou! cria-t-il.

– Hélas! c’est fait depuis longtemps, mon bonhomme, riposta le second du bord.

À ce moment, l’ange de Lavarède, sa Providence, comme il appelait miss Aurett, eut une idée précieuse.

Lavarède se tenait à côté de l’officier.

Se tournant vers le jeune homme:

– Monsieur Bouvreuil, lui dit-elle, tâchez donc de savoir comment ce pauvre homme a fait pour arriver à Santander. Cela peut être intéressant, ajouta-t-elle avec intention.

– Tiens, au fait, vous avez raison, miss.

Cette intervention de la jeune Anglaise avait pour premier résultat d’enfoncer plus que jamais dans l’esprit des officiers l’idée que le faux Bouvreuil était bien le vrai. Mais elle était utile aussi à Lavarède au point de vue de sa défense future. Le danger qu’il avait cru écarté reparaissait plus fort que jamais.

Seulement, pendant le temps qu’avaient duré ces scènes diverses, le commandant Kassler était revenu, avait donné l’ordre du départ, et la Lorraine était déjà en marche, emportant les deux Bouvreuil, lorsque leur entretien commença en présence des Murlyton et du second, qui s’arrêtait chaque fois que son service le lui permettait.

L’infortuné Bouvreuil, le vrai, avait eu tous les malheurs à Bordeaux. D’abord, il lui avait fallu payer le transport de la caisse; puis, le retour du colis à Paris; ensuite, le prix de son propre voyage. Car, dans la bagarre, il avait perdu son ticket de première classe, et jamais personne n’avait voulu croire à «son invention». Enfin, il avait tout soldé, en maugréant et en maudissant Lavarède.

Il se croyait quitte et n’avait qu’une pensée: courir à bord du bateau, lorsque, à leur tour, intervinrent les douaniers.

La Compagnie du chemin de fer ne lui réclamait plus rien, soit. Mais la douane? Et puis le commissaire spécial? Il y avait un bon procès-verbal. Ça ne pouvait pas se passer comme ça. Bouvreuil envoie tout promener et s’élance.

Voilà les gendarmes qui se mettent de la partie. On crie. On lui court après. On le rattrape. Il renverse un agent des douanes, bouscule un gendarme; et, finalement, il est appréhendé au corps, mis en prison, et poursuivi pour rébellion envers les agents de la force publique. La journée s’écoule ainsi. Et Dieu sait si Bouvreuil écumait en songeant que Lavarède lui échappait.

Enfin, un commissaire de police survint qui, après interrogatoire, se laissa fléchir.

Il demanda par dépêche à Paris des renseignements sur l’inculpé.

«Gros propriétaire, financier considérable.»

Telle fut la réponse.

Au nom des porteurs d’actions du Panama, Bouvreuil fut à la fin relaxé, non sans qu’on lui infligeât une forte amende. Encore ne put-il échapper au procès et à la mise en jugement, c’est-à-dire à une grosse perte de temps, qu’en versant une somme considérable dans les caisses de bienfaisance de la ville. Après quoi, s’étant informé, il avait pris le chemin de fer du Midi, afin de retrouver la Lorraine à son escale de Santander. En résumé, transports, amendes, procès-verbaux, versements, voyages, etc., le tout lui revenait à plus de trois mille francs.

C’était salé.

Et plus Lavarède riait en écoutant ce récit lamentable, plus Bouvreuil s’emportait. Plus il s’emportait, plus il donnait raison à la lugubre fumisterie de son ennemi, plus il avait l’air d’un aliéné. Même il finit par proférer de telles imprécations que sir Murlyton lui lança un coup de poing, un de ces coups de poing anglais à assommer un homme.

– Il a parlé en termes inconvenants devant ma fille… C’était trop shocking.

Mais Bouvreuil, qui avait croulé à terre sous la secousse, n’en revenait pas.

– Oh! disait-il gravement, assis sur son derrière, lui aussi il est contre moi!… Lui que je croyais mon allié… Mais ce Lavarède c’est donc le diable!…

– Bon diable, en tout cas, répondit miss Aurett, car il s’occupe de vous avec un officier du bord.

– De moi!… Grand Dieu!… Qu’est-ce qu’il va encore faire?…

Et il se releva prestement.

En effet, Lavarède et le second avaient été présenter une requête au commandant.

La Lorraine était en route, on ne pouvait vraiment pas jeter ce pauvre fou à l’eau. Ils demandaient qu’on le gardât à bord. On le ferait coucher à l’infirmerie, par mesure de prudence, en cas de crise; et on le ferait manger avec les matelots. Pour l’utiliser, il donnerait un coup de main aux chauffeurs; il y a bien toujours une pelle disponible dans la soute aux charbons.

En apprenant, par Lavarède froidement gouailleur, le sort qui lui était destiné, Bouvreuil entra dans une colère extrême.

– Allons, bon! dit le second, voilà que ça le reprend.

– Mais, criait le malheureux, je ne veux pas être traité en passager indigent. Je suis Bouvreuil et j’ai de l’argent!

Ce disant, il brandissait un portefeuille.

– Votre portefeuille, sans doute? dit un marin à Lavarède… Nous allons le lui reprendre.

Armand l’arrêta.

– Non, dit-il, laissez-le-lui un peu, puisqu’il y tient; cela occasionnerait encore un accès… Constatez seulement que mon ticket est bien là.

Miss Aurett et sir Murlyton eurent un geste de satisfaction. Lavarède mystifiait son adversaire, mais il ne le volait pas.

Il faut sept jours pour aller de Santander aux îles Açores. Le pauvre Bouvreuil n’eut pas la force de passer une semaine à faire le métier de chauffeur. Il avait essayé de protester d’abord. Rien n’y fit. Il dut prendre son mal en patience. Mais avant le troisième jour, il était fourbu, éreinté, et n’avait même plus la force de se plaindre. Il n’articulait plus que de faibles gémissements, lorsqu’il était en présence d’un officier.

Grâce à un pourboire généreux octroyé aux mariniers de la chambre de chauffe, on ne lui donnait aucune besogne. Il restait étendu sur les tas de charbon. Seulement, l’atmosphère surchauffée de cette partie du navire surprenait ses poumons qui n’y étaient point habitués. Et il demanda à ne plus descendre aux machines. Ce fut Lavarède, à qui il lançait toujours des regards furibonds lorsqu’il l’apercevait, qui intercéda auprès du second, afin que son malheureux propriétaire restât à l’infirmerie et obtînt même la permission de prendre un peu l’air sur le pont.

– Sur le pont, soit, dit l’officier, mais jamais à l’arrière avec les passagers. Qu’il se tienne à l’avant avec l’équipage. Là, nos hommes auront l’œil sur lui.

C’était trop de satisfaction pour Lavarède. Aussi s’avisa-t-il d’un argument topique pour que sa victime ne descendit plus se faire cuire, toute vivante, devant les chaudières du paquebot. Il argua qu’un homme sujet à des accès de folie était un danger pour la sécurité des passagers: il lui suffirait de tourner de travers un bouton quelconque pour causer un accident à la machine.

Le raisonnement était bon. L’officier du bord s’en rendit compte. Mais, songeant aussi à sa responsabilité, il eut une idée qu’il jugeait meilleure.

– Je vais le faire mettre aux fers jusqu’à la prochaine escale, et nous le déposerons aux Açores; là, les gendarmes portugais le conduiront au consul français qui réside à Bonte-del-Gado, dans l’île San-Miguel; il se chargera de le rapatrier.

La seconde partie du projet était trop utile à notre ami pour qu’il ne s’en contentât pas. Il insista pour que Bouvreuil fût laissé en liberté, toujours mêlé à l’équipage, et n’ayant pas le droit de dépasser l’avant du navire.

– Allons, soit, dit le second… on ne le mettra pas aux fers tout de suite, mais je vais le faire surveiller par un de mes mathurins… Et à la moindre incartade il y passera!

Bouvreuil fut informé de tout. Et, comme la raison du plus fort est toujours la meilleure et qu’il se sentait bien le plus faible, il s’inclina, rongeant son frein. – Mais on se fait une idée de ce qui s’amassait de haine en son cœur, en voyant monsieur Lavarède mollement étendu, éventé avec le panka par l’Indien de service, un des domestiques des cabines de première classe, traité comme passager de marque, – tandis que lui, qui avait payé pour l’autre, en était réduit à un traitement d’indigent ou d’homme du bord.

Inversement, d’ailleurs, Lavarède goûtait ce confortable avec d’autant plus de plaisir. Le voyage commençait bien. Il était déjà en plein Atlantique, et n’avait pas encore trébuché, quelles qu’eussent été les difficultés soulevées.

Sir Murlyton se plaisait à le reconnaître. Mais, tenace comme ceux de sa nation, et sachant bien la force de l’argent, appréciant par conséquent la faiblesse de ceux qui n’en ont pas, il attendait patiemment le premier accroc fait aux conditions du testament pour le constater aussitôt et faire valoir alors son droit aux quatre millions.

Le 4 avril, la Lorraine se trouva en vue de Flora, la première des îles où font escale les paquebots-poste français de la Compagnie Générale Transatlantique; mais elle ne s’y arrêtait que par exception, le voyageur que l’on y devait prendre étant gouverneur de district, haut fonctionnaire d’un État de l’Amérique centrale. C’est ce que le second apprit à Armand, qui lui demandait combien de temps on allait stopper là.

– Ces merveilleux coins de terre, dit le Français à miss Aurett, sont des plus beaux qui soient au monde, des plus beaux et des meilleurs; par un privilège exceptionnel, l’archipel des Autours, en portugais Açor, n’a pas d’animaux venimeux; une légende locale veut même qu’ils ne puissent pas s’y acclimater. Mais, comme dit le géographe Vivien de Saint-Martin, il serait peut-être imprudent d’en faire l’expérience.

Lavarède, en disant cela, avait fait sourire la jeune Anglaise.

– Continuez, je vous prie, dit-elle.

– Que je continue ma conférence? Soit, mais efforçons-nous de la faire amusante et instructive. Vous remarquerez, mademoiselle, que la population, qui dépasse 260 000 habitants pour les neuf îles, San-Miguel, Terceira, Piro, Fayal, San-Jorge, Graciosa, Florès, Santa-Maria et Corvo, est presque blanche, plus blanche en tout cas que celle de la province d’Algarve, au sud du Portugal, avec de superbes cheveux noirs. Les Açoréens, pour la plupart beaux et bien faits, leurs femmes renommées pour leur fécondité, se ressentent des trois éléments qui ont concouru au peuplement des îles, dites «africaines», comme Madère, les Canaries et celles du Cap-Vert, bien qu’elles soient plus rapprochées du continent européen que de la terre d’Afrique. Ces trois éléments, fondus depuis des siècles, sont les cultivateurs, Maures d’origine, les conquérants portugais, venus au milieu du XVe siècle, et – ce qui est moins connu – les colons flamands, envoyés peu après par la mère de Charles le Téméraire, la duchesse Isabeau de Bourgogne, à qui son frère, le roi Édouard, avait fait don de ces îles, nouvellement acquises alors à la couronne portugaise. À cause de cela, elles portèrent même le nom d’Îles Flamandes durant le temps qu’elles furent gouvernées par un gentilhomme de Bruges, Jacques Hurter; mais cela prit bientôt fin, et les Açores suivirent les destinées du Portugal, premier possesseur, mais non pas premier explorateur, car l’archipel est décrit sur des cartes italiennes du XVIe siècle, notamment celle du Portulan médicéen.

Miss Aurett prenait plaisir à écouter ces choses racontées par Lavarède, dont la mémoire était admirablement meublée. Cela occupait les derniers instants avant l’arrêt de la Lorraine. Une foule nombreuse de curieux attendait le navire; car nos bateaux ne font pas d’escale régulière aux Açores. Les services se font à Madère, ou, pour la direction de Dakar, au Sénégal, aux îles du Cap-Vert. Mais, cette fois, il s’agissait, comme nous l’avons déjà dit de recevoir à bord un personnage important, et l’exception était justifiée.

L’arrivée de don José de Courramazas y Miraflor était un événement dans l’île. Petit, sec, noiraud, olivâtre, don José était le cousin à la mode d’Estrémadure d’une parente du gobernador de San-Miguel. Était-ce bien une parente? La Lorraine ne stationna pas assez longtemps dans l’archipel pour que nous pussions résoudre le problème: en tout cas, c’était une belle personne, qui gouvernait la maison – et le gouverneur avec son cousin avait peut-être été Colombien de naissance; mais, à la suite de certains voyages d’aventures, il s’était senti la vocation de devenir citoyen du Venezuela et, de temps en temps, de Costa-Rica.

Dans sa nouvelle patrie, il avait pris le parti d’un général dont le nom nous échappe, compétiteur d’un médecin dont le nom importe peu. À la suite de la révolution annuelle, motivée par le pronunciamiento semestriel, qui réussit une fois sur deux, les amis du général ayant été battus, don José avait dû s’embarquer pour l’Europe.

Et, comme tout bon rastaquouère, il était venu à Paris d’abord. Ce qu’il y fit, nous le saurons plus tard, bientôt peut-être. Ensuite, il se souvint qu’il avait de la famille, une cousine ambitieuse. Il la chercha et la découvrit «parente» du gouverneur des Açores. C’est auprès d’elle qu’il vint se reposer et attendre des jours meilleurs.

Ces jours arrivèrent. Le pronunciamiento chronique eut lieu à sa date. Les partisans du médecin prirent à leur tour les paquebots pour l’Europe et l’Amérique du Nord. Et les amis du général les remplacèrent dans les emplois bien rétribués. C’est à chacun son tour, – dans les républiques du centre et du sud de l’Amérique.

Don José de Courramazas y Miraflor reçut, pour sa part, l’équivalent d’une préfecture. Il fut nommé gouverneur de Cambo, et télégraphia au représentant de sa nation à Paris pour retenir son passage à bord du premier transatlantique en partance, à l’effet de rejoindre son poste.

Ce représentant à Paris ne change jamais, quelle que soit l’issue de la révolution annuelle. On a pensé que c’était mieux ainsi, qu’il serait plus au courant. C’est sagement raisonner. Car, à force de voir arriver et partir, pour repartir et revenir, les gouverneurs, sous-gouverneurs et autres fonctionnaires civils et militaires faisant la navette, cet Américain possède à fond les itinéraires, et est devenu très expert en l’art des voyages. Ainsi, si immédiatement après avoir reçu la dépêche de don José, il n’avait retenu son passage sur le premier transatlantique partant le 26 de Bordeaux, M. le futur gobernador de Cambo aurait été obligé d’aller d’abord des Açores à Madère sur un méchant petit bateau de commerce.

Là, il aurait vu le paquebot-poste français des Messageries allant au Sénégal et au Brésil, mais vu seulement; car c’est à Madère que se fait par traité le transbordement pour les plis, les colis et les passagers avec les paquebots de la Steam Florida Circus and Liberia Company, société américaine dont le siège est à Tallahassee, dans la Floride.

Don José n’eût même pas voyagé une heure sur un bateau français; il fût monté, en quittant son caboteur quelconque, sur un paquebot des États-Unis, où l’on n’a aucun respect, aucun égard pour les fonctionnaires des petites républiques hispano-américaines. On les voit trop souvent changer pour les considérer comme bien assis. Tandis qu’en arrêtant une cabine sur le bateau qui part le 26, on était sûr que don José serait traité convenablement et jouirait du confortable élégant de nos services français. Et la Lorraine s’arrêtant tout exprès pour lui, quel prestige cela ne lui donnait-il pas aux yeux du peuple Açoréens? Ce prestige même devait rejaillir sur son demi-parent, le gouverneur, puisque sa parente en avait aussi sa bonne part.

Tout était donc pour le mieux, et tel était le personnage nouveau que nous voyons embarquer en compagnie de nos anciennes connaissances.

Une garde d’honneur, escortant M. le gobernador et faisant cortège à don José, les accompagna jusqu’à la planche, jetée du bateau sur le quai.

Miraflor passa le premier, présenta ses hommages au commandant, esquissa une révérence à l’adresse des autres passagers et, ensuite, d’un geste arrondi, il salua la foule, sa cousine et son hôte.

Après ces salamalecs, on agita la question de Bouvreuil. On apprit d’abord qu’il n’y avait pas de consul, on était dans un interrègne, entre une démission et une nomination. Mais justement le commerçant indigène chargé des intérêts français en attendant la venue du nouveau consul, avait escorté le gouverneur.

– Voulez-vous, lui dit un officier du bord, nous débarrasser d’une sorte d’aliéné, embarqué accidentellement?

Cette façon de recommander l’individu fit faire la grimace à l’Açoréen.

– Mais, dit-il, que voulez-vous que j’en fasse?

– Le garder et le rapatrier à la première occasion.

Le brave négociant eut, pour éviter la corvée, une excellente inspiration.

– D’abord, objecta-t-il, je n’ai pas de fonds pour cet objet. Ensuite, comme les services pour la France ne sont pas réguliers ici, je ne sais quand on le réembarquera. Il faudra le nourrir, qui paiera? L’enfermer, je ne dispose d’aucune prison. Ne vaudrait-il pas mieux, puisqu’il est à votre bord, que vous le gardiez jusqu’à destination? Vous du moins, vous êtes sûr de retourner à Bordeaux après avoir touché l’Amérique. Eh bien, vous l’y ramènerez beaucoup plus tôt que si vous me chargiez de ce soin.

L’officier comprenait fort bien; mais il résistait encore.

– Je vous assure, dit-il, que j’aimerais mieux le confier aux gendarmes que voilà.

Ici, don José survint, magnanime et généreux.

– Non, monsieur, dit-il, les agents de l’autorité portugaise n’auront pas à intervenir.

Et, d’un mouvement superbe, il leur fit signe de s’éloigner.

– Je prends ce malheureux sous ma protection, ajouta-t-il, et je l’attache à ma personne pour tout le temps de la traversée.

– Pardon, fit le commandant, mais à quel titre?

– J’en fais mon serviteur.

– Alors vous vous chargerez de sa nourriture à bord?

– Oui, commandant.

– Et vous ne craignez rien de ses crises, de ses accès?

– J’espère qu’il n’en aura pas, et, s’il en a, je le traiterai par la douceur.

– Mais vous ne le connaissez pas?

– Si, je l’ai vu à Paris. Il m’y a rendu service et je tiens à m’acquitter envers lui.

– Soit, monsieur, mais vous serez responsable de ses actes, quoi qu’il puisse arriver. Je souhaite que vous n’ayez pas à regretter ce bon mouvement.

Puis la planche fut retirée. Un dernier signe d’adieu fut échangé. Et la Lorraine continua sa route à travers les îles du gracieux archipel pour regagner bientôt la haute mer.

Lavarède avait assisté muet à toute cette scène. Bouvreuil et lui avaient simplement échangé un coup d’œil significatif. Et le journaliste restait silencieux sur le pont, se demandant ce qui avait pu se passer entre ces deux hommes.

Ce fut encore sa petite Providence, miss Aurett, qui le renseigna. Avec la finesse particulière aux femmes, elle avait saisi un geste d’étonnement échappé à don José quand il monta sur le pont. Bouvreuil avait aussitôt placé son index sur ses lèvres recommandant évidemment le silence au rastaquouère. Cela l’avait intriguée. Se glissant rapidement derrière le mât de misaine, elle s’était dissimulée un instant, assez longtemps cependant pour saisir au vol ce court dialogue, qu’elle vint répéter à Armand:

– Comment, dit Bouvreuil, le personnage de qualité qu’on attendait, c’est vous?

– Moi-même, répondit don José. Pas un mot, je vous en prie; il y va de ma position, de mon avenir.

– Je ne vous trahirai pas; j’ai pour cela plusieurs raisons que vous connaissez bien, et, en plus, une que vous ignorez! Vous avez besoin de moi, j’ai besoin de vous, cela se trouve à merveille.

– Que désirez-vous de moi?

– On prétend me faire quitter ce navire. J’ai un grand intérêt à y rester; gardez-moi avec vous, même comme domestique, et cela suffira.

– C’est facile.

– Un point important: ici on ne veut pas que je m’appelle de mon vrai nom… On me nomme Lavarède, fit-il avec un sourire qui était une laide grimace.

– C’est parfait.

Et don José avait aussitôt tenu sa promesse.

De cette confidence de la jeune Anglaise, Lavarède ne concluait encore que ceci: un lien mystérieux rapprochait ces hommes; mais lequel? Et comment le découvrir?

Une seule chose était certaine pour lui, la Lorraine emportait à son bord deux ennemis au lieu d’un seul, et cela compliquait sa situation.

Les cinq sous de Lavarède

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